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29/07/1987 | CANADA | N°[1987]_2_R.C.S._2

Canada | Le procureur général de l'Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2 (29 juillet 1987)


Le procureur général de l'Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2

Syndicat des employés de la Fonction publique de l'Ontario, Marie Wilkinson, Edward E. Faulknor et Russell B. Smith Appelants

c.

Le procureur général de l'Ontario Intimé

et

Le procureur général du Canada, le procureur général du Québec, le procureur général de la Nouvelle‑écosse, le procureur général du Nouveau‑Brunswick, le procureur général de la Colombie‑Britannique, le procureur général de la Saskatchewan et le procureur général de l'Alberta Intervenants

répe

rtorié: sefpo c. ontario (procureur général)

No du greffe: 16464.

1986: 18, 19 mars; 1987: 29 juillet.

Présen...

Le procureur général de l'Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2

Syndicat des employés de la Fonction publique de l'Ontario, Marie Wilkinson, Edward E. Faulknor et Russell B. Smith Appelants

c.

Le procureur général de l'Ontario Intimé

et

Le procureur général du Canada, le procureur général du Québec, le procureur général de la Nouvelle‑écosse, le procureur général du Nouveau‑Brunswick, le procureur général de la Colombie‑Britannique, le procureur général de la Saskatchewan et le procureur général de l'Alberta Intervenants

répertorié: sefpo c. ontario (procureur général)

No du greffe: 16464.

1986: 18, 19 mars; 1987: 29 juillet.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, McIntyre, Chouinard*, Lamer, Le Dain et La Forest.

*Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1980), 31 O.R. (2d) 321, 118 D.L.R. (3d) 661, qui a rejeté l'appel d'un jugement du juge Labrosse (1979), 24 O.R. (2d) 324, 98 D.L.R. (3d) 168. Pourvoi rejeté; la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.

Stephen T. Goudge et Ian McGilp, pour les appelants.

Blenus Wright et Carol Creighton, pour l'intimé.

Graham R. Garton, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Réal A. Forest et Alain Gingras, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

William M. Wilson, pour l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑écosse.

Richard C. Speight, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Joseph J. Arvay, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Robert G. Richards, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

William Henkel, c.r., et Robert J. Normey, pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.

Version française des motifs rendus par

1. Le Juge en chef—Ce pourvoi touche à un domaine important du droit constitutionnel, savoir celui de la portée de la compétence des provinces pour réglementer certaines activités politiques des fonctionnaires et des employés provinciaux de Sa Majesté.

I

Les faits

2. Le Syndicat des employés de la Fonction publique de l'Ontario est l'agent négociateur d'environ 50 000 employés du gouvernement de l'Ontario qui sont assujettis à la loi de cette province, dite The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386, maintenant R.S.O. 1980, chap. 418. Marie Wilkinson est employée par le ministère des Services sociaux et communautaires de l'Ontario en tant que conseillère en réadaptation dans un centre pour déficients mentaux. Edward Faulknor travaille pour le ministère du Revenu de l'Ontario en tant que contrôleur des contributions. Russell Smith occupe le poste de technicien de laboratoire au ministère des Richesses naturelles.

3. Chacun des appelants est un employé de Sa Majesté, un fonctionnaire et un membre du syndicat appelant. Chacun d'eux souhaite exercer des activités politiques présentement interdites par The Public Service Act, dont: la possibilité de se porter candidat à des élections fédérales sans avoir à prendre un congé à cette fin, celle de faire du démarchage et de solliciter des fonds pour des partis politiques fédéraux et celle de prendre position publiquement sur des questions politiques fédérales. Les appelants craignent que l'exercice de ces activités politiques n'ait pour effet de les exposer à des mesures disciplinaires conformément à The Public Service Act.

II

Les textes législatifs

4. The Public Service Act de l'Ontario vise, d'une manière générale, à réglementer l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique. Dans ce contexte général, il y a cinq dispositions qui interdisent aux fonctionnaires d'exercer certaines activités politiques. Ces dispositions sont les suivantes:

[TRADUCTION] 12.—(1) Nul employé de Sa Majesté ne doit

a) se porter candidat à des élections provinciales ou fédérales ni siéger en tant que député provincial ou fédéral; ni

b) solliciter des fonds pour un parti politique provincial ou fédéral ou pour un candidat; ni

c) relier son poste dans la fonction publique à des activités politiques,

si ce n'est pendant un congé accordé en vertu du paragraphe 2.

(2) Un employé de Sa Majesté, autre qu'un sous‑ministre ou tout autre employé dont le poste ou la classification est désigné par voie de règlement pris en vertu de l'alinéa 29(1)u), qui se propose de se porter candidat à des élections provinciales ou fédérales doit, par l'intermédiaire de son ministre, adresser au lieutenant‑gouverneur en conseil une demande de congé sans traitement

a) pour une durée maximale calculée à partir du jour de la délivrance du bref d'élection jusqu'au jour du scrutin; et

b) pour une durée minimale calculée à partir du jour prévu par la loi pour les mises en candidature jusqu'au jour du scrutin,

et toute demande à cet effet doit être accueillie.

(3) Lorsqu'un employé de Sa Majesté qui s'est porté candidat à des élections provinciales ou fédérales est élu, il doit immédiatement démissionner du poste qu'il occupe comme employé de Sa Majesté.

(4) L'employé de Sa Majesté qui a démissionné en vertu du paragraphe 3,

a) qui cesse d'être un député dans les cinq ans de sa démission; et

b) qui demande, dans les trois mois de la date où il cesse d'être député, d'être réintégré dans son ancien poste ou d'être nommé à un autre poste dans la fonction publique pour lequel il est qualifié,

doit être réintégré dans son poste ou nommé à un autre dès qu'une vacance survient.

(5) Lorsqu'un employé de Sa Majesté a obtenu un congé en vertu du paragraphe 2 et qu'il ne s'est pas fait élire, ou lorsqu'il a démissionné de son poste en vertu du paragraphe 3 et qu'il a été réintégré dans ses fonctions en vertu du paragraphe 4, la période visée par le congé ou la démission n'est pas incluse dans la détermination de la durée de son ancienneté à quelque fin que ce soit, et la prestation de ses services avant et après cette période est réputée continue à toutes fins.

13.—(1) Nul fonctionnaire ne fera du démarchage pour un candidat à des élections provinciales ou fédérales.

(2) Nonobstant le paragraphe 1, un sous‑ministre ou tout autre employé de Sa Majesté, dont le poste ou la classification est désigné par voie de règlement pris en vertu de l'alinéa 29(1)u), ne doit à aucun moment faire du démarchage ou travailler activement pour un parti politique provincial ou fédéral ou pour un candidat.

14. Un fonctionnaire ne doit à aucun moment prendre la parole en public ni exprimer des opinions écrites destinées à être diffusées auprès du public sur une question qui fait partie du programme d'un parti politique provincial ou fédéral, si ce n'est pendant un congé accordé en vertu du paragraphe 12(2).

15. Nul employé de Sa Majesté ne doit pendant les heures de travail exercer une activité pour le compte d'un parti politique provincial ou fédéral.

16. Toute contravention aux articles 11, 12, 13, 14 ou 15 est réputée constituer une cause suffisante de renvoi.

5. La plupart de ces interdictions sont atténuées par des dispositions en matière de congé. Ce litige a pris naissance soit parce que les appelants voulaient participer après les heures de travail à certaines activités prohibées, soit parce qu'ils n'ont pas obtenu les congés demandés pour les exercer.

III

Historique des procédures

6. 1. La Cour suprême de l'Ontario

7. Une requête, présentée au nom des appelants devant le juge Labrosse, en vue d'obtenir une ordonnance déclarant inconstitutionnels les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, a été rejetée: (1979), 24 O.R. (2d) 324, 98 D.L.R. (3d) 168. La requête a été entendue avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés et était fondée simplement sur le partage des pouvoirs. On contestait la validité de la loi ontarienne en alléguant que celle‑ci ne pouvait d'aucune manière restreindre les activités des appelants lors d'élections fédérales parce que les élections fédérales relevaient de la compétence exclusive du Parlement.

8. Le procureur général de l'Ontario a fait valoir que la Loi dans son ensemble, y compris les interdictions visant les élections fédérales, était autorisée par les par. 92(1), (4) et (13) de la Loi constitutionnelle de 1867, dont voici le texte:

92. Dans chaque province, la législature pourra exclusivement légiférer relativement aux matières entrant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, à savoir:

1. L'amendement de temps à autre, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans le présent acte, de la constitution de la province, sauf les dispositions relatives à la charge de lieutenant‑gouverneur;

...

4. la création et la durée des charges provinciales, ainsi que la nomination et le paiement des fonctionnaires provinciaux;

...

13. la propriété et les droits civils dans la province;

Il est à noter que le par. 92(1) est maintenant devenu, avec certaines modifications sur le plan de la forme, mais non sur celui du fond, l'art. 45 de la Loi constitutionnelle de 1982.

9. Lors de l'audition de la requête, le juge Labrosse a accepté que la Loi, y compris les interdictions, était essentiellement une loi en matière de relations de travail et qu'elle était, par conséquent, valide en vertu du par. 92(13). Il a souligné que la Loi réglemente d'une manière générale l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique. On a donc conclu que les dispositions attaquées visaient, de par leur caractère véritable, à régir les relations de travail dans le secteur public de la province. D'après le juge Labrosse, si elles touchaient aux activités politiques lors d'élections fédérales, ce n'était qu'accessoirement dans le cadre d'un régime législatif plus large destiné à réglementer les relations de travail.

10. 2. La Cour d'appel de l'Ontario

11. Une formation de trois juges de la Cour d'appel de l'Ontario ((1980), 31 O.R. (2d) 321, 118 D.L.R. (3d) 661) a confirmé à l'unanimité à la fois la décision du juge Labrosse et le raisonnement sous‑jacent selon lequel la compétence provinciale reposait sur le par. 92(13). Quoique The Public Service Act impose des restrictions aux activités politiques fédérales des employés de Sa Majesté, le juge en chef adjoint MacKinnon a conclu, au nom de la Cour d'appel, que la Loi portait essentiellement sur les relations de travail et que les interdictions étaient des conditions de travail conçues pour assurer l'impartialité de la fonction publique. Dans cette optique, la Loi, y compris les interdictions, relevait de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils.

12. Le juge en chef adjoint MacKinnon a donné en outre un aperçu de l'importance constitutionnelle de l'impartialité de la fonction publique sur le plan politique, impartialité qu'il a jugée essentielle à l'existence d'un régime de gouvernement responsable au Canada. Il a affirmé que le public a droit à une fonction publique impartiale. The Public Service Act est destinée à protéger les droits civils des résidents de l'Ontario et elle est donc justifiée dans un second sens par le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.

13. Enfin, bien qu'il n'ait pas tranché ce point en raison de ses conclusions relatives au par. 92(13), le juge en chef adjoint MacKinnon a dit que les arguments du procureur général fondés sur les par. 92(1) et (4) de la Loi constitutionnelle de 1867 avaient un [TRADUCTION] "poids considérable".

14. 3. La Cour suprême du Canada

15. Le présent pourvoi a été formé avec l'autorisation de cette Cour. Voici les questions constitutionnelles qui ont été formulées par le juge en chef Laskin et qui ont été révisées et complétées par le juge en chef Dickson:

1. Dans la mesure où ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques au niveau fédéral, les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, sont‑ils inconstitutionnels?

2. Dans la mesure où ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques aux niveaux fédéral et provincial, les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, portent‑ils atteinte aux droits et libertés garantis par les art. 2 et 3 ou le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Si les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et ses modifications portent atteinte aux droits et libertés garantis par les art. 2 et 3 ou le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces articles sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, non incompatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

16. Au début de l'audience en cette Cour, on a soulevé une question préliminaire concernant la présentation d'arguments portant sur des questions relatives à la Charte. Le procureur général de l'Ontario, appuyé par plusieurs procureurs généraux intervenants, a soutenu que la Cour ne devrait pas aborder les questions relatives à la Charte parce que toutes les activités en cause étaient antérieures à la Charte et que ni l'un ni l'autre tribunal ontarien n'avait entendu des arguments fondés sur la Charte. Après que ce point eut été débattu, la Cour a décidé (le juge en chef Dickson et les juges Chouinard et Le Dain étant dissidents) qu'elle n'entendrait pas et ne trancherait pas les questions relatives à la Charte. En définitive, l'affaire a été entendue en fonction d'arguments fondés sur le partage des pouvoirs législatifs ainsi que d'un argument de dernière minute fondé sur certaines déclarations contenues dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455.

IV

Le partage des pouvoirs

17. La première étape dans n'importe quelle affaire de partage des pouvoirs consiste à qualifier la loi en cause. Ce n'est pas là l'étape juridique ultime; il n'est pas question de classer ladite loi sous l'une des rubriques de l'art. 91 ou de l'art. 92. Il s'agit simplement d'une étape préliminaire, savoir l'identification et la description des caractéristiques dominantes de la loi en question et de ce qu'elle vise essentiellement. Or, la Loi présentement en cause a pour objet, comme je l'ai déjà mentionné, de réglementer, d'une manière générale, l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique. Elle porte essentiellement sur la création, le rôle et les responsabilités de la fonction publique de l'Ontario, ainsi que sur les relations de travail au sein de cet organisme.

18. Compte tenu de cette description, il est facile de constater que la Loi dans son ensemble est explicitement autorisée par le par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui attribue aux provinces la compétence concernant "la création et la durée des charges provinciales, ainsi que la nomination et le paiement des fonctionnaires provinciaux". De plus, puisque The Public Service Act traite d'un bon nombre d'éléments traditionnels des rapports employeur‑employé et puisque les relations de travail constituent depuis longtemps une matière qui est généralement du ressort des provinces en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir Toronto Electric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396, et de nombreux arrêts subséquents), il s'ensuit que The Public Service Act relève de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. étant donné que la Loi dans son ensemble est nettement valide en vertu des par. 92(4) et (13), je ne vois aucune raison d'entreprendre un examen du par. 92(1). Je suis renforcé dans cette conclusion par la difficulté que pose l'attribution d'un sens précis à la notion de "constitution provinciale".

19. Mais que dire des interdictions expresses d'exercer des activités politiques, que l'on trouve aux art. 12 à 16 de The Public Service Act? La constitutionnalité de la Loi dans son ensemble s'applique‑t‑elle aux interdictions? Puisque The Public Service Act vise globalement les relations de travail, il est raisonnable de qualifier les art. 12 à 16 de la Loi comme étant également des dispositions en matière de relations de travail. Les prohibitions visant certains types d'activités politiques constituent essentiellement des conditions de travail et peuvent donc être justifiées en vertu du par. 92(13). De même, ces prohibitions sont des conditions de travail dans le secteur public. Il est évident qu'à ce titre elles ont été adoptées relativement à la création et à la durée de charges provinciales et qu'elles sont donc valides en vertu du par. 92(4) de Loi constitutionnelle de 1867.

20. Les appelants, si je comprends bien leur position, ne contestent pas vraiment l'exactitude de ces conclusions sur le plan de l'analyse du partage général des pouvoirs. Ils les repoussent toutefois pour deux autres motifs: premièrement, pour le motif que l'interdiction qui est faite aux fonctionnaires provinciaux d'exercer des activités politiques lors d'élections fédérales outrepasse la compétence que l'art. 92 confère aux provinces; deuxièmement, pour le motif que les interdictions sont de portée trop large. Ce sont ces deux moyens que je vais maintenant aborder.

21. 1. Les arguments des appelants fondés sur le fédéralisme

22. Le point capital de la thèse des appelants fondée sur le fédéralisme est que The Public Service Act, dont ils reconnaissent la validité générale, ne peut pas interdire aux fonctionnaires publics de l'Ontario d'exercer des activités politiques lors d'élections fédérales:

(1) parce que les élections fédérales relèvent de la compétence exclusive du Parlement, et

(2) parce qu'une telle loi ne respecte pas la limite dite "dans la province" dont sont assortis les divers chefs de compétence de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Les appelants invoquent à l'appui de ces arguments le principe de l'exclusivité des compétences ainsi que l'arrêt de cette Cour McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798.

23. a) L'exclusivité des compétences

24. Le premier argument des appelants repose sur le principe de l'exclusivité des compétences suivant lequel une loi adoptée par un palier de gouvernement ne saurait empiéter ou avoir des répercussions sur des matières qui relèvent de la compétence de l'autre palier de gouvernement. Ce principe tire son origine de ce qu'on appelle les [TRADUCTION] "affaires en matière de droit des compagnies" dans lesquelles on a conclu que des lois provinciales ne pouvaient venir neutraliser ou diminuer le statut ou les pouvoirs essentiels d'une société à charte fédérale. Voir John Deere Plow Co. v. Wharton, [1915] A.C. 330, Great West Saddlery Co. v. The King, [1921] 2 A.C. 91, Attorney‑General for Manitoba v. Attorney‑General for Canada (l'affaire des valeurs mobi‑ lières du Manitoba), [1929] A.C. 260.

25. Après avoir été formulé dans les affaires de droit des compagnies, le principe a connu un élargissement de sa portée et a remporté son plus grand succès dans le contexte de l'application de lois provinciales relatives aux ouvrages et entreprises de nature fédérale. Le principe en est venu à porter qu'une loi provinciale ne pouvait toucher une partie essentielle de la gestion et de l'exploitation d'une entreprise fédérale. Voir, par exemple, Commission du Salaire Minimum v. Bell Telephone Co., [1966] R.C.S. 767. Cette formulation du principe est importante pour deux raisons. D'abord, elle permet d'appliquer le principe à des domaines nouveaux et importants. Le domaine des "sociétés à charte fédérale" n'est pas particulièrement vaste, alors que c'est tout le contraire dans le cas des "ouvrages et entreprises de nature fédérale". Deuxièmement, en employant l'expression "toucher une partie essentielle" plutôt que les termes "neutraliser" ou "diminuer" utilisés antérieurement, la Cour a peut‑être reconnu au principe une portée plus large.

26. Toutefois, bien qu'on puisse prétendre que la portée du principe de l'exclusivité des compétences s'est élargie depuis qu'il est apparu dans le domaine du droit des compagnies, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un principe particulièrement impérieux. Le professeur Hogg énonce deux raisons sérieuses de douter de sa valeur (Constitutional Law of Canada (2nd ed. 1985), à la p. 331). La première, fondée sur la doctrine, est la suivante:

[TRADUCTION] La théorie qui sous‑tend les résultats [obtenus dans les cas où le principe a été appliqué] semble être que les chefs de compétence fédérale n'ont pas seulement pour effet de conférer des pouvoirs au Parlement, mais ils s'appliquent aussi "défensivement" de manière à refuser ces pouvoirs aux législatures provinciales. À mon avis, cette théorie est incompatible avec le principe fondamental du caractère véritable, suivant lequel une loi "relative à" une matière provinciale peut régulièrement "toucher" une matière fédérale. En fait, pour chaque affaire où l'on revendique l'exclusivité des compétences, il y en des douzaines qui, par l'application du principe du caractère véritable, nient l'existence d'une telle exclusivité.

La seconde raison, qui en est une de politique générale, est la suivante:

[TRADUCTION] Sur le plan de la politique générale, l'exclusivité relative aux entreprises fédérales paraît superflue parce que le législateur fédéral peut, s'il le veut, facilement protéger les entreprises relevant de la compétence fédérale contre l'application de lois provinciales en adoptant des lois appropriées qui auront prépondérance sur les lois provinciales incompatibles.

27. J'approuve chacun de ces arguments de prudence vis‑à‑vis de la portée du principe de l'exclusivité des compétences. Historiquement, le droit constitutionnel canadien a permis passablement d'interaction et même de chevauchement en ce qui concerne les pouvoirs fédéraux et provinciaux. Il est vrai que des principes comme celui de l'exclusivité des compétences et celui de l'immunité de Sa Majesté ainsi que des notions comme celle des "compartiments étanches" restreignent l'étendue de cette interaction. Il faut cependant reconnaître que ces principes et notions n'ont pas représenté le courant dominant en matière constitutionnelle; ils ont constitué plutôt un contre‑courant opposé à l'effet puissant du principe du caractère véritable et du double aspect et, au cours des dernières années, une façon très limitée d'aborder les questions de conflit et de prépondérance en matière législative. Voir, par exemple, Walter v. Attorney General of Alberta, [1969] R.C.S. 383; Cardinal c. Procureur général de l'Alberta, [1974] R.C.S. 695; Procureur général du Québec c. Kellogg's Co. of Canada, [1978] 2 R.C.S. 211; Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754; Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d'Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161. Compte tenu de ces arrêts, je ne suis pas prêt à appliquer le principe de l'exclusivité des compétences à un domaine, celui des élections fédérales, qui n'a rien à voir avec les affaires en matière de droit des compagnies ni avec celles portant sur les entreprises fédérales, les deux sources historiques du principe.

28. De plus, comme le laisse entendre le professeur Hogg, le législateur fédéral dispose toujours d'une arme puissante, savoir ses propres lois. Si le Parlement n'approuve pas l'application d'une loi provinciale à une matière qui relève de la compétence fédérale, il peut facilement légiférer pour empêcher cette application non souhaitée. En l'espèce, la Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er supp.), chap. 14, porte sur les activités qui sont permises et sur celles qui sont défendues lors d'élections fédérales. Des dispositions de cette loi traitent de différents types d'exclusion de certaines activités politiques. Si le Parlement avait voulu parer aux interdictions imposées aux art. 12 à 16 de The Public Service Act de l'Ontario, il aurait pu le faire. Or, il ne l'a pas fait. En réalité, il a fait le contraire. En interdisant aux fonctionnaires fédéraux d'exercer certaines activités pendant des élections provinciales, le Parlement a indiqué qu'il partage l'attitude (ainsi que l'opinion sur ce qui est légal) de la législature de l'Ontario. Il peut valoir la peine d'ajouter que la plupart des législatures provinciales ont adopté des dispositions limitant les activités politiques des fonctionnaires tant dans le cadre d'élections fédérales que dans celui d'élections provinciales.

29. Selon moi, un point qu'il convient de souligner et auquel il faut attacher une certaine importance est non seulement l'existence d'une loi fédérale semblable, mais aussi le fait que le gouvernement fédéral est intervenu dans ce pourvoi pour appuyer la loi ontarienne. Les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 relatives au partage des pouvoirs ne s'adressent pas exclusivement aux gouvernements fédéral et provinciaux. Elles établissent des lignes de démarcation qui intéressent tous les Canadiens et auxquelles ceux‑ci peuvent se fier. Par conséquent, le fait que le fédéral et les provinces s'entendent sur une ligne de démarcation précise entre leurs champs de compétence respectifs n'est pas concluant quant à cette ligne de démarcation. J'estime néanmoins que la Cour devrait se montrer particulièrement réticente à invalider une loi provinciale lorsque le gouvernement fédéral n'en conteste pas la validité ou, comme c'est le cas en l'espèce, lorsqu'il va même jusqu'à intervenir pour appuyer cette loi et qu'il a lui‑même adopté une loi fondée sur le même point de vue constitutionnel que celui adopté par l'Ontario.

30. b) McKay v. The Queen

31. Toutefois, les appelants s'appuient fortement, dans leur argumentation, sur un arrêt important dont les faits sont pertinents en l'espèce. Il s'agit de l'arrêt McKay v. The Queen. Dans l'arrêt McKay, la Cour a conclu, à la majorité de cinq contre quatre, qu'un règlement municipal interdisant l'installation d'enseignes sur les propriétés résidentielles ne s'appliquait pas aux pancartes placées dans le cadre d'une élection fédérale. En d'autres termes, la Cour a donné à la loi une interprétation atténuée de manière qu'elle ne s'applique pas dans un contexte où son application n'était pas acceptable. Le jugement de la Cour à la majorité, rédigé par le juge Cartwright, porte en substance que les élections fédérales constituent un chef de compétence fédérale exclusive sur lequel une loi provinciale ne peut empiéter d'aucune manière. Le juge Cartwright affirme, à la p. 804:

[TRADUCTION] Je ne puis croire que le conseil ait voulu légiférer dans ce sens ni que la législature ait eu l'intention de l'habiliter à le faire. À mon avis, un tel texte législatif outrepasserait la compétence de la législature provinciale. Le pouvoir de la législature d'adopter une pareille loi, à supposer qu'il existe, doit se trouver à l'art. 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. On soutient pour le compte de l'intimée qu'il se situe sous la rubrique 13, savoir "la propriété et les droits civils dans la province". Il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir si le droit d'un électeur, lors d'une élection fédérale, de chercher par des moyens légaux à inciter les autres électeurs à voter pour le candidat qu'il a choisi peut à juste titre se décrire comme un droit civil; ce n'est manifestement pas un droit civil dans la province. Il s'agit d'un droit dont jouissent les électeurs non pas en tant que résidents de l'Ontario mais en tant que citoyens canadiens.

Les appelants soutiennent que le présent pourvoi soulève une question quasi identique. Ils affirment que la loi ontarienne interdit certains types de participation à des élections fédérales et que, suivant l'arrêt MacKay, ces restrictions sont inconstitutionnelles.

32. L'intimé essaie de faire une distinction d'avec l'arrêt MacKay en invoquant les motifs rédigés en l'espèce par le juge en chef adjoint MacKinnon de la Cour d'appel, aux pp. 334 et 335 (O.R.):

[TRADUCTION] Il est intéressant de noter que la cour à la majorité ne précise pas, vraisemblablement parce que le règlement lui‑même n'était pas contesté, le caractère véritable de celui‑ci. De plus, dans cette affaire, la cour se trouvait en présence d'une infraction quasi criminelle prévue par le règlement général. En l'espèce, par contre, la Loi ne crée pas d'infraction; il est plutôt question de la possibilité de renvoi de la fonction publique. Autrement dit, il y avait dans l'affaire McKay une prohibition absolue tandis qu'en l'espèce, si la personne n'était pas prête à accepter les restrictions que lui imposait son emploi, elle pouvait demander un congé ou encore démissionner. Je ne peux que répéter que, selon moi, la mesure législative attaquée en l'espèce porte sur les relations de travail dans la province et, compte tenu des faits de la présente affaire, je ne crois pas que l'arrêt McKay nous soit d'une quelconque utilité.

33. L'intervenant le procureur général du Canada propose un fondement différent pour établir une distinction entre l'arrêt McKay et la présente affaire (paragraphe 6 de son mémoire):

[TRADUCTION] ... dans l'affaire McKay [...] le règlement municipal avait pour effet de prohiber indistinctement l'exercice d'un droit dont jouissent généralement les citoyens du Canada. Il n'existait pas de lien suffisant entre l'objet du règlement et l'effet "secondaire" qu'on lui reprochait d'avoir sur les propriétaires fonciers. En l'espèce, cependant, on prétend que le rapport spécial qui existe entre les fonctionnaires et le gouvernement fournit le lien entre le contrôle des relations de travail et la réglementation des activités reliées à la politique partisane. [En italique dans l'original.]

34. Avec égards, je trouve peu convaincantes les tentatives de faire une distinction d'avec l'arrêt McKay. Tout d'abord, l'importance sur le plan du fédéralisme entre une interdiction et une restriction m'échappe. La distinction que propose le procureur général du Canada a peut‑être plus de poids. Le règlement en cause dans l'affaire McKay visait incontestablement un but esthétique, soit assurer que les pelouses ne soient pas encombrées d'enseignes, surtout (on le suppose) d'enseignes commerciales. Des pancartes relatives à des élections fédérales, qui ne seraient posées qu'à tous les trois ou quatre ans et pendant quelques semaines seulement, ne relèvent pas vraiment de ce but esthétique. En d'autres termes, on peut prétendre qu'il n'existe pas de lien entre l'objet du règlement et son application aux pancartes installées dans le cadre d'une élection fédérale.

35. Néanmoins, bien qu'il puisse être logiquement possible de faire une distinction d'avec l'arrêt McKay, j'estime personnellement qu'il s'agit d'un arrêt erroné. Je suis d'accord avec les motifs de dissidence du juge Martland (qui s'est exprimé au nom de quatre juges), selon lesquels le règlement portait sur la propriété, avait une application générale et pouvait légitimement avoir un effet secondaire sur certaines activités d'une campagne électorale fédérale. Je suis en outre d'accord avec ce que dit le professeur Hogg dans sa critique de l'arrêt McKay (aux pp. 328, 329 et 332):

[TRADUCTION] Il faut se rappeler que le principe du "caractère véritable", dont la décision Bank of Toronto v. Lambe constitue une illustration, veut qu'une loi relative à une matière qui relève de la compétence du législateur [...] ne soit pas critiquable du simple fait qu'elle touche une matière en dehors de la compétence du législateur [...] Il ne fait donc pas de doute que la Cour à la minorité dans l'affaire McKay a eu raison de conclure à la validité du règlement attaqué, même dans la mesure où il s'appliquait aux pancartes installées dans le cadre d'élections fédérales. La Cour à la majorité n'a certainement pas expliqué pourquoi le principe du caractère véritable ne devrait pas s'appliquer. En fait, moins de deux ans auparavant, dans l'arrêt Oil Chemical Workers (1963), la Cour suprême du Canada avait décidé, à la majorité de quatre contre trois, qu'une loi provinciale en matière de relations de travail pouvait valablement empêcher les syndicats de faire des dons à des partis politiques (tant fédéraux que provinciaux) à même les fonds obtenus par précompte obligatoire sur le salaire des travailleurs. évidemment, l'interdiction des contributions syndicales a un effet plus grave et plus tendancieux sur le processus électoral fédéral qu'une interdiction d'installer des pancartes sur les pelouses de quartiers résidentiels; et pourtant cette interdiction des contributions syndicales a été jugée un élément accessoire valable d'une loi régissant les relations de travail.

...

...je me réjouis de la tendance, manifestée dans les arrêts les plus récents de la Cour suprême du Canada, à limiter la portée du principe de l'exclusivité des compétences par une application libérale du principe du caractère véritable. Dans l'arrêt P.G. Qué. c. Kellogg's of Canada (1978), on a décidé qu'une loi provinciale interdisant la publicité sous forme de dessins animés destinée aux enfants était applicable à la publicité faite à la télévision (un média réglementé par le fédéral). Dans l'arrêt Construction Montcalm c. Commission du salaire minimum (1978), une loi provinciale sur le salaire minimum a été jugée applicable à un entrepreneur qui construisait une piste d'atterrissage pour un aéroport (une entreprise fédérale) sur des terres appartenant au gouvernement fédéral. Dans l'arrêt Four B Manufacturing c. Travailleurs unis du vêtement (1979), une loi provinciale en matière de relations de travail a été jugée applicable à une entreprise appartenant à des Indiens et située sur une réserve indienne. Dans chaque cas, le juge en chef Laskin a rédigé des motifs de dissidence dans lesquels il affirmait l'existence d'une immunité contre l'application de la loi provinciale, mais le juge Martland, au nom de la cour à la majorité dans l'arrêt Kellogg's, et le juge Beetz, au nom de la Cour à la majorité dans les arrêts Construction Montcalm et Four B, ont conclu que les lois en cause, de par leur caractère véritable, relevaient de la compétence provinciale (ce qui n'était évidemment pas controversé) et ont décidé que lesdites lois pouvaient aussi valablement toucher la matière fédérale à laquelle elles s'appliquaient apparemment. Compte tenu de ces arrêts, il semble peu probable que l'affaire McKay serait tranchée de la même façon aujourd'hui.

36. Je souscris à cette analyse. Comme l'affirme le professeur Hogg, l'arrêt McKay est difficilement conciliable avec l'arrêt rendu par cette Cour dans une affaire très semblable, Oil Chemical and Atomic Workers International Union v. Imperial Oil Ltd., [1963] R.C.S. 584. De plus, il s'accorde mal avec un arrêt de principe rendu par la Cour d'appel de l'Ontario dans une affaire analogue, Re C.F.R.B. and Attorney‑General for Canada, [1973] 3 O.R. 819, où l'on a conclu que la compétence fédérale en matière de radiodiffusion justifiait une loi fédérale réglementant la publicité radiophonique au cours d'élections tant fédérales que provinciales. L'arrêt McKay s'écarte en outre de la voie tracée sur le plan des principes par cette Cour dans des arrêts comme Procureur général du Québec c. Kellogg's Co. of Canada et Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, précités. Je suis donc d'avis de rejeter l'arrêt McKay. Par conséquent, c'est en vain que les appelants ont insisté sur l'arrêt McKay.

37. 2. La portée trop large

38. Les appelants ont soutenu également que, pour deux raisons, les interdictions étaient de portée trop large. En premier lieu, elles s'appliquent à tous les fonctionnaires ou, dans certains cas, à tous les employés de Sa Majesté, sans distinguer entre les types d'emplois qu'ils occupent. En second lieu, elles visent une gamme trop large d'activités politiques. Au cours des débats, on a demandé à l'avocat s'il pouvait citer une cause dans laquelle l'argument de la portée trop large avait été retenu relativement au partage des pouvoirs. Il a répondu par la négative. À mon avis, la portée trop large au sens où on l'entend ici n'est simplement pas plaidable dans une affaire ayant trait au partage des pouvoirs. On pourrait faire remarquer en passant que l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario ne dit rien au sujet de l'argument relatif à la portée trop large, bien que ce point ait apparemment été plaidé devant cette cour.

V

L'argument fondé sur l'arrêt Fraser

39. Au paragraphe 75 de leur mémoire, les appelants font valoir que:

[TRADUCTION] ...la jurisprudence canadienne en matière constitutionnelle reconnaît l'existence de certains droits et libertés politiques fondamentaux qui permettent aux citoyens de ce pays de participer aux activités politiques fédérales. Aucune province n'a le pouvoir de restreindre ces droits et libertés ni d'y déroger.

Voilà à quoi se réduit toute l'argumentation écrite des appelants sur ce point. Cela n'est guère surprenant puisque les appelants s'étaient attendus à présenter leurs arguments relatifs aux libertés civiles dans le contexte de la Charte. Après que la Cour eut décidé, au début des plaidoiries, de ne pas entendre d'arguments fondés sur la Charte, les appelants se voyaient dans la nécessité de trouver un autre fondement à l'argumentation relative aux libertés civiles.

40. Au cours des plaidoiries, on a invoqué principalement un extrait de l'arrêt unanime rendu par cette Cour dans l'affaire Fraser, aux pp. 462 et 463:

...la "liberté de parole" est une valeur profondément enracinée dans notre système de gouvernement démocratique. Il s'agit d'un principe de notre constitution de common law, que nous avons hérité du Royaume‑Uni en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.

Ce principe a été confirmé de nouveau récemment dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, où le juge McIntyre, s'exprimant au nom de la Cour à l'unanimité, conclut, à la p. 584:

Avant l'adoption de la Charte, la liberté de parole et d'expression avait été reconnue comme une caractéristique essentielle de la démocratie parlementaire canadienne. En fait, on peut dire que c'est cette Cour qui lui a conféré son statut constitutionnel.

Ces deux passages traduisent une reconnaissance claire que la liberté de parole et d'expression représente une valeur fondamentale qui anime le régime constitutionnel canadien.

41. Il faut toutefois se rappeler qu'aucune valeur, si noble soit‑elle, ne peut à elle seule permettre de soutenir un régime de gouvernement démocratique. À la base de notre régime constitutionnel il y a un certain nombre de valeurs importantes qui contribuent toutes à garantir nos libertés, quoique les façons dont elles le font peuvent parfois entrer en conflit. C'est ce qui explique pourquoi l'extrait de l'arrêt Fraser sur lequel les appelants insistent tant est suivi immédiatement des mots suivants, à la p. 463:

Toutefois, [la liberté de parole n'est pas] une valeur absolue. Il n'y a probablement aucune valeur absolue. Toutes les valeurs importantes doivent être restreintes et évaluées en fonction d'autres valeurs importantes et souvent concurrentes. Ce processus de définition, de restriction et d'évaluation est aussi nécessaire pour ce qui est de la "liberté de parole" en tant que valeur qu'elle l'est pour les autres valeurs.

42. L'arrêt Fraser dans lequel, bien entendu, les questions soulevées étaient analogues à celles posées en l'espèce, établit donc que la liberté d'expression des fonctionnaires constitue une valeur fondamentale, mais que le législateur peut à bon droit autoriser certaines restrictions raisonnables motivées par d'autres valeurs concurrentes. Les facteurs dont il faut tenir compte en évaluant le caractère raisonnable des restrictions sont énoncés dans l'arrêt Fraser.

43. Il ne conviendrait guère de procéder à une application détaillée des principes énoncés dans l'arrêt Fraser aux faits de la présente affaire puisqu'aucun des appelants n'a fait l'objet de mesures disciplinaires. Comme l'ont fait remarquer l'intimé et les intervenants, en déterminant la véritable portée des restrictions que The Public Service Act impose relativement aux activités politiques, c'est en fonction des principes énoncés dans l'arrêt Fraser que les décideurs concernés, et en particulier tout arbitre d'un grief, doivent interpréter la portée de la Loi. Par exemple, l'arrêt Fraser établit que la portée des restrictions imposées par la Loi doit être examinée en fonction du poste et de la visibilité publique du fonctionnaire auquel on dit que les restrictions s'appliquent.

44. En somme, on a conclu que The Public Service Act constitue dans son ensemble un exercice valide de la compétence législative de la province. De plus, la Loi doit être interprétée en fonction de l'arrêt Fraser. J'ajouterais simplement que rien de ce que j'ai dit ne devrait être interprété comme déterminant à l'avance l'analyse qu'il conviendra de faire dans toute contestation éventuelle de la Loi, fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés.

VI

Conclusion

45. Le pourvoi est rejeté. La première question constitutionnelle doit recevoir la réponse suivante: Les articles 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et ses modifications, sont constitutionnels dans la mesure où ils ont pour effet d'empêcher les fonctionnaires et employés provinciaux de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques au niveau fédéral. Aucune réponse n'est donnée aux deuxième et troisième questions constitutionnelles.

46. Je suis d'avis de ne pas accorder de dépens.

Version française du jugement des juges Beetz, McIntyre, Le Dain et La Forest rendu par

47. Le juge Beetz—Le point litigieux a été exposé par le juge en chef Laskin dans la question constitutionnelle suivante:

Dans la mesure où ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques au niveau fédéral, les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, sont‑ils inconstitutionnels?

I

Les faits

48. Les faits ont été décrits dans un exposé conjoint des faits dont un résumé figure dans le mémoire des appelants:

[TRADUCTION] L'appelant le Syndicat des employés de la Fonction publique de l'Ontario est l'agent négociateur d'environ 50 000 employés du gouvernement de l'Ontario qui sont assujettis à The Public Service Act de l'Ontario.

L'appelante Marie Wilkinson est employée par le ministère des Services sociaux et communautaires de l'Ontario en tant que conseillère en réadaptation dans un centre pour déficients mentaux situé à Blenheim (Ontario). L'appelant Edward E. Faulknor travaille pour le ministère du Revenu de l'Ontario en tant que contrôleur des contributions au bureau de Hamilton‑Wentworth. L'appelant Russell B. Smith occupe le poste de technicien de laboratoire au ministère des Richesses naturelles.

Chacun des appelants est un employé de Sa Majesté, un fonctionnaire et un membre du syndicat appelant.

Chacun des appelants souhaite exercer des activités politiques présentement interdites par The Public Service Act, dont la possibilité de se porter candidat à des élections fédérales, celle de faire du démarchage et de solliciter des fonds pour des partis politiques et celle de prendre position sur des questions politiques.

Aux fins du présent pourvoi, l'organisation et la philosophie des différents partis politiques tant fédéraux que provinciaux sont reconnues comme étant les mêmes.

49. Les activités politiques que les appelants souhaitaient exercer avaient trait aux élections fédérales de 1979. Les appelants ont craint que la poursuite de ces activités ne les expose à des mesures disciplinaires prises conformément à The Public Service Act. Au moyen d'un avis de requête introductif d'instance, ils ont, de concert avec leur syndicat, demandé à la Cour suprême de l'Ontario de rendre une ordonnance déclarant inconstitutionnels les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, ci‑après appelée la Loi.

II

Les textes législatifs

50. Les dispositions contestées de la Loi sont ainsi conçues:

[TRADUCTION] 12.—(1) Nul employé de Sa Majesté ne doit

a) se porter candidat à des élections provinciales ou fédérales ni siéger en tant que député provincial ou fédéral; ni

b) solliciter des fonds pour un parti politique provincial ou fédéral ou pour un candidat; ni

c) relier son poste dans la fonction publique à des activités politiques,

si ce n'est pendant un congé accordé en vertu du paragraphe 2.

(2) Un employé de Sa Majesté, autre qu'un sous‑ministre ou tout autre employé dont le poste ou la classification est désigné par voie de règlement pris en vertu de l'alinéa 29(1)u), qui se propose de se porter candidat à des élections provinciales ou fédérales doit, par l'intermédiaire de son ministre, adresser au lieutenant‑gouverneur en conseil une demande de congé sans traitement

a) pour une durée maximale calculée à partir du jour de la délivrance du bref d'élection jusqu'au jour du scrutin; et

b) pour une durée minimale calculée à partir du jour prévu par la loi pour les mises en candidature jusqu'au jour du scrutin,

et toute demande à cet effet doit être accueillie.

(3) Lorsqu'un employé de Sa Majesté qui s'est porté candidat à des élections provinciales ou fédérales est élu, il doit immédiatement démissionner du poste qu'il occupe comme employé de Sa Majesté.

(4) L'employé de Sa Majesté qui a démissionné en vertu du paragraphe 3,

a) qui cesse d'être un député dans les cinq ans de sa démission; et

b) qui demande, dans les trois mois de la date où il cesse d'être député, d'être réintégré dans son ancien poste ou d'être nommé à un autre poste dans la fonction publique pour lequel il est qualifié,

doit être réintégré dans son poste ou nommé à un autre dès qu'une vacance survient.

(5) Lorsqu'un employé de Sa Majesté a obtenu un congé en vertu du paragraphe 2 et qu'il ne s'est pas fait élire, ou lorsqu'il a démissionné de son poste en vertu du paragraphe 3 et qu'il a été réintégré dans ses fonctions en vertu du paragraphe 4, la période visée par le congé ou la démission n'est pas incluse dans la détermination de la durée de son ancienneté à quelque fin que ce soit, et la prestation de ses services avant et après cette période est réputée continue à toutes fins.

13.—(1) Nul fonctionnaire ne fera du démarchage pour un candidat à des élections provinciales ou fédérales.

(2) Nonobstant le paragraphe 1, un sous‑ministre ou tout autre employé de Sa Majesté, dont le poste ou la classification est désigné par voie de règlement pris en vertu de l'alinéa 29(1)u), ne doit à aucun moment faire du démarchage ou travailler activement pour un parti politique provincial ou fédéral ou pour un candidat.

14. Un fonctionnaire ne doit à aucun moment prendre la parole en public ni exprimer des opinions écrites destinées à être diffusées auprès du public sur une question qui fait partie du programme d'un parti politique provincial ou fédéral, si ce n'est pendant un congé accordé en vertu du paragraphe 12(2).

15. Nul employé de Sa Majesté ne doit pendant les heures de travail exercer une activité pour le compte d'un parti politique provincial ou fédéral.

16. Toute contravention aux articles 11, 12, 13, 14 ou 15 est réputée constituer une cause suffisante de renvoi.

51. Les expressions "fonctionnaire" et "employé de Sa Majesté" sont définies aux al. 1a) et e) de la Loi:

[TRADUCTION] 1. ...

a) "fonctionnaire" désigne une personne nommée au service de Sa Majesté par le lieutenant‑gouverneur en conseil sur attestation de la Commission ou par la Commission, et "fonction publique" a un sens correspondant;

...

e) "employé de Sa Majesté" désigne une personne au service de Sa Majesté ou d'un organisme de Sa Majesté, mais ne comprend pas un employé d'Ontario Hydro ou de la Commission de transport Ontario Northland;

III

L'historique des procédures et les jugements des tribunaux d'instance inférieure

52. La Cour suprême de l'Ontario (1979), 24 O.R. (2d) 324, 98 D.L.R. (3d) 168, et la Cour d'appel de l'Ontario (1980), 31 O.R. (2d) 321, 118 D.L.R. (3d) 661, ont entendu et tranché la présente affaire avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette affaire était fondée sur des moyens relatifs au partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures des provinces.

53. On reprochait principalement aux dispositions contestées de viser les élections fédérales, un domaine de compétence législative exclusive du Parlement. Subsidiairement, on a fait valoir que, même si ces dispositions étaient par ailleurs valides parce que reliées à un objet provincial, elles ne peuvent être interprétées, sur le plan constitutionnel, de manière à s'appliquer à l'élément central d'une matière fédérale comme les élections fédérales, ni à englober un tel élément.

54. Le procureur général de l'Ontario a soutenu que les dispositions contestées étaient entièrement autorisées par les par. 92(1), (4) et (13) de la Loi constitutionnelle de 1867:

92. Dans chaque province, la législature pourra exclusivement légiférer relativement aux matières entrant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, à savoir:

1. L'amendement de temps à autre, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans le présent acte, de la constitution de la province, sauf les dispositions relatives à la charge de lieutenant‑gouverneur;

...

4. la création et la durée des charges provinciales, ainsi que la nomination et le paiement des fonctionnaires provinciaux;

...

13. la propriété et les droits civils dans la province;

55. Dans ses motifs oraux, le juge Labrosse qui a entendu et rejeté la requête a affirmé qu'il ne rejetait pas l'argument fondé sur les par. 92(1) et (4), mais qu'il trouvait beaucoup plus convaincant l'argument fondé sur le par. 92(13). Il a dit:

[TRADUCTION] The Public Service Act réglemente d'une manière générale l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique. Il s'agit vraiment d'une loi sur les relations employeur‑employé.

56. Et il a conclu:

[TRADUCTION] La loi contestée est, de par son caractère véritable, une loi ouvrière qui vise les conditions de travail de manière à assurer l'impartialité de la fonction publique, et elle relève donc de la propriété et des droits civils dans la province.

57. Le juge Labrosse a également conclu, en citant le juge Henry dans la décision Re United Glass & Ceramic Workers of North America and Domglas Ltd. (1978), 19 O.R. (2d) 353, à la p. 362, que, dans la mesure où les dispositions contestées touchaient les activités politiques des fonctionnaires lors d'élections fédérales, elles ne le faisaient qu'"accessoirement, dans le cadre d'un régime législatif plus large destiné à promouvoir les relations de travail, ce qui constitue un objet provincial régulier".

58. La Cour d'appel de l'Ontario a confirmé à l'unanimité la décision du juge Labrosse ainsi que son raisonnement.

59. Le regretté juge en chef adjoint MacKinnon, s'exprimant en son propre nom et en celui des juges Wilson et Goodman, a passé en revue les principes relatifs à l'impartialité politique de la fonction publique et a souligné leur importance vitale quant à l'existence d'un régime de gouvernement responsable au Canada. Il écrit, à la p. 330 (O.R.):

[TRADUCTION] Si on accepte que la neutralité ou l'impartialité politique des fonctionnaires de Sa Majesté est un précepte nécessaire et fondamental de la Constitution canadienne, inspiré de la Constitution du Royaume‑Uni, l'argument portant que la loi contestée en l'espèce, dans la mesure où elle confère un effet législatif à une convention existante, est valide en vertu des par. 92(1) et 92(4) de l'A.A.N.B., a un poids considérable.

Toutefois, en répondant à ce que M. le juge Labrosse a décrit comme étant la vraie question, savoir s'il relève de la compétence de la province de restreindre les activités politiques des employés de Sa Majesté et des fonctionnaires, je préfère fonder cette réponse, comme il l'a fait, sur l'effet à donner ici au par. 92(13) de l'A.A.N.B. Il ne fait pas de doute que, en vertu de ce chef de compétence législative, les provinces ont compétence sur les relations de travail dans la province.

60. Le juge en chef adjoint MacKinnon ajoute, à la p. 331:

[TRADUCTION] La population ontarienne a elle aussi un intérêt particulier à ce que sa fonction publique soit impartiale. On peut donc dire que, tout en étant une loi portant sur les relations de travail dans la province, la loi en question, prise sous un autre angle, est également une loi destinée à protéger les droits civils à une fonction publique impartiale qu'ont, de manière générale, les résidents de l'Ontario.

61. L'appel a donc été rejeté.

62. L'autorisation de pourvoi devant cette Cour a été accordée le 2 mars 1981.

63. Voici les questions constitutionnelles qui ont été formulées par le juge en chef Laskin et qui ont été révisées et complétées par le juge en chef Dickson:

1. Dans la mesure où ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques au niveau fédéral, les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, sont‑ils inconstitutionnels?

2. Dans la mesure où ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques aux niveaux fédéral et provincial, les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, portent‑ils atteinte aux droits et libertés garantis par les art. 2 et 3 ou le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Si les art. 12, 13, 14, 15 et 16 de The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et ses modifications portent atteinte aux droits et libertés garantis par les art. 2 et 3 ou le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, ces articles sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, non incompatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

64. Au début de l'audience en cette Cour, le procureur général de l'Ontario, appuyé par plusieurs procureurs généraux intervenants, a soutenu que la Cour ne devrait pas aborder les questions relatives à la Charte parce que toutes les activités politiques en cause étaient antérieures à la Charte et que ni l'un ni l'autre tribunal d'instance inférieure n'avait entendu d'arguments fondés sur la Charte. Après que ce point eut été débattu, la Cour a décidé (le juge en chef Dickson et les juges Chouinard et Le Dain étant dissidents) qu'elle n'entendrait pas et ne trancherait pas les questions relatives à la Charte.

65. On a alors présenté des arguments écrits et oraux fondés sur le partage des pouvoirs législatifs ainsi que des plaidoiries fondées sur un moyen relatif aux droits et libertés fondamentaux tiré de certaines déclarations contenues dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455.

66. Notons également que le par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 est maintenant remplacé l'art. 45 de la Loi constitutionnelle de 1982, dont la portée est restreinte par les autres dispositions de la partie V de cette dernière loi, intitulée "Procédure de modification de la Constitution du Canada". Cependant, les dispositions contestées sont antérieures à l'entrée en vigueur de cette procédure; leur constitutionnalité sera donc examinée en fonction de la loi en vigueur au moment de leur adoption. On peut bien penser que l'entrée en vigueur de la procédure de modification n'a rien changé au pouvoir de la province de modifier sa propre constitution, mais je m'abstiens d'exprimer quelque opinion sur le sujet.

IV

Le partage des pouvoirs

67. À part quelques ajouts, les arguments que nous ont présentés les appelants et l'intimé au sujet du partage des pouvoirs sont essentiellement les mêmes que ceux présentés devant les tribunaux d'instance inférieure. Je les ai déjà résumés.

68. Tous les procureurs généraux intervenants ont appuyé les conclusions recherchées par le procureur général de l'Ontario.

69. Je dois dire dès le départ que je tire les mêmes conclusions que les tribunaux d'instance inférieure, mais pour des motifs différents.

70. Avec égards, les dispositions contestées n'ont rien à voir avec le domaine des élections fédérales comme le soumettent les appelants. Mais elles ne peuvent pas non plus être justifiées du point de vue constitutionnel pour le motif, ou tout au moins pour le seul motif, qu'elles constituent, de par leur caractère véritable, des dispositions en matière de relations de travail et qu'elles relèvent, par conséquent, de la propriété et des droits civils dans la province. Je suis plutôt d'avis que les dispositions attaquées sont une modification de la constitution de la province et qu'elles ont également trait à la durée des charges provinciales.

1. La propriété et les droits civils dans la province

71. Je dois tout d'abord dire pourquoi il m'est difficile d'accepter la façon dont les tribunaux d'instance inférieure ont qualifié la Loi dans son ensemble ainsi que ses dispositions contestées.

72. Commençons par la proposition formulée par la Cour d'appel portant que la loi en question peut être considérée comme une loi "destinée à protéger les droits civils à une fonction publique impartiale qu'ont, de manière générale, les résidents de l'Ontario." Il me semble que, dans la mesure où on peut dire que cette loi confère aux résidents de l'Ontario des droits, individuels ou collectifs, d'avoir une fonction publique impartiale, ces droits sont non pas civils, mais plutôt publics ou politiques. Pour citer le professeur Hogg, dans son ouvrage Constitutional Law of Canada (2nd ed. 1985), à la p. 454, ces droits ne font pas partie de

[TRADUCTION] ...l'ensemble des règles de droit privé qui régissent les relations entre citoyens, par opposition au droit qui régit les relations entre les citoyens et les institutions gouvernementales.

73. Pour à peu près les mêmes raisons, il m'est difficile de considérer la Loi simplement comme une loi sur les relations "employeur‑employé".

74. Plusieurs des fonctionnaires les plus touchés par les dispositions contestées sont plus que de simples employés de Sa Majesté. On compte parmi eux tous les sous‑ministres et, en vertu du règlement mentionné au par. 12(2) de la Loi, ce sont, par exemple, pour chaque ministère comprenant des agences, des offices et des commissions, des fonctionnaires comme le sous‑ministre adjoint, le directeur exécutif, le secrétaire exécutif, le directeur général, le directeur de section ainsi que les chefs et les membres à plein temps des offices, agences et commissions. Au ministère du Procureur général, pour citer un autre exemple, sont visés notamment les postes et classifications suivants: l'administrateur judiciaire, le substitut du procureur général de Toronto et York, les conseillers juridiques du procureur général de niveaux 1, 2 et 3, les juges de la Cour des petites créances, les juges de paix, le protonotaire local de la Cour suprême de l'Ontario, les juges provinciaux, le greffier des offices et commissions, le greffier de la Cour suprême de l'Ontario. Encore une fois, ce ne sont pas de simples employés. Ils occupent une charge publique et plusieurs d'entre eux exercent des pouvoirs importants que leur confère la loi.

75. La Loi prévoit donc, à l'art. 10, que chaque fonctionnaire doit prêter un serment d'entrée en fonction et de discrétion ainsi qu'un serment d'allégeance à la souveraine, et que chaque personne ou catégorie de personne nommée à un poste de la fonction publique sans classification peut être requise de prêter l'un ou l'autre des serments ou les deux à la fois. Le serment d'entrée en fonction comprend un engagement à observer et à respecter les lois du Canada et de l'Ontario, ce qui inclut les dispositions contestées, et il va sans dire que la prestation de ce serment n'est pas négociable. Une disposition de ce genre est pour le moins inattendue dans une loi sur les relations employeur‑employé ou dans une loi régissant les relations de travail, mais elle est tout à fait de mise dans une loi concernant la constitution de la province et la durée des charges provinciales.

76. Je suis conscient que les fonctionnaires qui se situent dans les catégories que je viens de décrire ne représentent qu'une minorité dans la fonction publique. Cependant, ils sont plus touchés que d'autres par les dispositions contestées puisqu'ils ne peuvent obtenir un congé pour exercer des activités politiques; et il me semble qu'ils ne peuvent être visés par ces dispositions si ce n'est en vertu de l'autorité constitutionnelle d'un chef de compétence autre que la propriété et les droits civils.

77. Quant aux fonctionnaires qui n'exercent aucun pouvoir mais qui remplissent simplement des fonctions professionnelles, de consultation ou même de secrétariat, ils occupent néanmoins une charge puisqu'ils doivent prêter ce que la Loi appelle un serment d'entrée en fonction. Ils ne sont pas simplement embauchés par Sa Majesté, ils sont nommés au service de Sa Majesté par le lieutenant‑gouverneur en conseil sur attestation de la Commission de la fonction publique et ils se voient conférer, en vertu de la Loi, un statut spécial et, à mon avis, public qui va au‑delà des limites des droits civils.

78. Reste la catégorie des employés de Sa Majesté qui n'occupent pas un poste classifié dans la fonction publique. Leurs rapports avec Sa Majesté peuvent bien être régis par le droit des contrats, que ce soit sur une base individuelle ou collective, mais eux non plus ne peuvent négocier l'obligation de se conformer aux dispositions contestées et cette obligation ne découle pas de leur contrat de travail. Elle découle de la Loi, une loi publique de l'Ontario qui leur impose cette obligation parce qu'ils sont au service de l'état.

79. On ne nous demande pas de qualifier la Loi dans son ensemble, par opposition aux dispositions contestées. Pourtant, il vaut la peine de souligner que les seuls articles de la Loi qui peuvent être considérés comme des dispositions qui portent directement sur les relations de travail sont les art. 27, 28 et l'al. 28a qui réglementent la négociation collective de la Sûreté de l'Ontario, un cas spécial. Le reste de la Loi, qui est relativement courte vu qu'elle ne compte que 32 articles, contient des dispositions dont plusieurs ne sont pas directement liées, ou ne sont pas liées du tout, aux relations de travail. Ainsi, l'article 1 est un article de définition. Les articles 2 et 3 prescrivent la composition et les attributions de la Commission de la fonction publique. J'ai déjà parlé de l'art. 10 qui a trait aux serments d'entrée en fonction, de discrétion et d'allégeance. L'article 11 autorise les activités politiques lors d'élections municipales à certaines conditions et pourvu que les candidatures, les services et les activités ne soient pas rattachés à des partis politiques provinciaux ou fédéraux ni parrainés par ceux‑ci. Les articles 11, 12, 13, 14, 15 et 16 sont les dispositions contestées. Les articles 23 et 24 prévoient la délégation de pouvoirs par les sous‑ministres et la Commission. J'ai également déjà mentionné les art. 26, 27, 28 et l'al. 28a qui ont trait aux relations de travail de la Sûreté de l'Ontario. Enfin, l'art. 29 confère de larges pouvoirs de réglementation à la Commission, sous réserve de l'approbation du lieutenant‑gouverneur en conseil. Ces règlements portent notamment sur les classifications de poste y compris les traitements à l'exception des classifications dans lesquelles les traitements sont fixés par voie de négociation conformément à The Crown Employees Collective Bargaining Act, 1972, S.O. 1972, chap. 67, qui définit le travail en surtemps, et sur la réglementation de la conduite des fonctionnaires, y compris l'imposition d'amendes, le renvoi et la rétrogradation, ainsi que la désignation de postes ou de classifications aux fins l'art. 11. Le paragraphe 29(3) prévoit que la convention collective prévaut lorsqu'elle entre en conflit avec un règlement.

80. Ainsi, la Loi contient bien des éléments relatifs aux relations de travail, mais ils ne constituent pas ses caractéristiques principales comme c'est le cas par exemple dans The Crown Employees Collective Bargaining Act, 1972.

81. Bien qu'on puisse également dire que la Loi réglemente d'une manière générale l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique provinciale, un bon nombre de ses dispositions, y compris les dispositions contestées, ne peuvent s'expliquer et se justifier que par le fait que l'emploi en question est un emploi public. C'est pourquoi elles ne peuvent à mon avis être fondées, ou être fondées uniquement, sur le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Mais elles peuvent être entièrement fondées sur les par. 92(1) et (4).

2. La modification de la constitution de la province

82. Le paragraphe 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 prescrit la méthode par laquelle la constitution de la province peut être modifiée. Cette méthode consiste en l'adoption d'une loi ordinaire par la législature provinciale. Toutefois, la Loi constitutionnelle de 1867 ne définit nulle part l'expression "constitution de la province".

83. La constitution de l'Ontario, comme celle des autres provinces et du Royaume‑Uni, mais contrairement à celle de nombreux états, ne se trouve pas dans un document complet appelé constitution. Elle se trouve en partie dans une variété de dispositions législatives. Certaines de ces dispositions ont été adoptées par le Parlement de Westminster, comme les art. 58 à 70 et 82 à 87 de la Loi constitutionnelle de 1867. D'autres dispositions relatives à la constitution de l'Ontario ont été adoptées par voie de lois ordinaires de la législature de l'Ontario comme, par exemple, The Legislative Assembly Act, R.S.O. 1970, chap. 240, The Representation Act, R.S.O. 1970, chap. 413, et The Executive Council Act, R.S.O. 1970, chap. 153.

84. Une autre partie de la constitution de l'Ontario est formée de règles de common law, énoncées ou reconnues au cours des ans par les tribunaux. Plusieurs de ces règles de common law concernent la prérogative royale. Par exemple, elles ont placé Sa Majesté du chef de la province dans une situation privilégiée en tant que créancière (Maritime Bank of Canada (Liquidators of) v. Receiver‑General of New Brunswick, [1892] App. Cas. 437) et en ce qui concerne l'héritage de terres à défaut d'héritiers (Attorney‑General of Ontario v. Mercer (1883), 8 App. Cas. 767).

85. Comme on l'explique dans le Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, aux pp. 876 à 878, au sujet de la Constitution du Canada—mais de façon générale, on peut dire la même chose de la constitution de l'Ontario—"On désigne du terme générique de droit constitutionnel les parties [...] qui sont formées de règles législatives et de règles de common law". En outre, la constitution de l'Ontario comprend des règles d'une nature différente mais d'une grande importance appelées conventions de la constitution. La plus fondamentale d'entre elles est probablement le principe du gouvernement responsable qui est en grande partie non écrit, bien qu'il soit mentionné implicitement dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu'une de ses facettes soit formulée à l'art. 83 de cette loi, peut‑être désuète, qui, en Ontario et au Québec, et "Jusqu'à ce que la Législature de l'Ontario ou du Québec en ordonne autrement", établit une restriction quant à l'élection de titulaires de charges autres que les charges de ministres.

86. Si l'Ontario était un état unitaire, comme le Royaume‑Uni, la question de savoir si une disposition donnée fait partie de sa constitution ou la modifie pourrait recevoir une réponse affirmative par l'application d'un seul critère relativement simple: la disposition est‑elle de nature constitutionnelle? En d'autres termes, la disposition en question a‑t‑elle trait, de par son objet, à une branche du gouvernement de l'Ontario ou, pour reprendre les termes de cette Cour dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, à la p. 1024, est‑ce qu'elle "porte sur le fonctionnement d'un organe du gouvernement de la province"? Détermine‑t‑elle, par exemple, la composition, les pouvoirs, l'autorité, les privilèges et les fonctions des organes législatif ou exécutif ou de leurs membres? Réglemente‑t‑elle la corrélation entre deux ou plusieurs branches? Ou établit‑elle quelque principe de gouvernement? Dans un état unitaire qui n'a pas de constitution écrite complète, ce critère est le seul applicable.

87. Parce que l'Ontario, à l'instar du modèle britannique, n'a pas de constitution écrite complète, ses lois ne peuvent être considérées comme des lois constitutionnelles à moins qu'elles ne satisfassent également au critère consistant à déterminer si elles sont de nature constitutionnelle.

88. Cependant, même si on y a satisfait à première vue, le premier critère n'est pas déterminant quant à la question de savoir si une loi de l'Ontario fait partie de la constitution de l'Ontario ou s'il s'agit d'une modification de la constitution de l'Ontario au sens du par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. La raison principale de l'insuffisance du premier critère est que l'Ontario n'est pas un état unitaire. Elle fait partie intégrante d'un état fédéral et les dispositions relatives à la constitution de l'état fédéral, prises dans leur ensemble, ou essentielles à la mise en oeuvre du principe fédéral échappent au pouvoir de modification que le par. 92(1) accorde à la province. L'ensemble de l'art. 92 lui‑même en est un exemple évident. À l'égard de l'Ontario, il est en un sens de nature constitutionnelle dans la mesure où il définit la compétence législative de la législature de cette province. Mais il établit également des limites à la compétence législative du Parlement. Il se situe au coeur du régime en vertu duquel la compétence législative est partagée dans la fédération. Il fait partie de la constitution de la fédération considérée dans son ensemble plutôt que de la constitution de l'Ontario, au sens du par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. Avant 1982, cette partie de la constitution de la fédération était donc intangible, en ce sens qu'elle ne pouvait être modifiée que par le Parlement de Westminster conformément à des conventions constitutionnelles.

89. En outre, d'autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 ont pu de même être intangibles et considérées comme échappant au par. 92(1), non pas parce qu'elles étaient essentielles à la mise en oeuvre du principe fédéral, mais parce que, pour des raisons historiques, elles constituaient une condition fondamentale de l'union formée en 1867. Ainsi, dans l'arrêt Blaikie, précité, on a conclu que l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 était une disposition de ce genre et faisait "partie indivisiblement de la constitution du Canada et du Québec" et non pas partie de la constitution du Québec au sens du par. 92(1).

90. Pour résumer donc, et sous réserve de ce que je mentionnerai plus loin, une disposition peut généralement être considérée comme une modification de la constitution d'une province lorsqu'elle porte sur le fonctionnement d'un organe du gouvernement de la province, pourvu qu'elle ne soit pas par ailleurs intangible parce qu'indivisiblement liée à la mise en oeuvre du principe fédéral ou à une condition fondamentale de l'union et pourvu évidemment qu'elle ne soit pas explicitement ou implicitement exemptée du pouvoir de modification que le par. 92(1) accorde à la province, comme par exemple la charge de lieutenant‑gouverneur et, probablement et à plus forte raison, la charge de la souveraine qui est représentée par le lieutenant‑gouverneur.

91. Le point de vue que je viens de décrire me semble compatible avec celui adopté par cette Cour dans l'arrêt Blaikie, précité, où elle a explicitement refusé d'adopter une attitude plus stricte. La Division d'appel de la Cour suprême de l'Alberta, dans l'arrêt R. v. Ulmer, [1923] 1 W.W.R. 1, 1 D.L.R. 304, et la Cour d'appel du Québec, dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1978] C.A. 351, ont conclu qu'on devrait prêter au par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 un sens restreint qui engloberait seulement les dispositions figurant sous la rubrique V de la Loi constitutionnelle de 1867, intitulée "Constitutions des provinces". Cette interprétation restreinte ne pouvait être conciliée avec l'arrêt Fielding v. Thomas, [1896] A.C. 600, dans lequel on avait jugé que les privilèges et immunités des députés de l'assemblée législative de la Nouvelle‑écosse et les lois accordant l'immunité contre la responsabilité civile pour les paroles et la conduite devant l'Assemblée, étaient des matières visées par le par. 92(1). Ces matières ne pouvaient pas, en principe, être incluses sous la rubrique V de la Loi constitutionnelle de 1867. Voici ce que cette Cour affirme à ce sujet dans l'arrêt Blaikie, précité, aux pp. 1024 et 1025:

Le fait que l'arrêt Fielding v. Thomas touche à des questions relatives à la constitution de la province, dans la mesure où il porte sur le fonctionnement d'un organe du gouvernement de la province, n'appuie pas la thèse de l'appelant sur la portée illimitée du par. 92(1). Ce dernier peut évidemment viser des changements comme ceux qui font l'objet de l'arrêt Fielding v. Thomas ainsi que d'autres matières qui ne sont pas expressément régies par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique mais font implicitement partie de la constitution de la province. Mais cela ne signifie pas nécessairement que l'art. 133 puisse être modifié unilatéralement. De fait, l'argument va trop loin car, ainsi qu'on l'a fait valoir, il permettrait de modifier la liste des pouvoirs législatifs compris dans l'énumération des catégories de sujets qui figure ensuite à l'art. 92, et l'on n'est pas allé jusqu'à avancer cette prétention. [Je souligne.]

92. Nous devons maintenant appliquer ces critères aux dispositions contestées en l'espèce.

93. À mon avis, il est évident que ces dispositions sont de nature constitutionnelle en ce sens qu'elles portent sur le fonctionnement d'un organe du gouvernement en Ontario et qu'elles imposent aux membres d'un organe du gouvernement des obligations pour mettre en oeuvre un principe de gouvernement. La fonction publique de l'Ontario est cet organe du gouvernement. L'obligation est celle qui est imposée aux membres de la fonction publique de s'abstenir d'exercer les activités politiques envisagées par les dispositions contestées. Le principe de gouvernement est l'impartialité de la fonction publique considérée comme une condition essentielle à l'existence d'un gouvernement responsable.

94. Dans l'arrêt Fraser, précité, le juge en chef Dickson, s'exprimant au nom de la Cour au complet, souligne, à la p. 469, qu'il est "important et nécessaire d'avoir une fonction publique impartiale et efficace". Il ajoute alors, aux pp. 469 et 470:

Il existe au Canada une séparation des pouvoirs entre les trois branches du gouvernement—le législatif, l'exécutif et le judiciaire. En termes généraux, le rôle du judiciaire est, il va sans dire, d'interpréter et d'appliquer la loi; le rôle du législatif est de prendre des décisions et d'énoncer des politiques; le rôle de l'exécutif est d'administrer et d'appliquer ces politiques.

La fonction publique fédérale au Canada fait partie de l'exécutif du gouvernement. À ce titre, sa tâche fondamentale est d'administrer et d'appliquer les politiques. Pour bien accomplir sa tâche, la fonction publique doit employer des personnes qui présentent certaines caractéristiques importantes parmi lesquelles les connaissances, l'équité et l'intégrité.

Comme l'arbitre l'a indiqué, il existe une autre caractéristique qui est la loyauté. En règle générale, les fonctionnaires fédéraux doivent être loyaux envers leur employeur, le gouvernement du Canada. Ils doivent être loyaux envers le gouvernement du Canada et non envers le parti politique au pouvoir. Un fonctionnaire n'est pas tenu de voter pour le parti au pouvoir. Il n'est pas non plus tenu d'endosser publiquement ses politiques. [Je souligne.]

95. On peut dire de la même manière que la fonction publique en Ontario fait partie de l'exécutif du gouvernement de l'Ontario. Les ministres et le conseil exécutif de l'Ontario seraient impuissants et tout à fait incapables d'administrer la province s'ils étaient privés de la fonction publique et laissés à leurs propres moyens. Il est impossible de gouverner un grand état moderne sans une fonction publique relativement importante qui participe efficacement à l'exercice du pouvoir politique sous la surveillance de ministres responsables:

Cependant, si le fonctionnaire demeure toujours un citoyen il est aussi le serviteur de l'état. Détenteur d'une parcelle de la puissance publique, jouissant de prérogatives exorbitantes du droit commun, le fonctionnaire participe à l'exercice du pouvoir. C'est pour cette raison d'ailleurs que l'état lui impose l'obligation de loyauté et de réserve. Reconnaître au fonctionnaire le plein exercice de ses libertés politiques ne risquerait‑il pas de compromettre l'action, voire l'existence même, des gouvernements en place, de paralyser la direction politique de la nation, d'ébranler la confiance des administrés dans l'administration advenant que le fonctionnaire se départisse de l'impartialité dont l'administration doit faire preuve?

(Patrice Garant, La fonction publique canadienne et québécoise (Québec 1973), aux pp. 347 et 348.)

96. Voilà en ce qui concerne la branche de gouvernement réglementée par les dispositions contestées. Quant aux principes de gouvernement qu'elles ont pour objet de favoriser, je pense qu'une bonne partie de ce qu'a dit la Cour d'appel de l'Ontario sur le sujet en l'espèce est juste. Le juge en chef adjoint MacKinnon écrit:

[TRADUCTION] Dans le volume II, partie 2 de l'ouvrage Law and Custom of the Constitution (1908), Anson écrit à la p. 69 qu'une caractéristique principale du gouvernement responsable dans le Canada colonial était "la permanence du fonctionnaire et son exclusion de la législature". Les rédacteurs de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867 ont clairement voulu que le gouvernement responsable se perpétue au Canada lorsqu'ils ont affirmé dans le préambule de cette loi que le Canada devait avoir "une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni".

...

L'historique de l'évolution du contrôle de la législature sur la fonction publique et de l'affranchissement progressif, du patronage politique, des nominations dans la fonction publique est important pour déterminer quelles conventions existaient à cet égard à l'époque de la Confédération. Cela aide à déterminer ce qu'on a voulu dire au Canada à ce sujet par les mots "une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni".

Au Royaume‑Uni en 1914, la commission MacDonnell a souligné dans son rapport que, dans le cadre d'un gouvernement responsable, il était nécessaire d'imposer aux fonctionnaires des restrictions relativement aux activités politiques partisanes; cela permettrait d'assurer et de favoriser l'efficacité de l'administration publique par les fonctionnaires. Le comité Masterman a adopté ce point de vue en 1949 dans son rapport sur "The Political Activities of Civil Servants".

97. Le juge en chef adjoint MacKinnon cite alors un extrait du rapport du comité MacDonnell, dont le suivant repris plus tard par le juge en chef Dickson dans l'arrêt Fraser, précité, à la p. 471:

[TRADUCTION] D'une manière générale, nous croyons que si les restrictions relatives aux activités politiques des fonctionnaires devaient être levées, cela aurait probablement deux conséquences. Le public pourrait cesser de croire, comme nous pensons qu'il le fait maintenant avec raison, en l'impartialité de la fonction publique permanente; et les ministres pourraient cesser de sentir la confiance bien méritée qu'ils possèdent à l'heure actuelle dans l'appui loyal et fidèle de leurs fonctionnaires; en fait, ils pourraient être portés à examiner à fond les paroles et les écrits de leurs subordonnés et à choisir pour occuper des postes de confiance, seulement ceux dont ils savent qu'ils partagent les mêmes sympathies politiques.

Si tel était le cas, le système de recrutement par concours public constituerait seulement une barrière fragile contre le népotisme ministériel au cours de toutes les années de service sauf au début; la fonction publique cesserait en fait d'être un organisme impartial, apolitique, capable de loyaux services envers tous les ministres et les partis; le changement aurait rapidement des effets sur l'opinion que le public se fait de la fonction publique et le résultat serait destructif à l'égard de ce qui est sans aucun doute, à l'heure actuelle, l'un des plus grands avantages de notre système administratif et l'une des traditions les plus honorables de notre vie publique.

98. Le juge en chef adjoint MacKinnon poursuit:

[TRADUCTION] Dans le résumé de ses conclusions, le comité Masterman affirme que "la neutralité politique de la fonction publique est une caractéristique fondamentale du gouvernement démocratique britannique et est essentielle à son fonctionnement efficace. Elle doit être maintenue même au prix d'une certaine perte de liberté politique par certains de ceux qui choisissent d'entrer dans la fonction publique". Un comité ultérieur constitué pour étudier le sujet au Royaume‑Uni (le comité Armitage) a conclu de la même façon en 1978.

99. Le juge en chef MacKinnon a alors tiré des conclusions qui, à mon avis, sont aussi cruciales qu'inattaquables:

[TRADUCTION] De toute évidence il existait une convention de neutralité politique des employés de Sa Majesté à l'époque de la Confédération et le raisonnement à l'appui de cette convention est demeuré le même tout au long des années qui ont suivi. Qu'elle fût complètement respectée à cette époque en pratique est sans importance. Ce qui importe, comme je l'ai déjà dit, ce n'est pas le caractère souhaitable des dispositions de la loi du point de vue social mais plutôt le fait que, historiquement, cette convention existait en 1867. Il est difficile de ne pas approuver la conclusion de M. le juge Labrosse selon laquelle "La confiance du public dans la fonction publique exige sa neutralité politique et son impartialité dans la prestation de ses services, peu importe le parti politique au pouvoir" (p. 173 O.R., p. 328 D.L.R.) Les dispositions contestées semblent ne faire rien de plus que refléter la convention existante.

100. Je suis d'accord avec ces conclusions. Je formulerais toutefois la dernière en des termes plus positifs: à mon avis, les dispositions contestées ne semblent pas simplement refléter la convention existante; elles lui confèrent clairement la force et la précision additionnelles de l'effet législatif et elles sont de nature constitutionnelle et valides à première vue en vertu du par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867.

101. Je ne crois pas que cette conclusion tirée à première vue puisse être modifiée par les parties négatives des critères déjà décrits.

102. Loin de violer une condition fondamentale de l'union comme c'était le cas dans l'affaire Blaikie, précitée, les dispositions contestées confèrent un effet législatif additionnel à l'un de ses préceptes fondamentaux, le principe du gouvernement responsable. À cet égard, les dispositions contestées sont plus rapprochées de celles de la Loi sur les langues officielles fédérale, S.R.C. 1970, chap. O‑2, que cette Cour a jugées constitutionnelles dans l'arrêt Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182.

103. Je ne crois pas non plus que l'on puisse dire que les règles introduites par les dispositions contestées sont incompatibles avec la mise en oeuvre du principe fédéral.

104. Si je comprends bien, suivant le premier argument des appelants, les dispositions contestées ont trait au domaine de compétence exclusive fédérale que sont les élections fédérales (Valin v. Langlois (1879), 3 R.C.S. 1, 5 A.C. 115) et, suivant leur argument subsidiaire, même si les dispositions contestées ont trait à un objet provincial, elles ne peuvent pas constitutionnellement aller jusqu'à s'appliquer à la matière fédérale que constituent les élections fédérales.

105. Je doute que l'un ou l'autre de ces arguments atteigne le niveau de l'argument du principe fédéral. Quoi qu'il en soit, je ne suis d'accord avec ni l'un ni l'autre de ces arguments. Je traiterai du second argument, l'argument subsidiaire, dans un chapitre distinct.

106. Quant au premier argument, je suis d'avis qu'il doit être rejeté pour les motifs suivants. Les dispositions contestées sont des mesures législatives bien formulées qui ne touchent aucunement ni à la validité des élections fédérales ou à l'éligibilité à la Chambre des communes, ni aux qualifications nécessaires pour siéger en cette chambre ou à l'inhabilité à y siéger; elles ne rendent pas non plus illégales les activités politiques qu'elles envisagent; elles ne font que créer une incapacité de faire partie de la fonction publique de l'Ontario, portant ainsi atteinte à une relation créée par la province; les dispositions contestées ne visent pas spécifiquement les activités politiques fédérales; elles sont globalement destinées à réglementer les activités politiques des fonctionnaires de l'Ontario en tant que tels, c'est‑à‑dire en tant que membres de l'exécutif du gouvernement, dans le but de préserver leur neutralité et leur impartialité. Avec égards, je ne puis voir aucun bien‑fondé dans le premier argument des appelants.

107. À mon avis, les dispositions contestées constituent une modification législative ordinaire de la constitution de l'Ontario au sens du par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867.

108. Qu'il me soit cependant permis de faire une mise en garde avant de terminer ce chapitre. Le fait qu'une province puisse validement conférer un effet législatif à une condition préalable d'un gouvernement responsable ne signifie pas nécessairement qu'elle peut faire tout ce qui lui plaît du principe du gouvernement responsable lui‑même. Ainsi, il n'est pas certain, à tout le moins, qu'une province puisse toucher au pouvoir du lieutenant‑gouverneur de dissoudre l'assemblée législative, ou à son pouvoir de nommer et de destituer les ministres, sans toucher de manière inconstitutionnelle à sa charge elle‑même. Il se peut fort bien que le principe du gouvernement responsable puisse, dans la mesure où il est fonction de ces pouvoirs royaux importants, être en grande partie intangible.

109. Mais il y a peut‑être plus.

110. Dans In re Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935, le comité judiciaire a annulé des dispositions législatives qui permettaient aux électeurs du Manitoba de légiférer directement par voie de référendum. Le comité judiciaire a conclu que les dispositions en question étaient nulles pour des motifs quelque peu restreints liés à la charge de lieutenant‑gouverneur. Le comité judiciaire était sans doute conscient du fait que les vices qu'il a constatés dans les dispositions de la loi pouvaient être facilement corrigés sans aucunement modifier la caractéristique principale de la loi en question. Le vicomte Haldane, qui a rédigé les motifs du comité judiciaire, a donc de propos délibéré formulé une opinion incidente mais importante, à la p. 945:

[TRADUCTION] Nul doute qu'un organisme jouissant sur les matières qui relèvent de sa compétence, d'un pouvoir de légiférer aussi étendu que celui qui appartient à une législature provinciale au Canada pourrait, tout en préservant l'intégrité de ses propres pouvoirs, se faire aider par des organismes subordonnés. Ceci était le cas lorsque, dans l'affaire Hodge v. The Queen [9 App. Cas. 117], il a été décidé que la législature de l'Ontario avait le droit de confier à un bureau de commissaires le pouvoir d'édicter des règlements relatifs aux tavernes; il ne s'ensuit pas toutefois qu'il peut créer et doter de sa propre capacité un nouveau pouvoir législatif non créé par la loi à laquelle il doit sa propre existence. Leurs Seigneuries ne font ici rien d'autre que souligner la gravité des questions constitutionnelles qui se posent à cet égard.

111. Bien que cette opinion incidente ne vise que les faits particuliers de cette affaire, elle peut étayer la proposition plus générale que le pouvoir de modification constitutionnelle que le par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 accorde aux provinces ne comprend pas nécessairement le pouvoir de provoquer des bouleversements constitutionnels profonds par l'introduction d'institutions politiques étrangères et incompatibles avec le système canadien.

3. La création et la durée des charges provinciales, ainsi que la nomination et le paiement des fonctionnaires provinciaux

112. Le paragraphe 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 habilite la province à légiférer concernant "la création et la durée des charges provinciales, ainsi que la nomination et le paiement des fonctionnaires provinciaux". Le Parlement s'est vu conférer un pouvoir correspondant, quoique décrit différemment au par. 91(8), concernant "la fixation et le paiement des traitements et allocations des fonctionnaires civils et autres du gouvernement du Canada".

113. Aucune de ces dispositions ne semble avoir fait l'objet de beaucoup de commentaires, ni dans la doctrine ni dans la jurisprudence.

114. Dans la seconde édition de l'ouvrage intitulé The Law of the Canadian Constitution (1904), à la p. 261, Clement écrit que le par. 92(4) vise [TRADUCTION] "à assurer le maintien d'un "gouvernement responsable"". Dans l'arrêt Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for Ontario, [1898] A.C. 247, le comité judiciaire, rejetant implicitement l'arrêt Lenoir v. Ritchie (1879), 3 R.C.S. 575, s'est fondé sur le par. 92(4), pris conjointement avec les par. 92(1) et (14), pour juger constitutionnelle une loi ontarienne qui habilitait le lieutenant‑gouverneur à accorder, par lettres patentes, préséance aux membres du barreau de la province qu'il voulait bien désigner.

115. Toutefois, ce qui importe beaucoup plus que la rareté des commentaires est le fait que les pouvoirs accordés au Parlement et aux législatures par les par. 91(8) et 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 ont été largement exercés sans aucune contestation depuis 1867. L'absence de contestation ne signifie pas que ces pouvoirs sont axiomatiques ou sans importance. Si la Constitution faisait entièrement reposer le palier fédéral de gouvernement sur des rouages provinciaux, le Canada courrait le risque de devenir une confédération faible et précaire. Par contre, dans le cas inverse, il pourrait devenir un état très centralisé. En outre, les règles du gouvernement responsable pourraient devenir désespérément floues dans ces cas hypothétiques. Les paragraphes 91(8) et 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 sont donc des dispositions d'une importance fondamentale et essentielles au principe fédéral et au gouvernement responsable.

116. Les dispositions contestées visent les activités politiques tant fédérales que provinciales et constituent une condition de la durée d'une charge provinciale, qui doit être observée sous peine de démission ou destitution obligatoires. Elles ont pour objet d'assurer à cet égard non pas une impartialité incomplète, mais l'indépendance politique globale des fonctionnaires provinciaux. Loin de violer le principe fédéral, elles visent à le renforcer et à assurer le fonctionnement d'un gouvernement responsable à l'intérieur d'un régime fédéral.

117. À mon avis, la constitutionnalité des dispositions contestées peut aussi être étayée en vertu du par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui, en tout état de cause, appuie l'argument déjà soumis en vertu du par. 92(1).

4. L'arrêt McKay et d'autres affaires connexes

118. Les appelants cherchent à étayer leur moyen principal, mais plus particulièrement leur moyen subsidiaire dirigé contre les dispositions contestées, en invoquant plusieurs arrêts de cette Cour dont Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248, Johannesson v. Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292, McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798, et Procureur général du Québec et Keable c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 218.

119. Je me propose d'analyser seulement l'arrêt McKay sur lequel les appelants se sont appuyés plus particulièrement.

120. Dans l'arrêt McKay, la Cour a conclu qu'un règlement municipal interdisant l'installation d'enseignes dans un secteur résidentiel ne s'appliquait pas aux pancartes placées dans le cadre d'une élection fédérale.

121. Un juge de paix avait reconnu Moses et Sarah McKay coupables d'avoir placé illégalement une enseigne sur leur propriété, contrairement au règlement en question, et les avait condamnés à une amende de 25 $ chacun. Les appelants avaient installé la pancarte sur le garde‑fou de la galerie qui faisait partie de leur résidence, au cours d'une campagne électorale fédérale. La pancarte incitait les gens à voter pour un certain candidat. Le règlement interdisait toute installation d'enseignes sauf celles d'un type déterminé dont ne faisait pas partie la pancarte posée par les appelants. Les appelants n'ont pas soulevé la question de la validité du règlement ou de la loi habilitante, mais ils ont prétendu que, correctement interprété, le règlement n'avait pas été conçu pour interdire l'utilisation d'une telle pancarte dans le cadre d'une élection au Parlement.

122. Suite à un exposé de cause, un juge de la Cour suprême de l'Ontario a annulé la déclaration de culpabilité ([1963], 2 O.R. 162), mais la Cour d'appel l'a rétablie ([1964] 1 O.R. 641).

123. Cette Cour, à la majorité de cinq contre quatre, a accueilli le pourvoi et annulé la déclaration de culpabilité.

124. Le juge Cartwright, alors juge puîné, a rédigé les motifs des juges formant la majorité. À son avis, le juge de paix et la Cour d'appel avaient appliqué le règlement comme s'il interdisait spécifiquement, au cours d'une élection au Parlement, à tout propriétaire foncier dans le secteur visé par le règlement d'installer une enseigne invitant les gens à voter pour un candidat à cette élection. Une telle disposition, a‑t‑il conclu, outrepasserait la compétence de la province pour le motif qu'elle se rapporte à des activités relatives à une élection fédérale.

125. Le juge Cartwright ajoute à la p. 804: [TRADUCTION] "Une activité politique dans le domaine fédéral qui a jusqu'à maintenant été légale ne peut [...] être interdite que par le Parlement". Il poursuit, à la p. 805, en disant que si le règlement était interprété comme l'avaient fait le juge de paix et la Cour d'appel, [TRADUCTION] "il ne [ferait] pas qu'affecter, il anéanti[rait] le droit des appelants d'exercer une forme d'activité politique dans le domaine fédéral, dont les électeurs ont jusqu'à maintenant joui et bénéficié sans contredit". Le juge Cartwright a par conséquent conclu que le règlement devait recevoir [TRADUCTION] "une interprétation atténuée" de manière à ne s'appliquer qu'à des matières qui relèvent de la compétence de l'organisme qui l'a adopté, ce qui ne comprenait ni les activités relatives à une élection fédérale ni le droit des électeurs au niveau fédéral de se livrer à une forme licite d'activité politique.

126. Le juge Martland a rédigé les motifs des juges formant la minorité. Il a conclu essentiellement que le règlement était une disposition d'application générale relative à la propriété. Il devait s'appliquer aux faits de cette affaire car, en supposant qu'il avait quelque effet sur les activités relatives à une élection fédérale et sur les moyens de propagande utilisés par un individu ou un parti politique au cours d'une campagne électorale fédérale, cet effet était acceptable parce qu'il était accessoire et qu'il ne portait atteinte en aucune façon au fonctionnement des institutions parlementaires du Canada.

127. Les appelants font valoir que l'arrêt McKay est déterminant en l'espèce. Ils prétendent que les deux affaires soulèvent une question presque identique, que les dispositions contestées interdisent certains types de participation à des élections fédérales et que ces interdictions sont inconstitutionnelles suivants l'arrêt McKay.

128. Le juge Labrosse et la Cour d'appel de l'Ontario ont tous les deux établi une distinction entre l'affaire McKay et la présente espèce et, avec égards, je crois qu'ils ont eu raison de le faire.

129. Dans l'affaire McKay, l'interdiction était absolue et elle était sanctionnée par une peine. Dans les motifs de jugement qu'il a rédigés dans l'affaire McKay, le juge Cartwright souligne à maintes reprises l'aspect prohibitif du règlement alors à l'étude. J'ajouterais que des milliers de règlements municipaux de même nature sont en vigueur dans les cités et villes du Canada, ce qui, même si on ne l'a pas mentionné dans l'arrêt McKay, peut expliquer l'hésitation de la majorité à accepter la proposition que les règlements de ce type ne touchaient que de façon accessoire aux activités relatives à une élection fédérale.

130. En l'espèce, par contre, les activités politiques envisagées par les dispositions contestées ne sont pas déclarées illégales. Ces dispositions tiennent de règlements détaillés. Y désobéir constitue un motif de renvoi. Aucune autre sanction n'est prescrite. Le fonctionnaire qui n'est pas disposé à les accepter peut démissionner. Je ne pense pas non plus que ce fonctionnaire soit ainsi privé d'un "droit" à moins qu'on ne croie qu'il a un droit à sa charge. Mais, en common law, et indépendamment de la loi écrite, un fonctionnaire détient sa charge à titre amovible. Comme le dit à juste titre l'intimé dans son mémoire,

[TRADUCTION] Les dispositions contestées confèrent effectivement des droits et protègent la fonction publique en prévoyant [...] des congés et en assurant un poste dans la fonction publique à ceux qui cessent d'occuper un poste élu dans les cinq ans.

131. À mon avis, cette réglementation n'a rien d'une prohibition de portée générale.

132. La distinction entre interdiction et réglementation est certes plus fréquente en droit administratif qu'en droit constitutionnel. Mais je crois qu'elle est pertinente dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis, où il faut apprécier les répercussions, directes ou indirectes, d'une loi provinciale sur un champ de compétence législative fédérale. J'estime que, quel que soit l'effet que les dispositions contestées peuvent avoir sur le sujet des élections fédérales et sur le droit des électeurs fédéraux d'exercer des activités politiques, il s'agit d'un effet indirect ou accessoire; et la raison en est que, loin de tenir d'une interdiction, elles accordent en fait une faculté à certaines conditions qui sont imposées comme accessoires au statut de fonctionnaires provinciaux.

133. On peut établir une autre distinction d'avec l'affaire McKay du fait que l'art. 71 de la Loi électorale du Canada, S.C. 1960, chap. 39, prévoyait que "Tout imprimé de la nature d'une annonce, d'un prospectus, d'un placard, d'une affiche ou d'une circulaire ayant trait à une élection doit porter le nom et l'adresse de l'imprimeur et de l'éditeur...» L'avocat des appelants McKay avait soutenu que le Parlement avait ainsi [TRADUCTION] "occupé le domaine". Le juge Cartwright n'a pas estimé nécessaire de tirer une conclusion définitive sur cet argument, mais il a affirmé qu'il était enclin à l'accepter et, à la p. 805, il a commenté ainsi l'art. 71 de la Loi électorale du Canada:

[TRADUCTION] Cela indique que le Parlement envisage que des personnes autres que les candidats peuvent poser des placards et des affiches ayant trait à une élection et qu'il assujettit cette pratique à une forme limitée de réglementation. Le règlement contesté interdit tout à fait cet affichage sur une propriété résidentielle qui est souvent le seul endroit où le propriétaire a le droit d'apposer un tel placard.

134. En réglementant l'installation de placards et d'affiches pendant une élection fédérale, le Parlement avait implicitement reconnu le droit de le faire, sous réserve des règlements. Le règlement à l'étude dans l'affaire McKay privait les appelants de ce droit et se heurtait à une disposition de la Loi électorale du Canada qui l'emportait sur lui. On n'a pas fait valoir en l'espèce que les dispositions contestées entraient en conflit avec une disposition fédérale.

135. Il me semble aussi que les dispositions contestées en l'espèce comportent des traits distinctifs presque uniques en ce sens qu'elles font partie d'un régime intégré de deux ordres de gouvernement au Canada. L'article 32 de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P‑32, interdit également aux fonctionnaires, sauf dans certaines circonstances, de participer à des activités politiques aussi bien au niveau provincial que fédéral. Selon la Cour d'appel de l'Ontario, six autres provinces et les deux territoires ont adopté des dispositions semblables. Considéré dans son ensemble, ce régime intégré vise à protéger le principe du gouvernement responsable, commun aux deux ordres de gouvernement. Accepter l'argument des appelants signifierait que la mesure législative fédérale est inconstitutionnelle dans la mesure où elle touche aux activités politiques dans le domaine provincial. Mais cette conclusion aurait pour effet de créer une lacune constitutionnelle qu'aucun des deux paliers de gouvernement ne serait capable de combler puisque, évidemment, il n'est pas loisible au Parlement de déterminer les conditions auxquelles les fonctionnaires provinciaux détiennent une charge en Ontario, pas plus que l'Ontario ne peut le faire à l'égard des fonctionnaires fédéraux. Cependant, laisser une lacune constitutionnelle impossible à combler même par l'action législative conjointe des deux ordres de gouvernement viole le principe selon lequel, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, le partage des compétences législatives est exhaustif.

136. Avec égards, l'erreur dans la position des appelants se reflète dans l'argument suivant qu'ils ont soumis dans leur mémoire:

[TRADUCTION] Nous soumettons que le contrôle de l'activité politique des fonctionnaires lors d'élections fédérales ne fait pas partie intégrante de l'objectif provincial de maintenir l'impartialité dans l'élaboration et l'application d'une politique générale en Ontario parce que:

(1) les gouvernements fédéral et provincial ont des champs de compétence différents, et les élections fédérales et provinciales soulèvent des questions politiques différentes.

137. J'ai quelques observations à faire au sujet de cet argument. Premièrement, il ne tient pas compte de l'alinéa de l'exposé conjoint des faits selon lequel l'organisation et la philosophie des différents partis politiques tant fédéraux que provinciaux sont reconnues comme étant les mêmes, et il n'y apporte aucune réponse.

138. En outre, et indépendamment de cet alinéa de l'exposé conjoint des faits, ce moyen me semble exprimer un point de vue qui ne tient aucun compte des réalités de la vie politique dans une fédération comme le Canada et de certaines caractéristiques de la Constitution canadienne elle‑même.

139. En vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement et les assemblées législatives se partagent certains pouvoirs législatifs comme, par exemple, en matière de pensions de vieillesse, d'agriculture et d'immigration.

140. D'autres domaines de compétence constitutionnelle sont étroitement complémentaires. Ainsi la compétence en matière de droit criminel est fédérale et la compétence en matière d'administration de la justice est provinciale.

141. Mais même le fait que, dans de nombreux domaines, la compétence législative soit partagée de manière exclusive ne change pas la nature de la politique et de l'activité politique qui consiste essentiellement à choisir entre diverses priorités. Devrait‑on consacrer davantage de fonds publics aux forces armées, un domaine de compétence exclusivement fédérale, ou à l'éducation, un domaine de compétence exclusivement provinciale? Un tel dilemme pourrait surgir aussi bien dans une élection fédérale que dans une élection provinciale car il n'y a pas de tribune spéciale pour traiter cette question. Le fait est que même dans une fédération qui présente des compétences partagées, l'objet du débat politique, la forme ultime d'activité politique, demeure indivisible.

142. Il en résulte donc que, si l'Ontario voulait assurer l'impartialité de ses fonctionnaires, il devait nécessairement inclure dans les dispositions contestées les activités politiques liées au domaine fédéral, sinon il aurait complètement raté son objectif. L'effet de ces dispositions sur les activités politiques fédérales n'est pas qu'accessoire, il est nécessairement accessoire.

V

L'argument relatif aux droits et libertés fondamentaux

143. Les appelants soumettent l'argument suivant dans leur mémoire:

[TRADUCTION] La jurisprudence constitutionnelle canadienne reconnaît l'existence de certains droits et de certaines libertés politiques fondamentaux pour les citoyens de ce pays de participer aux activités politiques fédérales. Aucune province n'a le pouvoir de réduire ces droits et libertés ou d'y déroger.

144. Ils ont cité notamment, à l'appui de cet argument, les arrêts Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, et Switzman v. Elbling, [1957] R.C.S. 285.

145. Leur avocat a ensuite entamé une plaidoirie fondée sur certaines affirmations contenues dans l'arrêt unanime rendu par cette Cour dans l'affaire Fraser, et plus particulièrement sur le passage suivant, aux pp. 462 et 463:

...la "liberté de parole" est une valeur profondément enracinée dans notre système de gouvernement démocratique. Il s'agit d'un principe de notre constitution de common law, que nous avons hérité du Royaume‑Uni en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.

146. L'avocat a également renvoyé aux pp. 466 à 468 de l'arrêt Fraser où l'on traite de l'équilibre qu'il faut établir entre la liberté d'expression d'un employé fédéral et la volonté du gouvernement de maintenir une fonction publique impartiale, et où l'on formule les principes qui devraient servir de guide pour équilibrer des valeurs contradictoires, à commencer par la proposition selon laquelle il est permis aux fonctionnaires de s'exprimer dans une certaine mesure sur des questions d'intérêt public. On souligne dans les mêmes pages les facteurs qui doivent être pris en considération, notamment la croissance du secteur public, l'inadmissibilité d'une interdiction générale qui refuserait à beaucoup trop de personnes l'exercice de droits démocratiques fondamentaux, la position relative du fonctionnaire en tant qu'individu à l'intérieur de la fonction publique, et ainsi de suite.

147. L'avocat soutient que c'est le même genre de liberté d'expression qui est en cause dans l'affaire Fraser et en l'espèce et il prétend que les dispositions contestées ne sont pas conformes aux principes et aux directives énoncés dans l'arrêt Fraser. Il fait valoir plus particulièrement que les dispositions contestées ont une portée trop large du fait qu'elles s'appliquent à tous les fonctionnaires et, dans certains cas, à tous les employés de Sa Majesté sans aucune distinction entre les genres de fonctions qu'ils remplissent. En outre, les dispositions contestées visent un trop large éventail d'activités politiques.

148. On peut constater que ce genre d'argument équivaut à un argument fondé sur la Charte canadienne des droits et libertés. Il constitue une valeureuse tentative de s'attaquer à la validité des dispositions contestées sans l'aide de la Charte. Je n'ai jamais entendu parler de l'argument relatif à la portée trop large dans le contexte d'une affaire de partage des pouvoirs sauf peut‑être dans des cas où on alléguait qu'il y avait législation déguisée. Quant au critère relatif à l'établissement de l'équilibre entre des valeurs contradictoires, il est évidemment tout à fait pertinent en vertu de l'article premier de la Charte, ou dans un contexte de common law ou de droit administratif comme dans l'affaire Fraser. Mais dans une affaire de partage des pouvoirs, lorsqu'on a démontré que le législateur a agi dans les limites de sa compétence, l'établissement de l'équilibre entre des valeurs contradictoires repose sur le jugement politique de ce législateur et ne peut pas être révisé par les tribunaux sans qu'ils examinent la sagesse de la mesure législative.

149. L'arrêt Fraser aurait peut‑être pu apporter de l'eau au moulin des appelants s'ils avaient été autorisés à invoquer la Charte. Je m'abstiens d'exprimer quelque opinion sur ce point. Cependant, une chose est certaine: l'affaire Fraser n'avait rien à voir avec la validité d'une mesure législative sur le plan du partage des pouvoirs et, à mon avis, elle n'est d'aucun secours aux appelants.

150. Le meilleur argument des appelants est peut‑être celui fondé sur l'existence, au Canada, de droits fondamentaux de participer à certaines activités politiques. À l'appui de cet argument, ils ont invoqué des arrêts comme Reference re Alberta Statutes et Switzman v. Elbling, précités.

151. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la structure fondamentale de notre Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867 envisage l'existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial. Pour reprendre les termes du juge en chef Duff dans Reference re Alberta Statutes, à la p. 133, [TRADUCTION] "l'efficacité de ces institutions découle de la libre discussion publique des affaires...» et, selon le juge Abbott dans Switzman v. Elbling, à la p. 328, ni une législature provinciale ni le Parlement lui‑même ne peuvent [TRADUCTION] "abroger ce droit de discussion et de débat". De manière plus générale, je conclus que ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure constitutionnelle fondamentale. Dans l'ensemble, cependant, je suis porté à croire que la mesure législative attaquée se rapporte essentiellement à la constitution de la province et à la réglementation de la fonction publique provinciale, et qu'elle ne touche aux élections fédérales et provinciales que d'une manière accessoire.

152. Je devrais peut‑être ajouter qu'à l'avenir on sera normalement appelé à examiner des questions comme la dernière, en fonction des droits politiques garantis par la Charte canadienne des droits et libertés qui, il va sans dire, accorde à ces droits et libertés une protection plus large que celle commandée par les exigences structurelles de la Constitution. Toutefois, il reste qu'il est vrai que, indépendamment des considérations fondées sur la Charte, les corps législatifs dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et qu'ils ne doivent en aucun cas y passer outre. La présente mesure législative ne vas pas jusqu'à porter atteinte à la structure fondamentale des institutions parlementaires libres.

VI

Conclusion

153. Je suis d'avis de répondre à la question constitutionnelle par la négative et de ne pas répondre aux deuxième et troisième questions constitutionnelles.

154. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de ne pas accorder de dépens.

Version française des motifs rendus par

155. Le juge Lamer—Pour les motifs donnés par le juge en chef Dickson et le juge Beetz, je suis d'accord pour dire que The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386 et modifications, est dans l'ensemble autorisé par le par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il ne m'est donc pas nécessaire d'examiner les par. 92(13) ou (1) de la Loi constitutionnelle de 1867.

156. Je partage l'avis du juge en chef Dickson selon lequel l'arrêt McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798, est erroné.

157. Quant aux autres questions en litige et à l'issue du présent pourvoi, je suis d'accord avec le juge en chef Dickson et le juge Beetz.

158. Pourvoi rejeté; la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.

Procureurs des appelants: Gowling & Henderson, Toronto.

Procureur de l'intimé: Procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Procureur général du Québec, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑écosse: Procureur général de la Nouvelle‑écosse, Halifax.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: James B. Taylor, Regina.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta: Procureur général de l'Alberta, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1987] 2 R.C.S. 2 ?
Date de la décision : 29/07/1987
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté et la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative

Analyses

Droit constitutionnel - Partage des pouvoirs - Restriction par une province des activités politiques des fonctionnaires et employés de Sa Majesté dans le cadre d'élections fédérales - Ces restrictions relèvent‑elles de la compétence de la province? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 92(1), (4), (13) - Loi constitutionnelle de 1982, art. 45 - The Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386, art. 12(1), (2), (3), (4), (5), 13(1), (2), 14, 15, 16, maintenant R.S.O. 1980, chap. 418.

Le Syndicat des employés de la Fonction publique de l'Ontario est l'agent négociateur des employés du gouvernement de l'Ontario qui sont assujettis à The Public Service Act et chacun des appelants est un employé de Sa Majesté, un fonctionnaire et un membre du syndicat appelant. Chacun d'eux souhaite exercer des activités politiques présentement interdites par The Public Service Act, dont la possibilité de se porter candidat à des élections fédérales sans avoir à prendre un congé à cette fin, celle de faire du démarchage et de solliciter des fonds pour des partis politiques fédéraux et celle de prendre position publiquement sur des questions politiques fédérales. Les appelants craignent que l'exercice de ces activités politiques n'ait pour effet de les exposer à des mesures disciplinaires conformément à The Public Service Act. Une requête visant à obtenir une ordonnance déclarant inconstitutionnels les art. 12 à 16 de la Loi a été entendue avant l'entrée en vigueur de la Charte et était fondée simplement sur le partage des pouvoirs. La requête a été rejetée par le juge Labrosse. La Cour d'appel a confirmé cette décision et le raisonnement sous‑jacent selon lequel la compétence provinciale reposait sur le par. 92(13). Les trois questions constitutionnelles formulées devant la Cour suprême du Canada portaient sur les art. 12 à 16 de The Public Service Act. Ces articles sont‑ils inconstitutionnels ou inopérants du fait (1) qu'ils ont pour objet d'interdire aux fonctionnaires provinciaux et aux employés de Sa Majesté d'exercer certaines activités politiques au niveau fédéral, (2) qu'ils portent atteinte aux art. 2 et 3 ou le par. 15(1) de la Charte, et (3) dans l'affirmative, sont‑ils justifiés en vertu de l'article premier de la Charte? Après que cette Cour eut décidé, relativement à une question préliminaire, qu'elle n'entendrait pas et ne trancherait pas les questions concernant la Charte, l'affaire a été entendue en fonction d'arguments fondés sur le partage des pouvoirs législatifs ainsi que d'un argument fondé sur certaines déclarations contenues dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S 455.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté et la première question constitutionnelle reçoit une réponse négative.

Les juges Beetz, McIntyre, Le Dain et La Forest: Les dispositions contestées constituent une modification législative ordinaire de la constitution de l'Ontario au sens du par. 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867, et elles ont également trait à la durée des charges provinciales au sens du par. 92(4). Ces dispositions ne peuvent être justifiées du point de vue constitutionnel pour le seul motif qu'elles constituent, de par leur caractère véritable, des dispositions en matière de relations de travail et qu'elles relèvent, par conséquent, de la propriété et des droits civils dans la province. Les dispositions contestées n'ont rien à voir avec le domaine des élections fédérales.

Dans la mesure où on peut dire que cette loi confère aux résidents de l'Ontario des droits, individuels ou collectifs, d'avoir une fonction publique impartiale, ces droits sont non pas civils, mais plutôt publics ou politiques. Bien que la Loi réglemente d'une manière générale l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique provinciale, un bon nombre de ses dispositions, y compris les dispositions contestées, ne peuvent s'expliquer et se justifier que par le fait que l'emploi en question est un emploi public. Elles ne peuvent donc être fondées uniquement sur le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais elles peuvent être entièrement fondées sur les par. 92(1) et (4).

La constitution de l'Ontario ne se trouve pas dans un document complet appelé constitution. Une disposition peut généralement être considérée comme une modification de la constitution d'une province lorsqu'elle porte sur le fonctionnement d'un organe du gouvernement de la province, pourvu qu'elle ne soit pas par ailleurs intangible parce qu'indivisiblement liée à la mise en oeuvre du principe fédéral ou à une condition fondamentale de l'union et pourvu évidemment qu'elle ne soit pas explicitement ou implicitement exemptée du pouvoir de modification que le par. 92(1) accorde à la province comme, par exemple, les charges de lieutenant‑gouverneur et de souverain. Le fait qu'une province puisse validement conférer un effet législatif à une condition préalable d'un gouvernement responsable ne signifie pas nécessairement qu'elle peut faire tout ce qu'il lui plaît du principe du gouvernement responsable lui‑même. Ainsi, il n'est pas certain, à tout le moins, qu'une province puisse toucher au pouvoir du lieutenant‑gouverneur de dissoudre l'assemblée législative, ou à son pouvoir de nommer et de destituer les ministres, sans toucher de manière inconstitutionnelle à sa charge elle‑même. Le principe du gouvernement responsable pourrait, dans la mesure où il est fonction de ces pouvoirs royaux importants, être en grande partie intangible. Le pouvoir de modification constitutionnelle que le par. 92(1) accorde aux provinces ne comprend pas nécessairement le pouvoir de provoquer des bouleversements constitutionnels profonds par l'introduction d'institutions politiques étrangères et incompatibles avec le système canadien.

Les dispositions contestées en l'espèce sont de nature constitutionnelle en ce sens qu'elles portent sur le fonctionnement de la fonction publique de l'Ontario, qui est un organe du gouvernement, et elles imposent à ses membres l'obligation de s'abstenir d'exercer certaines activités politiques afin de mettre en oeuvre le principe de l'impartialité de la fonction publique considérée comme une condition essentielle à l'existence d'un gouvernement responsable. On peut dire de la même manière que la fonction publique en Ontario fait partie de l'exécutif du gouvernement de l'Ontario.

Les dispositions contestées n'ont rien à voir avec le chef de compétence fédérale exclusive que sont les élections fédérales. Ces dispositions ne touchent pas aux élections fédérales en soi, elles créent plutôt une incapacité de faire partie de la fonction publique de l'Ontario, portant ainsi atteinte à une relation créée par la province.

Cette incapacité s'étend aux élections fédérales en vue d'assurer l'indépendance politique globale des fonctionnaires provinciaux. L'objet du débat politique, la forme ultime d'activité politique, demeure indivisible même dans une fédération qui présente des compétences partagées. Il fallait donc inclure dans les dispositions contestées les activités politiques liées au domaine fédéral pour assurer l'impartialité de la fonction publique provinciale, sinon la mesure législative aurait complètement raté son objectif. Loin de violer le principe fédéral, les dispositions en cause visent à la renforcer et à assurer le fonctionnement d'un gouvernement responsable à l'intérieur d'un régime fédéral; leur effet sur les activités politiques fédérales est nécessairement accessoire. La constitutionnalité des dispositions contestées peut aussi être étayée en vertu du par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui, en tout état de cause, appuie l'argument déjà soumis en vertu du par. 92(1).

Dans une affaire de partage des pouvoirs, lorsqu'on a démontré que le législateur a agi dans les limites de sa compétence, l'établissement de l'équilibre entre des valeurs contradictoires repose sur le jugement politique de ce législateur et ne peut pas être révisé par les tribunaux sans qu'ils examinent la sagesse de la mesure législative.

Les dispositions contestées ne violent pas le droit fondamental, qui existe au Canada, de participer à certaines activités politiques; les élections fédérales et provinciales ne sont touchées que d'une façon accessoire. La structure fondamentale de la Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867 envisage l'existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial. Ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure fondamentale. Indépendamment de considérations fondées sur la Charte, les corps législatifs dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et ne doivent en aucun cas y passer outre.

Le juge en chef Dickson: The Public Service Act a pour objet de réglementer, d'une manière générale, l'embauchage, le congédiement et les conditions de travail dans la fonction publique et elle porte essentiellement sur la création, le rôle et les responsabilités de la fonction publique de l'Ontario, ainsi que sur les relations de travail au sein de cet organisme. Dans son ensemble, elle est explicitement autorisée par le par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867, concernant les charges provinciales et les nominations. La Loi, qui traite d'un bon nombre d'éléments traditionnels des rapports employeur‑employé, relève également de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils puisque les relations de travail constituent depuis longtemps une matière qui est généralement du ressort des provinces en vertu du par. 92(13). La constitutionnalité en vertu des par. 92(4) et (13) s'applique aux interdictions expresses d'exercer des activités politiques, que l'on trouve aux art. 12 à 16 de la Loi. étant donné que la Loi dans son ensemble est valide en vertu des par. 92(4) et (13), il n'y a aucune raison d'examiner le par. 92(1) étant donné la difficulté que pose l'attribution d'un sens précis à la notion de "constitution provinciale".

Le principe de l'exclusivité des compétences n'est pas un principe particulièrement impérieux étant donné son incompatibilité avec le principe fondamental du caractère véritable suivant lequel une loi "relative à" une matière provinciale peut régulièrement "toucher" une matière fédérale. En outre, bien que le Parlement puisse facilement adopter des lois appropriées qui l'emporteront sur les lois provinciales incompatibles, il ne l'a pas fait en l'espèce. étant donné que le gouvernement fédéral est intervenu pour appuyer la loi ontarienne et qu'il a lui‑même adopté une loi fondée sur le même point de vue constitutionnel que celui adopté par l'Ontario, le Cour devrait se montrer particulièrement réticente à invalider une loi provinciale.

Les appelants ont soutenu que les interdictions sont de portée trop large étant donné qu'elles s'appliquent à tous les fonctionnaires sans distinguer entre les types d'emplois qu'ils occupent, et qu'elles visent une gamme trop large d'activités politiques. La portée trop large au sens où on l'entend ici n'est pas plaidable dans une affaire ayant trait au partage des pouvoirs.

Invoquant une déclaration contenue dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, les appelants font également valoir que la jurisprudence canadienne en matière constitutionnelle reconnaît l'existence de certains droits et libertés politiques fondamentaux qui permettent aux citoyens de participer aux activités politiques fédérales. La liberté de parole et d'expression représente une valeur fondamentale qui anime le régime constitutionnel canadien. Toutefois, aucune valeur, si noble soit‑elle, ne peut à elle seule permettre de soutenir un régime de gouvernement démocratique et il peut même arriver que certaines valeurs fondamentales entrent en conflit. Il ne conviendrait guère de procéder à une application détaillée des principes énoncés dans l'arrêt Fraser aux faits de la présente affaire puisqu'aucun des appelants n'a fait l'objet de mesures disciplinaires.

Le juge Lamer: The Public Service Act est autorisée par le par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867; il n'est pas nécessaire d'examiner les par. 92(1) ou (13).


Parties
Demandeurs : Le procureur général de l'Ontario
Défendeurs : SEFPO

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Beetz
Arrêts examinés: Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455
In re Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935
distinction d'avec l'arrêt: McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798, infirmant [1964] 1 O.R. 641, infirmant [1963] 2 O.R. 162
arrêts mentionnés: Re United Glass & Ceramic Workers of North America and Domglas Ltd. (1978), 19 O.R. (2d) 353
Maritime Bank of Canada (Liquidators of) v. Receiver‑General of New Brunswick, [1892] App. Cas. 437
Attorney‑General of Ontario v. Mercer (1883), 8 App. Cas. 767
Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753
Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, confirmant [1978] C.A. 351
R. v. Ulmer, [1923] 1 W.W.R. 1, 1 D.L.R. 304
Fielding v. Thomas, [1896] A.C. 600
Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182
Valin v. Langlois (1879), 5 A.C. 115, confirmant (1879), 3 R.C.S. 1
Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for Ontario, [1898] A.C. 247
Lenoir v. Ritchie (1879), 3 R.C.S. 575
Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248
Johannesson v. Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292
Procureur général du Québec et Keable c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 218
Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100
Switzman v. Elbling, [1957] R.C.S. 285.
Citée par le juge en chef Dickson
Arrêt rejeté: McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798
arrêts mentionnés: Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455
Toronto Electric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396
John Deere Plow Co. v. Wharton, [1915] A.C. 330
Great West Saddlery Co. v. The King, [1921] 2 A.C. 91
Attorney‑General for Manitoba v. Attorney‑General for Canada (l'affaire des valeurs mobilières du Manitoba), [1929] A.C. 260
Commission du Salaire Minimum v. Bell Telephone Co., [1966] R.C.S. 767
Walter v. Attorney General of Alberta, [1969] R.C.S. 383
Cardinal c. Procureur général de l'Alberta, [1974] R.C.S. 695
Procureur général du Québec c. Kellogg's Co. of Canada, [1978] 2 R.C.S. 211
Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754
Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d'Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031
Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161
Oil Chemical and Atomic Workers International Union v. Imperial Oil Ltd., [1963] R.C.S. 584
Re C.F.R.B. and Attorney‑General for Canada, [1973] 3 O.R. 819
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573.
Citée par le juge Lamer
Arrêt rejeté: McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2, 3, 15(1).
Crown Employees Collective Bargaining Act, 1972, S.O. 1972, chap. 67.
Executive Council Act, R.S.O. 1970, chap. 153.
Legislative Assembly Act, R.S.O. 1970, chap. 240.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 58 à 70, 82 à 87, 91, 92(1), (4), (13).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 45.
Loi électorale du Canada, S.C. 1960, chap. 39, art. 71.
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er supp.), chap. 14.
Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P‑32, art. 32.
Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, chap. O‑2.
Public Service Act, R.S.O. 1970, chap. 386, art. 2, 3, 10, 12(1), (2), (3), (4), (5), 13(1), (2), 14, 15, 16, 23, 24, 26, 27, 28, 28a, maintenant R.S.O 1980, chap. 418.
Representation Act, R.S.O. 1970, chap. 413.
Doctrine citée
Clement, W. H. P. The Law of the Canadian Constitution, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1904.
Garant, Patrice. La fonction publique canadienne et québécoise. Québec: Presses de l'Université Laval, 1973.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1985.

Proposition de citation de la décision: Le procureur général de l'Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2 (29 juillet 1987)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1987-07-29;.1987..2.r.c.s..2 ?
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