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21/02/1985 | CANADA | N°[1985]_1_R.C.S._39

Canada | Brouillard Dit Chatel c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39 (21 février 1985)


Brouillard Dit Chatel c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39

Jean‑Pierre Brouillard dit Pierre Chatel Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

No du greffe: 17372.

1984: 4 octobre; 1985: 21 février.

Présents: Les juges Beetz, McIntyre, Chouinard, Lamer et Le Dain.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec1, qui a rejeté l'appel de l'appelant à l'encontre de sa déclaration de culpabilité pour extorsion prononcée par un juge de la Cour des sessions de la paix. Pourvoi accueilli et nou

veau procès ordonné.

1 C.A. Mtl., no 500‑10‑000066‑819, 22 octobre 1982.

Pierre Chatel, en personne.

Régin...

Brouillard Dit Chatel c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39

Jean‑Pierre Brouillard dit Pierre Chatel Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

No du greffe: 17372.

1984: 4 octobre; 1985: 21 février.

Présents: Les juges Beetz, McIntyre, Chouinard, Lamer et Le Dain.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec1, qui a rejeté l'appel de l'appelant à l'encontre de sa déclaration de culpabilité pour extorsion prononcée par un juge de la Cour des sessions de la paix. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

1 C.A. Mtl., no 500‑10‑000066‑819, 22 octobre 1982.

Pierre Chatel, en personne.

Réginald Michiels, pour l'intimée.

Le jugement de la Cour a été rendu par

1. Le Juge Lamer—L'appelant fut accusé d'extorsion et déclaré coupable par un juge de la Cour des sessions de la paix. Son appel à la Cour d'appel du Québec fut rejeté. Il se pourvoit devant cette Cour avec l'autorisation de celle‑ci. À mon avis, son pourvoi devrait réussir et un nouveau procès devrait être ordonné.

Les faits

2. L'appelant et la plaignante, Mme Madeleine Lebel, se connaissent depuis mai 1977. Ils ont fait affaire ensemble et ont été associés dans deux compagnies. Le 3 juillet 1979, l'appelant a rendu visite à la plaignante à son domicile et lui a réclamé la somme de 6 000 $. Il lui aurait, au dire de cette dernière et de l'une de ses filles, proféré des menaces. D'où une accusation d'extorsion libellée comme suit:

À Montréal, district de Montréal, le ou vers le 3 juillet 1979, Jean Pierre Brouillard, sans justification ou excuse raisonnable, avec l'intention d'extorquer, a tenté d'induire Madeleine Lebel par menaces, accusations ou violence à accomplir quelque chose, à savoir: à lui remettre la somme de $6,000.00, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 305(1) du Code criminel.

Les jugements

Au procès

3. Dans un jugement rendu oralement, le juge des Sessions, exprimant certaines réserves en regard de la crédibilité de l'accusé et d'un autre témoin de la défense, l'autre fille de la plaignante, a dit croire la plaignante et ses témoins et s'est dit convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé.

4. Les passages pertinents de son jugement sont les suivants:

Alors il n'y a pas que la mère qui a dit qu'elle a eu des menaces, il y a un autre témoin, la jeune fille et je ne peux pas mettre son témoignage en doute à cette jeune fille‑là, parce qu'elle a témoigné honnêtement qu'elle ne voulait pas se mêler de ces affaires‑là...

...

La mère, son témoignage...c'est corroboré par le témoignage de la jeune fille Michèle...

Quant à l'autre jeune fille, il y a contradiction dans ses, dans ses réponses données à la Cour...

...

Le témoignage de monsieur Chatel, ben, je vais vous dire sincèrement, il est évasif. On lui pose des questions directes, il répond par une série de réponses qui n'ont aucun rapport avec la question qu'on lui pose. Il tente de fabuler, c'est bien le mot, fabuler, en tout cas, il tente de nous raconter toutes sortes d'histoires qui, à mon sens, ne tiennent pas debout.

5. La décision du juge tient donc clairement à la crédibilité qu'il accorde aux témoins.

En appel

6. En Cour d'appel, l'accusé Brouillard s'est plaint d'erreurs de droit et de fait de la part du juge de première instance et a soutenu qu'il aurait dû être acquitté. Il s'est plaint aussi du comportement du juge, l'a dit partial, et a plaidé qu'il n'avait pas pu présenter une défense pleine et entière.

7. L'arrêt de la Cour d'appel est succinct:

LA COUR, statuant sur le pourvoi de l'appelant à l'encontre d'un jugement prononcé par un juge de la Cour des Sessions de la Paix, district de Montréal, le 29 janvier 1981, qui le trouva coupable d'une tentative d'extorsion;

Après étude du dossier, audition et délibéré;

CONSIDéRANT que, même si cette Cour ne peut approuver toutes les interventions dudit juge lors du procès, on ne nous a pas démontré que, soit par ces interventions soit autrement, l'appelant a été privé de son droit de présenter une défense pleine et entière;

CONSIDéRANT qu'on ne nous a pas démontré non plus que ledit juge s'est mal dirigé en droit ou a mal apprécié la preuve;

CONSIDéRANT qu'il n'y a donc pas lieu pour cette Cour d'intervenir dans ledit jugement;

REJETTE le pourvoi.

8. L'appelant porte devant nous essentiellement les mêmes griefs. Il demande aussi la permission de faire une preuve additionnelle. Disposons de cette requête dès maintenant.

9. J'ai lu la documentation que nous a soumis l'appelant et je suis d'avis que cette preuve, qu'il voulait d'ailleurs faire en première instance, n'est pas pertinente à la cause; en conséquence je serais d'avis de lui refuser cette requête.

10. Quant à ses griefs alléguant des erreurs de droit et de fait, je partage l'avis de la Cour d'appel et je suis d'avis qu'ils sont sans fondement. La conclusion du juge, en regard de toute la preuve, n'est pas déraisonnable, ne résulte pas d'une erreur de droit dans l'interprétation du texte d'incrimination ni ne résulte d'une erreur quant au droit de la preuve ou de la procédure. Il s'agit d'une question de crédibilité et le juge a choisi de croire la plaignante. Eût‑il entretenu un doute raisonnable en faveur de l'accusé, le verdict d'acquittement n'eût point été déraisonnable non plus.

11. Reste le grief portant sur le comportement et la prétendue partialité du juge.

12. Le rôle du juge du procès est parfois, en regard de la nature du litige et du comportement des plaideurs (les parties), des plus exigeants. Comme quiconque, le juge est, à l'occasion, susceptible de perdre patience. Il en résulte parfois qu'il délaisse le siège prétorien, et troque sa toge contre celle d'un avocat. Lorsque cela se produit, et a fortiori, lorsque cela se produit au détriment d'un accusé, il importe d'ordonner un nouveau procès, et ce quand bien même le verdict de culpabilité n'est pas déraisonnable en regard de la preuve, que le juge n'a commis aucune erreur quant au droit applicable en l'espèce, ou encore n'a pas mal apprécié les faits.

13. La raison en est bien connue. Il s'agit d'un des principes les plus fondamentaux de notre droit judiciaire dont la formulation la plus connue se trouve dans les propos de lord Hewart dans R. v. Sussex Justices; Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256, comme suit, à la p. 259:

[TRADUCTION] ...[il] est tout à fait primordial que non seulement justice soit rendue, mais que justice paraisse manifestement et indubitablement être rendue.

14. En l'espèce, je ne suis sûrement pas convaincu de la partialité du juge. Au contraire je serais enclin à croire qu'il se voulait impartial. Aussi suis‑je d'avis que l'accusé a quand même pu, quoique non sans peine, présenter sa défense et faire entendre tous les témoins et toute la preuve pertinente. Mais je suis obligé de conclure que le juge du procès a, par son comportement, laissé germer un doute à ce sujet, doute que seul un nouveau procès pourra effacer. En cela, je suis, avec égard, en complet désaccord avec la Cour d'appel en ce que je ne suis pas d'avis qu'il suffit que justice ait été faite pour disposer de ce pourvoi.

15. Avant d'aborder le comportement du juge, il est bon de rappeler certaines règles qui sont tributaires du principe énoncé par lord Hewart, ainsi que leurs limites. Il ne s'agit pas ici d'être exhaustif. La jurisprudence en la matière est abondante; la doctrine aussi. Peut‑être suffit‑il de nous référer au propos de feu le juge en chef Fauteux dans Le livre du magistrat (1980), où on retrouve les préceptes qui doivent gouverner la conduite du juge.

16. Il est utile de rappeler ici ceux‑là de ses propos qui sont pertinents à l'espèce.

17. D'abord, il est clair que l'on n'exige plus du juge la passivité d'antan; d'être ce que, moi, j'appelle un juge sphinx. Non seulement acceptons‑nous aujourd'hui que le juge intervienne dans le débat adversaire, mais croyons‑nous aussi qu'il est parfois essentiel qu'il le fasse pour que justice soit effectivement rendue. Ainsi un juge peut et, parfois, doit poser des questions aux témoins, les interrompre dans leur témoignage, et au besoin les rappeler à l'ordre.

18. Une des décisions les plus citées au soutien de cette règle est Jones v. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155 (C.A.) Lord Denning s'exprimait comme suit, aux pp. 158 et 159:

[TRADUCTION] Nul ne peut douter que l'intervention du juge ait été fondée sur les meilleurs motifs. Désirant vivement comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire complexe, il a posé des questions en vue de tirer les choses au clair. Afin d'empêcher que les témoins ne soient harcelés indûment au cours de leur contre‑interrogatoire, il est intervenu pour les protéger chaque fois qu'il le jugeait nécessaire. Dans son désir d'examiner les différentes critiques faites contre la Commission et d'en déterminer le bien‑fondé, il les a soumises lui‑même aux témoins à quelques reprises. Comme il souhaitait en outre ne pas voir l'audience traîner en longueur, il faisait clairement savoir qu'un point avait été suffisamment débattu. Voilà tous des motifs valables sur lesquels les juges se fondent couramment, comme ils le font d'ailleurs depuis des siècles, pour intervenir dans le déroulement des procès.

Nous sommes néanmoins convaincus que les interventions en cause, prises ensemble, dépassent largement les bornes de ce qui est permis. Selon le mode d'instruction que nous avons dans ce pays, le rôle du juge consiste à entendre et à trancher les questions que soulèvent les parties et non pas à mener une enquête au nom de la société en général, comme cela se produit, nous semble‑t‑il, dans certains pays étrangers. Mais, même en Angleterre, le juge n'est pas simplement un arbitre ayant pour tâche de déterminer «le pourquoi» d'une affaire. Il lui incombe d'abord et avant tout d'établir la vérité et de rendre justice conformément à la loi;...

19. Plus récemment, et au pays, la Cour d'appel de l'Ontario, dans R. v. Torbiak and Campbell (1974), 26 C.R.N.S. 108, saisie d'un problème analogue au nôtre, disait, aux pp. 109 et 110:

[TRADUCTION] En ce qui concerne la conduite à observer par un juge du procès, deux points sont à retenir. D'une part, en raison du grand pouvoir et du prestige qui se rattachent à son poste, tout ce que peut dire un juge revêt une importance toute particulière. Le principe bien établi de la neutralité judiciaire exige du juge du procès qu'il se limite dans la mesure du possible à l'exercice de ses propres fonctions, de manière à permettre aux avocats et au jury de remplir les leurs. D'un autre côté, le juge, en tant que responsable du déroulement du procès, peut très bien avoir à poser des questions qui auraient dû être posées et que l'avocat a omis de poser; le juge se voit ainsi obligé d'intervenir, plus qu'il ne l'aurait peut‑être souhaité, dans l'interrogatoire des témoins.

Puisque les règles sur ce qui constitue une conduite permise ne sont pas absolues, mais varient en fonction des faits et des circonstances de chaque procès, toutes les fois qu'on allègue qu'au cours d'un procès, on s'est écarté des normes reçues en matière de conduite judiciaire, cette allégation doit être examinée à la lumière de son effet sur le caractère équitable du procès.

20. Une autre illustration du précepte se retrouve dans les propos de lord Greene, maître des rôles, dans Yuill v. Yuill, [1945] 1 All E.R. 183 (C.A.), à la p. 185:

[TRADUCTION] Il va sans dire qu'un juge a le pouvoir, voire le devoir, de poser des questions en vue d'obtenir des éclaircissements sur une réponse obscure et d'en poser aussi lorsqu'il estime que le témoin a mal compris une question que lui a adressée l'avocat. Si, de l'avis du juge, il subsiste des doutes sur certains points ou s'il croit que certaines questions auraient dû être posées, il peut, bien sûr, voir lui‑même à combler la lacune. Or, selon moi, il vaut mieux, en règle générale, que cela se fasse au moment où l'avocat a terminé son interrogatoire ou lorsqu'il est sur le point d'aborder un nouveau sujet. On ne doit jamais perdre de vue que le juge ignore la teneur du mémoire de l'avocat et n'a pas les mêmes possibilités que l'avocat de mener un interrogatoire principal ou un contre‑interrogatoire efficaces. Au cours du contre‑interrogatoire, par exemple, un avocat expérimenté verra tout aussi clairement que le juge l'importance capitale de telle question. Mais il appartient à l'avocat de décider à quel moment il la posera et toute la force du contre‑interrogatoire peut être anéantie si le juge, dans son désir de venir à ce qui lui semble être le point fondamental, pose prématurément la question.

21. Enfin, je cite avec approbation le jugement auquel nous réfère la Couronne intimée dans R. v. Darlyn (1946), 88 C.C.C. 269, où la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique disait, sous la plume du juge Bird (à la p. 277):

[TRADUCTION] La nature et le degré de la participation d'un juge à l'interrogatoire d'un témoin relèvent sans aucun doute de son pouvoir discrétionnaire, pouvoir qu'il doit exercer judiciairement. Selon moi, la fonction du juge consiste à tenir en équilibre la balance de la justice entre le ministère public et l'accusé. Il ne fait pas de doute dans mon esprit qu'un juge a non seulement le droit mais aussi le devoir d'interroger un témoin afin d'élucider une réponse obscure ou pour s'assurer qu'un témoin a bien compris une question, et même de corriger une omission de l'avocat en posant des questions qui, à son avis, auraient dû être posées pour expliquer ou faire ressortir certains points pertinents.

22. En somme tout le monde est d'accord pour reconnaître au juge le droit et, le cas échéant, le devoir de poser des questions, mais aussi certaines limites à ce droit, et des limites certaines. Sur ce point, l'intimée nous cite les propos du juge Humphreys dans R. v. Bateman (1946), 31 Cr. App. R. 106, où il disait:

[TRADUCTION] S'il forme l'opinion qu'un témoin essaie d'éluder les questions, un juge, à la différence d'un avocat, peut dire au témoin: «Cela suffit. Dites‑moi la vérité à présent.» Ce pouvoir s'avère parfois très utile parce qu'il arrive qu'une telle semonce incite un témoin à se reprendre et à s'en tenir à la vérité. Il va toutefois sans dire qu'on ne doit y avoir recours que lorsqu'il est évident que le témoin ne cherche pas à dire la vérité.

(C'est moi qui souligne.)

23. Le juge peut à l'occasion rappeler à l'ordre le témoin qui manifestement cherche à éviter de témoigner, [TRADUCTION] «essaie d'éluder les questions». Dans la cause Bateman, un témoin disait ne pouvoir se rappeler de dates ou d'heures avec précision. Les juges d'appel ont désapprouvé en ces termes l'admonestation que lui avait servie le Commissaire président du procès, aux pp. 110 et 111:

[TRADUCTION] Pour une raison ou pour une autre, le Commissaire président du procès a conclu que le témoin était capable de donner des réponses beaucoup plus satisfaisantes et il s'est mis à la contre‑interroger, agissant à son égard comme s'il s'agissait d'une fieffée menteuse. Ceux qui sont appelés à présider des procès criminels doivent toujours se rappeler que les témoins, aussi bien ceux de la poursuite que ceux de la défense, ont droit à un traitement courtois et poli, à moins qu'ils ne se montrent peu disposés à aider la cour en fournissant des réponses promptes et exactes. Avec tout le respect que je dois au Commissaire, il n'entre nullement dans les attributions d'un juge président aussitôt qu'un témoin dit: «Je ne peux vous dire avec précision à quel moment cela s'est produit», de dire «Oui, vous le savez. Tenez‑vous pour averti.» De même, il doit s'abstenir de toute autre déclaration destinée à forcer le témoin à fournir une réponse qu'il n'est vraiment pas en mesure de donner. Il en a résulté en l'espèce que, lorsque l'avocat de la poursuite a pu en quelque sorte procéder à son propre contre‑interrogatoire, il a amené cette pauvre malheureuse à donner pour très probables sept ou huit heures différentes où l'appelant s'y serait rendu. Me Gordon, qui a comparu pour l'appelant, nous dit qu'il en ressort, ce qui cadre d'ailleurs avec notre interprétation de la transcription, que le témoin est la sorte de femme qui, si on s'acharne sur elle, dira n'importe quoi. Cela veut donc dire non pas qu'elle n'essayait pas de dire la vérité, mais qu'elle est une personne incapable d'estimer l'heure, ce qui rend son témoignage inutile.

Et ce n'est que plus loin qu'ils ont ajouté les commentaires cités par la Couronne, prenant la peine de préciser par la suite, aux pp. 111 et 112:

[TRADUCTION] Le simple fait qu'un témoin ne peut fixer l'heure d'un événement ne justifie nullement qu'on le traite de la sorte. Il est d'ailleurs difficile de concevoir pourquoi on a jugé nécessaire en l'espèce de soumettre les témoins à un tel traitement.

Les observations faites dans l'affaire Gilson and Cohen (1944), 29 Cr. App. R. 174, à la p. 181, dans laquelle la cour reprend les termes employés antérieurement dans l'affaire Cain (1936), 25 Cr. App. R. 204, à la p. 205, s'appliquent ici. Il s'agit des observations suivantes: «On ne conteste pas le droit du juge de poser, à l'occasion, les questions qui lui semblent justes et utiles. Il ne convient toutefois pas que ... le juge, sans avoir vraiment donné à l'avocat de la défense la possibilité d'intervenir et bien avant le moment du contre‑interrogatoire, procède lui‑même à un contre‑interrogatoire assez dur [du témoin]. La Cour est d'accord que ce n'était pas là la meilleure façon de conduire le procès. Un juge doit éviter au cours de l'interrogatoire principal de paraître ne pas aider la défense au point de se mettre du côté de la poursuite en contre‑interrogeant l'accusé.» Nous faisons nôtres ces observations et nous les appliquerions à n'importe quel témoin, peu importe qu'il ait été appelé par la poursuite ou par la défense.

Les propos du juge Humphreys ont été cités hors contexte et la décision Bateman prise dans son ensemble m'apparaît plutôt contraire, voire même accablante pour la position défendue par la Couronne.

24. Enfin, la prudence et la retenue judiciaire qui en résulte doivent être d'autant plus grandes qu'il s'agit de l'accusé témoin. Il faut le laisser aller, dans des limites bien sûr, mais toujours conscient du fait qu'en fin de journée il est le seul qui risque de quitter le prétoire les menottes aux poings.

25. En conclusion, si le juge peut et doit intervenir pour que justice soit rendue il doit quand même le faire de telle sorte que justice paraisse être rendue. Tout est dans la façon.

26. En l'espèce, le moins que l'on puisse dire est que le juge était conscient de son droit d'intervenir. Au témoin Dominique Gauthier, la fille de la plaignante, compagne de l'accusé et témoin de celui‑ci, il posait une soixantaine de questions, presque autant que la Couronne, et l'interrompait plus d'une dizaine de fois au cours de son témoignage.

27. Au cours du témoignage de l'accusé le juge a, de beaucoup, posé plus de questions que les deux avocats. De fait, au cours de l'interrogatoire principal dirigé par l'avocat de la défense, il a interrompu près de vingt fois et a contre‑interrogé l'accusé. Il en résulte qu'il a posé à l'accusé, toujours au cours de l'interrogatoire, deux fois plus de questions que n'a pu le faire son propre avocat. Comme la teneur de ses questions était davantage du contre‑interrogatoire, il a ainsi nettement donné l'impression d'assister la Couronne en faisant précisément ce qu'il lui eût incombé, le cas échéant, d'empêcher la Couronne de faire. Au total, l'accusé fut interrompu par le juge plus de soixante fois dans ses réponses au cours de l'interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire. Tant l'accusé que le témoin Gauthier furent l'objet de remarques sarcastiques.

28. À titre d'illustration de l'ensemble de la situation je cite:

Par la Cour:

Q. Dites donc la vérité mademoiselle, dites donc là ce qui s'est passé dans cette affaire‑là, ce document‑là c'était pourquoi ça, dites‑moi donc ça la vérité là?

R. Ben je dis la vérité depuis tantôt.

Q. Arrêtez de passer à côté du pot.

...

Par le témoin:

Non, non, non mais est‑ce que je peux m'expliquer?

Par la Cour:

Ah! expliquez‑vous. Vous avez besoin d'avoir, j'ai besoin d'avoir de très bonnes explications.

...

Par la Cour:

Expliquez‑moi ça à moi. Tu sais, je comprends, je ne suis pas intelligent, je n'ai jamais fait de droit, je n'ai jamais fait de civil ou quoi que ce soit mais en tous les cas.

Par le témoin:

Si je vous disais que le premier août '79 ...

Par la Cour:

Ah! dites‑moi ce que vous voudrez mais vous avez besoin de ...

Par le témoin:

Mais vous me posez des questions.

Par la Cour:

... de, vous avez besoin d'avoir une explication et puis une bonne cette fois‑ci.

Par le témoin:

Si je vous disais que le premier août '79, je ne devais pas cette somme d'argent‑là à la compagnie.

Par la Cour:

Ah! pourquoi vous n'avez pas dit à la compagnie d'aller chez le diable?

Par la Couronne:

Q. Qu'est‑ce que vous deviez à la compagnie?

R. Bien à ce ...

Par la Cour:

Moi quand je ne dois rien, et puis qu'un gars veut me collecter, savez‑vous ce que je fais? J'ai dit au gars: prends‑toi trois avocats, dix avocats, fais ce que tu veux, mais viens me collecter si tu es capable.

Par le témoin:

C'est ça.

Par la Cour:

Hein. Vous vous êtes un président ...

Par le témoin:

C'est ça.

Par la Cour:

... de marketing, vous êtes un spécialiste en marketing et puis vous écrivez une lettre à un individu disant on va l'arrêter et puis après ça on va payer. Voyons donc. Me prenez‑vous pour une valise? Je ne suis pas madame Lebel là moi. Un instant là. Me prenez‑vous pour un imbécile?

Par le témoin:

Du tout.

Par la Cour:

Non. Et puis je vais vous dire une affaire. Vous allez vous tromper si vous me prenez pour un imbécile.

Par le témoin:

Du tout.

Par la Cour:

Alors continuez à témoigner, et puis vous êtes sous serment là.

Par le témoin:

Oui, oui. Je le sais.

Par la Cour:

Et puis je vous avise là, vous êtes sous serment.

Par le témoin:

Eh!...

Par la Cour:

Vous allez parler comme du monde.

Par le témoin:

Je produirai un document tantôt.

Par la Cour:

Vous produirez tous les documents que vous voudrez, mais quand on vous pose des questions, vous allez répondre aux questions. Mais prenez‑moi pas pour une valise. Ce n'est pas vrai. Parce que on est sensiblement du même âge, j'ai autant vécu que vous. Mais je n'étais pas président de marketing moi par exemple. Je ne sais pas pour quelle compagnie. D'ailleurs, à date là, je ne vois pas de quelle compagnie vous étiez, vous travaillez pour votre frère.

Par le témoin:

J'ai dit...

Par la Cour:

Vous allez dire la vérité.

Par le témoin:

J'ai dit j'étais consultant en marketing.

Par la Cour:

Ce que je veux savoir, c'est la vérité. Je vais vous dire une affaire. Dites‑moi donc la vérité.

Par la Couronne:

Ce serait bien plus simple pour tout le monde.

Par la Cour:

C'est simple, la vérité.

Par le témoin:

Je dis la vérité.

Par la Cour:

Oui.

Par la Couronne:

D'accord. Bien on va continuer.

Par la Cour:

Mais moi je vous crois pas. À date. Changez de fusil d'épaule.

...

Par la Cour:

Chose certaine, si un gars me devait quarante mille piastres (40 000,00$), je ne lui prêterais même pas six mille (6 000); je ne sais pas moi, je ne sais pas.

Par le témoin:

C'est basé, Votre Seigneurie, sur les acomptes de madame Lebel et puis sur la conversation que j'ai eue avec elle, le 3 juillet. Je le sais, j'étais là moi.

Par la Cour:

Oui. Il y en a d'autres qui étaient là et puis ils ne disent pas la même chose que vous.

Par le témoin:

Non, non, les autres n'étaient pas là au moment...

Par la Cour:

Là il y en a deux autres qui étaient là, et puis ils ne disent pas la même chose que vous.

...

Par la Cour:

Et puis quand je fais un chèque, ou n'importe qui ici intelligent, vous vous êtes supérieurement intelligent que nous autres parce que vous êtes dans le marketing, vous connaissez ça, quand je fais un chèque personnel, j'imagine que je dois savoir si c'est moi qui paie ou bien si c'est un autre. On vous pose la question claire et nette. Avez‑vous toujours effectué vos paiements à la compagnie, comment elle s'appelle déjà là?

Par le témoin:

Minico.

Par la Cour:

Minico?

Par le témoin:

Il se peut...

Par la Cour:

C'est‑tu vous ou si c'est un autre qui faisait les paiements?

Par le témoin:

Bon bien, je vais vous répondre.

Par la Cour:

C'est clair?

Par le témoin:

Bon bien ...

Par la Cour:

C'est oui ou si c'est non?

Par le témoin:

Mais je ne peux pas vous répondre oui ou non.

Par la Cour:

Non?

Par le témoin:

Non, non, mais je vais vous dire pourquoi.

Par la Couronne:

Ce sont des mots que monsieur ne connaît pas.

Par la Cour:

Non.

...

Par la Cour:

Est‑ce que c'est oui ou si c'est non?

Par le témoin:

Bien ç'a été fait par les deux.

Par la Cour:

Maybe yes, maybe no. Hein, bon, correct.

...

Par la Cour:

Moi il y a une affaire que je me demande.

Par le témoin:

Parce que c'est moi qui a eu le contrat.

Par la Cour:

Comment il se fait que vous vous n'étiez pas capable de faire un chèque?

29. Il est à mon avis manifestement dans l'intérêt de la justice que soit tenu un nouveau procès.

30. En terminant je voudrais réitérer certains propos que je tenais au début de mes motifs. Le lot d'un juge de première instance n'est pas toujours agréable. Le procès qui implique des parents ou des personnes qui ont des liens affectifs est chargé d'émotivité et, souvent, requiert l'intervention du juge plus qu'à l'ordinaire. Le danger qui guette alors celui‑ci, fut‑il le meilleur des juges, est celui de perdre patience. D'où ma sympathie (le soussigné a aussi été juge de procès dans des circonstances difficiles) pour les juges de première instance en général ainsi que pour celui du procès Brouillard. Ceci cependant ne relaxe en rien la règle que justice doit paraître avoir été rendue.

31. J'accueillerais donc le pourvoi, j'infirmerais l'arrêt de la Cour d'appel, et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

32. L'appelant nous demande de l'acquitter. Au soutien de cette demande il a soulevé à l'audition le fait qu'il a déjà purgé sa peine de probation. C'est là un facteur dont voudrait sûrement tenir compte le juge du prochain procès, si la détermination d'une peine s'avérait nécessaire. C'est aussi un facteur dont peut tenir compte le procureur général dans l'exercice de ses pouvoirs discrétionnaires de poursuivant. Comme je l'ai déjà mentionné, le verdict de culpabilité n'est pas déraisonnable tout comme ne l'eût point été d'ailleurs un verdict d'acquittement. C'est une question de crédibilité. Il s'agit d'un cas où cette Cour n'intervient que pour ordonner la tenue d'un nouveau procès. En l'espèce, le prochain juge et le procureur général sont, quoique de façon différente, en fin de compte les seuls aptes à tenir compte de cet aspect de la situation.

Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

Pierre Chatel en personne, Montréal.

Procureur de l’intimée: Réginald Michiels, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : [1985] 1 R.C.S. 39 ?
Date de la décision : 21/02/1985
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Droit criminel - Procès - Rôle du juge - Interrogatoire des témoins - Droit d’intervention du juge - Limites du droit d’intervention - Doute quant à l’impartialité du juge - Nouveau procès ordonné.

L'appelant a été accusé d'extorsion et déclaré coupable par un juge de la Cour des sessions de la paix. Au cours du procès, le premier juge a participé activement à l'interrogatoire de l'accusé et d'un autre témoin de la défense, interrompant les avocats et les témoins à maintes reprises et posant lui‑même de nombreuses questions. En appel, l'appelant s'est plaint de la conduite du juge, qu'il a qualifiée de partiale, et il a plaidé qu'il n'avait pas pu présenter une défense pleine et entière. Il a allégué également que le juge du procès avait commis des erreurs de droit et de fait. La Cour d'appel a rejeté son appel et confirmé la déclaration de culpabilité. Le présent pourvoi repose essentiellement sur les mêmes motifs.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Compte tenu de la preuve soumise au procès, le verdict de culpabilité rendu par le premier juge n'est pas déraisonnable et ne résulte pas d'une erreur de droit ou de fait. Il s'agissait essentiellement d'une question de crédibilité et le juge du procès a choisi de croire la plaignante. Il est cependant dans l'intérêt de la justice qu'un nouveau procès soit tenu. Même si le juge du procès a le droit et souvent le devoir, pour que justice soit effectivement rendue, d'interroger les témoins, de les interrompre ou de les rappeler à l'ordre au besoin, il doit toutefois le faire à l'intérieur de certaines limites et de telle sorte que justice paraisse avoir été rendue. En l'espèce, le juge du procès a dépassé la mesure. Par ses nombreuses interventions et questions lors du témoignage de l'accusé et d'un autre témoin de la défense, le juge du procès a donné l'impression d'assister l'avocat de la poursuite. Par sa conduite le juge du procès a soulevé un doute quant à son impartialité, doute que seul un nouveau procès peut effacer.


Parties
Demandeurs : Brouillard Dit Chatel
Défendeurs : Sa Majesté la Reine

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué: R. v. Sussex Justices
Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256
arrêt approuvé: R. v. Darlyn (1946), 88 C.C.C. 269
arrêts mentionnés: Jones v. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155
R. v. Torbiak and Campbell (1974), 26 C.R.N.S. 108
Yuill v. Yuill, [1945] 1 All E.R. 183
R. v. Bateman (1946), 31 Cr. App. R. 106.
Doctrine citée
Fauteux, Gérald. Le livre du magistrat, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, Ottawa, 1980.

Proposition de citation de la décision: Brouillard Dit Chatel c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39 (21 février 1985)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-02-21;.1985..1.r.c.s..39 ?
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