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05/05/1976 | CANADA | N°[1977]_2_R.C.S._1067

Canada | Etats-Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067 (5 mai 1976)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Etats-Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067

Date : 1976-05-05

Les États-Unis d’Amérique Appelant; et

Raymond George Shephard Intimé.

1976: les 17 et 18 mai; 1976: le 5 mai

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE

COUR SUPRÊME DU CANADA

Etats-Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067

Date : 1976-05-05

Les États-Unis d’Amérique Appelant; et

Raymond George Shephard Intimé.

1976: les 17 et 18 mai; 1976: le 5 mai

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE


Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli

Analyses

Extradition - Affidavit d’un complice - Suffisance de la preuve - Application des règles du droit criminel dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge d’extradition - Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, c. E21, art. 10(1), 13, 18 - Code criminel S.C.R. 1970, c. C34, art. 475(1).

L’appelant a demandé que soit lancé un mandat, en vertu de la Loi sur l’extradition, pour l’arrestation de l’intimé en raison de crimes commis aux États-Unis en violation des lois américaines sur les stupéfiants. La seule preuve soumise a consisté en un affidavit d’un certain Herrmann, un complice. Le juge Hugessen, en qualité de juge d’extradition, a refusé l’extradition: selon lui, il se devait d’appliquer le critère selon lequel le juge peut et doit intervenir pour «dessaisir le jury, lorsque la preuve est «manifestement si peu digne de foi». La Cour d’appel fédérale a rejeté une demande d’examen en vertu de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale de cette décision. D’où le pourvoi devant cette Cour.

Arrêt (le juge en chef Laskin et les juges Spence, Dickson, et Beetz étant dissidents): Le pourvoi doit être accueilli.

Les juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, et de Grandpré: Il est admis qu’en vertu de l’art. 18 de la Loi sur l’extradition le juge de première instance était justifié de se fonder sur le critère que l’on applique au procès devant jury, lors d’une requête visant à obtenir un verdict imposé. Lorsque la preuve est directe et incom­patible avec toute autre conclusion logique que la perpé­tration de l’infraction par l’intimé, il n’incombe pas au juge d’évaluer la preuve pour en déterminer la crédibilité mais au jury. Si la fonction du juge d’extradition est la même que celle du juge en pareil cas, il s’ensuit que la crédibilité n’est pas de son ressort. En l’espèce l’affidavit de Herrmann suffisait à étayer une présomption de l’accusation de complot.

Le juge en chef Laskin et les juges Spence, Judson et Beetz, dissidents: Le juge d’extradition est dans la

[Page 1068]

même situation que le juge qui doit décider s’il existe quelque élément de preuve en vertu duquel un jury équitable, convenablement instruit du droit, pourrait prononcer un verdict de culpabilité. Son pouvoir discré­tionnaire ne se limite pas aux seules affaires où la preuve est entièrement indirecte: il lui permet aussi d’examiner si la preuve est de nature si douteuse qu’elle en est dangereuse. En l’espèce, elle l’est parce que le témoin a déposé dans l’espoir d’obtenir une récompense.

Le juge d’extradition doit être d’autant plus prudent que sa décision aura pour effet de remettre le prévenu à la juridiction des tribunaux d’un autre pays dont il ne connaît même pas les procédures auxquelles on a eu recours pour obtenir la preuve sur laquelle la demande est fondée.

[Distinction faite avec les arrêts: R. c. Comba, [1938] R.C.S. 396; R. v. Knox, [1968] 2 C.C.C. 348; R. v. Gaudet, [1971] 2 C.C.C. 418; R. v. Pearce (1963), 40 C.R. 75; R. v. Sawrenko, [1971] 4 C.C.C. (2d) 338; L’État portoricain c. Hernandez, [1973] C.F. 1206, 15 C.C.C. (2d) 56; arrêts mentionnés: Hodge’s Case (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136; re Lattimer (1906), 10 C.C.C. 244; Girvin c. Le Roi (1911), 45 R.C.S. 167; R. v. Atwood and Robbins (1788), 1 Leach 464, 168 E.R. 334; R. v. Pipe (1966), 51 Cr. App. R. 17; R. v. Caulfield (1973), 10 C.C.C. (2d) 539; R. v. Williams (1975), 21 C.C.C. (2d) 1.]

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale[1] confirmant une décision du juge en chef adjoint de la Cour supérieure de Québec, le juge Hugessen, siégeant en qualité de juge d’extradition[2]. Pourvoi accueilli.

L. P. Landry, c.r., pour l’appelant.

David Linetsky et Sidney Leithman, pour l’intimé.

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Spence, Dickson et Beetz a été rendu par

LE JUGE SPENCE (dissident) — Ce pourvoi attaque un arrêt de la Cour d’appel fédérale rendu le 25 septembre 1974.

La Cour d’appel fédérale avait été saisie d’une demande d’examen et d’annulation d’une décision que le juge en chef adjoint de la Cour supérieure, le juge Hugessen, avait prononcée en qualité de juge d’extradition en vertu des dispositions de la Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21.

[Page 1069]

A la suite de renseignements fournis par un nommé Guy David, agent de la Gendarmerie royale du Canada et d’une plainte portée par lui, l’intimé a été arrêté. On l’accuse d’être un criminel fugitif recherché par les États-Unis d’Amérique et d’être sous l’inculpation de crimes commis dans le district est du Wisconsin. L’acte d’accusation, établi par le jury d’accusation (Grand Jury) du Wisconsin et qui fait partie du mandat d’arresta­tion de l’intimé, l’inculpe de complot avec ses coaccusés et d’autres personnes, en vue de com­mettre des infractions aux lois des États-Unis, à savoir l’importation et la distribution de stupéfiants.

Voici les dispositions de l’art. 13 de ladite Loi sur l’extradition, en vertu desquelles l’intimé a été traduit devant le juge Hugessen:

13. Le fugitif doit être amené devant un juge, qui, sous réserve de la présente Partie, entend la cause, de la même manière, autant que possible, que si le fugitif était traduit devant un juge de paix sous accusation d’un acte criminel commis au Canada.

Ledit art. 13 prévoit que le juge doit entendre la cause, de la même manière, autant que possible, que si le fugitif était traduit devant un juge de paix sous accusation d’un acte criminel commis au Canada. L’article 18 de la Loi sur l’extradition donne des instructions beaucoup plus précises à cet égard:

18. (1) Le juge doit lancer son mandat pour faire incarcérer le fugitif dans la prison convenable la plus rapprochée, afin qu’il y soit détenu jusqu’à ce qu’il ait été livré à l’État étranger ou élargi conformément à la loi,

a) dans le cas d’un fugitif que l’on prétend avoir été convaincu d’un crime entraînant l’extradition, lorsqu’il est produit une preuve qui, d’après la loi du Canada, sous réserve de la présente Partie, établirait qu’il a été convaincu de ce crime, et

b) dans le cas d’un fugitif accusé d’un crime entraî­nant l’extradition, lorsqu’il est produit une preuve qui, d’après la loi du Canada, sauf les dispositions de la présente Partie, justifierait son incarcération préven­tive, si le crime avait été commis au Canada.

(2) Lorsque cette preuve n’est pas produite, le juge ordonne qu’il soit élargi.

La seule preuve présentée au juge Hugessen à l’appui de la demande d’extradition de l’intimé consiste en l’affidavit d’un certain Albert E. Herrmann

[Page 1070]

où se trouve exposé en détail dans trente longs alinéas le complot allégué. Cependant, dans le premier alinéa de cet affidavit, le déposant s’est exprimé comme suit:

[TRADUCTION] 1. Je suis de nationalité allemande et je suis entré aux États-Unis en mai 1973, à Milwaukee (Wisconsin). Le 6 juin 1973, j’ai été arrêté par des agents du Drug Abuse Law Enforcement et j’ai été mis en accusation devant la Cour de district fédéral du district est du Wisconsin pour infractions aux lois sur les stupéfiants. On a désigné un avocat pour me représenter, et je suis actuellement en liberté sous caution. Je fais cet affidavit librement et de mon plein gré, informé de mes droits, après que le Bureau du Procureur général des États-Unis eut promis de ne retenir qu’un seul des chefs d’accusation de violation de la Loi sur les stupéfiants, qui serait maintenu jusqu’à ce que j’aie témoigné devant le jury d’accusation (Grand Jury), et dans toutes poursuites subséquentes au criminel découlant de ma déposi­tion devant le jury d’accusation. On abandonnerait les poursuites sous le dernier chef d’accusation porté contre moi pour violation de la Loi sur les stupéfiants au terme de toutes mes comparutions devant les tribunaux et de mes dépositions au cours des poursuites au criminel engagées contre mes complices.

La demande présentée au juge Hugessen vise donc l’extradition de l’intimé sur la seule base d’un affidavit de quelqu’un qui prétend être complice, qui a spontanément avoué avoir été accusé de ces infractions et indiqué qu’un avocat a été nommé pour le représenter. Cette personne déclare en outre être en liberté sous caution et que le bureau du Procureur général des États-Unis a promis d’abandonner toutes les poursuites intentées contre lui sauf une, après sa déposition devant le jury d’accusation (Grand Jury) et de renoncer à la dernière au terme de ses comparutions relatives aux poursuites au criminel engagées contre ses complices. Bref, Herrmann n’est pas seulement un complice, mais aussi un complice qui témoigne dans le but avoué d’obtenir sa liberté en récompense.

Le juge Hugessen a énoncé le critère établi à l’al. b) du par. (I) de l’art. 18 de la Loi sur l’extradition (précité), selon lequel il faut produire une preuve qui justifierait l’incarcération préven­tive de l’intimé si le crime avait été commis au Canada. Afin de déterminer quelle preuve permettrait

[Page 1071]

à un juge de paix d’ordonner l’incarcération préventive d’un prévenu après audition prélimi­naire, le juge Hugessen s’est reporté à l’art. 475 du Code criminel qui prévoit:

475. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit,

a) si, à son avis, la preuve est suffisante pour faire passer la personne inculpée en jugement,

i) renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès,

b) libérer la personne inculpée, s’il estime, d’après toute la preuve, qu’on n’a établi aucun motif suffisant pour la faire passer en jugement.

Soulignons que les mots importants sont «s’il estime, d’après toute la preuve, qu’on n’a établi aucun motif suffisant pour la faire passer en jugement». Les tribunaux ont interprété cette disposi­tion d’au moins trois façons différentes. Selon la première interprétation, probablement la moins exigeante, si le juge de paix croit l’inculpé proba­blement coupable du crime dont on l’accuse, il doit le renvoyer pour qu’il subisse son procès. D’après la seconde et la troisième interprétations, je conviens d’ailleurs avec le juge Hugessen qu’à toutes fins pratiques, elles reviennent au même, l’inculpé ne doit pas être renvoyé pour subir son procès si un jury convenablement instruit du droit et agissant de façon judiciaire ne pourrait condamner le prévenu au vu de la preuve soumise, ou si le juge de première instance, sur production de cette preuve. devant le jury, serait tenu d’imposer à ce dernier un verdict d’acquittement. Il s’agit là de la procé­dure appropriée bien que l’on appelle souvent cela «dessaisir le jury».

Le juge en chef adjoint a alors déclaré:

[TRADUCTION] En d’autres termes, ma fonction n’est pas d’évaluer la preuve pour décider si je la crois ou non, mais plutôt de déterminer s’il existe des éléments de preuve en vertu desquels un jury équitable, convenablement instruit du droit, pourrait prononcer un verdict de culpabilité; naturellement, ceci veut dire que s’il s’agit d’une affaire où, en qualité de juge de première instance, je m’estimerais tenu d’ordonner un verdict d’acquitte­ment, comme juge d’extradition, je dois refuser de ren­voyer l’inculpé pour qu’il subisse son procès.

[Page 1072]

Le savant juge d’extradition a ajouté qu’il existe un ensemble important d’arrêts selon lesquels le juge du procès a le droit d’intervenir et de dessaisir le jury quand la preuve du ministère public est manifestement si peu digne de foi, de nature si douteuse ou si viciée qu’il devient dangereux ou injuste de contraindre l’inculpé à se défendre en se fondant sur elle. A l’appui de cette thèse, le juge Hugessen a cité un extrait de l’arrêt R. c. Comba[3], où le juge en chef Duff déclarait à la p. 397:

[TRADUCTION] Nous sommes d’avis, comme la majo­rité de la Cour d’appel, dont nous trouvons les motifs de jugement convaincants et concluants, que sur demande de l’avocat du prisonnier présentée à la conclusion des témoignages à charge, le savant juge de première instance aurait dû dire au jury que, vu la nature douteuse de la preuve, il serait dangereux de conclure à la culpa­bilité de l’inculpé et aurait dû lui imposer en consé­quence un ‘verdict d’acquittement. On ne peut, ni ne pourrait, plausiblement prétendre que la preuve soumise au jury par la défense a de quelque façon aidé ou renforcé l’accusation.

L’affaire R. c. Comba était peu commune. Il s’agissait d’une accusation de meurtre d’une jeune fille et la preuve était entièrement indirecte. A la fin de l’exposé du ministère public, la défense avait demandé un verdict imposé mais le savant juge de première instance avait rejeté cette requête. On a alors procédé aux plaidoiries des avocats sans qu’aucune preuve ne soit présentée pour la défense. Le jury a rendu un verdict de culpabilité. Lorsque la Cour d’appel de l’Ontario a été saisie de l’affaire[4], il a été démontré qu’au cours du procès, en dépit des directives précises du premier juge, on avait permis au jury de se séparer, et tous les membres de la Cour étaient d’avis qu’il fallait au moins ordonner un nouveau procès. C’est ce que demandait l’appelant dans son avis d’appel, mais son avocat, au début de sa plaidoirie, a soutenu qu’il fallait annuler le verdict de culpabilité et libérer son client, et a sollicité l’autorisation de modifier l’avis d’appel en conséquence. La Cour d’appel a accordé la permission demandée, le juge en chef Latchford s’y opposant énergiquement.

[Page 1073]

Chaque juge de la majorité a rédigé des motifs de jugement, mais ceux du juge d’appel Middleton, auxquels les autres membres de la majorité ont souscrit, sont de loin les plus circonstanciés. Il a dit à la p. 203, [TRADUCTION] «Aucune preuve directe ne révélait l’identité du criminel. La seule preuve soumise est purement indirecte». Il a ensuite fait l’examen de la preuve indirecte et, recourant au critère bien connu de l’affaire Hodge[5], il a démontré que cette preuve était com­patible aussi bien avec l’innocence de l’inculpé qu’avec sa culpabilité. A la p. 210, le savant juge d’appel a déclaré:

[TRADUCTION] Ensuite, il ne faut pas oublier que l’avo­cat de Comba a demandé le dessaisissement du jury. Si j’ai raison de penser que cette requête aurait dû être accueillie, alors à l’époque on ne pouvait pas savoir si Comba allait témoigner ou non.

C’est à cet énoncé que renvoie le juge en chef Duff au dernier alinéa de ses motifs que j’ai cité plus haut.

L’avocat de l’appelant soutient que l’arrêt R. c. Comba s’applique uniquement lorsque la preuve produite contre l’accusé est indirecte, et que c’est dans de telles circonstances seulement que le juge est fondé à imposer un verdict ou, en d’autres termes, à dessaisir le jury. Il soutient qu’en pré­sence d’éléments de preuve directe et pas seulement indirecte, si peu dignes de foi soient-ils, c’est au jury et non au juge qu’il incombe de les évaluer, d’apprécier leur crédibilité et de juger s’il doit fonder son verdict sur eux.

Il est exact que dans l’affaire Comba, la preuve était entièrement indirecte. Cependant, j’estime qu’une preuve «de nature si douteuse» qu’il serait dangereux pour le jury de rendre un verdict de culpabilité peut être telle parce qu’elle est indirecte et compatible tant avec l’innocence de l’inculpé qu’avec sa culpabilité, ou parce qu’elle est «viciée et peu digne de foi» pour reprendre les qualificatifs dont s’est servi le juge Huggessen pour décrire la preuve en l’espèce. La jurisprudence nous rensei­gne peu sur la façon dont un juge d’extradition doit appliquer l’al. b) du par. (1) de l’art. 18 de la Loi sur l’extradition, mais l’arrêt L’État portoricain c. Hernandez[6]

[Page 1074]

porte sur un problème sembla­ble. Dans cette affaire, le juge de comté Honeywell a été saisi d’une demande d’ordonnance d’extradi­tion; il a étudié la preuve très attentivement, parti­culièrement celle qui traitait de l’identification de l’inculpé dont on demandait l’extradition. On ne s’attaquait pas à la bonne foi du témoin, qui avait déposé de vive voix et avait été contre-interrogé, mais il semblait douteux que l’identification qu’il avait faite de l’intimé ait la moindre chance de convaincre un jury au-delà de tout doute raisonna­ble. Le juge de comté Honeywell a refusé d’ordon­ner l’extradition de l’inculpé.

L’État portoricain a présenté une demande d’examen de cette décision à la Cour d’appel fédé­rale, qui a statué d’abord que l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale ne lui donne pas compétence pour ce faire. Cette Cour, infirmant la décision de la Cour d’appel fédérale, a statué que cette der­nière a effectivement compétence et lui a renvoyé l’affaire pour qu’elle la juge au fond. Le juge Thurlow a prononcé le jugement de la cour reje­tant la demande d’examen et d’annulation de la décision du juge d’extradition. Après avoir cité les différents critères que j’ai déjà mentionnés, le juge Thurlow a déclaré à la p. 1211:

Chacun de ces critères ou chacune de ces façons de formuler un critère, peut être, à mon avis, plus ou moins utile à un juge de paix ou à un juge d’extradition, selon le type d’affaire en cause. Mais on doit, à mon sens, retenir que, peu importe la manière de formuler le critère, celui-ci ne peut servir que de repère au juge de paix ou au juge pour lui permettre de se faire une opinion sur la preuve, opinion que la loi lui impose d’appliquer, quant au caractère suffisant de celle-ci pour justifier une mise en accusation. Pour cette raison, il me semble qu’il conviendrait d’exiger au moins une preuve qui, si elle n’est pas réfutée lors du procès, serait de nature à motiver une condamnation de la part d’un jury raisonnable, mais la législation n’impose pas de critère. Elle laisse l’appréciation du caractère suffisant de la preuve au juge de paix ou au juge et il me semble que dans la mesure où sa conclusion est justifiée comme découlant raisonnablement de la preuve, il n’est pas essentiel qu’il s’avère qu’il a appliqué un critère donné. En particulier, je ne pense pas que l’on puisse se plaindre qu’un critère donné n’a pas été appliqué si le critère

[Page 1075]

effectivement retenu est moins exigeant et que le juge de paix ou le juge en a néanmoins conclu à l’insuffisance de la preuve.

Il a ensuite passé en revue la preuve et a conclu (à la p. 1214):

Après plusieurs examens des témoignages d’Atilano et d’Ortiz et après avoir entendu l’excellente plaidoirie de l’avocat de l’État de Porto Rico, je ne suis pas convaincu que la preuve suffisait raisonnablement à justifier la mise en accusation de l’intimé. De plus, je trouve incon­cevable qu’une personne puisse être mise en accusation au vu d’une preuve aussi ténue que cette prétendue identification qui a eu lieu un an après l’événement et qui a été effectuée par une personne qui ne connaissait pas l’accusé auparavant et qui, de plus, n’a eu l’occasion de le voir qu’au moment où il s’enfuyait et ce, à une distance d’à peu près soixante pieds, si tant est qu’il s’en soit approché d’aussi près. Que le témoin ait choisi la carte d’identité de l’intimé ne prouve pas en soi que l’intimé était mêlé à l’affaire. Je dirais même que, vu les circonstances telles que décrites, cet élément tend à affaiblir plus qu’à renforcer la force probante de l’identi­fication faite à l’audience par Atilano; en effet, le témoin aurait tendance à se souvenir par la suite du personnage de la photographie qu’il a eu tout loisir d’examiner plutôt que de la silhouette fugitive du tireur. Aucune autre preuve n’a été présentée tendant à impli­quer l’intimé ou à corroborer cette identification.

Cette conclusion suffit à rejeter la demande, car, si la Cour n’est pas elle-même convaincue que la preuve justifie l’incarcération, elle l’est encore moins que le savant juge d’extradition ne pouvait pas, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, considérer la preuve insuffisante.

(C’est moi qui souligne.)

Le juge Thurlow a dit à la p. 1215:

On a également soutenu que le savant juge avait commis une erreur de droit en évaluant le témoignage, usurpant ainsi les fonctions du jury d’apprécier la crédibilité des témoins et la valeur de leurs témoignages. Toutefois, je ne considère pas qu’il soit possible pour un juge d’extra­dition d’exercer ses fonctions sans tenir compte du poids ou du manque de poids manifestes d’un témoignage qui lui est soumis. J’estime qu’il lui appartient de l’évaluer approximativement pour déterminer son utilité au procès ainsi que les conclusions que tout ou partie de ce témoignage pourrait appuyer. Le savant juge, en l’es­pèce, a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne lui apparte­nait pas de peser la preuve mais simplement de se prononcer sur son caractère suffisant et je ne pense pas

[Page 1076]

que l’on puisse soutenir que sa conclusion découle d’une conception erronée de son rôle ou d’une erreur de droit à cet égard. Il a fait application du critère de la »culpabi­lité probable» et il a conclu que la preuve ne démontrait pas la culpabilité probable de l’intimé, conclusion qu’en toute déférence, je partage. Dans la mesure où ce critère est le moins exigeant des critères que j’ai précédemment examinés dans ces motifs, on ne saurait prétendre que la conclusion aurait été différente si l’on avait appliqué des critères plus exigeants relativement au caractère suffi­sant de la preuve.

Je suis d’avis que le juge Hugessen entendait agir conformément à l’exposé précité du juge Thurlow en rendant les motifs dans la présente affaire lorsqu’il a dit:

[TRADUCTION] Naturellement, conclure que la preuve est «manifestement peu digne de foi» ou «douteuse» implique un certain processus d’évaluation, non pas toutefois dans le but de déterminer si la preuve est de nature à établir le bien-fondé de l’accusation mais plutôt afin de déterminer si elle contient des éléments pouvant étayer l’accusation. Comme l’a déclaré le juge Thurlow dans l’arrêt HERNANDEZ (précité), le juge d’extradi­tion doit évaluer la preuve «approximativement pour déterminer son utilité au procès ainsi que les conclusions que tout ou partie de ce témoignage pourrait appuyer».

Avec égards, je suis d’accord avec l’énoncé du juge Thurlow et je suis d’avis que le juge Hugessen a eu raison de suivre ce principe. J’estime que lorsque le juge de première instance examine s’il doit imposer ou non un verdict à la fin de l’exposé du ministère public, son pouvoir discrétionnaire n’est pas limité aux seules affaires où la preuve est entièrement indirecte. Comme l’a dit le juge en chef Duff, il a aussi ce pouvoir discrétionnaire [TRADUCTION] «lorsque la preuve est de nature si douteuse qu’elle en est dangereuse». Dans l’affaire L’État portoricain c. Hernandez (précitée), il était dangeureux de condamner l’accusé au vu d’une preuve aussi douteuse, provenant d’un témoin qui prétendait avoir fait certaines constatations que le juge estimait impossibles. En l’espèce, la preuve est dangereuse et douteuse parce que le témoin avait évidemment déposé dans l’espoir d’obtenir une récompense qu’on lui avait promise avec force détails. Je reprends ce que disait le juge Thurlow dans l’arrêt Hernandez, «Je trouve inconcevable qu’une personne puisse être mise en accusation au vu d’une preuve aussi ténue ...».

[Page 1077]

L’avocat de l’appelant a cité divers arrêts dans lesquels les cours d’appel ont examiné et infirmé les décisions de juges de première instance d’impo­ser des verdicts, mais l’étude de chacun de ces arrêts révèle que les premiers juges avaient évalué la preuve aux fins de déterminer la crédibilité du témoin. Ainsi dans l’arrêt R. v. Robichaud[7], la Division d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick a infirmé la décision du juge de pre­mière instance imposant un verdict aux motifs que la preuve ne démontrait pas au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé avait repoussé son agres­seur avec plus de violence que nécessaire et qu’elle n’établissait pas la cause du décès. La question de la crédibilité n’entrait pas en cause, car il s’agissait de deux jeunes témoins dont la crédibilité n’était pas mise en doute. Il fallait simplement déterminer si la preuve établissait au-delà de tout doute rai­sonnable les éléments nécessaires de l’homicide involontaire. Avec égards, je suis d’avis que la Division d’appel a eu raison de juger qu’il incom­bait au jury d’évaluer ces témoignages et qu’il ne fallait pas lui imposer un verdict. A mon avis, cet arrêt, contrairement à l’arrêt L’État portoricain c. Hernandez, ne s’applique pas en l’espèce.

Un autre facteur entre en ligne de compte. Le juge de paix, lorsqu’il doit décider s’il y a lieu de renvoyer un inculpé pour qu’il subisse son procès, sait que si telle est sa décision, l’inculpé sera alors jugé conformément aux dispositions du Code cri­minel canadien et de la Déclaration canadienne des droits, selon une procédure garantissant à ce dernier la protection de ses droits. Par contre, et cela ne s’applique pas spécialement en l’espèce, un juge d’extradition peut se demander s’il doit ordon­ner que la personne en état d’arrestation soit livrée à une juridiction étrangère, dont il ignore tout de la procédure criminelle, de la doctrine et des tradi­tions. De plus, le juge d’extradition ne connaît pas les procédures auxquelles on a eu recours pour obtenir la preuve qui lui est soumise et sur laquelle on lui demande de fonder son ordonnance d’extra­dition. Par conséquent, j’estime que le juge d’extradition

[Page 1078]

doit être d’autant plus prudent.

Dans l’arrêt Auger c. Dubeau[8], à la p. 397, le juge Brossard a déclaré:

Peu importe que le prévenu que le juge a devant lui soit ou ne soit pas citoyen canadien, l’étranger bénéficiant en matière criminelle de la même protection que les citoyens du pays.

Le juge chargé d’enquêter doit également tenir compte du fait que sa décision aura pour effet de soustraire le prévenu à la juridiction des tribunaux du pays où il se trouve pour le remettre à la juridiction des tribunaux d’un autre pays et en conséquence, tout en se confor­mant aux exigences de l’article 13 de la loi, il doit tenir compte du fait que sa décision peut, en pays étranger, ce pays fût-il ami, être interprétée et utilisée contre le prévenu par la poursuite d’une manière différente de celle dont elle pourrait l’être au Canada. Aussi bien le juge auquel une demande d’extradition est présentée ne doit-il l’accorder que sur une preuve légale et certaine qui le satisfasse qu’il y a matière à procès.

Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d’appel fédérale.

Le jugement des juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon et de Grandpré a été rendu par

LE JUGE RITCHIE — Ce pourvoi, interjeté sur autorisation de la Cour, attaque un jugement de la Cour d’appel fédérale qui rejette une demande d’examen, en vertu de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale, d’une décision du juge en chef adjoint de la Cour supérieure de la province de Québec, le juge Hugessen, qui siégeait en qualité de juge d’extradition en vertu de la Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, c. E-21. Dans cette déci­sion, le juge Hugessen déclare ne disposer d’aucun élément de preuve lui permettant de lancer le mandat sollicité en vertu de la Loi sur l’extradi­tion, pour l’arrestation de l’intimé en raison de crimes commis aux États-Unis et au Canada en violation des lois américaines sur les stupéfiants.

Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur l’extradition:

10. (1) Lorsque la présente Partie s’applique, un juge peut lancer son mandat pour l’arrestation d’un fugitif

[Page 1079]

sur un mandat d’arrestation étranger, ou sur une dénon­ciation ou plainte portée devant lui, et moyennant la preuve ou après les procédures qui, à son avis, sous réserve de la présente Partie, justifieraient l’émission de son mandat si le crime dont le fugitif est accusé, ou dont on allègue qu’il a été convaincu, avait été commis au Canada.

18. (1) Le juge doit lancer son mandat pour faire incarcérer le fugitif dans la prison convenable la plus rapprochée, afin qu’il y soit détenu jusqu’à ce qu’il ait été livré à l’État étranger ou élargi conformément à la loi...

b) dans le cas d’un fugitif accusé d’un crime entraî­nant l’extradition, lorsqu’il est produit une preuve qui, d’après la loi du Canada, sauf les dispositions de la présente Partie, justififierait [sic] incarcération préven­tive, si le crime avait été commis au Canada.

L’article 13 de la Loi, qui établit la procédure à suivre au cours de l’audience d’extradition, prévoit que:

Le fugitif doit être amené devant un juge, qui, sous réserve de la présente Partie, entend la cause, de la même manière, autant que possible, que si le fugitif était traduit devant un juge de paix sous accusation d’un acte criminel commis au Canada.

(C’est moi qui souligne.)

Je crois qu’il faut lire ces articles de la Loi en corrélation avec l’art. 475 du Code criminel qui définit le devoir d’un «juge de paix» lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès. Cet article prévoit que:

475. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit,

a) si, à son avis, la preuve est suffisante pour faire passer la personne inculpée en jugement,

i) renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès, ou ...

b) libérer la personne inculpée, s’il estime, d’après toute la preuve, qu’on n’a établi aucun motif suffisant pour la faire passer en jugement. (Les italiques sont de moi.)

En appliquant ces articles à l’affaire dont il était saisi, le savant juge, siégeant en qualité de juge d’extradition, a adopté le critère suivant:

[TRADUCTION] Selon le critière [sic] établi à l’al. b) du par. (1) de l’art. 18 de la Loi sur l’extradition, il faut déterminer si la preuve justifierait l’incarcération préventive

[Page 1080]

de Shephard si le crime allégué avait été perpé­tré au Canada. A mon avis, c’est le même critère que celui que l’on applique au procès, lorsque, à la fin de l’exposé du ministère public, on fait une requête visant à obtenir un verdict imposé.

Le jugement unanime de la Cour d’appel fédé­rale dans l’affaire L’État portoricain c. Hernan­dez[9] reconnaît ce critère. Le juge Hugessen a aussi mentionné l’opinion qu’a exprimée le juge en chef Sifton des territoires du Nord-Ouest, siégeant en qualité de juge d’extradition dans l’affaire re Lattimer[10]. Il a dit à la p. 247:

[TRADUCTION] Il m’incombe de décider si, en l’ab­sence d’éléments contraires, la preuve soumise permettrait à un magistrat, d’après notre droit et dans une affaire semblable, de procéder à son incarcération pré­ventive en vue de son procès. En pratique, cela revient à peu près à la même chose que si, au cours d’un procès avec un juge et un jury, la preuve était telle qu’elle empêchait le juge de dessaisir le jury.

Je conviens que le devoir imposé à un «juge de paix» aux termes du par. (1) de l’art. 475 est le même que celui du juge du procès siégeant avec un jury lorsqu’il doit décider si la preuve est «suffi­sante» pour dessaisir le jury selon qu’il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité. Conformément à ce principe, j’estime que le «juge de paix» doit renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès chaque fois qu’il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité.

En l’espèce, la preuve soumise au savant juge d’extradition consiste en l’affidavit d’un certain Albert E. Herrmann, fait dans l’État du Wisconsin et révélant que l’intimé faisait le trafic de drogues dans cet État. L’affidavit dévoile non seulement que son signataire était associé aux opérations illégales de l’intimé, mais aussi qu’il avait été inculpé au Wisconsin pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, et poursuit:

[Page 1081]

[TRADUCTION] On a désigné un avocat pour me repré­senter et je suis actuellement en liberté sous caution. Je fais cet affidavit librement et de mon plein gré, informé de mes droits, après que le Bureau du Procureur général des États-Unis eût promis de ne retenir qu’un seul des chefs d’accusation de violation de la législation sur les stupéfiants, qui serait maintenu jusqu’à ce que j’aie témoigné devant le jury d’accusation (Grand Jury), et dans toutes poursuites subséquentes au criminel décou­lant de ma déposition devant le jury d’accusation. On abandonnerait les poursuites sous le dernier chef d’accu­sation porté contre moi, au terme de toutes mes compa­rutions devant les tribunaux et de mes dépositions au cours des poursuites au criminel engagées contre mes complices.

En traitant des motifs pour lesquels le juge du procès doit dessaisir le jury, le savant juge de première instance a déclaré:

[TRADUCTION] ... il me semble qu’aujourd’hui, il existe un ensemble jurisprudentiel et doctrinal impor­tant selon lequel le juge peut et doit intervenir pour dessaisir le jury quant la preuve de la Couronne est manifestement si peu digne de foi, de nature si douteuse ou si viciée qu’il devient dangereux ou injuste de con­traindre l’inculpé à se défendre en se fondant sur elle. (Les italiques sont de moi.)

A l’appui de cette thèse, on cite un passage du jugement qu’a rendu sir Lyman Duff en cette Cour dans l’affaire R. c. Comba[11], où il a déclaré à la p. 397:

[TRADUCTION] ... sur demande de l’avocat du prisonnier présentée à la conclusion des témoignages à charge, le savant juge de première instance aurait dû dire au jury que vu la nature douteuse de la preuve, il serait dangereux de conclure à la culpabilité de l’inculpé, et aurait dû lui imposer, en conséquence, un verdict d’acquittement.

Soulignons que dans l’affaire Comba, on n’a pas prétendu que la preuve soumise par le ministère public était viciée ou douteuse. L’intégrité des témoins n’a jamais été mise en doute; ils ont déposé sur divers faits qui faisaient peser suffisam­ment de soupçons sur l’accusé pour justifier son arrestation et son procès, mais qui, pris globalement, n’établissaient pas sa culpabilité conformément aux critères reconnus en matière de preuve

[Page 1082]

dans les cas que le juge en chef Duff décrit dans l’extrait suivant:

[TRADUCTION] Le ministère public admet qu’en fait, le verdict repose uniquement sur une preuve indirecte. Dans de tels cas, conformément à la règle de common law établie depuis longtemps, qui est le principe en vigueur au Canada, le jury, avant de conclure à la culpabilité d’un prisonnier sur la foi d’une preuve indi­recte, doit être convaincu non seulement que les faits sont compatibles avec la culpabilité de l’inculpé, mais encore que toute autre conclusion serait illogique.

En l’espèce, l’affidavit de Herrmann contient une preuve directe, incompatible avec toute autre conclusion logique que la perpétration par She­phard lui-même d’un acte criminel, mais le juge de première instance a rejeté son témoignage ne l’esti­mant pas digne de foi, alors que, dans l’affaire Comba, la preuve qui avait été jugée digne de foi était entièrement indirecte et ne répondait pas aux critères requis pour prononcer un verdict de culpa­bilité. A mon avis, il n’existe aucune analogie entre les deux affaires.

Le juge de première instance n’a pas jugé néces­saire de donner d’exemples précis de cet «ensemble jurisprudentiel et doctrinal important» auquel il faisait allusion, et s’est contenté de dire [TRADUC­TION] «Mon collègue le juge Ouimet fait une étude exhaustive des arrêts et ouvrages pertinents dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire Dimaulo Ciamarro et Tozzi», un jugement non publié trai­tant de la situation dans laquelle se trouve un juge lorsqu’à la clôture de la présentation de la preuve du ministère public, on lui demande de dessaisir le jury.

L’arrêt Dimaulo est reproduit en annexe au factum de l’intimé et la jurisprudence et les ouvra­ges qui y sont cités révèlent que le savant juge s’est fondé en grande partie sur certaines déclarations contenues dans un article de Glanville Williams publié dans la Criminal Law Review (1965) ainsi que sur quelques observations de Popple dans son ouvrage sur la preuve. Les arrêts canadiens cités

[Page 1083]

(R. v. Knox[12], R. v. Gaudet[13], R. v. Pearce[14] et R. v. Sawrenko[15]) sont tous des arrêts dans lesquels le savant juge a statué que la preuve était entièrement indirecte et ne satisfaisait pas à la règle énoncée dans l’arrêt Hodge[16], reprise par le juge en chef Duff dans l’arrêt Comba. Comme l’arrêt R. c. Comba, et pour les mêmes raisons, toutes ces affaires se distinguent clairement de celle qui nous intéresse et j’estime qu’elles ne constituent pas «un ensemble jurisprudentiel et doctrinal important» ayant une portée sur le problème en l’espèce; je ne pense pas non plus que les observations des auteurs mentionnés justifient la conclusion selon laquelle c’est le juge et non le jury qui doit décider de la véracité ou de la crédibilité de la preuve soumise.

Dans l’affaire Dimaulo le juge Ouimet ren­voie — sans toutefois le suivre — à l’arrêt Girvin c. Le Roi[17], dans lequel, à mon avis, le juge en chef de cette Cour, à l’époque, a correctement énoncé la règle générale régissant la décision d’un juge de dessaisir un jury à la clôture des témoignages à charge. Le Juge en chef a dit:

[TRADUCTION] J’ai toujours interprété la règle comme voulant que l’obligation du ministère public, au criminel, se limite à produire des preuves qui, si elles sont crues et non réfutées, suffisent à établir une pré­somption permettant au jury de prononcer un verdict.

Le juge Hugessen, dans ses motifs, reprend ce que disait le juge en chef lord Parker dans une directive sur la pratique publiée dans 1962 Crimi­nal L.R. à la p. 160, lorsqu’il déclare que:

[TRADUCTION] On peut légitimement prétendre que le bien-fondé de la poursuite n’a pas été établi ... lorsque la preuve soumise par celle-ci a été à ce point mise en doute par le contre-interrogatoire ou qu’elle est si mani­festement indigne de foi qu’aucun tribunal ne pourrait raisonnablement rendre un verdict de culpabilité en se fondant sur elle.

[Page 1084]

Le savant juge de première instance semble consi­dérer que l’expression «manifestement indigne de foi» est synonyme du qualificatif «douteux» au sens où l’entend l’arrêt Comba, et il s’appuie également sur ce que dit le juge Thurlow dans l’affaire Her­nandez (précitée) à propos du devoir d’un juge d’extradition:

Toutefois, je ne considère pas qu’il soit possible pour un juge d’extradition d’exercer ses fonctions sans tenir compte du poids ou du manque de poids manifestes d’un témoignage qui lui est soumis. J’estime qu’il lui appar­tient de l’évaluer approximativement pour déterminer son utilité au procès ainsi que les conclusions que tout ou partie de ce témoignage pourrait appuyer.

Dans la mesure où la citation du juge en chef lord Parker est pertinente en l’espèce, je crois devoir souligner qu’elle ne lie ni cette Cour ni aucun autre tribunal canadien. Je dois dire aussi que je ne suis pas d’accord avec les observations du juge Thurlow si elles signifient que le juge d’extra­dition est tenu d’évaluer la preuve pour en déter­miner la crédibilité. J’estime que c’est au jury de le faire et si la fonction d’un juge d’extradition est la même que celle d’un juge qui doit décider s’il y a lieu de laisser au jury le soin de rendre le verdict, il s’ensuit que la question de la crédibilité n’est pas de son ressort.

En 1788, le juge Buller a exposé le principe directeur en la matière lorsqu’il a déclaré dans l’arrêt R. v. Atwood and Robbins[18], aux pp. 465 et 466, que si l’on ne conteste que la crédibilité du témoin

[TRADUCTION] ... il faut recevoir sa déposition et, après avoir adressé les directives et les remarques appro­priées dans les circonstances, il faut laisser au jury le soin de décider si le témoignage lui semble suffisamment digne de foi pour guider sa décision.

En l’espèce, ne l’oublions pas, Herrmann était un complice et la décision du savant juge de première instance expose avec justesse la règle relative aux «directives et aux remarques» que le tribunal doit énoncer dans de telles circonstances:

[TRADUCTION] Que puis-je dire au sujet de cette preuve? Tout d’abord, c’est la déposition d’un complice, et par conséquent, si je présidais le procès de Shephard,

[Page 1085]

je devrais prévenir le jury du danger de conclure à la culpabilité sur la seule foi de ce témoignage puisqu’il n’existe pas la moindre preuve corroborante tendant à démontrer la perpétration d’un crime. Naturellement, ce seul fait ne suffirait pas à justifier qu’on refuse à l’enquête préliminaire de faire subir un procès à l’in­culpé, car instruire le jury du danger de condamner en l’absence de preuves corroborantes implique nécessairement qu’il serait possible de le faire.

Cependant, le juge Hugessen a en fait conclu que le témoignage de Herrmann était manifestement si peu digne de foi qu’il lui était permis de le considé­rer comme «n’étant pas suffisant» au sens du par. (1) de l’art. 475 du Code criminel. A l’appui de cette conclusion, le juge de première instance a cité un passage du jugement du juge en chef lord Parker dans l’affaire R. v. Pipe[19], à la p. 21, où le savant juge avait pris soin de limiter ses remarques aux circonstances particulières de l’affaire dont il était saisi. Le premier juge semble interpréter l’extrait qu’il cite comme signifiant que lorsqu’un témoin est non seulement un complice mais fait lui-même l’objet de procédures encore pendantes, son témoignage peut être à ce point suspect que le juge est autorisé à dessaisir le jury. Toutefois, il me paraît inutile d’étudier l’arrêt Pipe en profon­deur puisque le juge Hugessen a concédé ce qui suit, avec raison à mon avis:

[TRADUCTION] Je veux bien concéder que l’arrêt PIPE va plus loin que la pratique au Canada et que, dans notre pays, le seul fait qu’un complice soit sous le coup d’inculpations encore pendantes ne rend pas irrégu­lière une condamnation fondée sur son témoignage.

Cependant, le juge de première instance cite ensuite la décision non publiée de son collègue le juge Shorteno dans l’affaire R. c. Coe, comme établissant qu’un témoignage comme celui d’Herr­mann [traduction] «est irrémédiablement vicié et, d’un point de vue juridique, le jury ne peut l’éva­luer parce que le témoin n’agit plus en toute liberté et sa bonne foi ne peut se mesurer à aucun critère».

Ces remarques faites par un seul juge en dessai­sissant le jury me semblent constituer la seule jurisprudence canadienne sur laquelle le juge Hugessen peut fonder sa conclusion. Il faut souligner

[Page 1086]

qu’il est arrivé à cette conclusion malgré le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire R. v. Caulfield[20], où le juge Cairns a observé:

[TRADUCTION] Le fait que ... un coaccusé, ait témoigné sous la protection de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, avant d’avoir été condamné mais après s’être avoué coupable, ne rend pas irrégulière sa déclaration de culpabilité. Nous reconnaissons que ce n’est pas là un usage à suivre mais plutôt à décourager; mais pourvu que le tribunal, ou le jury le cas échéant, soit avisé des dangers que cela comporte, ou que le juge siégeant seul s’en rende compte, comme il l’a fait en l’espèce quand il s’est spécialement mis en garde contre les dangers d’accepter ce témoignage, cela n’inva­lide pas la déclaration de culpabilité.

Encore plus important est le jugement du Tribu­nal d’appel des cours martiales du Canada dans R. v. Williams[21]. En décembre dernier, l’autorisation d’interjeter appel de ce jugement à la présente Cour a été refusée. Le juge McIntyre, au nom de la majorité du Tribunal, s’est référé au passage précité de la décision du juge Cairns et y a souscrit de façon très claire en disant «c’est là un exposé correct du droit». A la p. 11, le juge McIntyre avait déjà déclaré:

Quoiqu’on doive désapprouver et même condamner la pratique de citer comme témoin un complice contre qui des poursuites judiciaires sont en cours, parce qu’elle comporte de graves dangers en ce qu’elle peut fournir au témoin une raison sérieuse de déformer la vérité ou de donner un faux témoignage, je ne peux pas dire qu’un tel témoignage est irrecevable ni que son admission entraî­nerait la nullité du verdict de culpabilité. Les décisions canadiennes indiquent qu’une telle mesure peut affecter la valeur du témoignage donné de cette façon, mais pas son admissibilité.

Dans la même affaire, le juge Cattanach, par­lant en son propre nom, a souligné que le juge en chef lord Parker avait déclaré dans l’affaire Pipe qu’un complice qui reconnaissait sa culpabilité et témoignait après qu’on lui a promis d’abandonner les poursuites, était tout de même [TRADUCTION] «un témoin compétent». Comme je l’ai dit, il faut à mon avis admettre qu’Herrmann était un témoin compétent et que sa déposition était recevable. Le seul motif permettant au savant juge de première

[Page 1087]

instance de n’en pas tenir compte doit par consé­quent être fondé sur l’opinion qu’il se fait de la crédibilité du témoin et, comme je l’ai dit, j’estime que cette question relevait du jury ou du juge siégeant seul dans un procès sans jury.

En souscrivant à l’opinion du juge d’extradition, le juge en chef Jackett a prononcé le jugement de la Cour d’appel, disant notamment:

Je conviens avec le juge d’extradition qu’un tel juge doit refuser de lancer un mandat d’incarcération dans le genre de cas où un juge de première instance se sentirait obligé à donner instruction au jury de rendre un verdict d’acquittement. Je conviens également qu’il s’agit d’un tel cas [TRADUCTION] «quand la preuve de la Couronne est manifestement si peu digne de foi, de nature si douteuse ou si viciée qu’il devient dangereux ou injuste de contraindre l’inculpé à se défendre en se fondant sur elle». Je rejette l’argument selon lequel cette dernière proposition s’applique seulement au cas où l’on invoque la preuve indirecte.

... Je suis également d’avis qu’on ne peut faire à bon droit une distinction de principe entre cette affaire et l’arrêt Porto Rico c. Hernandez; mais on ne doit pas en déduire que j’exprime une opinion générale, ni que j’énonce un principe nouveau concernant les affidavits tels que celui soumis au juge d’extradition.

Avec égards, je ne puis admettre qu’un juge de première instance puisse dessaisir le jury et impo­ser l’acquittement parce que, selon lui, la preuve est «manifestement peu digne de foi». Si tel était le droit, les jurés seraient privés de la fonction qui est la leur d’agir comme seuls juges de la véracité de la preuve, ce qui, à mon avis, serait contraire au rôle reconnu du jury dans notre système judiciaire.

Je diffère aussi d’opinion avec le savant juge en chef de la Cour fédérale en ce que j’estime qu’il existe une nette distinction de principe entre l’af­faire Hernandez et celle qui nous intéresse. Dans la première, le juge Thurlow a décrit dans le passage suivant la preuve que le juge d’extradition avait jugé insuffisante pour justifier la délivrance d’un mandat d’extradition:

Après plusieurs examens des témoignages d’Atilano et d’Ortie et après avoir entendu l’excellente plaidoirie de l’avocat de l’État de Porto Rico, je ne suis pas convaincu que la preuve suffisait raisonnablement à justifier la

[Page 1088]

mise en accusation de l’intimé. De plus, je trouve incon­cevable qu’une personne puisse être mise en accusation au vu d’une preuve aussi ténue que cette prétendue identification qui a eu lieu un an après l’événement et qui a été effectuée par une personne qui ne connaissait pas l’accusé auparavant et qui, de plus, n’a eu l’occasion de le voir qu’au moment où il s’enfuyait et ce, à une distance d’à peu près soixante pieds. Que le témoin ait choisi la carte d’identité de l’intimé ne prouve pas en soi que l’intimé était mêlé à l’affaire. Je dirais même que, vu les circonstances telles que décrites, cet élément tend à affaiblir plus qu’à renforcer la force probante de l’identification faite à l’audience par Atilano ... Aucune autre preuve n’a été présentée tendant à impliquer l’in­timé ou à corroborer cette identification.

Il me semble donc évident que, dans cette affaire, on a jugé que la preuve ne suffisait pas à étayer une présomption contre l’inculpé et, en fait, qu’il était «inconcevable qu’une personne puisse être mise en accusation au vu d’une preuve aussi ténue». C’est sur ce moyen que le juge d’extradi­tion s’est fondé dans ce cas pour conclure à l’insuf­fisance de la preuve. Par contre, en l’instance, l’affidavit de Herrmann suffit amplement à étayer l’accusation de complot en vue de la «distribution, de la revente et de la possession avec l’intention de distribuer de l’héroïne» et de la «cocaïne» contrairement aux lois des États-Unis. Le refus du juge d’extradition de délivrer un mandat d’extradition n’a donc rien à voir avec l’insuffisance de la preuve, mais doit totalement reposer sur sa conclu­sion selon laquelle tout témoignage obtenu à la suite d’offres comme celles faites à Herrmann était «irrémédiablement vicié» et, du point de vue juridi­que, ne pouvait être évalué par le jury. Une telle décision ne tient pas compte de la règle bien établie voulant qu’il incombe au jury, correctement instruit de l’état du droit par le juge, d’apprécier la preuve et non pas à un juge de paix agissant en vertu de l’art. 475 du Code criminel ni à un juge d’extradition exerçant ses pouvoirs en vertu de la Loi sur l’extradition.

Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que le juge d’extradition a commis une erreur de principe en exerçant comme il l’a fait les pouvoirs discrétionnaires que lui confèrent le par. (1) de l’art. 10 et l’al. b) du par. (1) de l’art. 18 de la Loi sur l’extradition. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir ce pourvoi, d’infirmer l’arrêt de

[Page 1089]

la Cour d’appel fédérale et la décision du juge d’extradition, et d’ordonner le renvoi de l’affaire devant le juge d’extradition aux fins d’un nouvel examen de la preuve qui tienne compte de ce qui précède.

Pourvoi accueilli, le juge en chef LASKIN et les juges SPENCE, DICKSON et BEETZ étant dissidents.

Procureur de l’appelant: Louis-Philippe Landry, Montréal.

Procureurs de l’intimé: Biais & Leithman, Montréal.

[1] [1974] 2 C.F. 210.

[2] (1974), 19 C.C.C. (2d) 35.

[3] [1938] R.C.S. 396.

[4] [1938] O.R. 200.

[5] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.

[6] [1973] C.F. 1206, 15 C.C.C. (2d) 56.

[7] (1951), 12 C.R. 167.

[8] (1952), 111 C.C.C. 390.

[9] [1973] C.F. 1206; 15 C.C.C. (2d) 56.

[10] (1906), 10 C.C.C. 244.

[11] [1938] R.C.S. 396.

[12] [1968] 2 C.C.C. 348.

[13] [1971] 2 C.C.C. 418.

[14] (1963), 40 C.R. 75.

[15] [1971] 4 C.C.C. (2d) 338.

[16] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.

[17] (1911), 45 R.C.S. 167.

[18] (1788), 1 Leach 464, 168 E.R. 334.

[19] (1966), 51 Cr. App. R. 17.

[20] (1973), 10 C.C.C. (2d) 539.

[21] (1975), 21 C.C.C. (2d) 1.


Parties
Demandeurs : Etats-Unis d'Amérique
Défendeurs : Shephard

Références :
Proposition de citation de la décision: Etats-Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067 (5 mai 1976)


Origine de la décision
Date de la décision : 05/05/1976
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1977] 2 R.C.S. 1067 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1976-05-05;.1977..2.r.c.s..1067 ?
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