Cour suprême du Canada
Moore c. Johnson et autres, [1982] 1 R.C.S. 115
Date: 1982-01-26
Patrick Moore (Troisième défendeur) Appelant;
et
Morrissey Johnson (Demandeur) Intimé;
et
Gordon W. Seabright et Arthur E. Cramm (Premiers défendeurs) Intimés;
et
Le procureur général de la province de Terre-Neuve (Deuxième défendeur) Intimé;
et
Le procureur général du Canada (Intervenant).
et entre
Patrick Moore (Intimé) Appelant;
et
Ulf Snarby, John Lundrigan et James Gillett (Intimés) Intimés.
N° du greffe: 15971.
1981: 7 octobre; 1982: 26 janvier.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Ritchie, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Lamer.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE TERRE-NEUVE
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve (1979), 107 D.L.R. (3d) 749, 24 Nfld. & P.E.I.R. 227, 65 A.P.R. 227, rejetant les appels de la délivrance de brefs de prohibition pour interdire à certains magistrats de la cour provinciale de poursuivre les intimés. Pourvoi rejeté.
Thomas G. Heintzman, c.r., pour l’appelant.
Philip J. Lewis, c.r., et John R. Sinnott, pour l’intimé Morrissey Johnson.
Edward Roberts, c.r., et James Oakley, pour les intimés Ulf Snarby, John Lundrigan et James Gillett.
James A. Nesbitt, c.r., pour l’intimé le procureur général de Terre-Neuve.
W.I.C. Binnie, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Canada.
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Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE RITCHIE — Ce pourvoi, interjeté sur autorisation de cette Cour, attaque un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve qui a rejeté les appels formés contre des ordonnances accordées par le juge Mahoney de la Division de première instance de cette province. Il y ordonnait que la délivrance de brefs de prohibition pour interdire à certains magistrats de la cour provinciale de poursuivre les intimés en l’espèce pour des infractions à l’art. 15 de The Seal Fishery Act, R.S.Nfld. 1970, chap. 347, pour le motif que les cours provinciales n’ont pas compétence pour instruire ces poursuites.
La dénonciation en question impute ce qui suit aux intimés
[TRADUCTION] (1) Qu’ils ont, le 12 mars 1978 ou vers cette date, à environ 50 milles au nord de Cartwright, au Labrador, dans cette province, tué des phoques le dimanche, en contravention à l’article 15 de The Seal Fishery Act, chap. 347, R.S.Nfld. 1970, et
(2) Qu’ils ont (sauf l’intimé Lundrigan), entre le 5 mars 1978 et le 15 avril 1978, fait entrer au port de Dildo, province de Terre-Neuve, des phoques tués le dimanche 12 mars 1978, en contravention à l’article 15 de The Seal Fishery Act, chap. 347, Revised Statutes of Newfoundland et modifications.
La question principale du présent pourvoi porte sur l’effet qu’il faut donner, s’il y a lieu, à cet art. 15 qui se lit comme suit:
[TRADUCTION] 15. Il est interdit à l’équipage d’un navire à vapeur ou à voiles, ou à un membre de l’équipage, de tuer des phoques le dimanche (c’est-à-dire entre minuit le samedi soir et minuit le dimanche soir) de quelque année que ce soit, et il est interdit de faire entrer des phoques tués le dimanche de quelque année que ce soit dans un port de cette province sous peine d’une amende de deux mille dollars recouvrable de manière sommaire du capitaine ou du membre de l’équipage de ce navire à vapeur ou à voiles qui a enfreint les dispositions du présent article, par quiconque le poursuit devant un magistrat stipendiaire.
Cet article fait partie du droit de Terre-Neuve depuis son adoption en tant qu’article 16 du chapitre 162 des Consolidated Statutes of Newfoundland en 1916 et il était par conséquent en vigueur au moment où les Conditions de l’Union entre
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Terre-Neuve et le Canada sont entrées en vigueur en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1949, qui prévoit notamment aux termes des clauses 3, 18(1) et 18(2), ce qui suit:
3. Les Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1946, s’appliqueront à la province de Terre-Neuve de la même façon et dans la même mesure qu’ils s’appliquent aux provinces comprises jusqu’ici dans le Canada, comme si la province de Terre‑Neuve avait été l’une des provinces primitivement unies, sauf les dérogations apportées par les présentes clauses et excepté les dispositions qui sont, de façon expresse, ou qui peuvent être, selon une interprétation raisonnable, spécialement applicables ou destinées à s’appliquer seulement à une ou quelques provinces primitivement unies, mais non à toutes ces dernières.
18. (1) Sous réserve des présentes clauses, toutes les lois en vigueur dans Terre-Neuve à la date de l’Union ou immédiatement avant ladite date y subsisteront comme si l’Union n’avait pas eu lieu, sauf néanmoins abrogation, abolition ou modification par le Parlement du Canada ou la Législature de la province de Terre-Neuve conformément à l’autorité du Parlement ou de la Législature, sous le régime des Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1946, et tous les décrets, règles et règlements d’exécution de l’une quelconque de ces lois subsisteront semblablement sous réserve de révocation ou de modification par l’organisme ou la personne qui a établi lesdits décrets, règles ou règlements, ou par l’organisme ou la personne qui a le pouvoir d’établir lesdits décrets, règles ou règlements après la date de l’Union, conformément à leur autorité respective prévue par les Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1946. [Les italiques sont de moi.]
(2) Les lois du Parlement du Canada en vigueur à la date de l’Union, ou toute partie de ces lois, deviendront exécutoires dans la province de Terre-Neuve le jour ou les jours que fixera une loi du Parlement du Canada ou une proclamation émise, à l’occasion, par le gouverneur général en conseil, et toute pareille proclamation pourra décréter l’abrogation de l’une quelconque des lois de Terre-Neuve qui
a) sont d’application générale;
b) se rapportent au même sujet que la loi ou partie de loi ainsi proclamée; et
c) pourraient être abrogées par le Parlement du Canada en vertu du premier paragraphe de la présente clause.
On a fait valoir au nom des intimés que l’art. 15 précité a cessé d’être en vigueur et de s’appliquer dans la province de Terre-Neuve au moins depuis
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l’adoption du Règlement sur la protection des phoques (C.P. 1966-904) établi en application de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F-14, qui n’est elle-même entrée en vigueur à Terre-Neuve qu’à compter de la proclamation du 1er mai 1958, conformément au par. 18(2) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1949 (voir DORS/58-189).
Cet argument s’appuie sur l’hypothèse que l’art. 24 du Règlement sur la protection des phoques établi en application de la Loi sur les pêcheries par C.P. 1966-904 [DORS/66-235 et modifications] doit être considéré comme faisant partie d’une loi du Parlement du Canada et qu’il a pour effet de modifier les termes de l’art. 15 de The Seal Fishery Act en le privant d’effet. On verra que ce dernier argument s’appuie en outre sur les dispositions de l’art. 18 des Conditions de l’Union et qu’il repose sur l’acceptation de la proposition que le Règlement sur la protection des phoques, et en particulier son art. 24, a été validement adopté dans l’exercice de la compétence législative que le par. 91(12) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique accorde au Parlement du Canada sur les pêcheries des côtes de la mer et de l’intérieur.
L’article 24 du Règlement sur la protection des phoques, applicable pendant toute l’époque en cause, se lit comme suit:
24. Il est interdit de chasser ou de tuer un phoque, au cours de n’importe quel jour,
a) dans la région du Golfe, avant 6 heures ou après 18 heures, heure normale de l’Atlantique; ou
b) dans la région du Front,
(i) du 10 au 31 mars inclusivement, avant 5 heures et demi (sic) ou après 18 heures et demi (sic), heure normale de Terre-Neuve, ou
(ii) du 1er au 24 avril inclusivement, avant 5 heures et demie ou après 20 heures et demie, heure normale de Terre-Neuve.
On n’a pas prétendu que la région mentionnée dans les accusations en l’espèce était une région autre que la zone côtière de Terre-Neuve et je suis convaincu que l’endroit où les infractions auraient été commises se trouve dans les régions précisées à l’art. 24 du Règlement.
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Dans les motifs de son jugement en Division de première instance, le juge Mahoney a reproduit côte à côte l’art. 15 précité et l’art. 24 du Règlement, et je souscris à sa conclusion que si l’on accepte que le Règlement sur la protection des phoques (DORS/49-417, C.R.C. chap. 833) est devenue partie de la loi de Terre-Neuve au moment de l’entrée en vigueur de la Loi sur les pêcheries à Terre-Neuve par la proclamation royale du 1er mai 1958, il est indéniable qu’il y a un conflit entre l’art. 24 du Règlement et l’art. 15 de The Seal Fishery Act de Terre-Neuve, et que la question de savoir quel texte l’emporte relativement à la protection des phoques est la véritable question à résoudre en l’espèce.
Compte tenu des dispositions du par. 18(1) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, j’estime qu’il faut accepter que l’art. 15 de The Seal Fishery Act de Terre-Neuve faisait partie des «lois en vigueur dans Terre-Neuve à la date de l’Union ou immédiatement avant ladite date» et y a subsisté comme tel sous réserve toutefois d’abrogation, d’abolition ou de modification par le Parlement du Canada conformément à la compétence législative exclusive que le par. 91(12) des Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1946, lui attribue sur «Les pêcheries des côtes de la mer et de l’intérieur».
Dans Re Bowater’s Newfoundland Pulp and Paper Mills, Limited, [1950] R.C.S. 608, à la p. 620, le juge en chef Rinfret décrit «l’autorité» dont il est question à la clause 18(1) comme ayant
[TRADUCTION] …compétence à l’égard des sujets respectifs énumérés aux articles 91 et 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, c’est-à-dire que la clause 18(1) confère au Parlement du Canada le pouvoir d’abroger, d’abolir ou de modifier une ou toutes les lois en vigueur à Terre-Neuve à la date de l’Union ou immédiatement avant et qui traitent des sujets énumérés à l’article 91, et que ladite condition 18(1) confère à la Législature de la province de Terre-Neuve le pouvoir d’abroger, d’abolir ou de modifier toutes les lois qui étaient en vigueur à Terre-Neuve à la date de l’Union ou immédiatement avant et qui traitent des sujets énumérés à l’article 92 de l’Acte.
On fait cependant valoir au nom de l’appelant que The Seal Fishery Act, adopté de nouveau a R.S.Nfld. 1970, chap. 34, n’a jamais cessé d’être
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en vigueur à Terre-Neuve et que ses dispositions n’ont aucunement été abrogées, abolies ou modifiées par des règlements adoptés par le gouverneur général du Canada en vertu de la Loi sur les pêcheries.
Comme je l’ai dit, les dispositions de l’art. 18 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique autorisent clairement, à mon avis, le Parlement du Canada à abroger, à modifier ou à abolir les lois de Terre-Neuve en vigueur avant la Confédération telle The Seal Fishery Act, pour autant que ces lois se rapportent à des matières sur lesquelles le Parlement a l’«autorité… prévue par les Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1946», ce qui comprend indubitablement «Les pêcheries des côtes de la mer et de l’intérieur» en vertu du par. 91(12) de l’Acte.
Comme je l’ai souligné, la région dans laquelle les infractions en l’espèce auraient été commises se trouve dans la zone côtière de Terre-Neuve et relève ainsi de la compétence exclusive du Parlement pour les motifs que j’ai énoncés. L’article 24 du Règlement sur la protection des phoques fait donc, à mon avis, partie de la loi en vigueur à Terre-Neuve aux dates mentionnées dans les accusations portées contre les intimés en l’espèce.
A mon avis, comme l’a énoncé le juge Gushue dans l’extrait cité ci-après des motifs de son jugement, le par. 18(1) n’a pas fait entrer The Seal Fishery Act dans la législation fédérale; il a simplement maintenu la loi en vigueur à Terre-Neuve, sous réserve d’une abrogation ou d’une modification ultérieure par une loi adoptée par l’autorité compétente, fédérale ou provinciale selon la matière visée. L’article 24 du Règlement sur la protection des phoques est un texte législatif fédéral valide, adopté en application du pouvoir exprès que la loi accorde au gouverneur en conseil en vertu de l’art. 34 de la Loi sur les pêcheries qui dispose:
34. Le gouverneur en conseil peut édicter des règlements concernant la réalisation des objets de la présente loi et l’application de ses dispositions et, en particulier, peut, sans restreindre la généralité de ce qui précède, édicter des règlements
…
b) concernant la conservation et la protection du poisson;
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c) concernant la prise, le chargement, le débarquement, la manutention, le transport, la possession et l’écoulement du poisson;
Selon sa définition à l’art. 2 de la Loi, le mot «poisson» comprend les «animaux marins» et le Règlement s’applique donc clairement à l’abattage des phoques.
L’appelant a cependant fait valoir en outre que The Seal Fishery Act était une loi provinciale valide en vertu du par. 92(13) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, (c.-à-d. propriété et droits civils), que la Loi sur les pêcheries du Canada excède le pouvoir législatif du Parlement et que l’art. 24 du Règlement n’a par conséquent aucune application en l’espèce.
Certains articles de The Seal Fishery Act pourraient peut-être être interprétés comme visant d’abord la réglementation d’un métier ou d’une profession, mais la question en litige ici est limitée à l’effet de l’art. 15 de cette loi qui concerne exclusivement la prise et la manutention du poisson et relève donc indubitablement de la compétence du Parlement du Canada en vertu du par. 91(12) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
J’estime qu’il n’est pas nécessaire de pousser plus loin l’examen de l’incidence constitutionnelle des dispositions transitoires des Conditions de l’Union ou de l’art. 18 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1949, qui a donné à ces conditions force de loi à Terre-Neuve. A cet égard, je fais miennes l’opinion qu’a exprimée le juge Gushue dans ses motifs du jugement en Cour d’appel:
[TRADUCTION] …même si on peut qualifier l’article 15 de droit fédéral, ce n’est certainement pas une loi fédérale. Ainsi, la jurisprudence variée citée à l’appui des arguments bien connus cités ci-dessus n’est d’aucun secours. De plus, je suis d’avis que c’est une erreur de classer l’art. 15 et d’autres textes législatifs valides de Terre‑Neuve maintenus après le 1er avril 1949 jusqu’à ce qu’ils soient abrogés, abolis ou modifiés, dans la catégorie des lois fédérales ou provinciales. C’est la loi de Terre‑Neuve classée dans une catégorie particulière (et probablement temporaire) du point de vue de sa permanence en vertu d’une disposition particulière de
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l’A.A.N.B., savoir la clause 18(1). En outre, à mon avis, le seul point pertinent que cette Cour doit considérer est que la loi précisément en cause ici ne peut être abrogée, abolie ou modifiée que par le Parlement du Canada, et il s’agit de savoir si elle l’a été.
A mon avis, la loi précisément en cause ici est énoncée à l’art. 24 du Règlement sur la protection des phoques, et bien que cet article n’abroge pas de façon expresse l’art. 15 de The Seal Fishery Act, les dispositions de l’art. 24 modifient les dispositions de l’art. 15 au point de les priver d’effet en tant que loi de Terre-Neuve.
En cette Cour, à la demande de l’avocat de l’appelant, le Juge en chef a énoncé la question constitutionnelle suivante:
La province de Terre-Neuve a-t-elle la compétence d’adopter l’article 15 de The Seal Fishery Act, R.S.Nfld. 1970, chap. 347 (autrefois l’article 16 de The Seal Fishery Act, C.S. T.-N. 1916) en vertu de l’article 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867? Dans l’affirmative, s’applique-t-il toujours ou de la même façon depuis:
a) l’entrée en vigueur dans la province de Terre-Neuve de la Loi sur les pêcheries du Canada, S.R.C. 1952, chap. 119, à l’exception de l’article 13, par proclamation du gouverneur en conseil en date du 5 mai 1958, DORS/58-189; et/ou
b) la promulgation de l’article 24 du Règlement de protection des phoques, DORS/67-52 modifié par DORS/76-172, DORS/77-181 et DORS/78-167 et établi en vertu de la Loi sur les pêcheries?
Je suis d’avis de répondre non à la première partie de la question puisque j’estime que l’art. 15 de The Seal Fishery Act se limite à la réglementation de l’abattage des phoques, une matière comprise dans la compétence législative exclusive du Parlement en vertu du par. 91(12) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, «Les pêcheries des côtes de la mer et de l’intérieur». Compte tenu de cette réponse, il n’est plus nécessaire d’examiner les parties a) et b) de la question. Il faut remarquer que le procureur général de Terre-Neuve est intervenu au présent pourvoi et a accepté la conclusion adoptée en Division de première instance et en Cour d’appel.
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Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelant: Thomas G. Heintzman, Toronto.
Procureurs de l’intimé Morrissey Johnson: Lewis et Sinnott, St-Jean.
Procureur de l’intimé le procureur général de Terre-Neuve: James A. Nesbitt, St-Jean.
Procureurs des intimés Snarby, Lundrigan et Gillett: Halley et Hunt, St-Jean.