Cour suprême du Canada
Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442
Date: 1980-12-02
Perry J. Rhine (Défendeur) Appelant;
et
Sa Majesté La Reine (Demanderesse) Intimée.
Barbara Jean Prytula (antérieurement Barbara Jean Erickson) (Défenderesse) Appelante;
et
Sa Majesté La Reine (Demanderesse) Intimée.
1980: 5, 6 novembre; 1980: 2 décembre.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Ritchie, Dickson, Estey, McIntyre et Chouinard.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE
POURVOIS à l’encontre des arrêts de la Cour d’appel fédérale[1], qui a accueilli les appels interjetés des jugements du juge Cattanach. Pourvois rejetés.
John J. Robinette, c.r., pour les appelants.
T.B. Smith, c.r., et David T. Sgayias, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE EN CHEF — Ces deux pourvois formés sur autorisation de cette Cour ont été plaidés ensemble. Ils soulèvent une seule et même question, savoir si la Division de première instance de la Cour fédérale a compétence pour connaître de la réclamation que Sa Majesté du chef du Canada a présentée dans chacune de ces affaires. Dans l’affaire Rhine, la réclamation vise au recouvrement d’une somme de $417 due par l’appelant qui l’a reçue à titre de paiement anticipé versé sous le régime de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies, S.R.C. 1970, chap. P-18, et ne l’a pas remboursée. Dans l’affaire Prytula, la réclamation vise au recouvrement d’une somme de $540 et intérêts dont l’appelante serait débitrice suite à un prêt que lui a consenti une banque en application de la Loi canadienne sur les prêts aux étudiants, S.R.C. 1970, chap. S-17. Comme l’appelante n’a pas remboursé ce prêt garanti par le ministre des Finances, Sa Majesté l’a acquitté et lui en réclame le montant par subrogation.
Dans les deux cas, il y a eu demande de jugement pour défaut de plaider en Cour fédérale. Le juge Cattanach, qui a entendu les deux demandes
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de jugement, a conclu qu’il n’avait pas compétence vu l’arrêt de cette Cour dans l’affaire McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine[2]. Le juge Heald, qui a exprimé l’opinion de la Cour d’appel fédérale dans les deux cas, a accueilli l’appel de Sa Majesté et ordonné le renvoi des deux affaires en Division de première instance sur le fondement que celle-ci est compétente. En somme, la Cour d’appel fédérale a statué que l’arrêt McNamara ne régit ni l’une ni l’autre des affaires dont nous sommes saisis.
Surtout depuis l’arrêt McNamara, on s’accorde à dire que l’al. 17(4)a) de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, en vertu duquel les deux actions ont été intentées, ne suffit pas en lui-même à donner compétence. Le simple fait que Sa Majesté du chef du Canada soit demanderesse ne lui donne pas le droit d’utiliser la Cour fédérale comme tribunal où faire valoir ses réclamations. L’alinéa 17(4)a) dispose que la Division de première instance de la Cour fédérale a compétence concurrente en première instance «a) dans les procédures d’ordre civil dans lesquelles la Couronne ou le procureur général du Canada demande redressement». En bref, il découle de l’arrêt McNamara qu’il faut qu’il existe une législation fédérale applicable pour appuyer les réclamations présentées en l’espèce par Sa Majesté; sinon, on ne respecterait pas les dispositions de l’art. 101 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui autorise notamment le Parlement à «établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada». Il s’agit donc de déterminer dans ces deux affaires si l’on peut dire que les réclamations de Sa Majesté tirent leur origine d’une législation fédérale existante ou si, comme l’a fait valoir avec vigueur Me J.J. Robinette, c.r., qui a comparu à titre d’amicus curiae au nom de chacun des appelants (rôle que la Cour d’appel fédérale lui avait confié à l’origine), elles sont nées d’accords qui constatent les prêts respectifs de sorte qu’elles donnent seulement ouverture à des actions de common law de compétence provinciale, ce qui constituerait une situation analogue à celle que l’on a jugé exister dans l’affaire
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McNamara. Me Robinette s’est également fondé sur une déclaration que le juge Cattanach a faite dans les jugements en l’espèce: ail ne suffit pas que l’obligation naisse par l’effet d’une loi» et «il ne suffit pas que la responsabilité découle d’une loi».
Je vais examiner maintenant chacune des affaires et les textes de loi en vertu desquels le paiement anticipé dans l’une et le prêt dans l’autre ont été consentis. Il importe de noter que la validité de ces textes n’est pas mise en doute; on reconnaît sans restriction que chacun des deux textes et leur règlement d’application sont de compétence fédérale.
1. L’affaire Rhine
La Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies a expressément pour objet de permettre de verser à des producteurs de grain des paiements anticipés pour du grain non encore livré à la Commission canadienne du blé. Elle fait partie d’un plan de réglementation du commerce du grain, comme en fait foi le par. 2(2) de la Loi qui dispose que «La présente loi doit s’interpréter conjointement avec la Loi sur la Commission canadienne du blé…». La validité de cette dernière loi a été contestée sans succès dans Murphy c. Le Canadien Pacifique[3].
En vertu de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies, un producteur peut, au moyen d’une formule prescrite, demander un paiement anticipé à la Commission canadienne du blé (qui est un mandataire de Sa Majesté). L’article 4 exige la divulgation d’un ensemble de données sur l’entreprise ou les activités du requérant. Celui-ci doit s’engager à livrer du grain ou à rembourser le prêt s’il ne le livre pas, et, sur défaut, des procédures peuvent être prises contre lui. La Loi crée un privilège sur le grain à l’égard duquel on a versé un paiement anticipé et Me Robinette a reconnu qu’à cet égard, il y aurait une législation fédérale valide pour fonder la compétence de la Cour fédérale. Cependant, puisqu’en l’espèce la réclamation ne vise pas l’exécution d’un privilège mais plutôt le remboursement pour cause de défaut conformément à l’engagement, on prétend qu’il s’agit simplement de l’exécution d’une obligation contrac-
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tuelle ordinaire qui ne relève aucunement de la législation fédérale, si ce n’est qu’elle tire son origine de l’autorisation législative de verser le paiement anticipé.
Je ne peux admettre que l’on puisse régler l’affaire en des termes aussi simples. Nous sommes en présence d’un cadre législatif détaillé qui autorise des paiements anticipés pour des livraisons éventuelles de grain; c’est un élément d’un plan d’ensemble pour la commercialisation du grain produit au Canada. Un examen de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies elle-même met en lumière la place que celle-ci prend dans le plan d’ensemble. Certes, l’application de la Loi emporte un engagement ou des conséquences contractuelles, mais cela ne veut pas dire que la Loi est mise à l’écart une fois l’engagement pris ou le contrat signé. La Loi a constamment des répercussions sur l’engagement, de sorte que l’on peut dire à bon droit qu’il existe une législation fédérale valide qui régit l’opération, objet du litige devant la Cour fédérale. Est-il nécessaire d’ajouter qu’on ne peut invariablement attribuer les «contrats» ou les autres créations juridiques, comme les délits et quasi-délits, au contrôle législatif provincial exclusif, ni les considérer, de même que la common law, comme des matières ressortissant exclusivement au droit provincial.
A la différence de la présente espèce, la loi n’offrait pas d’abri aux opérations en cause dans l’affaire McNamara. Les contrats n’y étaient pas fondés sur la loi et, dans la mesure où Sa Majesté voulait également y faire exécuter un cautionnement, elle le faisait simplement comme conséquence d’une exigence administrative, soit la nécessité d’obtenir ce genre de cautionnement comme garantie d’obligations contractées en sa faveur. Voici un extrait des motifs de l’arrêt McNamara qui porte sur ces points, aux pp. 662 et 663:
Le procureur général du Canada soutient au nom de la Couronne que, puisque le contrat de construction concerne un ouvrage ou un bien publics, la législation fédérale s’applique. Il n’a toutefois pas précisé quelle loi fédérale. L’action de la Couronne n’est manifestement fondée sur aucune loi et cette dernière n’invoque aucun principe de droit qui lui serait particulier en vertu duquel ses réclamations contre les appelants pourraient
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être entendues ou tranchées. L’avocat représentant le procureur général a été assez franc pour admettre que sa thèse reposait sur la prétention que la Cour fédérale était compétente pour entendre toute réclamation de la Couronne fondée sur un contrat. J’ai déjà indiqué que cette thèse est insoutenable et que le par. 17(4) serait nettement ultra vires si c’était sa portée. Il n’est valide que dans la mesure où il reste dans les limites prescrites par l’art. 101 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
Le raisonnement s’applique à la réclamation de la Couronne fondée sur le cautionnement tout comme à sa demande de dommages-intérêts contre McNamara. On a plaidé qu’il existait une différence parce que (1) le par. 16(1) de la Loi sur les travaux publics, maintenant S.R.C. 1970, c. P-38, oblige le ministre responsable à obtenir une garantie suffisante de l’exécution régulière d’un contrat visant des travaux publics et que (2) l’arrêt Consolidated Distilleries c. Le Roi, [[1930] R.S.C. 531], fait jurisprudence sur le droit de la Couronne d’invoquer la compétence de la Cour fédérale lorsqu’elle intente une action fondée sur un cautionnement. Aucun de ces arguments n’améliore la situation de la Couronne. Le paragraphe 16(1) de la Loi sur les travaux publics formule une exigence administrative, la nécessité d’une garantie, mais reste muet sur le droit régissant l’exécution de la garantie. L’arrêt Consolidated Distilleries porte sur une action fondée sur un cautionnement fourni en conformité d’une loi fédérale, la Loi du Revenu de l’intérieur, et, comme l’a souligné le Conseil privé [TRADUCTION] «l’objet des actions découlait directement d’une loi du Parlement portant sur l’accise» (voir [1933] A.C. 508 à la p. 521).
Il existe donc une profonde différence entre la situation dans l’affaire Rhine, dont nous sommes saisis, et celle dans l’affaire McNamara.
2. L’affaire Prytula
La législation applicable à l’affaire Prytula, savoir la Loi canadienne sur les prêts aux étudiants et son règlement d’application, prévoit que les prêts bancaires aux étudiants comportent un engagement du gouvernement à rembourser l’institution prêteuse sur défaut de l’emprunteur, et permet à Sa Majesté de se subroger dans les droits de la banque contre l’emprunteur en défaut. Comme dans l’affaire Rhine, la Loi exige la signature d’un accord en la forme prescrite, mais ici l’accord a lieu entre l’étudiant emprunteur et l’institution prêteuse; le gouvernement n’y est pas
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directement partie, mais il se porte garant en vertu de la Loi et est subrogé dans les droits de la banque en vertu du règlement établi sous le régime de l’al. 137) de la Loi.
Comme l’intimée le signale avec raison dans son factum, la Loi canadienne sur les prêts aux étudiants et son règlement d’application régissent tous les aspects de la relation entre l’étudiant emprunteur, l’institution prêteuse et le gouvernement garant. Pour fonder une réclamation, qu’il s’agisse de celle de la banque ou du gouvernement, ou pour déterminer la responsabilité de l’étudiant emprunteur, il faut nécessairement recourir à la Loi et au règlement. En outre, la subrogation de Sa Majesté dans la réclamation de la banque est expressément prévue. La forme prescrite de l’accord entre l’étudiant et la banque souligne cette situation en faisant signer la déclaration par l’étudiant «je comprends mes obligations en vertu de la loi susdite et des règlements et …je rembourserai ma dette en totalité en conformité des prescriptions de la loi et des règlements». Une fois admis, comme c’est le cas ici, que la Loi et le règlement sont valides, je ne peux voir comment on peut mettre en doute qu’il existe en l’espèce une loi fédérale applicable qui appuie la compétence de la Cour fédérale.
3. Conclusion
La réponse simple aux questions soulevées par les appelants dans ces deux pourvois est que chacune des lois qui les concernent prévoit l’avance de fonds fédéraux ou de fonds garantis par le fédéral à des personnes admissibles, suivant la définition donnée dans les lois et règlements respectifs, ainsi que le remboursement et les moyens d’obtenir le remboursement. Tout cela fait partie de l’administration d’une loi fédérale et relève donc de l’art. 101 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Par conséquent, cela appuie la compétence de la Cour fédérale en vertu de l’al. 17(4)a) de la Loi sur la Cour fédérale.
Je suis d’avis de rejeter ces pourvois. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.
Pourvois rejetés.
Amicus curiae: John J. Robinette, Toronto.
Procureur de la demanderesse, intimée: Roger Tassé, Ottawa.
[1] La Reine c. Perry J. Rhine, [1979] 2 C.F. 651, (1980), 98 D.L.R. (3d) 496, (1979), 26 N.R. 526.
La Reine c. Barbara Jean Prytula (antérieurement Barbara Jean Erickson, [1979] 2 C.F. 516, (1980), 99 D.L.R. (3d) 91, (1979), 28 N.R. 226.
[2] [1977] 2 R.C.S. 654.
[3] [1958] R.C.S. 626.