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05/05/1976 | CANADA | N°[1977]_2_R.C.S._858

Canada | Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858 (5 mai 1976)


Cour suprême du Canada

Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858

Date: 1976-05-05

Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) (Demanderesse) Appelante;

et

Victoria Transport Ltd. (Défenderesse) Intimée.

1976: le 23 mars; 1976: le 5 mai.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC

Cour suprême du Canada

Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858

Date: 1976-05-05

Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) (Demanderesse) Appelante;

et

Victoria Transport Ltd. (Défenderesse) Intimée.

1976: le 23 mars; 1976: le 5 mai.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC


Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli

Analyses

Exception déclinatoire - Délai de rigueur - Compétence ratione personae et ratione materiae - Élection de domicile - Tribunal déterminé par la convention entre les parties - Code civil, art. 57, 85 et 1013 - Code de procédure civile, art. 9, 68, 152, 161, 163, 164, 168 et 170.

L’appelante, (l’acheteur), dont le siège social est à La Havane, Cuba, a intenté une action en Cour supérieure à Montréal contre l’intimée, (le vendeur), dont le siège social est à Grand Falls, Nouveau-Brunswick, pour mauvaise exécution d’un contrat. Ce dernier contenait une clause stipulant qu’en cas de différend, si la défenderesse est le vendeur, les parties s’en remettent aux tribunaux de Montréal. L’action a été signifiée par la poste à Grand Falls, le 15 mai 1973, et la défenderesse a comparu dans le délai fixé et présenté une requête pour cautionnement. La requête a été accordée le 28 juin et le cautionnement requis a été fourni le 4 juillet et avis en a été donné à la même date. Le 23 juillet la défenderesse a fait signifier une demande de précisions qui ont été fournies le 19 décembre. Le 29 avril 1974, l’intimée a fait signifier l’exception déclinatoire qui fait l’objet de ce litige. La Cour supérieure a rejeté l’exception pour l’unique motif qu’elle n’avait pas été présentée dans le délai requis qui, en l’espèce, a commencé à courir le jour où l’on a donné l’avis que le cautionnement avait été fourni, soit le 4 juillet. La majorité de la Cour d’appel a infirmé ce jugement pour le motif qu’il s’agissait d’une incompétence ratione materiae qui pouvait être soulevée en tout état de cause. La demanderesse se pourvoit devant cette Cour avec l’autorisation de celle-ci.

Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli.

Le délai déterminé par le Code de procédure civile à l’art. 161 est un délai de rigueur qui s’applique à tous les moyens prévus à l’art. 168, à l’exception des cas visés à

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l’art. 171 et à l’exception aussi de l’incompétence ratione materiae qui, en vertu de l’art. 164 peut être soulevée en tout état de cause. En précisant que certains délais sont de rigueur, l’art. 170 n’empêche pas que d’autres le soient également. Il s’ensuit que l’incompétence ratione personae est couverte par la comparution du défendeur et son omission de l’invoquer dans le déali prescrit. De plus, la demande de précisions impliquait l’acceptation de la juridiction du tribunal.

Il ne s’agissait pas d’un défaut de juridiction ratione materiae qui pouvait être soulevé en tout état de cause, mais uniquement de compétence ratione personae puisque le problème portait sur la détermination du domicile d’une partie. Le Conseil privé et la Cour de cassation ont tous deux décidé que la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne que l’on trouve au Québec à l’art. 27 C.c. et à l’art. 68 C.p.c.

La clause contenue au contrat constituait une véritable élection de domicile à Montréal, même si les mots «élection de domicile» ne s’y trouvent pas. Dans les contrats consensuels il faut donner effet à l’intention des parties suffisamment exprimée. En l’espèce, cette intention était de constituer le tribunal de Montréal comme tribunal compétent, ce qui est une conséquence d’une élection de domicile.

Arrêts mentionnés: Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. La Commission des Relations de Travail, [1953] 2 R.C.S. 140; Kondylis v. Greyhound Lines of Canada Ltd., [1973] R.P. 241; Trower and Sons, Ld. v. Ripstein, [1944] A.C. 254, inf. [1942] R.C.S. 107, rét. (1940), 69 B.R. 424; distinction faite avec les arrêts: The First National Bank of Boston c. La Sarchi Compagnie, [1961] B.R. 702; Magann c. Auger (1901),31 R.C.S. 186.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec infirmant un jugement de la Cour supérieure rejetant l’exception déclinatoire. Pourvoi accueilli et jugement de la Cour supérieure rétabli.

H. Solomon, c.r., pour l’appelante.

George A. Allison, c.r., et Claude Décarie, pour l’intimée.

[Page 860]

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE PIGEON — Le pourvoi attaque un arrêt majoritaire de la Cour d’appel du Québec qui a infirmé le jugement du juge Châteauguay Perrault de la Cour supérieure lequel avait rejeté pour l’unique motif qu’elle a été présentée trop tard, l’exception déclinatoire faite par l’intimée Victoria Transport Ltd. à l’encontre de l’action de l’appelante Alimport. Cette action réclame de Victoria Transport une somme de $433,622.59 pour dommages découlant de la mauvaise exécution d’un contrat de vente de pommes de terre de semence. Dans cette convention, ainsi que dans le bref d’assignation, Alimport, l’acheteur, est décrite comme ayant son siège social à La Havane, Cuba, et Victoria Transport, le vendeur, comme ayant son siège social à Grand Falls, Nouveau-Brunswick. On y trouve la clause suivante:

ARBITRAGE

[TRADUCTION] Les deux parties s’engagent à respecter de bonne foi les modalités de ce contrat. Tout différend susceptible de résulter de celui-ci doit être réglé à l’amiable entre les deux parties. En cas d’échec et s’il est impossible d’arriver à une entente, les deux parties soumettront le différend aux tribunaux de la ville de La Havane, s’en remettant aux lois alors en vigueur à Cuba, si la défenderesse est l’ACHETEUR, et aux tribunaux de la ville de Montréal, s’en remettant aux lois alors en vigueur au Canada, si la défenderesse est le VENDEUR. Le tout à confirmer par un certificat délivré par la Chambre de commerce du pays du VENDEUR ou de l’ACHETEUR.

Conformément à une autorisation accordée suivant l’art. 138 du Code de procédure civile, l’action a été signifiée par la poste et reçue à Grand Falls le 15 mai 1973. Le délai pour comparaître était de trente jours. Une comparution a été produite le 8 juin et le 13 juin, soit dans le délai fixé par l’art. 152 du Code de procédure, la défenderesse a demandé que le délai pour contester ne commence à courir que du jour où un cautionnement pour la sûreté des frais serait produit. Cette requête a été accordée le 28 juin et le cautionnement requis a été fourni le 4 juillet et avis en a été donné. Ensuite, le 23 juillet, la défenderesse a fait signifier une demande de précisions. Celles-ci ont

[Page 861]

été fournies le 19 décembre. Ce n’est que le 29 avril 1974 que Victoria Transport a fait signifier son exception déclinatoire.

Les deux articles du Code de procédure civile régissant les moyens déclinatoires se lisent comme suit:

163. Le défendeur assigné devant un tribunal autre que celui où la demande eût du être portée, peut demander le renvoi devant le tribunal compétent relevant de l’autorité législative de la province, ou, à défaut, le rejet de la demande.

164. L’incompétence ratione materiae peut être soulevée en tout état de cause et peut même être déclarée d’office par le tribunal, qui adjuge les dépens selon les circonstances.

Quant au délai, voici ce que l’on trouve à l’art. 161:

161. Les moyens prévus à l’article 163 et aux paragraphes 1, 4 et 8 de l’article 168 doivent être proposés ensemble dans les cinq jours de la date de la comparution ou de l’avis prévu à l’article 152, ou, s’il y a eu demande d’évocation, de la date du jugement qui en a disposé.

Le tribunal prononce d’abord sur l’exception déclinatoire: s’il la rejette, il prononce en même temps sur les autres moyens soumis; s’il la déclare bien fondée et ordonne le renvoi, les autres moyens sont jugés ensemble par le tribunal compétent.

Victoria Transport n’a jamais obtenu la prorogation du délai fixé par l’art. 161. Du reste, il semble bien que ce délai est de rigueur et, par conséquent, l’art. 9 interdit de la proroger:

9. Un juge peut, aux conditions qu’il estime justes, proroger tout délai qui n’est pas dit de rigueur, ou relever une partie des conséquences de son défaut de le respecter.

On observera que dans la version anglaise, l’art. 9 dit «any delay which is not declared mandatory» et à l’art. 161, le texte est tout à fait impératif: «must be urged together within five days…». Cela se trouve renforcé par le fait que l’art. 164 visant l’incompétence ratione materiae n’est pas mentionné parmi ceux qui sont astreints au délai de cinq jours de l’art. 161 et son texte permet expressément de l’invoquer «en tout état de cause». Il me

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faut cependant noter que Part. 170 n’est pas sans créer une certaine difficulté à cet égard. Il se trouve dans la Section IV du chapitre des «Moyens Préliminaires», section intitulée «Moyens Dilatoires» qui comprend les art. 168 à 171. Il se lit comme suit:

170. Sous réserve de la disposition de l’article 171, les délais fixés par les articles 161 et 162 pour faire valoir les moyens dilatoires prévus dans cette section sont de rigueur.

Par les mots que j’ai soulignés, ce texte se trouve-t-il à laisser entendre que les délais fixés pour faire valoir d’autres moyens prévus dans d’autres sections ne sont pas de rigueur? Je ne le crois pas. Je pense que par ce texte, on a seulement voulu spécifier que le délai doit s’appliquer rigoureusement à tous les moyens prévus à l’art. 168, à la seule exception des cas visés à l’art. 171 et non pas, selon la jurisprudence antérieure, tous ceux pour lesquels le dernier alinéa de l’art. 165 de l’ancien code (ajouté par loi de 1901, c. 34) dispensait du dépôt que le nouveau code a supprimé complètement. Le principe que la mention d’un cas particulier exclut l’application des autres cas non mentionnés est bien loin d’être reconnu comme une règle générale d’interprétation. Au contraire, un texte affirmatif de portée restreinte n’a pas ordinairement pour effet d’écarter l’application d’une règle générale qui existe par ailleurs. Dans l’affaire Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. La Commission des Relations de Travail[1], le juge en chef Rinfret a dit (à la p. 153):

Et Maxwell (p. 467) prévoit l’objection que la stipulation expresse pour un cas particulier n’implique pas nécessairement que ce précepte d’ordre général doit être considéré comme exclu d’un autre cas où la loi est restée silencieuse. En résumant les précédents sur ce point, i! exprime l’opinion suivante (p. 467):

[TRADUCTION] Des dispositions, que l’on trouve parfois dans des lois qui édictent de manière imparfaite ou uniquement en vue de cas particuliers ce qui existait déjà de façon plus générale, ont à l’occasion fourni des motifs de prétendre que l’on devrait déduire de cette législation partielle ou limitée une intention de modifier le droit commun, prétention fondée sur la maxime expressio unius est exclusio alterius. Mais cette maxime ne peut s’appliquer à de tels cas.

[Page 863]

Je crois donc que l’art. 170 n’a pas pour effet d’écarter la règle importante et très ancienne au Québec selon laquelle, comme l’indique l’art. 164, seule l’incompétence ratione materiae peut être soulevée en tout temps et même être déclarée d’office, alors que toute autre incompétence est couverte par la comparution du défendeur et son omission de l’invoquer dans le délai prescrit. Il est vrai qu’au Québec, le défendeur n’est pas obligé de faire une procédure spéciale pour empêcher que par sa comparution il accepte implicitement la juridiction. Le droit de faire, en temps utile, l’exception déclinatoire lui a toujours été réservé. En plaçant dans un chapitre distinct, avant celui des moyens préliminaires, les art. 152 à 154 touchant la demande de cautionnement pour frais, on semble bien vouloir que cette demande-là n’implique pas acceptation de la juridiction, puisque l’art. 161 ne fait courir le délai pour produire les moyens préliminaires qu’à compter de «l’avis prévu à l’article 152», c’est-à-dire l’avis que le cautionnement a été fourni. Je pense donc que la défenderesse n’aurait pas été empêchée de faire l’exception déclinatoire du seul fait d’avoir présenté une demande de cautionnement. Il en est cependant tout autrement de la demande de précisions. Il s’agit là d’un acte de procédure fait sans restrictions et qui implique acceptation de la juridiction, sans parler du long délai qu’on a ensuite laissé écouler.

Enfin, il convient de signaler que les deux juges formant la majorité en appel n’ont aucunement nié le principe sur lequel est fondé le jugement de première instance aussi bien que la dissidence du juge Mayrand, savoir, que l’exception déclinatoire qui n’est pas ratione materiae ne peut être soulevée que dans le délai de cinq jours fixé à l’art. 161. En effet, le juge Rinfret a dit:

L’expiration du délai de rigueur de cinq jours édicté par l’article 161 C.P.C., même volontaire, ne saurait conférer de juridiction à la Cour supérieure, si, par ailleurs, elle fait défaut. (Les italiques sont de moi)

Quant au juge Crête, après avoir affirmé que «la Cour supérieure n’avait pas en l’espèce de juridiction ratione personae», il se contente de citer le premier alinéa du sommaire d’un arrêt rendu sous

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le Code de Procédure de 1897: The First National Bank of Boston c. La Sarchi Compagnie[2], confirme en cette Cour le 4 mai 1962 comme le note l’Index Gagnon 1974. Mais le dernier alinéa des motifs de cet arrêt par le juge Casey se lit comme suit (à la p. 704):

[TRADUCTION] La défenderesse a présenté son exception préliminaire dans le délai de trois jours qu’on lui avait accordé et il est maintenant trop tard pour que la demanderesse puisse prétendre qu’on n’aurait pas dû faire droit à la demande de prorogation de délai présentée par la défenderesse ou que l’exception présentée dans ce délai était tardive.

On doit faire une observation analogue au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel cité par le juge Rinfret: Kondylis v. Greyhound Lines of Canada Ltd.[3]. Il faut donc donner raison au juge Mayrand qui, dans ses motifs de dissidence, a écrit à ce sujet:

Quand il s’agit de compétence ratione personae le défendeur seul peut se plaindre de ce que le demandeur n’a pas observé la règle de l’article 68 C.p.c.; encore faut-il qu’il le fasse par exception déclinatoire dans le délai de rigueur indiqué à l’article 161 C.p.c. (cinq jours de l’expiration du temps fixé pour comparaître): E. Lacroix Immeubles Ltée v. Poirier (juge J. Robert Beaudoin), [1967] R.P. 96. Faite en dehors de ce délai, l’exception préliminaire est tardive et doit être rejetée:

Metropolitan Stores of Canada v. Tri Bec Inc. [1971] C.A. 315;

General Foods Ltd. v. Struthers Scientific Corp., [1970] R.P. 321 (B.R.).

Dans l’affaire Kondylis v. Greyhound Lines of Canada Ltd., [1973] R.P. 241, et dans l’affaire First National Bank v. La Sarchi Compagnie, [1961] B.R. 702, l’exception déclinatoire a été accueillie, mais elle n’était pas tardive; les observations faites dans cette dernière cause font voir que l’exception aurait été rejetée si elle n’avait pas été faite dans les délais accordés par jugement.

Quand le défendeur néglige d’exercer in limine litis son droit à l’exception déclinatoire, il est censé accepter que le litige soit instruit devant le tribunal devant lequel il a été assigné: Traité de droit civil du Québec, t. 1 par Gérard Trudel, p. 264:

On enseigne généralement que le domicile, étant un attribut personnel, confère à un tribunal une compé-

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tence ratione personae. Il est donc permis d’y renoncer. La renonciation peut être tacite. Un défendeur, assigné devant un autre tribunal que celui de son domicile élu, qui plaide, sans soulever par procédure préliminaire cette irrégularité de l’assignation, renonce implicitement à cette compétence ratione personae et se soumet valablement à la juridiction du tribunal choisi par son adversaire. Il faudra évidemment que le tribunal soit compétent par ailleurs selon les règles générales du droit.

Le principal moyen retenu en appel par le juge Rinfret et que le juge Crête a agréé, c’est qu’il s’agirait d’un défaut de juridiction ratione materiae. Cependant, on ne semble pas s’être arrêté à considérer le sens de cette expression. Après avoir cité l’opinion contraire du premier juge, on paraît avoir pris pour acquis qu’envers celui qui n’est pas domicilié dans la province et n’y réside pas, le manque de juridiction est ratione materiae. Mais le juge Mayrand, dissident, a dit très justement:

La tardivité de son exception ne serait pas fatale si elle soulevait un problème de compétence ratione materiae, car celle-ci relève de l’ordre public. La Cour provinciale, par exemple, n’aurait pas compétence ratione materiae pour entendre cette cause même si les parties consentaient à lui soumettre leur litige. Mais, avec respect pour l’opinion contraire, je suis d’avis que l’intimée a soulevé uniquement un problème de compétence ratione personae. Si la défenderesse appelante avait son domicile à Montréal, la compétence de la Cour supérieure qui a été saisie de la cause serait indiscutable; le critère de la compétence ratione personae est précisément sa détermination par le domicile d’un litigant, ordinairement celui du défendeur, en conformité de la règle lites sequuntur personam (Cornu et Foyer, Procédure civile, p. 141).

Sans multiplier les références je citerai parmi les auteurs sur la procédure, Garsonnet, Traité de Procédure, t. I, aux pp. 635-636:

CXLIX. La théorie de la compétence se divise en deux parties très distinctes: la compétence ratione materiae et la compétence ratione personae. La compétence ratione materiae est le droit pour les tribunaux qui appartiennent à un ordre de juridiction de connaître d’une affaire à l’exclusion des tribunaux d’un autre ordre; la compétence ratione personae est le droit pour les tribunaux qui appartiennent à un ordre de juridiction de connaître

[Page 866]

d’une affaire à l’exclusion des autres tribunaux du même ordre. L’une s’appelle ainsi parce que les affaires sont réparties entre les différents ordres de tribunaux à raison de leur nature; le nom de l’autre vient de ce qu’entre tribunaux du même ordre la compétence est généralement déterminée par le domicile ou par la résidence du défendeur. Par contre, un tribunal est incompétent ratione materiae à l’égard des procès attribués à un autre ordre de juridiction; il n’est incompétent que ratione personae à l’égard de ceux qui relèvent d’un autre tribunal du même ordre.

L’application de ces principes ne présente ordinairement pas de difficulté. 1° Sont incompétents ratione materiae:

i) une cour d’appel, à l’égard des affaires qui n’ont pas traversé le premier degré de juridiction;

ii) un juge de paix, à l’égard des actions immobilières ou relatives à l’état des personnes;

iii) un conseil de prud’hommes, à l’égard des contestations qui ne sont pas survenues entre un patron et un ouvrier à l’occasion de leur industrie;

iv) un tribunal de commerce, à l’égard des actions dont le caractère est purement civil.

Dans Solus et Perrot, Droit judiciaire privé, t. II, on lit aux pp. 13 et 14:

A. Le premier problème est celui de savoir quels sont, en fonction de la nature des rapports juridiques en cause, de l’objet du litige et de son importance, voire même de la qualité personnelle des plaideurs, l’ordre, la nature et la catégorie de juridiction qu’il faut saisir. Le législateur, en effet, a établi une étroite corrélation entre, d’une part, les attributions juridictionnelles respectives des différentes catégories de juridiction et, d’autre part, les modalités de leur organisation et de leur fonctionnement, de leur composition, du recrutement et de la technicité des juges qui les constituent. Et c’est pourquoi, à ce premier stade de la recherche de la compétence, il ne s’agit que de déterminer, objectivement en quelque sorte, quelle est la catégorie de juridiction à saisir: sera-ce un tribunal administratif ou un tribunal de l’ordre judiciaire, civil ou pénal? Et, si la compétence appartient à une juridiction de l’ordre judiciaire civil, sera-ce un tribunal d’instance ou de grande instance, un tribunal de commerce, un conseil de prud’hommes ou un tribunal paritaire de baux ruraux?

Traditionnellement, les règles qui ont pour objet de résoudre ce premier problème étaient dénommées règles de compétence absolue, ou encore de compétence ratione materiae.

[Page 867]

C’est à juste titre que le juge Mayrand, dissident, a rejeté la théorie voulant «que la distinction ci-dessus ne vaudrait qu’en droit judiciaire privé interne mais qu’en droit judiciaire privé international, il faudrait préalablement décider de la compétence du tribunal national à juger d’un litige entre deux étrangers». Alors que la majorité n’a rien mentionné qui soit vraiment pertinent, il a cité Solus et Perrot où on lit, en outre de ce qu’il en reproduit, l’énoncé suivant (n° 394, à la p. 448):

Dans l’opinion dominante, le problème de compétence spéciale n’est envisagé d’habitude que du seul point de vue de la compétence territoriale interne, puisque, dans cette opinion, c’est par extension de la règle de compétence territoriale interne que se détermine la compétence internationale.

Dans Lerebours-Pigeonnière et Loussourarn, Droit international privé, on lit au n° 398 (à la p. 531):

Le tribunal saisi d’un litige concernant la vie internationale doit apprécier sa compétence générale avant de se prononcer sur sa compétence spéciale ratione materiae et personae. Le défendeur doit soulever l’exception d’incompétence générale in limine litis puisqu’il s’agit d’une incompétence relative d’intérêt privé comme l’exception d’incompétence ratione personae.

Dans le recueil Dalloz 1963, Jurisprudence, à la p. 109, on trouve un arrêt de la Cour de cassation du 30 octobre 1962 dans lequel on lit:

…attendu que l’extranéité des parties n’est pas une cause d’incompétence des juridictions françaises, dont, d’autre part, la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne;

Selon la passage de Walter S. Johnson «Conflict of Laws» 2e éd. 1962, à la p. 575, cité par le juge Mayrand, la Cour de cassation avait commencé à s’orienter en ce sens dès 1846, soit longtemps avant la rédaction du Code civil du Québec adopté en 1866.

Beaucoup plus près de nous, il faut souligner que dans Trower and Sons, Ld. v. Ripstein[4], le Conseil privé, infirmant l’arrêt de cette Cour[5] et

[Page 868]

rétablissant les conclusions de la Cour d’appel du Québec[6] a statué sur la juridiction de la Cour supérieure envers une personne domiciliée à Londres, en appliquant les dispositions de ce qui était alors l’art. 94 du Code de procédure, et est aujourd’hui l’art. 68 sous le titre significatif: «Du lieu d’introduction de l’action». Il importe de souligner que l’objection à la juridiction avait été soulevée par exception préliminaire. L’article 94 du Code de procédure civile alors en vigueur était au même effet que l’art. 68 actuel dont la partie pertinente au présent litige se lit comme suit:

68. Sous réserve des dispositions des articles 70, 71, 74 et 75, et nonobstant convention contraire, l’action purement personnelle peut être portée:

1. Devant le tribunal du domicile réel du défendeur, ou, dans les cas prévus à l’article 85 du Code civil, devant celui de son domicile élu…

En définitive, le Conseil privé a, quoique en d’autres termes, décidé comme la Cour de cassation, que la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne, (à la p. 264):

[TRADUCTION] …L’art. 27 du Code civil ne traite pas de la signification à l’extérieur de la juridiction. Il s’agit seulement d’une disposition d’ordre général visant à montrer que les étrangers n’échappent pas à ce titre à la juridiction des tribunaux de la province.

L’article 27 du Code civil se lit comme suit:

Art. 27. L’étranger, quoique non résidant dans le Bas-Canada, peut y être poursuivi pour l’exécution des obligations qu’il a contractées même en pays étranger.

Même si ce n’est pas rigoureusement nécessaire pour la décision du présent litige, il me paraît opportun d’ajouter que dans le cas présent, je ne comprends pas comment la Cour d’appel a pu ne pas voir dans la stipulation citée au début, une élection de domicile à Montréal. Il est vrai que les mots «élection de domicile» ne s’y trouvent pas et que la mention des lois du Canada manque de précision, comme le souligne le juge Rinfret. Cela, cependant, ne saurait constituer un motif valable de priver la clause de tout effet. Il y a bien longtemps qu’en règle générale, il n’y a plus d’expressions sacramentelles dans notre droit. La règle invariable, à tout le moins dans les contrats con-

[Page 869]

sensuels comme celui-ci, c’est qu’il suffit que l’intention des parties soit suffisamment exprimée. «En dehors des cas où elle accompagne obligatoirement certains actes, l’élection de domicile n’est soumise à aucune solennité» (Planiol et Ripert, vol. I, n°167, à la p. 211).

Dans le cas présent, ce qu’on a voulu n’est pas douteux. On a voulu que, pour une poursuite contre le vendeur, le tribunal compétent soit celui de Montréal. C’est là, remarquons-le bien, le seul effet d’une élection de domicile faite dans une ville sans indication d’une personne chargée de représenter le débiteur: Mignault, Droit civil canadien, vol. I, à la p. 247:

Des effets du domicile d’élection. — Pour les apprécier et en déterminer l’étendue, il faut faire une distinction. Domicile peut être élu:

1 ° Dans telle ville, avec indication d’une personne qui représentera le débiteur et de la maison où cette personne demeure;

2° Dans telle ville, mais sans indication d’une personne chargée de représenter le débiteur.

Au premier cas, le domicile produit deux effets:

1° Il attribue juridiction au tribunal dans le ressort duquel il est élu: si donc le contrat auquel il se réfère donne lieu à un différend, ce tribunal sera compétent pour en connaître;

2° Il valide toutes les assignations et significations d’actes faites au lieu où il est établi.

Au second cas, il ne produit qu’un seul effet: il est simplement attributif de compétence. Si donc le contrat auquel il se réfère donne lieu à un différend, le tribunal du ressort dans lequel il est établi sera compétent pour en connaître; mais les exploits d’assignation devront être remis, les significations d’actes devront être faites, au domicile réel du défendeur.

Le seul défaut de rédaction du texte de la clause en litige c’est qu’il exprime le résultat voulu sans énoncer ce qu’il implique: l’élection de domicile. Avec respect, il me faut dire que priver la clause de tout effet à cause de ce défaut de rédaction, c’est aller à l’encontre de la règle d’interprétation la plus fondamentale savoir, que l’intention «doit être déterminée par interprétation plutôt que par le sens littéral des termes du contrat» (art. 1013 C.c.).

[Page 870]

Notons qu’ici la situation n’est pas du tout la même que dans Magann c. Auger[7]. Le contrat n’y comportait aucune stipulation touchant la juridiction des tribunaux. Il n’y avait même pas de stipulation expresse du lieu de paiement. La Cour ayant jugé que le contrat n’avait pas été conclu au Québec, rien ne permettait d’y assigner un défendeur qui n’y résidait pas. Quant au jugement de première instance rejetant l’exception déclinatoie[8], il n’était pas fondé sur ce que le défendeur ne l’aurait pas faite en temps utile; il reposait sur la théorie que le défendeur condamné par défaut avait acquiescé à la juridiction en formant ce qu’on a appelé une demande incidente mais qui etait en réalité une demande reconventionnelle, bien qu’il s’en fût ensuite désisté. Le dossier fait voir que par sa première procédure, sa requête en révision, le défendeur avait en premier lieu soulevé l’incompétence du tribunal. Mais, pour se conformer à l’art. 1164 du Code alors en vigueur qui prescrivait d’y insérer tous ses moyens, il avait, en même temps que le déclinatoire, allégué la défense au fond et la demande reconventionnelle. Il avait ensuite produit son exception déclinatoire qui fut contestée par écrit et jugée préliminairement. On conçoit que dans le jugement de cette Cour on n’ait pas trouvé nécessaire de dire beaucoup plus que ceci (à la p. 192):

[TRADUCTION] …s’il y a eu renonciation, c’est de la part des intimés, qui ont demandé à la Cour un jugement sur le fond de l’exception déclinatoire de l’appelant sans alléguer que l’appelant y avait renoncé.

Avant de terminer, je noterai que la défenderesse a admis sa qualité de commerçante par un document versé au dossier de sorte qu’il ne peut être question ici d’appliquer le dernier alinéa de l’art. 85 C.c. qui invalide, quant à la juridiction des tribunaux, l’élection de domicile signée par un non-commerçant dans le district où il réside, sauf si l’acte est notarié.

Je conclus qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir

[Page 871]

le jugement de la Cour supérieure avec dépens dans toutes les cours contre l’intimée.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureur de l’appelante: H. Solomon, Montréal.

Procureurs de l’intimée: Martineau, Walker, Allison, Beaulieu, MacKell & Clermont, Montréal.

[1] [1953] 2 R.C.S. 140.

[2] [1961] B.R. 702.

[3] [1973] R.P. 241.

[4] [1944] A.C. 254.

[5] [1942] R.C.S. 107.

[6] (1940), 69 B.R. 424.

[7] (1901), 31 R.C.S. 186.

[8] (1899), 16 C.S. 22.


Parties
Demandeurs : Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos)
Défendeurs : Victoria Transport Ltd.

Références :
Proposition de citation de la décision: Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858 (5 mai 1976)


Origine de la décision
Date de la décision : 05/05/1976
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1977] 2 R.C.S. 858 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1976-05-05;.1977..2.r.c.s..858 ?
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