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17/09/1987 | CANADA | N°[1987]_2_R.C.S._154

Canada | R. c. Monteleon, [1987] 2 R.C.S. 154 (17 septembre 1987)


R. c. Monteleone, [1987] 2 R.C.S. 154

Antonio Monteleone Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. monteleone

No du greffe: 17170.

1986: 31 octobre; 1987: 17 septembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1982), 38 O.R. (2d) 651, 137 D.L.R. (3d) 243, 67 C.C.C. (2d) 489, qui a accueilli l'appel du ministère public contre l'acquittement de l'accusé Ã

  l'égard d'une accusation de crime d'incendie et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Edward L. Gree...

R. c. Monteleone, [1987] 2 R.C.S. 154

Antonio Monteleone Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. monteleone

No du greffe: 17170.

1986: 31 octobre; 1987: 17 septembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1982), 38 O.R. (2d) 651, 137 D.L.R. (3d) 243, 67 C.C.C. (2d) 489, qui a accueilli l'appel du ministère public contre l'acquittement de l'accusé à l'égard d'une accusation de crime d'incendie et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Edward L. Greenspan, c.r., pour l'appelant.

Douglas C. Hunt, c.r., pour l'intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le juge McIntyre—Le présent pourvoi soulève la question du critère que doit appliquer le juge du procès lorsque la défense présente une requête en vue d'obtenir un verdict imposé d'acquittement après que la poursuite a présenté sa preuve et avant que la défense ait choisi de présenter ou non la sienne.

2. L'appelant était propriétaire d'une boutique de vêtements pour hommes à Sudbury. La boutique partageait le rez‑de‑chaussée d'un immeuble de trois étages avec une bijouterie et des appartements se trouvaient aux étages supérieurs. Le 12 janvier 1980, l'immeuble a été détruit par un incendie qui a pris naissance dans le sous‑sol de la partie de l'immeuble occupée par l'appelant.

3. Les agents du service des incendies de Sudbury ont fait une enquête pour découvrir les causes du sinistre. Le 12 janvier 1980, dans le cadre de l'enquête, l'appelant a été interrogé par l'inspecteur McLean et il a répondu de la manière suivante:

[TRADUCTION] Le 12 janvier 1980, j'ai fermé la boutique à 17 h et j'ai verrouillé la porte en laissant l'équipe de nettoyage dans la boutique. Ces employés étaient Laura Tycoor et sa fille. Elles s'occupaient du nettoyage de la boutique depuis deux ou trois ans. Lorsqu'elles eurent fini leur travail, elles m'ont appelé pour que j'aille les chercher pour les conduire à la maison. Il était environ 18 h 15 lorsque je suis allé les chercher. J'ai laissé Laura sur la rue Kathleen et sa fille au coin des rues Gilmour et Victoria. Je suis ensuite rentré à la maison sur la rue Tielstar en arrêtant au magasin Pinto pour acheter un journal.

Lorsque je suis allé chercher les filles, je les ai accompagnées au sous‑sol pour ranger l'aspirateur et les produits de nettoyage. Nous avons tous trois mis nos manteaux et sommes sortis par la porte avant en la verrouillant derrière nous. Lorsque j'étais dans la boutique j'ai senti de la fumée mais j'ai pris pour acquis qu'il s'agissait de l'aspirateur parce que Laura m'avait appelé auparavant lorsqu'elle faisait le nettoyage pour se plaindre du fait que l'aspirateur chauffait et fumait. Je lui ai dit de le débrancher et de le descendre au sous‑sol.

Lorsque je suis revenu à 18 h 15, j'ai examiné l'aspirateur et il était tellement chaud que je ne pouvais y toucher. L'aspirateur se trouvait très près de boîtes en carton vides. Lorsque je dis près, je veux dire à quelques pouces de celles‑ci. Lorsque je suis entré dans la boutique, j'ai senti de la fumée et j'ai également vu un léger nuage de fumée. Je ne pouvais dire si la fumée provenait de fils électriques qui brûlaient, mais j'ai présumé qu'il s'agissait de l'aspirateur. C'est à ce moment‑là, après avoir placé l'aspirateur au sous‑sol, que nous sommes partis. Après avoir laissé les filles, je suis revenu à la maison vers 19 h. Lorsque je suis rentré à la maison, mon épouse m'a annoncé l'incendie et je suis revenu à la boutique.

J'ai une assurance de 50 000 $ sur la marchandise, de 25 000 $ sur le matériel et de 37 500 $ pour couvrir l'interruption des activités commerciales. L'assurance est à mon nom et je suis le seul propriétaire de la boutique. J'ai contracté un prêt commercial d'environ 50 000 $ à la Banque Toronto‑Dominion. Je dois également environ 30 000 $ à Lou Myles un fournisseur de Toronto. J'ai été le propriétaire du commerce pendant trois ans.

L'inspecteur était d'avis que l'incendie avait été allumé délibérément. Il a admis que la cause réelle de l'incendie ne pouvait être déterminée, mais il est arrivé à la conclusion que le sinistre était d'origine criminelle parce que son enquête n'avait révélé aucune cause accidentelle. On n'a trouvé aucun élément de preuve relatif à l'emploi de catalyseur pour causer ou répandre le feu, mais des pompiers ont déposé que dans le cas d'un incendie causant des dommages aussi importants, il n'y a souvent aucune indication de la manière dont il a pris naissance. Un certain nombre de personnes avaient accès à la boutique de l'appelant. En plus de la porte principale, on pouvait entrer dans le sous‑sol par une porte reliant le sous‑sol de l'appelant à celui de la bijouterie. Il n'y a aucun élément de preuve démontrant que l'appelant se trouvait dans une situation financière extrêmement difficile, bien qu'il eût des obligations financières un peu plus importantes que celles qu'il a admis dans sa déclaration. On n'a pas démontré qu'il ait été harcelé par ses créanciers ni qu'il tirerait profit d'une manière substantielle de l'incendie.

4. L'appelant a été accusé d'avoir allumé l'incendie et a subi son procès en avril et en mai 1981 devant la Cour de district de l'Ontario à Sudbury. Après que la poursuite eut présentée sa preuve et avant que l'appelant ait choisi de présenter la sienne, le juge du procès, à la requête de la défense, a imposé un verdict d'acquittement. Le jury l'a acquitté avec, semble‑t‑il, une certaine hésitation. L'appel du ministère public a été accueilli et ce pourvoi nous est soumis de plein droit, conformément aux dispositions de l'al. 618(2)a) du Code criminel.

5. Le juge du procès a fait remarquer que la preuve de la poursuite reposait entièrement sur des éléments de preuve circonstancielle. Il a mentionné l'exposé suivant du juge en chef Duff de cette Cour dans l'arrêt R. v. Comba, [1938] R.C.S. 396, à la p. 397:

[TRADUCTION] Le ministère public admet qu'en fait, le verdict repose uniquement sur une preuve indirecte. Dans de tels cas, conformément à la règle de common law établie depuis longtemps, qui est le principe en vigueur au Canada, le jury, avant de conclure à la culpabilité d'un prisonnier sur la foi d'une preuve indirecte, doit être convaincu non seulement que les faits sont compatibles avec la culpabilité de l'inculpé, mais encore que toute autre conclusion serait illogique.

Il a souligné un autre passage des motifs du Juge en chef aux pp. 397 et 398:

[TRADUCTION] Nous sommes d'accord avec les juges formant la majorité de la Cour d'appel, dont nous considérons les motifs convaincants et décisifs, pour dire que le savant juge du procès aurait dû, à la demande de l'avocat du détenu, après la présentation de la preuve de la poursuite, dire au jury que, vu la nature douteuse de la preuve offerte, il serait dangereux de déclarer le détenu coupable, et qu'il aurait dû lui imposer un verdict d'acquittement en conséquence.

Il a ensuite conclu que le critère n'était pas différent que la preuve soit directe ou circonstancielle. À son avis, la question à laquelle il fallait répondre était de savoir s'il y avait des éléments de preuve d'après lesquels un jury qui aurait reçu des directives appropriées pouvait raisonnablement arriver à la conclusion qu'on avait démontré la culpabilité de l'accusé. Il a mentionné ce qu'a dit le juge MacKay au nom de la majorité de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Kavanagh (1972), 8 C.C.C. (2d) 296, à la p. 301:

[TRADUCTION] Cette Cour a conclu dans l'arrêt R. v. Mackey, [1971] 3 O.R. 327, 4 C.C.C. (2d) 192, 14 C.R.N.S. 254, qu'à l'égard d'une requête en vue d'obtenir un verdict imposé, le juge du procès ne peut statuer que sur la question de savoir s'il y a des éléments de preuve qui peuvent être à bon droit présentés au jury. La question du doute raisonnable et l'applicabilité de la règle de l'arrêt Hodge ne se pose pas après la présentation de la preuve de la poursuite lorsque l'accusé n'a pas choisi de ne pas présenter de preuve. Dans le cas d'un procès avec jury, je suis d'avis qu'il n'est pas important de savoir si l'accusé avait ou non choisi de présenter sa preuve. La fonction du juge du procès en ce qui a trait à la requête est seulement de décider s'il y a des éléments de preuve à présenter au jury. Toute autre conclusion permettrait au juge d'usurper la fonction du jury.

En adoptant ce passage comme le critère approprié, il a examiné les éléments de preuve d'une manière approfondie et paraissant insatisfait de leur valeur probante, il a conclu:

[TRADUCTION] Je conclus donc que la preuve dans son ensemble et en raison de son effet cumulatif ne fait naître que des soupçons et ne peut justifier une conclusion de culpabilité. Il n'y a alors à mon avis aucun élément de preuve en vertu desquels un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable pourrait conclure à la culpabilité de l'accusé et, par conséquent, j'ordonne au jury de rendre un verdict de non‑culpabilité.

6. L'appel du ministère public a été accueilli (1982), 67 C.C.C. (2d) 489. Il est évident que la Cour d'appel ne contestait pas la déclaration générale du droit relatif au critère à appliquer par le juge du procès. Le juge Lacourcière, au nom de la Cour composée également des juges Martin et Goodman, a exprimé une opinion différente de celle du juge du procès non pas sur le droit mais sur son application. Il a examiné les éléments de preuve en détail et est arrivé à la conclusion qu'il y avait [TRADUCTION] "une preuve prima facie suffisante pour justifier le rejet de la requête en verdict imposé d'acquittement". L'importance qu'il faut accorder à de tels éléments de preuve et les conclusions qui doivent en être tirées sont des questions posées au jury. Il a exprimé l'opinion, à la p. 497, que:

[TRADUCTION] ...nonobstant sa déclaration expresse à l'effet contraire, le juge du procès a tenté d'évaluer la preuve et de déterminer les conclusions qu'il tirerait s'il siégeait sans jury. Ainsi, il a, en fait, usurpé la fonction du jury.

7. Le présent pourvoi ne soulève qu'une seule question. La preuve aurait‑elle due être présentée au jury après que la défense eut présentée sa preuve ou qu'elle se fut abstenue de le faire ou l'acquittement aurait‑il dû être imposé? À ce stade des procédures, cette Cour n'a pas, pas plus que la Cour d'appel, à conclure à la culpabilité ou à l'innocence ou même à examiner cette question. Notre seule préoccupation est de voir s'il y avait une preuve présentée par la poursuite au procès qui aurait dû être soumise au jury afin qu'il arrive à cette conclusion.

8. Le droit à ce sujet est bien établi. Dans l'arrêt États‑Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, le juge Ritchie au nom de la Cour à la majorité, a dit à la p. 1080:

Je conviens que le devoir imposé à un "juge de paix" aux termes du par. (1) de l'art. 475 est le même que celui du juge du procès siégeant avec un jury lorsqu'il doit décider si la preuve est "suffisante" pour dessaisir le jury selon qu'il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité. Conformément à ce principe, j'estime que le "juge de paix" doit renvoyer la personne inculpée pour qu'elle subisse son procès chaque fois qu'il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s'ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité. [Je souligne.]

La question a été discutée plus récemment par cette Cour dans l'arrêt Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802. Dans cet arrêt, la majorité, composée des juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Le Dain, a de nouveau confirmé la valeur de précédent du jugement du juge Ritchie dans l'affaire Shephard et a passé en revue plusieurs des arrêts sur lesquels il est fondé. L'arrêt R. v. Comba, précité, sur lequel s'est fondé l'appelant et qui a été adopté par le juge du procès en l'espèce, a fait l'objet d'une discussion dans l'arrêt Mezzo et on a établi une distinction d'avec cet arrêt en soulignant qu'il s'agissait d'une affaire où il n'y avait aucun élément de preuve à présenter au jury. En me fondant sur l'arrêt Shephard, je suis d'accord en ce qui a trait au droit, à la fois avec le juge du procès et la Cour d'appel. Le critère de l'arrêt Shephard en ce qui a trait au verdict imposé s'applique à une affaire fondée uniquement sur la preuve circonstancielle de même que celle fondée sur la preuve directe. La question de savoir si la preuve circonstancielle satisfait à l'exigence de la règle dite de l'arrêt Hodge (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136, doit être tranchée par le jury. Cette question a été réglée dans l'arrêt Mezzo aux pp. 842 et 843 de la manière suivante:

Je sais bien, naturellement, que dans les arrêts R. v. Knox, [1968] 2 C.C.C. 348, et R. v. Sawrenko (1971), 4 C.C.C. (2d) 338, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique et la Cour d'appel du territoire du Yukon ont jugé que, lorsqu'il est saisi d'une requête en obtention d'un verdict imposé dans une affaire qui repose sur une preuve indirecte, il est du devoir du juge du procès de décider si cette preuve satisfait à la règle de l'affaire Hodge. Ce n'est que si elle y satisfait que le jury doit en être saisi en vue de décider de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé. En ce sens, un processus d'évaluation ou d'examen de la qualité de la preuve est envisagé pour le juge. Toutefois, cette jurisprudence a effectivement été rejetée par cette Cour dans les arrêts R. c. Paul, [1977] 1 R.C.S. 181, et Lavoie c. La Reine, [1977] 1 R.S.C. 193, et même dans les affaires qui reposent sur une preuve indirecte, la règle qui s'applique maintenant porte que toute décision quant au respect de la règle de l'affaire Hodge relève du jury. [Je souligne.]

Lorsqu'on présente au tribunal un élément de preuve admissible, directe ou circonstancielle, qui, s'il était accepté par un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable, justifierait une déclaration de culpabilité, le juge du procès n'est pas justifié d'imposer un verdict d'acquittement. Le juge du procès n'a pas pour fonction d'évaluer la preuve en vérifiant sa force probante ou sa fiabilité lorsqu'on a décidé qu'elle était admissible. Il n'incombe pas au juge du procès de faire des inférences de fait d'après les éléments de preuve qui lui sont présentés. Ces fonctions incombent au juge des faits, le jury.

9. Si on examine maintenant l'espèce, l'appelant ne conteste pas la validité du critère de l'arrêt Shephard. Selon mon interprétation de l'argument principal présenté par l'appelant, il n'y a aucun élément de preuve relatif à la cause de l'incendie. On allègue que le témoignage de McLean, l'inspecteur du service des incendies, ne permet pas de conclure que le sinistre était d'origine criminelle. Le plus qu'on peut en tirer, c'est que la cause de l'incendie est inexpliquée. Cette proposition est vitale pour l'argument de l'appelant et à son avis elle est décisive. S'il n'y a pas d'éléments de preuve indiquant que le sinistre est d'origine criminelle, il n'y aucun élément de preuve quant à la perpétration d'un crime. D'autres éléments peuvent être présentés en preuve, il peut y avoir des preuves portant sur l'occasion de perpétrer l'infraction, sur le mobile, sur des difficultés financières ou sur l'espérance de tirer profit de l'incendie et il peut y avoir d'autres facteurs entraînant des soupçons mais, en l'absence de la preuve de la perpétration d'un crime, ils ne se rapportent à aucune conduite criminelle et ne constituent pas eux‑mêmes des éléments de preuve d'une conduite criminelle. On a dit que la Cour d'appel commettait une erreur en tenant compte de ce qui pourrait constituer des circonstances suspectes en l'absence d'une conclusion quant à l'existence d'éléments de preuve de la perpétration d'un crime.

10. Le juge Lacourcière a reconnu que le seul témoignage d'expert de l'inspecteur du service des incendies ne constituait pas un élément de preuve d'un incendie allumé illégalement. Il a dit: [TRADUCTION] "En elles‑mêmes, les conclusions de l'inspecteur McLean pouvaient au mieux appuyer la conclusion selon laquelle l'origine de l'incendie était inexpliquée" (p. 492). Toutefois, par la suite il a dit (à la p. 493):

[TRADUCTION] Dans la plupart des poursuites en matière de crime d'incendie, la poursuite doit se fonder sur la preuve circonstancielle. Les circonstances doivent être suffisantes pour exclure toute hypothèse raisonnable autre que le fait d'avoir mis le feu volontairement et de manière intentionnelle pour réfuter la présomption selon laquelle l'incendie était d'origine accidentelle ou naturelle. Toutefois, les faits et les circonstances qui tendent à prouver l'incendie criminel sont souvent entremêlés, comme en l'espèce, avec d'autres faits et circonstances qui tendent à relier l'accusé avec le crime comme la présence d'un mobile, et l'occasion évidente de le perpétrer ainsi que les déclarations incriminantes subséquentes de l'accusé.

À cet égard, le ministère public a présenté les éléments de preuve à partir desquels le jury pouvait raisonnablement déduire que l'intimé avait un mobile pour mettre le feu à l'immeuble; le juge du procès n'a nullement mentionné ce mobile dans sa décision. Me Watt admet que l'élément de preuve du mobile n'est pas accablant. Toutefois, les circonstances de l'endettement de l'intimé envers la banque et envers ses fournisseurs, le témoignage du pompier selon lequel il n'y avait pas beaucoup de marchandises lorsqu'il est entré dans la boutique de l'intimé malgré l'achat de grandes quantités de vêtements, les arriérés de la location et la couverture de l'assurance étaient suffisants pour permettre de poser la question du mobile au jury.

Il a ensuite passé en revue certains des éléments de preuve qui avaient été présentés à la cour et a conclu, comme je l'ai mentionné précédemment, que le juge du procès avait tenté d'évaluer les éléments de preuve et qu'ainsi il avait usurpé la fonction du jury.

11. Pour parvenir à une conclusion en l'espèce, il faut examiner les éléments de preuve. Le ministère public en cherchant à établir sa preuve a présenté des éléments de preuve qui, pour nos fins, peuvent être groupés sous quatre rubriques:

1. La nature de l'incendie.

2. Le mobile de l'appelant.

3. L'occasion de perpétrer l'infraction.

4. Les contradictions dans la propre déclaration de l'appelant.

La nature de l'incendie

12. Comme je l'ai déjà mentionné, l'appelant a soutenu qu'il n'y avait aucun élément de preuve quant à la nature de l'incendie et, par conséquent, quant à la perpétration d'un crime. Les éléments de preuve relatifs à d'autres questions qui ordinairement seraient pertinentes n'ont aucune valeur probante et ne fournissent aucun élément en l'absence d'une preuve que le sinistre était de nature criminelle. Il est évidemment vrai que ni le juge du procès ni la Cour d'appel n'ont considéré que la preuve que constitue l'enquête du service des incendies, en elle‑même, était un élément de preuve quant à la nature de l'incendie. Tout au plus, la Cour d'appel a envisagé de laisser la nature ou la cause de l'incendie inexpliquée. Alors d'autres éléments qui sont établis—le mobile, l'occasion de perpétrer l'infraction, les difficultés financières et la possibilité de réaliser un profit—doivent‑ils être considérés comme des éléments de preuve pour démontrer le crime d'incendie?

13. La position de la Cour d'appel est appuyée par la jurisprudence et la doctrine. Les tribunaux ont souvent reconnu le fait que le corpus delicti, c'est‑à‑dire, l'acte qui constitue le crime, soit en l'espèce le fait de mettre le feu, peut être démontré au moyen d'une preuve circonstancielle. Ce sujet est traité aux chapitres 17 et suivants de l'ouvrage de McWilliams, Canadian Criminal Evidence (2nd ed. 1984). À la page 541, l'auteur renvoie au passage de Wills, An Essay on the Principles of Circumstantial Evidence (6th ed. 1912), à la p. 326:

[TRADUCTION] Il est clairement établi en droit qu'il n'est pas nécessaire de démontrer le corpus delicti au moyen d'une preuve directe et positive et il serait très déraisonnable d'exiger une telle preuve. Les crimes et spécialement les pires, sont évidemment commis à des moments choisis, dans l'obscurité et le secret; et les tribunaux humains doivent agir d'après les indications qui découlent des circonstances de l'affaire...

Dans R. v. Girvin (1911), 3 Alta. L.R. 387 (C.S. en banc), le juge Beck a reconnu l'application de ce principe au crime d'incendie. Il a dit à la p. 398:

[TRADUCTION] [I]l n'y a aucune preuve en l'espèce que le corpus delicti, c'est‑à‑dire, que la cause de l'incendie était autre qu'accidentelle. Les incendies qui se produisent de manière accidentelle sont communs et il faut présumer que tout incendie est accidentel jusqu'à ce qu'on ait présenté une preuve du caractère intentionnel. Sans aucun doute, la preuve du corpus delicti et la preuve de la culpabilité de l'accusé peuvent souvent être plus ou moins inséparables et c'est ce qui est à juste titre proposé en l'espèce.

Le juge Beck a ensuite conclu qu'il n'y avait aucune autre circonstance incriminante allant assez loin pour soulever plus que des soupçons. La Cour suprême du Canada (1911), 45 R.C.S. 167, a rejeté le pourvoi en concluant selon les termes du juge en chef Fitzpatrick, à la p. 619:

[TRADUCTION] ...il y a suffisamment d'éléments de preuve pour démontrer que la maison a été détruite par un incendie dans des circonstances qui indiquent clairement un crime d'incendie et que l'accusé peut à juste titre être présumé avoir mis le feu.

Ce principe a été appliqué plus récemment. Dans l'arrêt R. c. Paul, [1977] 1 R.C.S. 181, l'accusé a été inculpé de possession de marchandises qu'il savait obtenue par suite de la perpétration d'un vol. La preuve du ministère public portait que les téléviseurs avaient été expédiés dans un wagon scellé qui l'était encore quand il est arrivé à destination. Le destinataire n'a jamais reçu les appareils qui ont été trouvés en possession de l'accusé. Vu cette preuve, l'accusé a demandé un verdict imposé d'acquittement pour le mobile qu'il n'y avait aucun élément de preuve que les téléviseurs avaient été volés. La requête a été accueillie par le juge du procès et par la suite confirmée par la Cour d'appel du Québec, mais au pourvoi devant cette Cour, le verdict imposé a été infirmé et un nouveau procès a été ordonné. Le juge Ritchie, au nom de la Cour à la majorité, a conclu que, bien qu'il n'y eût aucun élément de preuve direct que les marchandises avaient été volées, le fait qu'elles eussent été trouvées en possession de l'accusé aurait permis au jury de conclure qu'elles avaient en fait été volées et que l'accusé était au courant de ce fait; par conséquent le juge du procès n'aurait pas dû faire droit à la requête en verdict imposé. Cross, dans son traité intitulé Evidence (5th ed. 1979) cite, à la p. 56, l'arrêt R. v. Burton (1854), Dears. 282, 169 E.R. 728, dans lequel l'accusé a été aperçu alors qu'il sortait d'un entrepôt, avec une certaine quantité de poivre. Comme il y avait beaucoup de poivre dans l'entrepôt, on n'a pu démontré que quelqu'un en avait pris une certaine quantité. Toutefois, lorsqu'il a déclaré l'accusé coupable, le juge Maule a dit à la p. 284:

[TRADUCTION] Si un homme entre dans les docks de Londres sobre, sans aucun moyen de se saouler et ressort en état d'ébriété avancée d'un des celliers où se trouvent un million de gallons de vin, je crois que ce serait une preuve raisonnable qu'il a volé une certaine quantité de vin dans le cellier bien qu'on ne pût démontrer que le vin a été volé ni qu'il en manque une certaine quantité.

Par conséquent, je suis d'avis que la Cour d'appel a conclu à bon droit qu'on pouvait déduire que le sinistre était d'origine criminelle à partir d'autres circonstances incriminantes qui pourraient relier l'accusé à l'incendie.

Le mobile

14. Compte tenu du fait qu'il doit y avoir un nouveau procès, je ne veux pas m'étendre de manière approfondie sur les détails de la preuve et peut‑être gêner le juge du procès. Toutefois, on a démontré que l'appelant avait fait transporter un bureau ancien d'une certaine valeur de son commerce à son domicile environ deux jours avant l'incendie. On a démontré l'existence d'une dette importante envers un grossiste. On a démontré qu'il éprouvait certaines difficultés avec la direction de la taxe sur la vente au détail au sujet de taxes qui étaient dues pour son exploitation commerciale et une cotisation importante avait été faite à l'égard du commerce pour le paiement des arriérés. On a démontré qu'il avait une dette importante envers la banque et un découvert bancaire. Il y avait également une preuve selon laquelle l'appelant avait une dette relativement à l'achat d'une maison en association avec sa soeur, ce qui comprenait des obligations importantes à l'égard de deux hypothèques. On a démontré que sa réclamation d'assurance pour diverses réclamations et déclarations lui avait causé des difficultés. Ces éléments de preuve étaient tels qu'ils auraient dû être soumis au jury relativement à la question du mobile.

L'occasion

15. On a démontré que l'appelant avait l'occasion de mettre le feu. Il reviendrait au jury de décider s'il s'agissait d'une occasion exclusive de toute autre possibilité. Toutefois, étant donné qu'il y a des éléments de preuve concernant d'autres questions incriminantes, l'élément de preuve relatif à une occasion, par opposition à l'occasion exclusive de toute autre possibilité, devrait être présenté au jury: voir R. v. Syms (1979), 47 C.C.C. (2d) 114 (C.A. Ont.)

La déclaration de l'appelant

16. La déclaration que l'appelant a faite à l'inspecteur des incendies a été contredite en ce qui a trait à certains détails par le témoignage du personnel de nettoyage. Les contradictions elles‑mêmes apportent certains éléments de preuve, dont l'importance exigerait un examen par le jury.

17. En conclusion, je ne suggère pas que les éléments de preuve incriminants sont concluants ou même probants. Ce n'est pas la fonction d'une cour d'appel. La réponse à cette question relève du jury après qu'il a entendu la preuve et reçu des directives appropriées. Je n'ai fait qu'une brève allusion aux éléments de preuve incriminants, mais il convient de souligner qu'au procès ils ont été fortement contestés sur plusieurs points. Il ressort du contre‑interrogatoire des principaux créanciers que les obligations financières de l'appelant n'étaient pas inhabituelles compte tenu de toutes les circonstances et de la nature du commerce. Aucun créancier n'a exprimé de craintes quant à sa garantie avant l'incendie et l'appelant n'était pas harcelé par ces créanciers. Cet élément de preuve peut très bien amener un jury à écarter les éléments de preuve incriminants et à conclure en faveur de l'appelant. Toutefois, c'est ce que les jurés feront dans l'exercice de leur fonction qui leur est imposée par la loi comme les vrais juges des faits. Ce n'est pas au juge dans un procès avec jury d'évaluer la force probante des éléments de preuve. C'est la fonction du jury et cela devrait le rester. Je suis d'avis qu'on a présenté des éléments de preuve au juge du procès qui satisfaisaient aux critères proposés par le juge Ritchie dans l'arrêt Shephard, précité. Je souscris en grande partie aux motifs de jugement du juge Lacourcière en Cour d'appel de l'Ontario et je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l'ordonnance de nouveau procès.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Greenspan, Rosenberg, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1987] 2 R.C.S. 154 ?
Date de la décision : 17/09/1987
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Verdict imposé - Preuve circonstancielle - Crime d'incendie - Requête en vue d'obtenir un verdict imposé d'acquittement - Critère applicable par le juge du procès.

Preuve - Crime d'incendie - Aucun élément de preuve direct que le feu a été mis illégalement - L'origine criminelle du sinistre peut‑elle être démontrée par une preuve circonstancielle?.

L'immeuble où se trouvait la boutique de l'appelant a été détruit par un incendie. L'incendie a pris naissance dans la partie de l'immeuble occupé par l'appelant et après une enquête, il a été accusé du crime d'incendie. Au procès, l'inspecteur du service des incendies a admis que la cause réelle de l'incendie ne pouvait être déterminée, mais il est arrivé à la conclusion que le sinistre était d'origine criminelle parce que son enquête n'avait révélé aucune cause accidentelle. Après que la poursuite eut présenté sa preuve qui reposait entièrement sur des éléments de preuve circonstancielle, la défense a présenté une requête en verdict imposé d'acquittement. Le juge du procès a examiné les éléments de preuve d'une manière approfondie et a conclu que la preuve dans son ensemble et en raison de son effet cumulatif ne faisait naître que des soupçons et ne pouvait justifier une conclusion de culpabilité. Il a alors conclu qu'il n'y "avait aucun élément de preuve en vertu desquels un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable pourrait conclure à la culpabilité de l'accusé", et par conséquent, il a dit au jury de rendre un verdict de non‑culpabilité. En appel, le verdict d'acquittement a été annulé et un nouveau procès a été ordonné. La Cour d'appel a conclu qu'il y avait "une preuve prima facie suffisante pour justifier le rejet de la requête en verdict imposé d'acquittement" et que le juge du procès a usurpé la fonction du jury en évaluant la preuve et en en tirant des conclusions. Le présent pourvoi vise à déterminer si la preuve aurait dû être présentée au jury.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Le juge du procès n'est pas justifié d'imposer un verdict d'acquittement lorsqu'il existe des éléments de preuve admissibles qui, si un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable y accorde foi, justifieraient une déclaration de culpabilité (le critère de l'arrêt Shephard). Ce critère s'applique à une affaire fondée sur la preuve directe de même que sur la preuve circonstancielle. Ce n'est pas la fonction du juge du procès d'évaluer la preuve, en vérifiant sa force probante ou sa fiabilité lorsqu'on a décidé qu'elle était admissible. En outre, il n'incombe pas au juge du procès de faire des déductions de fait d'après les éléments de preuve qui lui sont présentés. Ces fonctions incombent au juge des faits, le jury. En l'espèce, l'appelant a soutenu qu'il n'y avait aucun élément de preuve quant à la nature de l'incendie et, par conséquent, quant à la perpétration d'un crime. Bien que le témoignage d'expert de l'inspecteur du service des incendies ne constitue pas un élément de preuve de l'origine criminelle du sinistre, celle‑ci pouvait être déduite à partir d'autres circonstances incriminantes qui pourraient relier l'appelant à l'incendie. Les éléments de preuve relatifs au mobile, à l'occasion de commettre l'infraction et aux contradictions dans la déclaration de l'appelant à l'inspecteur du service des incendies satisfaisaient aux critères de l'arrêt Shephard et auraient dû être présentés au jury. Ce n'était pas au juge, dans un procès avec jury, d'évaluer la force probante des éléments de preuve. C'est la fonction du jury et cela devrait le rester.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Monteleon

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué: États‑Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067
arrêts mentionnés: Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802
R. v. Comba, [1938] R.C.S. 396
R. v. Kavanagh (1972), 8 C.C.C. (2d) 296
R. v. Girvin (1911), 3 Alta. L.R. 387 (C.S. en banc), conf. (1911), 45 R.C.S. 167
R. c. Paul, [1977] 1 R.C.S. 181
R. v. Burton (1854), Dears. 282, 169 E.R. 728
R. v. Syms (1979), 47 C.C.C. (2d) 114
Hodge's Case (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
Lois et règlements cités
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 618(2)a) [abr. & rempl. 1974‑75‑76, chap. 105, art. 18(2)].
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Evidence, 5th ed. London: Butterworths, 1979.
McWilliams, Peter K. Canadian Criminal Evidence, 2nd ed. Aurora (Ontario): Canada Law Books, 1984.
Wills, William. An Essay on the Principles of Circum‑ stantial Evidence, 6th ed. Edited by Sir Alfred Wills. London: Butterworths, 1912.

Proposition de citation de la décision: R. c. Monteleon, [1987] 2 R.C.S. 154 (17 septembre 1987)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1987-09-17;.1987..2.r.c.s..154 ?
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