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19/01/1978 | CANADA | N°[1978]_2_R.C.S._229

Canada | Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229 (19 janvier 1978)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229

Date : 1978-01-19

J. A. Andrews, Dorothy Andrews, Ivan Stefanyk (Demandeurs) Appelants;

et

Grand & Toy Alberta Ltd. et Robert G. Anderson (Défendeurs) Intimés.

1977: 15 et 16 juin; 1978: 19 janvier.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA

Dommages-intérêts — Jeune homme devenu tétra­plégique e

t dépendant dorénavant d’autrui pour sa survie — Principes applicables en matière d’évaluation des dommages.

Dans une...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229

Date : 1978-01-19

J. A. Andrews, Dorothy Andrews, Ivan Stefanyk (Demandeurs) Appelants;

et

Grand & Toy Alberta Ltd. et Robert G. Anderson (Défendeurs) Intimés.

1977: 15 et 16 juin; 1978: 19 janvier.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA

Dommages-intérêts — Jeune homme devenu tétra­plégique et dépendant dorénavant d’autrui pour sa survie — Principes applicables en matière d’évaluation des dommages.

Dans une action en responsabilité pour préjudice cor­porel intentée par un jeune homme devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la circulation, le juge de première instance a accordé $1,022,477.48, somme que la Division d’appel a réduite à $516,544.48. L’autorisa­tion d’appel a été accordée par cette Cour sur la ques­tion de savoir si la Division d’appel a erré en droit dans son évaluation des dommages-intérêts.

La responsabilité n’est pas en cause. Le juge de première instance a conclu que seuls les intimés étaient en faute. Pour sa part, la Division d’appel (dont un membre était dissident sur ce point) a conclu à la négligence contributive de l’appelant James Andrew’s dans une proportion de 25 pour cent. Ni ces conclusions, ni la question des dommages-intérêts spéciaux ne sont en cause dans ce pourvoi.

On demande à cette Cour d’établir les principes de droit applicables en matière d’évaluation des dommages-intérêts dans le cas d’une jeune personne qui souffre d’incapacité totale permanente résultant des blessures qu’elle a subies, et qui dépend dorénavant d’autrui pour sa survie. Au moment de l’accident, Andrews était apprenti cheminot; il avait 21 ans et était célibataire.

Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli. Les dommages-intérêts généraux ont été évalués à $740,000. A cela s’ajoute des dommages-intérêts spéciaux de $77,344, de sorte que le chiffre définitif est de $817,344. Compte tenu du partage des responsabilités qui n’a pas été contesté, l’appelant a droit à 75 pour cent de ce montant, soit $613,008.

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1. Pertes pécuniaires

a) Soins futurs

(i) Type de soins: La question principale à régler en l’espèce est de savoir si dans un cas d’invalidité totale ou presque totale, la victime devrait recevoir les soins nécessaires dans une institution ou à domicile. Le juge de première instance a choisi les soins à domicile et a conclu que ces soins coûteraient $4,135 par mois. Bien que d’avis que les soins à domicile sont préférables, la Division d’appel les a refusés à l’appelant. Elle a jugé ce type de soins déraisonnables, irréalistes et excessifs. La Division d’appel a alloué un montant de $1,000 par mois sans donner les raisons qui l’ont amenée à choisir ce chiffre. La Cour d’appel a erré en droit dans son analyse de la question. Elle n’a pas démontré que le juge de première instance a commis une erreur de principe ou que la somme accordée est le résultat d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice.

Contrairement à ce que dit la Division d’appel, il n’existe aucune obligation pour la victime de procéder à une réduction des dommages-intérêts, c’est-à-dire d’ac­cepter moins que la perte réelle. En fait, sa seule obliga­tion est d’être raisonnable. Une indemnisation ne peut jamais être «entière» ou «parfaite». L’indemnité doit être raisonnable et équitable pour les deux parties. De toute évidence, on ne peut fonder le montant d’une indemnité sur les sympathies ou la compassion que l’on ressent pour la victime. Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. Toutefois, comme en l’espèce les tribunaux d’instance inférieure ont opté pour les soins à domicile, le qualificatif «raisonnable» doit se rapporter à ces soins. Être raisonnable ne signifie pas qu’Andrews devrait se satisfaire d’une hospitalisation qui, selon toute la preuve, ne lui convient pas. La capacité de payer du défendeur n’a jamais été considérée en common law comme un élément pertinent dans l’évaluation des dom­mages-intérêts. L’important, c’est le préjudice subi par la partie innocente. L’équité envers l’autre partie con­siste à ne retenir contre elle que les réclamations légiti­mes et justifiables.

Andrews peut-il raisonnablement demander $4,135 par mois pour des soins à domicile? Ces soins sont très coûteux, mais la perspective d’un séjour dans un hôpital de soins prolongés est tellement détestable et contraire aux principes de l’indemnisation équitable, qu’il est impossible pour cette Cour d’opter pour une solution intermédiaire.

(ii) Espérance de vie: Les chiffres soumis en pre­mière instance démontrent que l’espérance de vie d’une personne âgée de 23 ans est de cinquante ans. Mais une moyenne statistique n’est utile que dans la mesure où elle vise la catégorie appropriée. En première instance, des médecins ont déclaré que l’espérance de vie d’un

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tétraplégique pouvait être d’environ cinq années de moins que la normale. Ce chiffre a été retenu par la Division d’appel et également par la présente Cour.

(iii) Éventualités: Le juge de première instance a fait un abattement de 20 pour cent au titre des «risques et éventualités». La Division d’appel a majoré cet abattement de dix pour cent et, ce faisant, elle a commis une erreur. L’abattement de 20 pour cent fait par le juge de première instance au titre des éventualités n’est pas un abattement au titre de la diminution de l’espérance de vie, comme l’a déclaré la Division d’appel, puisqu’on l’a déjà réduite de 50 à 45 ans. Les «risques et éventualités», dans le contexte des soins futurs, sont distincts. Ils visent essentiellement la durée des dépenses et diffèrent des éventualités pouvant affecter les gains futurs, par exem­ple le chômage, la maladie ou l’accident. Ils ne doivent donc pas être ajoutés à ces derniers pour donner un chiffre cumulatif. La présente Cour a jugé que l’abattement de 20 pour cent fait par le juge de première instance relativement aux soins futurs était raisonnable.

(iv) Double emploi avec l’indemnité pour la perte de revenu éventuel: Les soins futurs dont la victime aura besoin doivent être la considération essentielle dans l’évaluation des dommages-intérêts. On ne peut déter­miner avec précision les besoins et les coûts des soins futurs sans tenir compte des frais de subsistance, frais qui peuvent différer pour l’infirme et la personne en bonne santé. En tout état de cause, la victime aurait été obligée de faire ces dépenses, mais l’accident peut avoir influé sur leur importance. Par conséquent, il nous faut tenir compte des frais de subsistance dans le calcul du coût des soins futurs, et la part correspondant aux frais courants ordinaires doit être réduite du montant alloué pour la perte de revenu éventuel.

(v) Coût de l’équipement spécial: En plus d’un montant couvrant les dépenses mensuelles prévues, Andrews a besoin d’un montant initial pour l’achat d’un équipement spécial. Le montant accordé par les tribu­naux d’instance inférieure paraît juste en principe et doit donc être accepté.

(b) Perte de revenu

La victime doit être indemnisée non pas de la perte de revenu, mais plutôt de la perte de sa capacité de gagner un revenu.

(i) Niveau des revenus: La décision de la Division d’appel selon laquelle $1,200 par mois représente une évaluation raisonnable du niveau moyen des revenus éventuels d’Andrews est confirmée.

(ii) Durée de la vie active: Le calcul de la capitali­sation de la capacité de gain ne doit pas être basé sur une espérance de vie raccourcie mais plutôt sur l’espé­rance de vie active avant l’accident. L’appelant doit être

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indemnisé pour la perte de capacité de gain telle qu’elle existait avant l’accident.

(iii) Éventualités: Le chiffre qui reflète l’incidence des éventualités susceptibles d’influer sur les revenus éventuels, tels la maladie, les accidents, le chômage et les crises économiques est, de toute évidence, arbitraire. Le chiffre de 20 pour cent retenu par les tribunaux d’instance inférieure (et que l’on retrouve dans plusieurs autres décisions) doit être accepté, bien qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant.

(iv) Double emploi avec le coût des frais de subsis­tance: Selon la preuve soumise en première instance, ces dépenses représentent environ 53 pour cent du revenu d’une personne se trouvant dans la situation d’Andrews avant l’accident. Ce chiffre est accepté et le montant de son revenu mensuel anticipé est en conséquence réduit à $564.

(c) Autres considérations relatives aux pertes pécu­niaires en général

(i) Taux de capitalisation: incidence de l’inflation et taux de rendement des investissements: En l’espèce, le taux d’actualisation pour le calcul de la valeur actuelle de l’indemnité au titre des soins futurs et de la perte de revenu doit être fixé à 7 pour cent. En première instance, la méthode employée fut de prendre comme taux de rendement le taux d’intérêt sur les prêts moné­taires en période de stabilité économique, et donc de ne pas tenir compte de l’inflation. La présente Cour a utilisé les taux de rendement actuels des investissements à long terme et a prévu une marge suffisante pour contrer les effets de l’inflation future.

(ii) Déduction au titre de l’impôt: Puisque l’indem­nité correspond à la perte de la capacité de gain et non à la perte des revenus, il ne faut tenir aucun compte de la réduction du revenu produit par l’indemnité au titre des revenus éventuels à la suite du paiement d’impôts sur les intérêts, sur les dividendes ou sur les gains en capital. II convient d’indemniser la perte d’un avoir, la capacité de gain, par le versement d’un capital. On ne doit donc pas prendre en considération l’impôt sur le revenu, ni pour réduire l’indemnité des impôts que la victime aurait eu à payer sur son salaire, ni pour l’augmenter en y ajoutant les impôts qu’elle devra payer sur les revenus produits par l’indemnité.

L’incidence de la fiscalité sur le revenu du capital alloué pour les soins futurs est atténuée par les disposi­tions du sous-al. 110(1)c)(IV.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, sur la déduction autorisée des frais médicaux. Vu cette disposition et la décision des tribunaux infé­rieurs qui n’ont pas ajusté l’indemnité au titre des soins futurs en fonction de la charge fiscale, la présente Cour n’a rien accordé sous ce chef.

[Page 233]

Quant à la détermination de la valeur actualisée du coût des soins futurs, il faut que le fond constitué s’épuise progressivement. Accorder un montant qui ne s’épuiserait pas totalement reviendrait à sur-indemniser la victime en augmentant son patrimoine.

2. Pertes non pécuniaires

Dans le cas d’un jeune adulte devenu tétraplégique, comme Andrews, la somme de $100,000 représente une indemnisation convenable au titre de toutes les pertes non pécuniaires, y compris les facteurs comme la dou­leur, la souffrance, la perte des agréments de la vie et la diminution de l’espérance de vie. Sauf circonstances exceptionnelles, ce montant doit être considéré comme un plafond au chapitre des pertes non pécuniaires, dans les cas de ce genre.

Indemnité totale

Plutôt que de fixer une indemnité totale, il semble plus approprié de déterminer le montant total à allouer sous chaque catégorie, savoir les soins futures, la perte de revenus éventuels et les pertes non pécuniaires, tout en tenant compte de considérations générales telles que les montants alloués par d’autres tribunaux dans des cas semblables et le caractère raisonnable qu’il convient de donner aux montants à allouer.

Arrêts mentionnés: Nance v. B.C. Electric Railway Co., [1951] A.C. 601; Admiralty Commissioners v. S.S. Susquehanna, [1926] A.C. 655; West & Son Ltd. v. Shephard, [1964] A.C. 326; Admiralty Commissioners v S.S. Valeria, [1922] 2 A.C. 242; Livingstone v. Rawyards Coal Co. (1880), 5 App. Cas. 25; Cunningham v. Harrison, [1973] 3 All E.R. 463; Fletcher v. Autocar & Transporters Ltd., [1968] 1 All E.R. 726; R. c. Jennings, [1966] R.C.S. 532; Bisson v. Corporation of Powell River (1967), 62 W.W.R. 707, 64 W.W.R. 768; Jennings v. Cronsberry (1965), 50 D.L.R. (2d) 385; Skelton v. Collins (1966), 39 A.L.J.R. 480; Olivier v. Ashman, [1962] 2 Q.B. 210; McCann v. Sheppard, [1973] 1 W.L.R. 540; Warren v. King, [1963] 3 All E.R. 521; McKay c. Board of Govan School Unit No. 29 of Saskatchewan, [1968] R.C.S. 589; Bresatz v. Przi­billa (1962), 108 C.L.R. 541; Mallet v. McMonagle, [1970] A.C. 166; Re la Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373; Schroth v. Innes, Perry and Shiels, [1976] 4 W.W.R. 225; Ward v. James, [1965] 1 All E.R. 563; Hamel v. Prather, [1976] 2 W.W.R. 742; Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225.

POURVOI interjeté par les demandeurs à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[1] qui a réduit l’indemnité

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accordée par le juge Kirby dans une action en responsabilité pour préjudice corporel. Pourvoi accueilli.

D. K. Laidlaw, c.r., R. Cummings et D. Andrews, pour les demandeurs, appelants.

J. A. Weir et B. Larbalestier, pour les défen­deurs, intimés.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE DICKSON — Ce pourvoi résulte d’une action en responsabilité pour préjudice corporel, intentée par un jeune homme devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la circulation dont l’intimé Anderson et son employeur, Grand & Toy Alberta Ltd., ont été jugés partiellement responsa­bles. L’autorisation d’appel a été accordée par cette Cour sur la question de savoir si la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta a erré en droit dans son évaluation des dommages-intérêts. En première instance, le juge Kirby avait accordé à ce titre $1,022,477.48, somme que la Division d’appel a réduite à $516,544.48.

Voici les montants respectivement alloués par les tribunaux d’instance inférieure sous chacune des catégories de dommages-intérêts:

Pertes pécuniaires

(a) Coût des soins futurs

Première instance

Division d’appel

— équipement special

$14,200

$14,200

— coût mensuel

4,135

1,000

— éventualités

20%

30%

— taux de capitalisation

5%

5%

— espérance de vie

45 ans

45 ans

$735,594

$164,200

(b) Pertes de revenues éventuels

— niveau des revenus

$ 830

$1,200

— deduction de base visant à éviter le double employ entre la somme allouée pour les soins futures et la part de revenues perdus qui aurait été dépensée en frais de subsistance

440

Net

$390

$1,200

— éventualités

20%

20%

— espérance de vie active

30.81

30.81

— taux de capitalisation

5%

5%

Total

$ 59,539

$175,000

Pertes non pécuniaires

— Souffrances

$150,000

$100,000

— Pertes des agreements de la vie

— Diminution de l’espérance de vie

Dommages-intérêts spéciaux

$77,344

$77,344

[Page 235]

La responsabilité n’est pas en cause. Le juge de première instance a conclu que seuls les intimés étaient en faute. Pour sa part, la Division d’appel (le juge McDermid étant dissident sur ce point) a conclu à la négligence contributive de l’appelant James Andrews dans une proportion de vingt-cinq pour cent. Ni ces conclusions, ni la question des dommages-intérêts spéciaux ne sont en cause dans ce pourvoi.

On demande à cette Cour d’établir les principes de droit applicables en matière d’évaluation des dommages-intérêts dans le cas d’une jeune personne qui souffre d’incapacité totale permanente résultant des blessures qu’elle a subies, et qui dépend dorénavant d’autrui pour sa survie. La question de dommages-intérêts atteignant le million de dollars ne s’était pas posée jusqu’à tout récemment alors que les tribunaux canadiens ont eu à y faire face dans quatre affaires: (i) en l’espèce; (ii) Thornton c. The Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), actuellement devant cette Cour, où la Cour d’appel a ramené à $649,628 les $1,534,058 de dommages-intérêts adjugés en première instance; (iii) Teno c. Arnold, également devant cette Cour, où la Cour d’appel a ramené à $875,000 les $950,000 de dommages-intérêts généraux adjugés en première instance; (iv) McLeod v. Hodgins (non publié), où le juge Robins de la Haute Cour de l’Ontario a adjugé, en première instance, $1,041,197 de dommages-intérêts, dont $1,000,000 au titre des dommages-intérêts généraux.

En guise d’introduction, il convient de rappeler qu’aucune cour d’appel n’est fondée à modifier le montant des dommages-intérêts accordés en pre­mière instance simplement parce qu’elle aurait alloué un montant différent si elle avait entendu l’affaire en premier lieu. Elle doit être convaincue que le juge de première instance a commis une erreur de principe ou que la somme accordée est le résultat d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice; Nance v. B.C. Electric Railway Co.[2]

A mon avis, la méthode employée en l’espèce, c’est-à-dire l’évaluation des dommages-intérêts généraux sous des chefs distincts, est à retenir. Elle est la seule qui permette en appel un examen sérieux de l’indemnité et l’établissement de règles

[Page 236]

valables pour l’avenir. De plus, et cela est tout aussi important, elle fournit aux parties en cause et à leurs conseillers la ventilation de l’indemnité totale et elle leur assure ainsi que chaque catégorie de dommages dans la réclamation a été soigneusement étudiée.

La question des dommages-intérêts pour préju­dice corporel a grand besoin d’une réforme législa­tive. Trop de temps et d’argent sont dépensés à la détermination de la faute et à l’estimation des dommages-intérêts. Il est troublant de constater que les victimes ne pouvant établir la faute restent sans indemnisation. En outre, lorsqu’une indemnité est versée, il est illogique d’être astreint à un régime de paiements forfaitaires et définitifs.

L’indemnité forfaitaire soulève de graves diffi­cultés. Elle est sujette à l’inflation et à la fluctua­tion du rendement des investissements, et les reve­nus qu’elle produit sont imposables. Après le jugement, les besoins du demandeur peuvent dimi­nuer dans certains secteurs et augmenter dans d’autres. Malgré cela, nos règles d’indemnisation ne permettent pas de versements périodiques. La situation est encore plus grave lorsqu’il existe un besoin constant de soins intensifs et coûteux, ainsi que perte à long terme de la capacité de gagner un revenu. II doit être possible de mettre sur pied un système de révision périodique des paiements en fonction des besoins de la victime et des coûts y afférents. Je fais ce commentaire tout en sachant que la British Law Commission s’est prononcée contre cette formule (Law Corn. 56-Report on Personal Injury Litigation-Assessment of Damages) à la suite des protestations des assureurs et des demandeurs.

L’exactitude apparente des estimations établies à l’aide des méthodes actuarielles modernes est illusoire, puisqu’un actuaire fonde ses calculs non pas sur la réalité mais sur des probabilités. Je ne cherche aucunement à dénigrer une profession res­pectée, mais il est évident que l’exactitude des réponses données par l’actuaire appelé à témoigner dépend, comme dans le cas d’un ordinateur, de la validité des données de départ. Bien qu’utile et beaucoup plus cohérente que la méthode «multiplicande-multiplicateur» que préfèrent certaines juri­dictions, la preuve actuarielle est énoncée en termes d’expérience collective. Elle ne peut pas parler en termes de cas particuliers, et n’essaie pas

[Page 237]

de le faire. Toutefois, tant que nous serons tenus d’allouer des sommes forfaitaires, il nous faudra recourir aux calculs actuariels qui représentent, dans ce contexte, la meilleure méthode d’évalua­tion.

Malgré ces sérieux inconvénients du droit actuel en matière d’indemnisation du préjudice corporel, l’organisation administrative nécessaire à un sys­tème de révision des versements périodiques et la nécessité d’entendre toutes les parties intéressées de façon à établir un régime plus approprié, mon­trent bien que l’initiative à cet égard doit venir du législateur plutôt que des tribunaux. D’ici là, les tribunaux doivent s’en tenir aux principes établis pour fixer des dommages-intérêts qui indemnisent équitablement et avec humanité les victimes d’accident.

Voici maintenant une brève description des bles­sures subies en l’espèce par l’appelant James Andrews. Il a subi une fracture avec dislocation de la colonne cervicale, entre la cinquième et la sixième vertèbre, ce qui a entraîné la section trans­versale fonctionnelle de la moelle épinière sans que celle-ci soit complètement rompue; de plus, il a subi des fractures ouvertes du tibia et de l’humérus gauches et il s’est également fracturé la rotule gauche. Le nerf radial gauche a été endommagé. La lésion de la moelle épinière a causé la paralysie presque complète des membres supérieurs d’An­drews, de la colonne vertébrale et des membres inférieurs. Il a perdu l’usage des jambes, du tronc, ainsi que du bras gauche, et presque entièrement celui du bras droit. S’ajoute à cela la perte de l’usage normal des appareils intestinal et urogéni­tal, ainsi que des fonctions sexuelles. En outre, ses membres supérieurs et inférieurs sont atteints de spasmodicité. Au lit, il peut difficilement se retourner et il faut le changer de position toutes les deux heures. Il a régulièrement besoin de traite­ments de physiothérapie et doit constamment avoir quelqu’un — un infirmier — à ses côtés. De tous les muscles respiratoires, seuls ceux du diaphragme et des épaules fonctionnent encore. La preuve est beaucoup plus explicite, mais il n’est pas nécessaire d’en dire davantage. Andrews souffre d’une inca­pacité physique sérieuse pour ne pas dire totale et, selon le docteur Weir, un neurochirurgien, [TRA­DUCTION] «il n’y a pas d’espoir d’amélioration fonctionnelle». Toute sa vie, il dépendra d’autrui pour s’habiller et se nourrir et pour ses besoins

[Page 238]

hygiéniques, en un mot, pour survivre. Mais, ce qui importe davantage, il n’en est pas réduit pour autant à l’état végétatif. Son quotient intellectuel est supérieur à la moyenne et il conserve toutes ses facultés mentales. Il voit, entend et parle comme avant. Il a encore l’usage partiel de son bras et de sa main droite. Il peut se déplacer à l’aide de sa chaise roulante. Grâce à une camionnette spécialement équipée, il peut sortir de chez lui et aller chez des amis, au cinéma ou dans une brasserie. Il prend actuellement des cours de conduite et se révèle bon élève. Il veut vivre une vie normale. Depuis le 31 mai 1974, il vit dans son propre appartement en compagnie d’infirmiers. Les soins médicaux à long terme dont il a besoin sont relati­vement simples et surtout d’ordre pratique.

Andrews était célibataire et avait vingt et un ans au moment de l’accident. Il était apprenti chemi­not au Canadien National à Edmonton.

Passons maintenant à l’évaluation des domma­ges-intérêts auxquels Andrews a droit.

Pertes pécuniaires

a) Soins futurs

(i) Type de soins: II y a quelques questions secondaires à régler en l’espèce, mais la question principale est la suivante: dans un cas d’invalidité totale ou presque totale, la victime devrait-elle recevoir les soins nécessaires dans une institution ou à domicile? Le juge de première instance a choisi les soins à domicile. Bien que d’avis que les soins à domicile sont préférables, la Division d’ap­pel les a refusés à l’appelant. Voici un extrait du jugement de la Cour, prononcé par le juge en chef McGillivray: [TRADUCTION] «La preuve montre que, sur les plans psychologique et émotif, il vau­drait mieux pour Andrews avoir un domicile où il se sentirait totalement chez lui». La preuve aurait même tendance à démontrer que, sur le plan médi­cal, cette solution est la meilleure.

Le juge de première instance a conclu que les soins à domicile coûteraient $4,135 par mois. La Division d’appel a jugé ce type de soins déraison­nable, irréaliste et excessif. Elle a alloué un montant de $1,000 par mois sans donner les raisons qui l’ont amenée à choisir ce chiffre. De toute évi­dence, tel est le point essentiel du litige. Sur les autres points litigieux, les tribunaux d’instance

[Page 239]

inférieure sont substantiellement du même avis.

A mon avis, la Cour d’appel a erré en droit dans son analyse de la question. Après la déclaration précitée selon laquelle il valait mieux, sur les plans psychologique et émotif, qu’Andrews habite dans sa propre maison, le juge en chef McGillivray a fait état d’une partie de la preuve à cet effet. Il a cité le passage suivant tiré du témoignage du Dr Weir:

[TRADUCTION] J’estime que leur plus sérieux problème et l’aspect le plus pénible de leur situation est cet état dépressif dans lequel ils se trouvent, car ils ont perdu plus que la possibilité de jouir normalement des activités humaines. En fait, jusqu’à maintenant, ils ont été vir­tuellement condamnés à l’hospitalisation à vie, et l’on sait ce que cela représente. Je suis d’avis que si vous voulez vraiment lui donner la possibilité de vivre mieux sa vie, vous devez lui donner les moyens de vivre dans sa propre maison, pour qu’il soit le maître chez lui comme nous le sommes tous chez nous. Je ne crois pas qu’un hôpital ou une institution puisse réellement donner à ses patients cette impression.

Le juge en chef a souligné qu’Andrews avait déclaré qu’il refuserait de vivre dans une institu­tion et il a cité les passages suivants de son témoignage:

[TRADUCTION]

Q. Dites-nous, Jim, seriez-vous prêt à vivre dans un hôpital de soins prolongés?

R. Jamais.

Q. Pouvez-vous nous dire pourquoi?

R. Il n’est absolument pas question que j’aille dans un hôpital de soins prolongés, c’est-à-dire je ne sais pas, c’est un pied dans la tombe, c’est tout; il y a trop de personnes âgées qui n’ont rien d’autre à faire que parler du passé, vous comprenez; en tout cas c’est ce que j’ai entendu dire des hôpitaux de soins prolongés.

Q. Et les autres handicapés? Avez-vous de la diffi­culté à vous entendre avec eux, seriez-vous prêt à vivre avec eux, disons s’ils étaient plus jeunes?

R. De mon âge?

Q. Oui.

R. Avec le même handicap?

Q. Oui, si vous viviez dans un groupe d’handicapés?

R. Non, parce que c’est la même chose, les gens sont déprimés et le font supporter au groupe; par exemple,

[Page 240]

je suis en ce moment hospitalisé avec d’autres jeunes gens, eh bien, l’atmosphère est souvent pénible si l’un de nous passe une mauvaise journée; je ne voudrais pas vivre avec d’autres handicapés, certainement pas.

J’hésite à entreprendre une analyse détaillée des motifs de jugement de la Division d’appel, mais vu l’importance des questions soulevées en l’espèce, non seulement pour l’appelant Andrews mais aussi pour tous ceux qui se trouvent dans la même situation, je n’ai pas vraiment le choix.

Après avoir cité cet extrait du témoignage d’An­drews, le juge en chef McGillivray dit ceci:

[TRADUCTION] S’il habite sa propre maison, Andrews aura besoin de soins constants pendant au moins vingt heures par jour. La nuit, on doit le changer de position toutes les deux heures et il a besoin d’une attention constante. C’est par cela que l’on justifie le coût de deux infirmiers à domicile et d’une gouvernante, ainsi que l’entretien d’une maison de trois chambres à coucher. On allègue que dans la mesure où l’argent peut le faire, le demandeur doit être indemnisé de façon à ce qu’il se retrouve dans la même situation qu’avant l’accident, mais cela ne signifie pas que le demandeur ne doit pas être raisonnable et chercher à réduire les dommages.

Certes un demandeur doit présenter une réclama­tion raisonnable. Mais je ne crois pas que le prin­cipe de la réduction des dommages-intérêts qui serait valable, par exemple, dans une action en appropriation illicite de biens, ait une quelconque application en matière de préjudice corporel. Dans ce dernier type d’action, l’évaluation des domma­ges-intérêts doit se faire selon les principes ordinai­res de la common law. Voici en quels termes le vicomte Dunedin a énoncé le principe fondamental dans l’arrêt Admiralty Commissioners v. S.S. Susquehanna[3], à la p. 661 (cité et approuvé dans l’arrêt West & Son Ltd. v. Shephard[4], à la p. 345):

[TRADUCTION] ... en common law, le montant des dommages-intérêts qui doit être versé à la suite d’une rupture de contrat ou d’un délit est celui qui, dans la mesure où l’argent le permet, indemnisera la partie lésée du préjudice subi .. .

Le même principe avait été formulé différemment par lord Dunedin quelques années auparavant dans

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l’arrêt Admiralty Commissioners v. S.S. Valeria[5], à la p. 248:

[TRADUCTION] .. pour évaluer les dommages-inté­rêts, il faut déterminer quel montant indemnisera la personne lésée, dans la mesure où l’argent peut le faire, de la perte qu’elle a subie en raison du préjudice qui lui a été causé.

Le principe de l’indemnisation intégrale d’une perte pécuniaire est bien établi. Voir McGregor on Damages 13’ éd., à la p. 738:

[TRADUCTION] Le demandeur peut obtenir, sous réserve des règles relatives aux liens indirects et à la réduction, l’indemnisation intégrale de la perte pécuniaire qu’il a subie. Cela est aujourd’hui un principe de droit bien établi.

De même, Kemp & Kemp Quantum of Damages, vol. 1, 3e éd., à la p. 4: [TRADUCTION] «La personne lésée a droit à l’indemnisation intégrale de la perte pécuniaire qu’elle a subie». Voici en quels termes lord Blackburn a énoncé, il y a fort longtemps, ce principe général dans l’arrêt Livingstone v. Rawyards Coal Company[6], à la p. 39:

[TRADUCTION] Je ne crois pas qu’il y ait de divergences d’opinion sur la règle générale selon laquelle, lorsqu’il doit y avoir indemnisation en dommages-intérêts pour un préjudice, il faut, au moment d’évaluer le montant des dommages-intérêts, déterminer avec le plus de préci­sion possible la somme qui rétablira la partie blessée ou lésée dans la situation qui aurait été la sienne si elle n’avait pas subi le préjudice pour lequel elle obtient aujourd’hui une indemnisation ou compensation.

Théoriquement, une réclamation relative au coût des soins futurs est une réclamation pécu­niaire pour le montant qui, selon des prévisions raisonnables, sera dépensé pour remettre la partie lésée dans la situation qui aurait été la sienne si elle n’avait subi aucun préjudice. De toute évi­dence, on ne peut jamais rétablir une personne atteinte d’une invalidité sérieuse et permanente dans la situation qui aurait été la sienne si elle n’avait pas subi le préjudice. Dans un tel cas, la restitution intégrale n’est pas possible. L’argent est un bien piètre substitut pour la santé et le bonheur, mais dans la mesure où il peut être raisonnablement

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employé pour maintenir ou améliorer la santé mentale ou physique de la victime, il peut à bon droit faire l’objet d’une réclamation.

Contrairement à ce que dit la Division d’appel de l’Alberta, il n’existe aucune obligation pour la victime de procéder à une réduction des domma­ges-intérêts, c’est-à-dire d’accepter moins que la perte réelle. En fait, sa seule obligation est d’être raisonnable. Une indemnisation ne peut jamais être «entière» ou «parfaite». L’indemnité doit être raisonnable et équitable pour les deux parties, De toute évidence, on ne peut fonder le montant d’une indemnité sur la sympathie ou la compassion que l’on ressent pour la victime. Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. Toutefois, comme en l’espèce les tribunaux d’instance infé­rieure ont opté pour les soins à domicile, le qualifi­catif «raisonnable» doit se rapporter à ces soins. Être raisonnable ne signifie pas qu’Andrews devrait se satisfaire d’une hospitalisation qui, selon toute la preuve, ne lui convient pas.

Dans ses motifs de jugement, la Division d’appel a fait trois remarques qui méritent un commen­taire. Premièrement: [TRADUCTION] «C’est l’in­timé qui a choisi de vivre chez lui et, du point de vue d’une réclamation en dommages-intérêts, ce choix est excellent puisqu’il est, de loin, le plus coûteux. Je ne suis pas sûr de bien comprendre cette remarque. Si elle sous-entend que l’appelant dit préférer vivre chez lui dans le seul but de gonfler le montant des dommages-intérêts récla­més, alors j’estime qu’elle est à la fois injuste et non fondée. La preuve médicale et d’autres témoi­gnages démontrent que le fait de vivre chez lui influera favorablement sur la santé et le bien-être de l’appelant. On ne peut qualifier de déraisonna­ble le désir de vivre chez soi.

La deuxième remarque est la suivante:

[TRADUCTION] Deuxièmement, il convient de souli­gner que dans plusieurs cas, particulièrement en Alberta, où des dommages-intérêts ont été alloués, les victimes allaient vivre avec leur famille. En l’espèce, la preuve démontre (bien que la mère de l’intimé ait réclamé $237 en recouvrement des frais de remorquage de la motocyclette et des frais de stationnement, de taxis et d’autobus pour les visites rendues à son fils à l’hôpital

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pendant une période approximative de neuf mois avant le dépôt de la déclaration) que l’intimé et sa mère n’étaient pas très proches avant l’accident. On a donc présumé que, dans l’avenir, Andrews ne pourrait compter sur l’amour et l’affection de sa mère, Encore une fois, c’est pour l’intimé la situation la plus avantageuse financièrement.

La preuve démontre que la mère de James Andrews vit seule, dans un appartement situé à l’étage et que ses rapports avec son fils étaient parfois tendus. Cela ne saurait être invoqué pour réduire l’indemnité. Même si la mère d’Andrews avait été en mesure de prendre soin de lui chez elle, la doctrine et la jurisprudence s’accordent maintenant pour dire que les épouses et les mères dévouées qui choisissent de sacrifier leur vie à prendre soin d’un époux ou d’un enfant infirme ne doivent plus être considérées comme des infirmiè­res bénévoles. La deuxième remarque n’est donc pas pertinente.

Quant à la troisième remarque, elle est formulée en ces termes:

[TRADUCTION] Troisièmement, il convient de souli­gner que le savant juge de première instance a invoqué et accepté des arrêts anglais où l’on a jugé que la victime d’une perte pécuniaire avait droit à une indemnisation intégrale. Toutefois, il ne s’ensuit pas nécessairement que tout ce qu’on peut imaginer comme dépense possible constitue une perte pécuniaire. Compte tenu de la preuve, cette Cour doit-elle donc conclure qu’Andrews devrait vivre dans sa propre maison pendant 45 ans aux frais de l’appelant?

Je partage l’opinion selon laquelle on ne peut réclamer «tout ce qu’on peut imaginer comme dépense possible». A mon avis, les soins à domicile ne tombent pas dans cette catégorie.

Ces trois remarques semblent tenir compte uni­quement du point de vue des intimés et du montant qu’ils pourraient être tenus de payer. Une indemnité doit être équitable pour les deux parties, mais la capacité de payer du défendeur n’a jamais été’ considérée, en common law, comme un élément pertinent dans l’évaluation des dommages-intérêts. L’important, c’est le préjudice subi par la partie innocente. L’équité envers l’autre partie consiste à

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ne retenir contre elle que les réclamations légiti­mes et justifiables.

La Division d’appel s’est appuyée sur l’arrêt Cunningham v. Harrison[7]. Dans cette affaire-là, le demandeur souffrait, à la suite d’un accident, de paralysie permanente du tronc et des quatre mem­bres. Le juge de première instance a conclu que le demandeur était de caractère très indépendant et devrait, si possible, vivre dans sa propre maison avec l’aide d’une gouvernante et d’infirmiers. La Cour d’appel a conclu que le montant dû au demandeur pour couvrir les frais qu’une personne normale aurait raisonnablement engagés pour les soins médicaux et le logement, ne devait pas être augmenté en raison de sa personnalité. En rédui­sant le montant alloué de £72,616 à £59,316, la Cour d’appel a tenu compte de trois facteurs: (i) il était difficile de trouver une gouvernante et des infirmiers; (ii) des appartements au rez-de-chaus­sée spécifiquement aménagés pour des handicapés étaient en construction dans le comté; (iii) le demandeur pourrait accepter l’aide que lui fourniraient à un coût moindre des organismes gouvernementaux ou bénévoles. Aucun de ces facteurs ne s’applique en l’espèce. Tout en réduisant le montant alloué, la Cour avait affirmé que celui-ci devait couvrir le coût des services d’une gouver­nante et d’infirmiers et un type de logement spé­cial. Cette décision-là ne signifie pas qu’il est préférable de prodiguer les soins à domicile, mais qu’il ne peut en être question en raison de leur coût excessif. En l’espèce, la Division d’appel s’est inter­rogée en ces termes: [TRADUCTION] «Toutefois, si Andrews habite sa propre maison, ne devrait-elle pas être située près des hôpitaux existants, de façon à pouvoir faire appel, de jour comme de nuit, aux services du personnel hospitalier pour ses besoins hygiéniques et ses exercices physiques? Doit-on présumer que dans une province comme l’Alberta il est impossible, à l’extérieur d’une insti­tution, d’obtenir les services d’un infirmier même si le patient demeure tout près de l’hôpital?» Les intimés n’ont pas soulevé la possibilité à laquelle la Cour d’appel fait allusion. La preuve n’indique nulle part si cette solution est envisageable et elle reste muette sur l’existence ou le coût de soins aux patients non-hospitalisés.

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Quant à la réticence manifestée par Andrews à l’égard de la vie en institution, la Cour d’appel a fait le commentaire suivant: [TRADUCTION] «Il pourrait tout aussi bien dire qu’il ne veut plus vivre en Alberta, de peur de rencontrer d’anciens amis ou pour toute autre raison, et qu’il veut vivre en Suisse ou aux Bahamas.» Andrews ne veut pas vivre en Europe ni aux Antilles. II demande qu’on lui permette de continuer à vivre en Alberta et à voir ses anciens amis, mais dans sa propre maison ou son propre appartement, et non dans une institution.

La Cour d’appel a ensuite exprimé l’opinion que le type de soins accepté par le juge de première instance revenait à fournir une clinique privée. L’expression «clinique privée» est à la fois péjora­tive et trompeuse. Elle laisse supposer un traitement luxueux. En fait, l’appelant demande seulement que lui soit donnée la possibilité d’être soigné à domicile. Certes, Andrews réclame un montant très élevé, mais il ne lui permettra essentiellement que d’engager deux infirmiers et une gouvernante. Le montant est considérable parce que la victime est jeune et qu’il a une espérance de vie de qua­rante-cinq ans. C’est là une très longue période.

En réduisant le montant mensuel à $1,000, la Division d’appel dit avoir appliqué un «critère pro­bant» qui est fonction des dépenses qu’une personne raisonnable engagerait, à supposer qu’elle ait les moyens financiers nécessaires. Je conçois difficilement qu’une personne raisonnable, qui en aurait les moyens, ne serait pas prête à engager les frais de soins à domicile, plutôt que ceux de soins en institution, pour elle-même ou pour une personne à sa charge se trouvant dans la même situa­tion qu’Andrews. Compte tenu de la preuve produite en l’espèce, aucune autre conclusion ne peut être formulée. Si le critère énoncé par la Division d’appel constitue simplement un plaidoyer en faveur de la modération, personne ne le contestera. Si ce critère signifie, en revanche, qu’une personne raisonnable refuserait d’engager les frais des soins à domicile, il n’existe absolument aucune preuve pour étayer cette conclusion.

Pour expliquer ce critère, la Division d’appel affirme être en droit de tenir compte [TRADUC­TION] «des normes actuellement admises par la

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société dans son ensemble». A cet égard, la Cour a choisi notamment l’allocation quotidienne fixée par The Workmen’s Compensation Act, 1973 (Alta.), c. 87, art. 56 et la Loi (fédérale) sur les pensions, S.R.C. 1970, c. P-7, art. 28. Le niveau normal de soins dans notre société en cas de préjudice corporel est un concept difficile à cerner. Ce qu’une législature estime nécessaire d’assurer aux anciens combattants, aux victimes d’accidents du travail et aux vieillards, nous éclaire peu à ce sujet. II ne peut être question, dans le cas d’An­drews, d’une simple «prestation», mais plutôt d’une «indemnisation»: c.-à-d. quelle réparation faut-il accorder à une personne qui aurait été capable de prendre soin d’elle-même et de vivre indépendam­ment si elle n’avait pas été blessée? Indubitablement, des soins à domicile. Si la victime souffrait d’une incapacité mentale sérieuse ou s’il s’agissait d’un tétraplégique ne pouvant absolument pas se déplacer, la réponse pourrait bien être différente; mais lorsque la victime peut se déplacer et qu’elle possède encore toutes ses facultés mentales, comme Andrews, on ne peut dire que l’hospitalisa­tion prolongée constitue une indemnisation équita­ble du préjudice qu’elle a subi. La justice exige un sort meilleur.

Rappelons brièvement les autres points invoqués par la Division d’appel pour infirmer le jugement de première instance: (i) [TRADUCTION] «Il est probable que le gouvernement prendra bientôt en charge les soins donnés aux tétraplégiques. Il existe déjà aux États-Unis quelques institutions offrant des appartements spéciaux intégrés aux complexes hospitaliers, où les patients peuvent recevoir des soins, tout en jouissant de leur inti­mité.» Rien dans la preuve n’indique que le gouver­nement de l’Alberta songe actuellement à fournir des institutions et des soins spéciaux aux tétraplé­giques. Ce n’est que pure conjecture. (ii) [TRA­DUCTION] «L’intimé vivra-t-il réellement chez lui?» La Cour craint qu’Andrews n’accepte l’in­demnité pour ensuite s’installer, aux frais des con­tribuables, en hôpital de soins prolongés. Il n’ap­partient pas aux tribunaux de se livrer à des conjectures sur l’usage que fera le demandeur de son indemnité. Il est toujours possible que la vic­time la gaspille au lieu de l’investir prudemment. Dans un système basé sur la faute, on ne doit pas

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permettre qu’il soit tenu compte de cette possibilité dans la détermination d’une indemnisation équita­ble. Le demandeur est libre de disposer de son indemnité comme il l’entend. Il peut facilement obtenir des conseils financiers. On lui laisse la liberté de planifier sa vie et de parer à l’imprévu. Jusqu’ici, notre droit a toujours préféré laisser cette liberté au demandeur: voir Fleming, «Dama­ges: Capital or Rent?» (1969), 19 U. of Toronto L.J. 295. Sauf dans le cas des mineurs ou des incapables, les tribunaux n’ont aucun droit de regard sur la façon dont l’indemnité sera dépensée. Rien ne justifie, dans les faits, les craintes formu­lées par la Division d’appel.

En conclusion, la Division d’appel a jugé que les dommages-intérêts accordés par le juge de pre­mière instance étaient [TRADUCTION] «déraison­nables, irréalistes et excessifs» et qu’une indemnité d’environ $1,000 par mois pour le coût des soins serait suffisante et même généreuse. De plus, la Division d’appel a fait un abattement de 30 pour cent au titre des éventualités. Pourquoi $1,000? En première instance, le choix entre les soins à domi­cile ou en institution constituait la principale ques­tion. Il n’y a aucun doute qu’Andrews serait bien traité dans un hôpital de soins prolongés, mais les tribunaux d’instance inférieure ont conclu que les soins à domicile constituent le type de soins appro­priés dans son cas. Le montant alloué par le juge de première instance reflète le coût des soins à domicile. Le montant alloué par la Division d’ap­pel ne se rattache ni au coût des soins à domicile ni à celui des soins en institution. Elle a ainsi condamné un jeune tétraplégique à vivre le restant de ses jours en hôpital de soins prolongés. A mon avis, la Division d’appel n’a pas démontré que le juge de première instance a commis une erreur de principe ou que la somme accordée est le résultat d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice. Avec égards, j’estime que la Division d’appel a erré en droit en tenant compte de considérations non pertinentes.

Andrews peut-il raisonnablement demander $4,135 par mois pour des soins à domicile? Diffi­cile à dire, puisque personne n’a contesté directement la nécessité de la présence continuelle d’un infirmier. Les avocats ne se sont jamais réellement

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demandé, à supposer que les soins à domicile soient admis, s’il était possible d’en réduire le coût. Ils demandent à la Cour de choisir, pour l’appe­lant, entre les soins à domicile et les soins en institution. Les tribunaux d’instance inférieure ont unanimement conclu que les soins à domicile sont préférables. Bien que ces soins soient très coûteux, la perspective d’un séjour dans un hôpital de soins prolongés est tellement détestable et contraire au principe de l’indemnisation équitable, qu’il est impossible pour cette Cour d’opter pour une solu­tion intermédiaire.

L’argument fondamental, en fait le seul argument, que l’on oppose aux soins à domicile est leur) coût social trop élevé. Aujourd’hui, c’est la société qui assume les coûts par le biais des primes d’assurance. A cet égard, je souscris aux propos tenus par le lord juge Salmon dans l’arrêt Fletcher v. Autocar & Transporters, Ltd.[8], à la p. 750:

[TRADUCTION] Toutefois, aujourd’hui presque tous les responsables d’accidents sont assurés. Cela ne signifie pas que l’indemnisation doit être exagérée, mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas conforme à la réalité. ... Il pourrait en résulter une augmentation modérée, et sans doute peu appréciée, du taux des primes, mais il me semble que personne ne pourrait légitimement s’en plaindre. Il serait monstrueux de maintenir les primes à un taux peu élevé en abaissant les dommages-intérêts à un niveau insuffisant, c.-à-d. au-dessous du niveau considéré comme équitable par des gens ordinaires qui ne seraient pas influencés par les conséquences de cette décision sur leur portefeuille.

A mon avis, l’argument du fardeau social ne devrait pas être déterminant en matière de soins futurs, particulièrement dans un cas comme celui-ci où son acceptation aurait comme résultat de ne pas indemniser la victime de façon équitable. Ce facteur pourrait avoir plus d’importance si l’alternative quant aux soins futurs n’était pas aussi brutale que le choix entre les soins à domicile et l’hospitalisation prolongée. La charge sociale que représente le coût de l’indemnisation pourrait être prise en considération dans un choix entre diverses solutions acceptables, mais elle ne devrait jamais nous amener à opter pour l’inacceptable.

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(ii) Espérance de vie: Les chiffres soumis en première instance démontrent que l’espérance de vie d’une personne âgée de 23 ans est de 50 ans. Comme l’a souligné le juge en chef McGillivray en Division d’appel, il serait plus utile d’employer des statistiques sur l’espérance de vie des tétraplégi­ques. Une moyenne statistique n’est utile que dans la mesure où elle vise la catégorie appropriée. En première instance, les docteurs Weir et Gingras ont déclaré que l’espérance de vie d’un tétraplégi­que pouvait être environ cinq années de moins que la normale. La Division d’appel a retenu ce chiffre et, vu la preuve, je l’accepte aussi.

(iii) Éventualités: Toutefois, le juge de pre­mière instance a fait un abattement de 20 pour cent au titre des «risques et éventualités». La Divi­sion d’appel a majoré cet abattement de 10 pour cent, en déclarant que l’abattement fixé par le juge de première instance était fonction de «l’espérance de vie» ou «durée de la vie», mais ne tenait pas compte de la «durée des dépenses»: bien que personne ne le souhaite, il est possible qu’Andrews soit contraint, dans les années à venir, de séjourner longuement en hôpital pour des raisons médicales ou parce qu’il a des difficultés à obtenir de l’aide. Avec égards, la Division d’appel semble avoir mal interprété le jugement de première instance. L’abattement de 20 pour cent au titre des éventua­lités figurait, à l’origine, à la catégorie Pertes de revenus éventuels et il fut simplement intégré par la suite au calcul du Coût des soins futurs. Il ne s’agit pas d’un abattement au titre de la diminu­tion de l’espérance de vie, puisqu’on l’a déjà réduite de 50 à 45 ans. Les «risques et éventuali­tés», dans le contexte des soins futurs, sont dis­tincts. Ils visent essentiellement la durée des dépenses et diffèrent des éventualités pouvant affecter les gains futurs, par exemple le chômage, la maladie ou l’accident. Ils ne doivent donc pas être ajoutés à ces derniers pour donner un chiffre cumulatif. Ainsi, je suis d’avis que la Division d’appel n’était pas fondée à majorer de 10 pour cent l’abattement fixé par le juge de première instance.

Toute cette question des éventualités regorge de difficultés car il s’agit, dans une large mesure, de pures conjectures. Elle est un aspect mineur de la

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pratique illogique d’accorder des sommes forfaitai­res en compensation de coûts et de pertes s’éche­lonnant sur de longues périodes. La variation d’une indemnité en fonction de la probabilité statistique de certains événements entraîne la sur-indemnisa­tion ou la sous-indemnisation, selon que ces événe­ments se produisent ou non. A la lumière de toutes ces considérations, j’estime raisonnable d’accorder au titre des éventualités un abattement de 20 pour cent, conformément au jugement de première instance.

(iv) Double emploi avec l’indemnité pour la perte de revenus éventuels

Il est certain que le demandeur ne peut recevoir à la fois le montant nécessaire aux frais courants d’entretien dans le coût des soins futurs et le plein montant de la perte de revenus futurs. Sans l’acci­dent, le coût de certaines nécessités telles que la nourriture, le vêtement et le logement aurait été défrayé à même les revenus. Ce ne sont pas des dépenses supplémentaires occasionnées par l’acci­dent.

Toutefois, il y a deux façons de calculer le montant de l’indemnité. La première consiste à donner à la victime un montant pour les soins futurs, sans rien déduire au titre des frais de subsistance qu’elle aurait eu à supporter de toute façon. Ces frais seront déduits du montant adjugé pour la perte des revenus éventuels, le calcul étant alors fonction des revenus nets et non des revenus bruts. On peut aussi faire l’inverse: déduire les frais de subsistance du coût des soins futurs et calculer l’indemnité pour la perte des revenus éventuels en se basant sur les revenus bruts.

Le juge de première instance a adopté la pre­mière méthode et a réduit de 53 pour cent la perte de revenus éventuels. Pour sa part, la Division d’appel a adopté la seconde méthode. Je préfère la méthode employée par le juge de première instance. Elle est conforme au principe qui, selon moi, doit sous-tendre l’évaluation du préjudice corporel: les soins futurs dont la victime aura besoin doivent être la considération essentielle dans l’évaluation des dommages-intérêts. On ne peut déterminer

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avec précision les besoins et les coûts des soins futurs sans tenir compte des frais de subsistance, frais qui peuvent différer pour l’infirme et la personne en bonne santé. En tout état de cause, la victime aurait été obligée de faire ces dépenses, mais l’accident peut avoir influé sur leur impor­tance. Par conséquent, j’estime qu’il nous faut tenir compte des frais de subsistance dans le calcul du coût des soins futurs, et que la part correspon­dant aux frais courants ordinaires doit être déduite du montant alloué pour la perte de revenus éven­tuels. Relativement à l’admissibilité de cette méthode, voir la décision de cette Cour dans l’af­faire La Reine c. Jennings[9], aux pp. 540 et 541, ainsi que les arrêts Bisson v. Corporation of Powell River[10], aux pp. 720 et 721; Jennings v. Cronsberry[11], à la p. 418.

(v) Coût de l’équipement spécial: En plus d’un montant couvrant les dépenses mensuelles prévues, Andrews a besoin d’un montant initial pour l’achat d’un équipement spécial. Les tribunaux d’instance inférieure lui ont accordé la somme de $14,200. Ce montant me paraît juste en principe et je suis d’avis de l’accepter.

b) Perte de revenus

Il faut encore aller plus loin dans notre rôle de devin. Quelle aurait été la vie professionnelle de la victime de l’accident? Quelles étaient ses possibili­tés et ses perspectives d’avenir avant l’accident? La victime doit être indemnisée non pas de la perte de revenus, mais plutôt de la perte de sa capacité de gagner un revenu: La Reine c. Jennings, précité. Un avoir en capital a été perdu; quelle était sa valeur?

(i) Niveau de revenus: Le juge de première instance a fixé à $830 par mois le niveau prévisible des revenus d’Andrews; c’est le revenu mensuel qu’il aurait touché à compter du 1er janvier 1973. La Division d’appel a augmenté ce montant à $1,200 par mois, la moyenne entre son salaire actuel et le maximum de $1,750 par mois pour son genre de travail. Il est certain que la valeur de sa capacité de gain pendant le reste de sa vie active

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est supérieure au revenu qu’il touchait à l’époque de l’accident. Je trouve le chiffre de $1,200 par mois bien modeste, mais je suis d’avis de confirmer la décision de la Division d’appel selon laquelle ce montant représente une évaluation raisonnable du niveau moyen des revenus éventuels d’Andrews.

(ii) Durée de la vie active: L’avocat des appe­lants a contesté le fait que l’on ait retenu 55 ans plutôt que 65 comme âge probable de retraite pour Andrews. Il est admis que s’il avait continué à travailler pour son employeur actuel, le Canadien national, il aurait pu bénéficier d’une pleine retraite dès l’âge de 55 ans. J’estime raisonnable de présumer qu’il aurait, en fait, pris sa retraite dès qu’il aurait pu toucher le maximum prévu.

Il convient ensuite de consulter les tables de mortalité pour déterminer l’espérance de vie active de l’appelant entre 23 et 55 ans. Cela soulève immédiatement la question controversée de savoir si le calcul de la capitalisation de sa capacité de gain doit être basé sur son espérance de vie active avant l’accident ou sur une espérance de vie rac­courcie. Doit-on tenir compte des «années perdues»? La réponse est évidente si l’on considère qu’il s’agit non pas d’une perte de revenus mais plutôt de la perte d’un avoir en capital, la capacité de gain: c’est la perte de cette capacité telle qu’elle existait avant l’accident. C’est ce chiffre qui tra­duit le mieux dans les faits le principe voulant que le demandeur soit indemnisé de sa perte: voir Mayne and McGregor on Damages, 12e éd., à la p. 659; Kemp & Kemp, Quantum of Damages, 3e éd., vol. 1, Supplément, c. 3, p. 28; Skelton v. Collins[12]. En l’espèce, le juge de première instance a refusé de suivre la méthode adoptée dans l’arrêt Olivier v. Ashman[13], dont l’inéquité évidente a été démontrée dans l’arrêt très critiqué McCann v. Sheppard[14]. J’estime qu’en cela le juge de pre­mière instance a eu raison. J’accepte sa conclusion selon laquelle Andrews avait une espérance de vie active de 30.81 années.

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(iii) Éventualités: On tient compte généralement des éventualités susceptibles d’influer sur les revenus éventuels, tels la maladie, les accidents, le chômage et les crises économiques. Dans l’affaire Bisson, concernant également un jeune tétraplégi­que, les tribunaux ont fait un abattement de 20 pour cent à cet égard. Un tel abattement au titre des éventualités est fortement appuyé par la jurisprudence: voir p. ex. les arrêts Warren v. King[15], McKay c. Board of Govan School Unit No. 29 of Saskatchewan[16]. Toutefois, il y a lieu de formuler un certain nombre de réserves. Premièrement, on a déjà tenu compte implicitement de ces éventualités à plusieurs égards dans l’évaluation du niveau moyen des revenus éventuels de la victime, car il faut présumer que ce chiffre est établi en fonction du monde du travail et de ses vicissitudes. Deuxiè­mement, toutes les éventualités ne sont pas néces­sairement défavorables, comme le laisserait croire la liste précitée. En effet, comme le disait la Haute Cour de l’Australie dans l’affaire Bresatz v. Przibilla[17], à la p. 544: [TRADUCTION] «Pourquoi tenir compte des revers possibles et ignorer la bonne fortune?» Enfin, il existe dans notre société moderne des programmes, publics ou privés, qui protègent l’individu contre les revers de fortune. De toute évidence, l’abattement qu’il convient de fixer à cet égard dépend des faits propres à chaque affaire, particulièrement de la nature de l’emploi du demandeur, mais le pourcentage sera ordinairement peu élevé: voir Stevens, «Actuarial Assessment of Damages: The Thalidomide Case» (1972),, 35 M.L.R. 140, à la p. 150.

Le juge Kirby n’a pas motivé son choix de 20 pour cent. La Division d’appel a elle aussi opté pour ce chiffre. Je suis d’avis qu’une preuve actua­rielle serait ici d’une grande utilité. Il est possible d’évaluer les éventualités avec plus de précision qu’on ne le penserait; voir Traversy: «Actuaries and the Courts», 29 Aust. L.J. 557. Selon moi, il serait bon d’être plus spécifique en première instance, en se fondant sur la preuve.

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Le chiffre qui reflète l’incidence des éventualités est, de toute évidence, arbitraire. A mon avis, le chiffre de 20 pour cent retenu par les tribunaux d’instance inférieure (et que l’on retrouve dans plusieurs autres décisions) doit être accepté, bien qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant.

(iv) Double emploi avec le coût des frais de subsistance

Comme on l’a vu, puisque le coût des soins futurs comprend les frais de subsistance, comme la nourriture, le logement et les vêtements, il faut les déduire du montant alloué pour la perte de revenus éventuels afin d’éviter le double emploi. La victime aurait dû pourvoir à ces frais même si elle n’avait pas été blessée. Selon la preuve soumise en pre­mière instance, ces dépenses représentent environ 53 pour cent du revenu d’une personne se trouvant dans la situation d’Andrews avant l’accident. J’ac­cepte ce chiffre et je réduis donc à $564 le montant de son revenu mensuel anticipé.

c) Autres considérations relatives aux pertes pécuniaires en général

(i) Taux de capitalisation: incidence de l’infla­tion et taux de rendement des investissements

Selon cette Cour, quel taux de rendement l’ap­pelant sera-t-il en mesure d’obtenir sur l’investissement de l’indemnité? Quelle importance cette Cour doit-elle accorder à l’inflation future? Prises comme un tout, ces considérations permettront de fixer le taux d’actualisation applicable au calcul actuariel de l’indemnité forfaitaire.

En première instance, la méthode employée fut de prendre comme taux de rendement le taux d’intérêt sur les prêts monétaires en période de stabilité économique, et donc de ne pas tenir compte de l’inflation. Cette méthode est généralement appelée la méthode de lord Diplock, qui l’a appliquée dans l’arrêt Mallett v. McMonagle[18]. Bien que cette méthode ait été adoptée par divers tribunaux ici et ailleurs, elle est peu réaliste. Ces conditions économiques stables et caractérisées par l’absence d’inflation n’existent pas à l’heure actuelle; elles n’existaient pas ces dernières années

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et n’existeront probablement pas dans un avenir prévisible. A mon avis, mieux vaux s’en tenir aux éléments que nous connaissons, plutôt que d’igno­rer la réalité économique. Analytiquement, au lieu de supposer une situation économique stable, on peut se servir des taux d’intérêt existants et tenir compte d’un taux d’inflation prévisible à long terme. En première instance, M. Grindley, un actuaire, disait ceci:

[TRADUCTION] Oui, comme je l’ai dit hier, cette hypothèse d’un intérêt de 5 pour cent me paraît plausible parce que ce taux produit le même effet que, par exemple, un intérêt de 8 pour cent accompagné d’un taux d’inflation de 3 pour cent.

Je serais disposé à appliquer une des deux hypothèses suivantes, à savoir: un taux d’intérêt de 8 pour cent allié à une disposition prévoyant l’augmentation annuelle de 3 pour cent des montants, pour chacune des années à venir, ou un taux d’intérêt de 5 pour cent sans augmen­tation, c’est-à-dire sans tenir compte de l’inflation.

Une chose est très claire: on ne peut utiliser les taux d’intérêt actuels sans prévoir une marge suffi­sante pour l’inflation future, car le demandeur serait nettement défavorisé. Toutefois, cette marge doit être calculée en fonction d’un taux d’inflation à long terme plutôt qu’à court terme. C’est d’ailleurs ainsi que sont établis les taux d’intérêt actuels pour les investissements à long terme. C’est également ce taux d’inflation qui, selon les prévi­sions actuelles, fera augmenter tout au long de la vie du demandeur le coût des soins qui lui seront prodigués selon la formule acceptée par la Cour, et qui rongera la valeur de la somme allouée au titre de la perte de la capacité de gain.

Dans l’arrêt Bisson v. Corporation of Powell River, précité, la Cour d’appel de la Colombie-Bri­tannique a statué que le juge de première instance avait donné des directives erronées au jury, ou fait des omissions équivalant à des directives erronées, relativement au montant des dommages-intérêts à allouer au demandeur pour les blessures corporelles. Le juge d’appel Bull a énuméré plusieurs erreurs, dont celle d’avoir omis d’expliquer aux jurés que, même s’ils pouvaient tenir compte dans une certaine mesure de l’inflation future, il ne fallait pas inclure de coefficient d’inflation dans les calculs actuariels des sommes allouées pour les

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soins futurs et la perte de revenus éventuels. Le pourvoi contre cette décision a été rejeté[19] par le bref jugement oral du juge en chef Cartwright:

[TRADUCTION] Nous sommes tous d’avis que la Cour d’appel, (1968) 62 W.W.R. 707, a eu raison de conclure qu’elle était en droit d’infirmer l’évaluation des dommages-intérêts faite par le jury. Dans les circonstances, elle était autorisée par la règle 36 des British Columbia Court of Appeal Rules à réduire le montant des dom­mages-intérêts plutôt que d’ordonner un nouveau procès. Il nous est impossible d’affirmer qu’en établissant le montant des dommages-intérêts, la Cour d’appel a commis une erreur de principe ou que le montant qu’elle a adjugé constitue une évaluation totalement erronée de préjudice.

A mon avis, cela ne peut être interprété comme l’approbation expresse par cette Cour de la méthode de calcul employée par le juge Bull. D’après ce dernier, il fallait utiliser un taux de capitalisation de cinq ou six pour cent sans prévoir de marge pour l’inflation puisque, selon la preuve, ce taux était le rendement normal et courant des valeurs sûres. Avec égards, je ne vois pas comment l’on peut tenir compte de l’inflation dans le calcul de l’indemnité si aucun coefficient d’inflation n’y est inclus. Dans ses motifs, le juge Bull déclare également, à la p. 723:

[TRADUCTION] Si des tendances inflationnistes se manifestent, il est possible que le montant d’argent investi, peu importe le mode d’investissement, croîtra lui-même du fait de l’inflation. On sait que les taux d’intérêt, ou le «rendement» de l’argent, croissent en période d’inflation.

Deux commentaires s’imposent. Premièrement, l’expression «si des tendances inflationnistes se manifestent ...» reflète la situation économique qui prévalait en 1967 alors que la menace d’un taux élevé d’inflation était encore éloignée. Au cours des dix dernières années, l’inflation au Canada est devenue un grave problème national. Cette Cour[20] a reconnu la validité de la Loi anti-inflation, 1974-75-76 (Can.), c. 75, en tant que mesure nécessaire pour faire face à une situation

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de crise économique qui mettait en danger le bien-être de l’ensemble de la population du Canada. Deuxièmement, le passage précité postule que les taux d’intérêt ou le «rendement» de l’argent croissent en période d’inflation. Cette hausse est imputable, du moins en partie, à l’érosion du dollar. A supposer que l’appelant soit en mesure d’investir l’indemnité reçue au taux élevé actuel, pour le reste de ses jours, ce qui est très improba­ble, cet investissement lui rapporterait alors un montant fixe chaque année, tandis que le coût des services que ce montant lui permettrait d’obtenir croîtrait d’année en année. En cas de baisse et de stabilisation des taux d’intérêt actuels à cinq ou six pour cent, comme en 1967, à la suite d’une réduc­tion des pressions inflationnistes, il est évident qu’à l’avenir, le réinvestissement des valeurs mobilières à revenu variable ou fixe, composant le montant en capital, ne se fera qu’à des taux bien inférieurs à ceux que l’on peut obtenir aujourd’hui. L’appelant n’en retirera alors qu’un montant inférieur au coût actuel des soins. Avec égards, l’analyse économi­que sur laquelle s’appuie l’arrêt Bisson est fondée sur l’hypothèse erronée que le coût des soins dimi­nue avec la réduction du taux d’inflation. Au contraire, une réduction du taux d’inflation amène simplement un ralentissement de la hausse du coût des soins.

Dans l’arrêt Schroth v. Innes, Perry and Shiels[21], le juge Bull, au nom de la Cour, a réitéré son opinion sur cette question. De nouveau, tout en admettant en principe l’incidence de l’inflation, la Cour n’en tint pas compte dans le calcul de l’in­demnité. A la p. 236, le juge Bull déclare que [TRADUCTION] «... c’est à des dommages-intérêts en dollars actuels que l’intimé Shiels a droit». Avec égards, nous ne pouvons nous en tenir aux dollars actuels. Nous devons, en réalité, déterminer quels soins et services ces dollars permettront d’obtenir dans les 45 années à venir.

Le juge Bull a critiqué toute formule qui tienne compte de l’inflation, soit par l’introduction d’un coefficient d’inflation combiné à un calcul fondé sur les taux de rendement actuels, soit par l’utilisa­tion du concept hypothétique de «l’état stable». Le savant juge a tenté d’expliquer pourquoi il ne fallait pas tenir compte de l’inflation, à la p. 239:

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[TRADUCTION] En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec les prémisses de ces conclusions. On affirme en fait que les taux d’intérêt sont plus élevés maintenant que pendant la période dite «de stabilité économique» en raison de l’inflation et de la crainte qu’elle subsiste dans les prochaines années; par consé­quent, les taux d’intérêt actuels ne pourraient être employés que si l’on tenait également compte des coeffi­cients d’inflation. C’est peut-être vrai en Angleterre, mais pour notre pays je ne suis pas prêt à accepter cette proposition. Je crois qu’il est généralement admis que les taux d’intérêt au Canada ont atteint des niveaux plus élevés au cours des dernières années pour attirer de nouveaux capitaux étrangers dans le but de développer notre industrie et notre commerce. Mais je me limite à affirmer ma conviction que les taux d’intérêt actuels (que nous connaissons depuis plusieurs années sans grandes variations) reflètent la valeur actuelle d’un dollar ayant déjà subi des pressions inflationnistes, de la même manière que la hausse des prix et des salaires actuels. Ils vont de pair et, à mon avis, c’est une erreur de prendre en considération le niveau élevé des salaires d’une part et un faible taux d’intérêt d’autre part.

A mon avis, cette analyse est manifestement erro­née. Il n’y a pas qu’en Angleterre que l’on redoute l’inflation. Au Canada, cette crainte a même été à l’origine d’une crise nationale. Les taux d’intérêt actuels ne reflètent pas simplement la valeur actuelle d’un dollar qui a subi des pressions infla­tionnistes. Ils reflètent également la crainte d’une nouvelle flambée inflationniste. Cette crainte n’est pas la seule cause de la hausse des taux d’intérêt, mais elle en est sans aucun doute un des facteurs importants. Selon moi, il faut tenir compte de ce fait dans le calcul du montant de l’indemnité.

Par conséquent, j’opte pour la méthode suivante: j’utiliserai les taux de rendement actuels des inves­tissements à long terme et prévoirai une marge suffisante pour contrer les effets de l’inflation future. De cette façon, j’arrive à un résultat diffé­rent du taux d’actualisation de cinq pour cent retenu par le juge de première instance. Bien qu’en première instance, une différence de un demi à un pour cent ait soulevé un débat animé, il ressort de la preuve, à mon avis, qu’à l’époque du procès on pouvait investir à long terme à des taux de plus de dix pour cent. Par contre, la preuve cite aussi les prévisions de l’ancien président du Conseil écono­mique du Canada, le Dr Deutsch, selon lequel le

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taux d’inflation allait se maintenir à long terme aux environs de trois et demi pour cent. Il convient de faire preuve de souplesse dans l’examen de tous ces chiffres, A mon avis, ils indiquent que le taux d’actualisation doit se situer aux environs de sept pour cent. Je prendrai donc ce chiffre qui, selon moi, découle logiquement de la méthode que j’ai adoptée: il tient compte de l’état actuel du marché des investissements et de l’inflation prévisible, Par conséquent, je fixe à sept pour cent en l’espèce le taux d’actualisation pour le calcul de la valeur actuelle de l’indemnité au titre des soins futurs et de la perte de revenus. Le chiffre adopté à l’avenir, dans d’autres affaires, variera en fonction de la preuve soumise.

(ii) Déduction au titre de l’impôt: Dans l’arrêt La Reine c. Jennings, précité, cette Cour a jugé qu’il ne fallait pas déduire de l’indemnité pour perte de revenus éventuels l’impôt que le deman­deur aurait normalement payé s’il avait effectivement gagné ce revenu. Cela vient de ce que l’in­demnité correspond à la perte de la capacité de gain et non à la perte des revenus. Pour la même raison, il ne faut tenir aucun compte de la réduc­tion du revenu produit par l’indemnité à la suite du paiement d’impôts sur les intérêts, sur les dividen­des ou sur les gains en capital. Il convient d’indem­niser la perte d’un avoir, la capacité de gain, par le versement d’un capital. On ne doit donc pas pren­dre en considération l’impôt sur le revenu, ni pour réduire l’indemnité des impôts que la victime aurait eu à payer sur son salaire, ni pour l’augmen­ter en y ajoutant les impôts qu’elle devra payer sur les revenus produits par l’indemnité.

A la différence des cas de blessures corporelles, les indemnités allouées en vertu des Fatal Accident Acts doivent tenir compte de certaines considéra­tions d’ordre fiscal,. puisqu’elles ont pour but d’in­demniser les personnes à charge de la perte de soutien. Ce soutien matériel ne pouvait provenir que du salaire net du défunt; c’est pourquoi l’in­demnité doit être calculée après déduction des impôts: voir le jugement de cette Cour dans l’af­faire Keizer c. Hanna et Buch, rendu en même temps que celui-ci.

L’incidence de la fiscalité sur le revenu du capi­tal alloué pour les soins futurs est atténuée par les

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dispositions du sous-al. 110(1)c)(iv.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, sur la déduction autorisée des frais médicaux dépassant trois pour cent du revenu du contribuable, y compris la «rémunéra­tion d’un préposé à temps plein aux soins d’une personne qui était le contribuable ... dans un établissement privé autonome où vivait la personne qui reçoit des soins». A mon avis, cette exemption autorise la déduction de la rémunération d’un préposé à temps plein travaillant sept jours par semaine, peu importe si ces soins sont fournis par plusieurs infirmiers se relayant sur une période de vingt-quatre heures, ou par une seule personne travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine.

Il est difficile de prévoir avec exactitude la charge fiscale, puisque l’assiette et le montant de l’impôt varient selon la conjoncture politique, Nous devons décider en l’espèce s’il convient d’ajuster l’indemnité au titre des soins futurs en fonction de la charge fiscale. Les tribunaux d’ins­tance inférieure ne l’ont pas fait. L’appelant s’est livré à des calculs savants pour donner une cer­taine impression d’exactitude à l’égard de cet aspect hautement spéculatif des coûts futurs. Vu la disposition précitée de la Loi de l’impôt sur le revenu et la décision des tribunaux albertains, je n’accorderai rien sous ce chef. Il se peut que le législateur envisage des exemptions encore plus généreuses dans le cas des fonds constitués par décisions judiciaires dans le seul but de défrayer le coût des traitements ou des soins nécessaires aux victimes d’accidents.

Il y a lieu de confirmer un point subsidiaire quant à la détermination de la valeur actualisée du coût des soins futurs. Il faut que le fonds constitué s’épuise progressivement. Accorder un montant qui ne s’épuiserait pas totalement reviendrait à sur-indemniser la victime en augmentant son patri­moine. Ce point est admis par les tribunaux d’ins­tance inférieure et les parties ne l’ont pas contesté.

Pertes non pécuniaires

Avant l’accident, Andrews était en bonne santé, sportif et sociable. Maintenant, il est infirme, inva­lide et privé des nombreux plaisirs de la vie. Il a droit à réparation à ce titre. Mais cette réparation

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diffère qualitativement de l’indemnisation des pertes pécuniaires. Le bonheur et la vie n’ont pas de prix. L’évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique. L’in­demnité doit être équitable et raisonnable, l’équité étant mesurée à l’aide des décisions antérieures; mais l’indemnité est aussi nécessairement arbi­traire ou conventionnelle. Le préjudice n’est pas intégralement réparable en argent. L’argent permet d’obtenir les soins nécessaires et c’est pourquoi j’estime que la préoccupation majeure des tribunaux, en matière d’indemnisation du préju­dice corporel, doit être de s’assurer que la victime sera en mesure d’obtenir ces soins dans l’avenir.

Toutefois, si l’on accepte le principe de la prio­rité des soins, il s’ensuit qu’on doit alors accorder une plus grande attention aux questions de fond dans l’évaluation des pertes non pécuniaires. C’est dans ce domaine qu’il faut tout particulièrement considérer le fardeau social que représentent les. indemnités élevées. Le fait est qu’on ne peut mesu­rer objectivement, en termes monétaires, les pertes non pécuniaires comme la souffrance physique et morale et la perte des agréments de la vie. C’est là que nous pouvons imaginer les réclamations les plus extravagantes. C’est d’ailleurs ce genre de réclamations qui, aux Etats-Unis, a donné lieu ces dernières années à des indemnités spectaculaires. C’est aussi, du point de vue statistique, le domaine qui présente le plus grand danger d’un fardeau excessif.

Dans ce domaine, la modération est nettement de mise. Comme l’a souligné un commentateur anglais, il y a trois façons d’aborder le problème des pertes non pécuniaires (Ogus, 35 M.L.R. 1). Dans la première, l’approche «conceptuelle», chaque faculté est considérée comme un bien propre ayant une valeur objective, indépendam­ment de l’usage qu’en fait l’individu ou de la jouissance qu’il en tire. Il s’agit de l’ancien système tarifaire (bot), qui existait à l’époque du roi Alfred, quand un pouce valait trente shillings. Depuis longtemps, notre droit a rejeté cette con­ception comme primitive. Dans la deuxième, l’ap­proche «personnelle», le dommage est fonction de la perte, pour la victime en question, des agréments

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de la vie. La troisième, l’approche «fonction­nelle», adopte le point de vue individuel de la deuxième approche, mais au lieu de tenter d’éva­luer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, elle vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime «une consolation raison­nable pour ses malheurs». Le terme «consolation» n’a pas ici le sens de sympathie, mais il désigne plutôt certains moyens matériels de rendre la vie de la victime plus supportable. A mon avis, cette dernière conception est la plus valable en ce qu’elle justifie l’indemnisation monétaire de pertes non pécuniaires, comme la perte des agréments de la vie, les souffrances physiques et morales et la diminution de l’espérance de vie. L’argent servira donc à compenser, de la seule manière possible, la perte subie, puisqu’il faut accepter le fait que cette perte ne peut en aucune façon être réparée directement. Comme le souligne le juge Windeyer dans l’arrêt Skelton v. Collins, précité, à la p. 495:

[TRADUCTION] ... il a droit, je n’en doute pas, à une indemnisation pour ses souffrances. Cette indemnisation peut être en argent, si l’argent peut lui procurer une certaine satisfaction et des agréments ... Mais alors l’argent n’est pas une compensation de la perte de quelque chose qui aurait une valeur monétaire. C’est une consolation à l’affliction ressentie à la suite d’une perte à laquelle aucune valeur monétaire ne peut être rattachée.

Si l’on considère l’indemnisation des pertes non pécuniaires selon la conception «fonctionnelle», il va de soi qu’on ne peut allouer un montant élevé à la victime qui a été convenablement indemnisée, en termes de soins futurs, pour ses blessures et son invalidité. Les sommes allouées pour les soins futurs assureront à la victime l’aide, l’équipement et les installations rendus nécessaires par ses bles­sures. Toute somme additionnelle visant à rendre la vie plus supportable est alors consacrée à d’au­tres moyens matériels plus généraux d’organiser la vie de la victime. Le concept d’indemnisation sous ses divers aspects repose ainsi sur des principes équilibrés et interdépendants et il en résulte une justification plus logique de l’indemnisation des pertes non pécuniaires.

Quelle que soit l’approche théorique, les indem­nités sont encore très arbitraires ou conventionnelles. Comme l’a souligné le lord juge Denning dans

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l’arrêt Ward v. James[22], ce domaine a grand besoin d’uniformité et de principes normatifs ou comparatifs. Cela ne signifie pas, à mon avis, que les tribunaux ne doivent pas considérer la situation individuelle de la victime, bien au contraire, puisqu’ils doivent déterminer ce qui a été perdu. Par exemple, la perte d’un doigt est pour un pianiste amateur une perte de jouissance de la vie beaucoup plus grande que pour d’autres. Une indem­nité plus élevée permettra alors la victime de compenser ce manque par d’autres choses et par des activités nouvelles. Mais la traduction de la perte en termes monétaires doit être régie par certains principes directeurs. Il doit y avoir une valeur d’échange, même purement conventionnelle. Dans l’arrêt Warren v. King, précité, à la p. 528, le lord juge Harman a exprimé l’opinion suivante, à laquelle je souscris, à propos de l’évaluation des pertes non pécuniaires de la victime:

[TRADUCTION] J’estime que la première étape de l’évaluation de cette indemnité n’est pas d’additionner les divers chefs de dommages, tels que la perte des plaisirs de la vie, de revenus, de la possibilité de se marier et d’avoir des enfants, et ainsi de suite, mais plutôt de considérer la question en sens inverse: se demander ce qu’on peut faire pour améliorer le sort de la victime et ce qu’il en coûtera pour lui permettre de vivre aussi convenablement que possible dans les circonstances.

Des cas comme la présente affaire permettent à la Cour de fixer un plafond approximatif aux indemnités. On peut difficilement imaginer des pertes plus considérables que celles qu’a subies le jeune Andrews. Naturellement, il faudra toujours adapter ces chiffres aux cas particuliers, selon le genre de blessures, la situation de la victime et les fluctuations des conditions économiques.

Il ne devrait pas y avoir de trop grandes dispari­tés dans les indemnités accordées au Canada. Tous les Canadiens, où qu’ils résident, ont droit à une indemnisation à peu près équivalente pour des pertes non pécuniaires semblables. Toute variation dans l’indemnisation doit être fonction du cas par­ticulier de la victime, ce qu’elle a perdu d’agré­ments de la vie et ce qui peut compenser cette

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perte, mais cette variation ne doit pas dépendre uniquement de la province dans laquelle elle réside.

Nous avons été témoins, ces dernières années, d’une augmentation importante des indemnités sous ce chef. Comme l’a déclaré le juge Moir de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta: [TRADUCTION] «Selon moi, l’indemnisation de la perte des agréments de la vie ne cessera d’augmen­ter tant qu’elle ne sera pas stabilisée par la Cour suprême du Canada.» (Hamel v. Prather[23], à la p. 748.) A mon avis, ce moment est venu.

La coutume est de ne fixer qu’un seul montant pour toutes les pertes non pécuniaires, y compris la douleur et les souffrances, la perte des agréments de la vie et la diminution de l’espérance de vie. Cette pratique est fort sage. Bien que ces éléments soient théoriquement distincts, ils se chevauchent et, en pratique, se confondent. La souffrance est sans aucun doute une perte d’agréments de la vie. Une diminution ‘de l’espérance de vie est nécessai­rement la perte des agréments de la vie pour toutes les années perdues, et constitue certainement de ce fait même une source de souffrances morales. En outre, ces préjudices sont tous irréparables. Tout cela justifie l’allocation d’un montant unique pour toutes les pertes non pécuniaires.

On trouve dans l’arrêt de la Cour d’appel en l’espèce (publié à [1976] 2 W.W.R. 385), ainsi que dans les arrêts Thornton (publié à [1976] 5 W.W.R. 240) et Teno (publié à (1976), 67 D.L.R. (3d.) 9), susmentionnés, une analyse détaillée de la jurisprudence. Je n’y reviendrai donc pas. Seules les grandes lignes importent vraiment. Il est mani­feste que, jusqu’à tout récemment, les dommages-intérêts alloués pour des pertes non pécuniaires, même pour les tétraplégiques, étaient très nettement inférieurs à $100,000. Toutefois, ils ont con­sidérablement augmenté récemment. Dans Jackson c. Millar[24], une affaire de l’Ontario, cette Cour a confirmé l’allocation d’un montant de $150,000 à un paraplégique pour les pertes non pécuniaires. Toutefois, la décision de cette Cour reposait essentiellement sur le principe de non-intervention dans les montants alloués par les tribunaux

[Page 265]

d’appel provinciaux. La nécessité d’une évaluation générale des dommages-intérêts pour les pertes non pécuniaires est aujourd’hui appa­rente alors qu’elle ne l’était pas à l’époque. Même en Ontario, avant ces décisions récentes, les dom­mages-intérêts généraux alloués pour les pertes non pécuniaires, comme la douleur, la souffrance et la perte des agréments de la vie, étaient bien inférieurs à $100,000.

En l’espèce, le juge de première instance a accordé la somme de $150,000, mais la Division d’appel l’a réduite à $100,000. Dans les affaires Thornton et Teno, des sommes de $200,000 ont été accordées et les tribunaux d’appel provinciaux ne les ont pas modifiées.

Je suis d’avis que dans le cas d’un jeune adulte devenu tétraplégique, comme Andrews, la somme de $100,000 représente une indemnisation conve­nable. Sauf circonstances exceptionnelles, ce montant doit être considéré comme un plafond au 1 chapitre des pertes non pécuniaires, dans les cas de ce genre.

Indemnité totale

Il n’est vraiment question ici que d’arithmétique. Naturellement, cette Cour doit aussi, selon la cou­tume, fixer l’indemnité totale. Toutefois, cette cou­tume est un vestige du temps passé où l’on allouait une somme globale pour tous les dommages géné­raux. Il me semble plus approprié de déterminer le montant total à allouer sous chaque catégorie, savoir les soins futurs, la perte de revenus éven­tuels et les pertes non pécuniaires, tout en tenant compte de considérations générales telles que les montants alloués par d’autres tribunaux dans des cas semblables et le caractère raisonnable qu’il convient de donner aux montants à allouer.

Voici donc mon évaluation des dommages-inté­rêts généraux dus en l’espèce à Andrews:

1. Pertes pécuniaires

(a) Coûts des soins futurs

— équipement spécial

$14,200

— total des paiements mensuels (versement mensuel, $4,135; espérance de vie, 45 ans; risques et eventualities, 20%; taux de capitalisation, 7%)

557,232

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(b) Pertes de revenues éventuels

(versement mensuel, $564; vie active, 30.81 ans; risques et eventualities, 20%; taux de capitalisation, 7%)

$ 69,981

2. Pertes non-pécuniaires

— indemnité au titre des souffrances physiques et morales passées et à venir, perte de la jouissance et des agréments de la vie, diminution de l’espérance de vie

100,000

Total des dommages-intérêts généraux

$741,413

Arrondi à

$740,000

A cela s’ajoutent des dommages-intérêts spé­ciaux de $77,344, de sorte que le chiffre définitif est de $817,344.

L’appelant Andrews a droit à soixante-quinze pour cent de ce montant, soit $613,008.

Les appelants ont droit à leurs dépens en cette Cour et en première instance. Les intimés ont droit à leurs dépens en Cour d’appel, car ils y ont eu largement gain de cause sur la question de la négligence contributive d’Andrews.

Jugement en conséquence.

Procureurs des demandeurs, appelants: Klingle, Cummings, Andrews & Wilton, Edmonton.

Procureurs des défendeurs, intimés: Newson, Hyde, Edmonton.

[1] 1 [1976] 2 W.W.R. 385, 64 D.L.R. (3d) 663.

[2] [1951] A.C. 601.

[3] [1926] A.C. 655.

[4] [1964] A.C. 326.

[5] [1922] 2 A.C. 242.

[6] (1880), 5 App. Cas. 25.

[7] [1973] 3 All E.R. 463.

[8] [1968] 1 All E.R. 726.

[9] [1966] R.C.S. 532.

[10] (1967), 62 W.W.R. 707.

[11] (1965), 50 D.L.R. (2d) 385.

[12] (1966), 39 A.L.J.R. 480.

[13] [1962] 2 Q.B. 210.

[14] [1973] 1 W.L.R. 540.

[15] [1963] 3 All E.R. 521.

[16] [1968] R.C.S. 589.

[17] (1962), 108 C.L.R. 541.

[18] [1970] A.C. 166.

[19] [1968] R.C.S. v, 64 W.W.R. 768.

[20] [1976] 2 R.C.S. 373.

[21] [1976] 4 W.W.R. 225.

[22] [1965] 1 All E.R. 563.

[23] [1976] 2 W.W.R. 742.

[24] [1976] 1 R.C.S. 225.


Synthèse
Référence neutre : [1978] 2 R.C.S. 229 ?
Date de la décision : 19/01/1978

Parties
Demandeurs : Andrews
Défendeurs : Grand Toy Alberta Ltd.
Proposition de citation de la décision: Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229 (19 janvier 1978)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1978-01-19;.1978..2.r.c.s..229 ?
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