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21/01/1974 | CANADA | N°[1975]_1_R.C.S._458

Canada | Ville d’Halifax c. S. Cunard & Co. Ltd., [1975] 1 R.C.S. 458 (21 janvier 1974)


Cour suprême du Canada

Ville d’Halifax c. S. Cunard & Co. Ltd., [1975] 1 R.C.S. 458

Date: 1974-01-22

La Ville d’Halifax Appelante;

et

S. Cunard & Company Limited Intimée.

1973: le 23 novembre; 1974: le 22 janvier.

Présents: Les juges Abbott, Ritchie, Spence, Laskin et Dickson.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE

Cour suprême du Canada

Ville d’Halifax c. S. Cunard & Co. Ltd., [1975] 1 R.C.S. 458

Date: 1974-01-22

La Ville d’Halifax Appelante;

et

S. Cunard & Company Limited Intimée.

1973: le 23 novembre; 1974: le 22 janvier.

Présents: Les juges Abbott, Ritchie, Spence, Laskin et Dickson.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE


Synthèse
Référence neutre : [1975] 1 R.C.S. 458 ?
Date de la décision : 21/01/1974
Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être maintenu

Analyses

Expropriation - Indemnité - Valeur d’aménagement pour aménagement improbable - Frais de démolition, de rénovation et de transformation - Débours et dépenses - Vieilles bâtisses utilisées couramment pour fins commerciales - La charte de la Ville d’Halifax, 1963 (N.S.), c. 53, art. 408(1), 414.

Un emplacement commercial et portuaire sis sur Upper Water Street dans la Ville d’Halifax et donnant sur la rue Water sur une longueur de 87 pi et 4 po de façade (qui comprenait 14 pi de façade pour un droit de passage) a été, en même temps que cinq bâtisses, un lot maritime et un droit indivis dans un autre lot maritime, exproprié par l’appelante pour une amélioration municipale. Il y avait cinq bâtisses consistant en un immeuble à bureaux, un garage principal, un garage de stationnement et trois hangars à charbon. Les hangars à charbon étaient délabrés et n’ajoutaient pas de valeur à l’emplacement; les autres bâtisses étaient vieilles mais elles avaient été convenablement entretenues et offraient des locaux convenant bien à l’exploitation par l’intimée d’un commerce de carburant. L’arbitrage a été soumis au Juge Dubinsky, qui n’a pu accepter l’évaluation donnée par un des témoins experts de l’intimée puisque «il n’y avait pas de probabilité ni même de possibilité qu’une bâtisse du genre qu’il envisage soit érigée sur la propriété en question ou près de là», et qui a conclu en parlant de l’évaluation donnée par l’autre témoin expert de l’intimée que «toutes ses évaluations ont été basées sur des hypothèses… et plusieurs de ces hypothèses doivent de par leur nature même être tenues simplement pour des suppositions faites à tout hasard». L’évaluation du témoin expert de l’appelante était fondée sur des ventes comparables en ajoutant une valeur pour les bâtisses et en soustrayant «les frais de démolition de bâtisses désuètes, de rénovations et de transformation en vue de satisfaire aux besoins d’un nouvel acquéreur et à des considérations d’utilisation d’espace» et le savant arbitre s’est fondé sur cette évaluation. La Division d’appel a accueilli un appel et a modifié l’indemnité en se fondant sur une seule

[Page 459]

vente comparable (à savoir l’acquisition par l’intimée d’un site de remplacement un an et demi après la date de l’expropriation de la propriété qui fait l’objet du pourvoi) et en réduisant de vingt pour cent le prix de cette vente comparable.

Arrêt: Le pourvoi doit être maintenu.

La méthode comparative doit en général être préférée à la «méthode du calcul de la valeur résiduelle» pour déterminer la valeur mais s’il n’y a pas d’autres immeubles comparables, dont on puisse mentionner la valeur constatée par des ventes récentes, et lorsque les terrains à l’époque de l’expropriation sont consacrés à un usage bien inférieur à leur utilisation la plus rémunératrice et la plus rationnelle, il faut être très prudent dans l’utilisation de la méthode du calcul de la valeur résiduelle en l’espèce.

Comme il y a en preuve des circonstances qui tendent fortement à réduire la portée de la vente unique (par laquelle l’intimée a acquis une propriété pour remplacer la sienne) comme point de comparaison pour modifier le jugement réfléchi de l’arbitre, qui avait à l’esprit des cas comparables plus proches non assujettis à des considérations spéciales, se fonder sur cette vente unique constituait, pour la Division d’appel, une erreur de principe.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de Nouvelle‑Écosse[1] accueillant un appel d’une décision arbitrale du Juge Dubinsky. Pourvoi accueilli.

R.N. Pugsley, et H.K. Smith, pour l’appellante.

A.R. Moreira, c.r., et D.A. Grant, pour l’intimée.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE SPENCE — Le pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse prononcé le 2 mars 1973. Dans cet arrêt, ladite Division d’appel accueillait un appel du jugement du Juge Dubinsky prononcé en Cour suprême de la Nouvelle-Écosse le 23 juin 1970. M. le Juge Dubinsky avait accordé à l’intimée la somme de $162,224.40 plus les intérêts comme indemnité pour la propriété expropriée.

[Page 460]

La Division d’appel, par son arrêt, a porté ce montant à $249, 196.40.

Les lieux en question, que la Ville d’Halifax avait expropriés en vue de réaliser une amélioration municipale appelée Harbour Drive, consistaient en un emplacement commercial et portuaire sis sur «Upper Water Street» dans la ville d’Halifax et donnant sur la rue Water sur une longueur totale de 87 pieds et 4 pouces de façade (qui comprenait 14 pieds de façade pour un droit de passage), avec bâtisses y érigées, en un lot maritime, et en un droit indivis dans un autre lot maritime. Les bâtisses, au nombre de cinq, consistaient en un immeuble à bureaux, un garage principal, un garage de stationnement, et trois hangars à charbon. Lesdits hangars à charbon n’avaient pas servi depuis plusieurs années et ils étaient tellement délabrés qu’ils n’ajoutaient pas de valeur à l’emplacement. Les autres bâtisses, même si elles étaient en bois et très vieilles, avaient été convenablement entretenues et améliorées et elles offraient des locaux convenant bien à l’exploitation par l’intimée d’un commerce de carburant. La surface des terrains et des lots maritimes, en pieds carrés, était comme suit:

Description

Pi. carrés

Terrain

39,000

Droit de passage

1,554

Quai principal

18,018

Quai n° 2

5,450

Quai n° 3

3,000

Lot maritime

121,500

Lot maritime indivis

35,350

L’arbitrage a été confié au Juge Dubinsky en vertu de l’art. 408, par. (1) et de l’art. 414 de la charte de la Ville d’Halifax, 1963 (N.S.), c. 53, qui décrètent ce qui suit:

[TRADUCTION] 408. (1) La Ville indemnisera comme il convient les propriétaires ou occupants de tous terrains qu’elle exproprie, dans l’exercice de l’un quelconque des pouvoirs conférés par la présente loi, de même que toutes autres personnes qui ont un intérêt sur ces terrains; elle versera des dommages-intérêts à l’égard de tous terrains ou intérêts sur ceux-ci qui seraient dépréciés par suite de l’exercice

[Page 461]

desdits pouvoirs; le montant de ces dommages-intérêts sera celui qui découle nécessairement de l’exercice desdits pouvoirs au-delà de tout avantage pouvant échoir au réclamant par suite des ouvrages projetés.

(2) Toute réclamation pour indemnité ou dommages-intérêts, si elle ne fait pas l’objet d’un accord, doit être décidée comme le prévoit l’article 414.

414. (1) Si dans les quatre-vingt-dix jours de la réception de l’avis le propriétaire signifie par écrit au greffier qu’il estime ladite indemnité insuffisante, le montant de l’indemnité doit alors être fixé par le juge de la Cour de comté du District numéro un, ou par un juge de la Cour suprême, avec droit d’appel à la Cour suprême siégeant au complet, et lors d’un tel appel la Cour peut reviser toute conclusion de fait ou évaluation et rendre l’ordonnance qu’elle estime juste.

(2) Si le montant de l’indemnité finalement accordée dépasse le montant établi dans la résolution d’expropriation, les dépens, calculés sur la base du tarif de dépens entre parties prévu pour la Cour suprême, sont payés par la Ville, et si ledit montant ne dépasse pas le montant établi dans la résolution d’expropriation, les dépens sont payés par le propriétaire.

Le Juge Dubinsky a entendu plusieurs témoins et, dans un jugement exhaustif et très soigneusement motivé, il a évalué le poids qu’il pouvait donner à ces divers témoignages et choisi de se fier à la déposition d’un nommé Arthur Speed, cité par l’appelante, la Ville d’Halifax.

L’intimée S. Cunard & Company Limited avait fait entendre un promoteur expérimenté très prospère, soit M. Ralph Medjuck, avocat d’Halifax, de même que le gérant du département des estimations d’une firme d’estimateurs, M. Philip G. Smith.

Traitant du témoignage de M. Medjuck, après en avoir fait une revue soigneuse dans ses motifs, le savant juge a dit:

[TRADUCTION] Je ne puis accepter son évaluation. De son témoignage, aussi bien que de celui d’autres personnes, je conclus qu’en mars 1968 il n’y avait pas de probabilité ni même de possibilité qu’une bâtisse du genre qu’il envisage soit érigée sur la propriété en question ou près de là.

[Page 462]

Le Juge Dubinsky a alors cité de longs extraits de la déposition de M. Smith et il a conclu avec cette observation:

[TRADUCTION] J’ai trouvé M. Smith un témoin très sincère, tout à fait convaincu de l’exactitude de ses chiffres et manifestement désireux d’aider la Cour à déterminer une juste valeur marchande. Je suis absolument convaincu que pas un instant il n’a voulu tromper la Cour. Je suis également convaincu qu’il s’est gravement trompé lui-même. Par conséquent, je juge ne pouvoir accepter son évaluation. J’adopte les termes de mon collègue le Juge Hart, dans l’affaire Ralph Connor Company Limited, précitée, lorsqu’il a dit de lui:

[TRADUCTION] M. Smith a constamment choisi les facteurs qui aboutiront à la valeur la plus élevée, bien qu’il admette ne pas se fonder sur une connaissance personnelle du marché de l’immeuble et de la location dans ce secteur. Toutes ses évaluations ont été basées sur des hypothèses résultant de l’analyse d’opérations antérieures et plusieurs de ces hypothèses doivent de par leur nature même être tenues simplement pour des suppositions faites à tout hasard. Dans ces conditions, un homme que son travail met en relation étroite et constante avec les acheteurs, les vendeurs et les locateurs d’immeubles dans ce secteur est en meilleure position pour donner une opinion juste du prix auquel un immeuble se vendra sur le marché qu’un estimateur qui ne jouit pas de cet avantage.

Le savant juge de première instance a fait d’autres commentaires sur le témoignage de M. Smith et il a poursuivi:

[TRADUCTION] Je pourrais continuer à donner d’autres raisons qui m’obligent à rejeter les diverses hypothèses et évaluations finales de M. Smith, mais j’estime inutile de le faire. J’ajoute simplement ce commentaire final. Rien ne pourrait prouver plus péremptoirement le manque de réalisme de son appréciation des conditions du marché et son inexpérience en la matière, que de signaler ce qui suit: M. Smith arrive à un prix de $277,505 fondé sur une étude des conditions du marché. Cependant, la propriété Western Union, qui est à deux pas de la propriété en question et que j’estime située à un meilleur endroit vu qu’elle se trouve dans le centre-ville et comprend une bâtisse en meilleur état, fut mise en vente pour $260,000 en juin 1966 et, en dépit de la publication d’une brochure à ce sujet et d’efforts considérables pour trouver un acheteur, elle ne fut vendue qu’en avril 1969 pour la somme de $120,-

[Page 463]

000. La propriété Halifax Fisheries, toute proche, qui est plus grande que la propriété à l’étude, a une façade plus étendue, et comprend un bon nombre de bâtisses et un assez bon quai, a fait l’objet d’une promesse de vente à $115,000 de la part des exécuteurs du propriétaire défunt, le 7 novembre 1967. A cette époque, les complications juridiques qui ont plus tard gêné la vente n’avaient pas encore été dévoilées. Ces deux opérations constituent de forts arguments contre l’adoption des vues de M. Smith. Le fait qu’aucune affaire n’était exploitée dans ces propriétés au moment de leur vente, alors que la propriété Cunard était le siège d’un commerce de carburant prospère, n’amoindrit pas, à mon avis, l’aspect significatif de ces opérations quant à ce qu’était le «marché» des immeubles de ce secteur.

Le savant juge de première instance s’est ensuite penché sur la déposition de M. Arthur Speed, qu’il a analysée et commentée dans plusieurs pages de ses motifs, et il a conclu en acceptant dans leur ensemble les renseignements d’expert de M. Speed.

En Cour d’appel, M. le Juge Coffin, énonçant les motifs de la Cour, a dit:

[TRADUCTION] En toute déférence, il me paraît que le savant juge de première instance a commis une erreur en rejetant tous les témoignages rendus au nom de l’appelante et en acceptant seulement ceux des témoins de l’intimée.

M. le Juge d’appel Coffin a poursuivi et, à mon avis, fondé ses motifs d’accueillir l’appel de l’intimée Cunard, en se reférant à une acquisition par l’intimée d’un immeuble connu sous le nom de propriété Stairs. Cette propriété avait été acquise par l’intimée environ un an et demi après la date d’expropriation de la propriété qui fait l’objet du pourvoi. L’intimée l’avait acquise comme propriété de remplacement pour se protéger contre la perte de son lieu d’affaires. Je reviendrai plus loin sur ce facteur.

Je suis d’avis que M. le Juge d’appel Coffin n’était pas fondé à critiquer le rejet par M. le Juge Dubinsky du témoignage de M. Medjuck et de M. Smith. Il me semble, pour ce qui est de M. Medjuck, que l’utilité de son témoignage a tout simplement été détruite par la conclusion du Juge Dubinsky qu’il n’y a pas de probabilité ni même de possibilité qu’une bâtisse du genre

[Page 464]

de celle à laquelle pensait M. Medjuck soit jamais construite sur l’emplacement en question ni près de là. Le témoignage de M. Medjuck constitue une formulation très simplifiée de la théorie qui veut qu’on arrive à la valeur d’un emplacement en recourant à un procédé qu’on a parfois appelé la méthode du calcul de la valeur résiduelle. Cette méthode consiste à envisager l’érection sur l’emplacement en question d’une bâtisse qui permettra l’utilisation la plus rémunératrice et la plus rationnelle de l’emplacement. On calcule alors le coût d’érection de semblable bâtisse. Puis on calcule le revenu brut à tirer de celle-ci et par là on établit le bénéfice à tirer de l’exploitation de la bâtisse. Après avoir établi des prévisions convenables des coûts et des bénéfices des exploitants, le montant qui reste est capitalisé et ce capital est attribué comme valeur de l’emplacement sur lequel sera érigée la bâtisse. Comme je l’ai dit, le témoignage de M. Medjuck était une formulation fort simplifiée de cette approche, mais elle est assujettie à toutes les faiblesses de la méthode et entraîne, dans une très large mesure, une estimation et l’exercice de jugement quant à la valeur de presque chacun des facteurs utilisés dans les calculs. S’il n’y a pas d’autres immeubles comparables, dont on puisse mentionner la valeur constatée par des ventes récentes, et lorsque les terrains à l’époque de l’expropriation sont consacrés à un usage bien inférieur à leur utilisation la plus rémunératrice et la plus rationnelle, il faut être très prudent dans l’utilisation de l’approche: voir Municipality of Metropolitan Toronto c. Loblaw Groceterias Company Limited[2].

Comme je l’ai dit, une telle approche semble inutile dans la présente affaire étant donné la conclusion de M. le Juge Dubinsky de même que la déclaration suivante du savant juge de première instance dans ses motifs:

[TRADUCTION] Je conclus aussi que l’usage que le propriétaire lui-même faisait du terrain était le plus rémunérateur et le plus rationnel et c’était, évidemment, le commerce de carburant qu’il y exploitait.

Le savant juge de première instance a refusé de s’appuyer sur le témoignage de M. Smith,

[Page 465]

déclarant, comme cité plus haut, que bien que M. Smith n’ait rien fait pour tromper la cour il s’est trompé lui-même, et qu’à plusieurs reprises son témoignage n’a pas reflété la situation réelle. Sûrement, en la matière, le savant juge de première instance avait compétence pour tirer une conclusion et ses motifs montrent que cette conclusion se fondait solidement sur la preuve.

Parlant par la bouche de M. le Juge Coffin, la Cour d’appel, après avoir signifié qu’elle n’approuvait pas le rejet par M. le Juge Dubinsky du témoignage des estimateurs de l’intimée, n’a pas ensuite accordé d’attention au témoignage de ces estimateurs-là ni adopté leurs vues sur la valeur des biens mais, plutôt, a continué en disant:

[TRADUCTION] Je ne vois pas comment nous pouvons ne pas tenir compte de l’achat de la propriété Stairs. Il est intervenu l’année qui a suivi l’expropriation. Le motif de cette acquisition, nous dit l’appelante, est qu’elle voulait se protéger contre la perte de son lieu d’affaires. Le prix a été de $6.65 le pied carré.

Il est en preuve que les propriétés dont l’intimée a fait état comme comparables ne convenaient pas aussi bien, en fait, au commerce de l’appelante que la propriété expropriée elle-même. Par exemple, l’immeuble à bureaux de Cunard était bien entretenu, il possédait un bon système de chauffage et la climatisation était convenable.

Le juge de première instance a conclu que le terrain nu avait une valeur marchande de $129,000. Si nous accordons $6.65 le pied carré, nous atteignons une valeur marchande de $259,350, en se basant sur 39,000 pieds carrés et en n’accordant rien pour les bâtisses.

Je me rends compte que cette acquisition s’est faite après l’expropriation mais pas très longtemps après. Si nous réduisons ce montant d’un peu plus de vingt pour cent, il en résulterait une évaluation de $200,000 qui, à mon avis, n’est pas trop élevée.

Étant donné l’évaluation que je propose pour le terrain, je ne modifie pas l’évaluation de $6,000 à laquelle le juge de première instance est arrivé à l’égard des améliorations. Il s’ensuit une valeur de $206,000 pour les terrains et les bâtisses.

Respectueusement, je suis d’avis qu’en adoptant cette manière de voir, le savant juge d’appel a commis une erreur. Comme il le déclare lui-même, la propriété Stairs fut vendue un an et

[Page 466]

demi après l’expropriation de la propriété en litige. Je me rends compte qu’en soi cela ne rend pas irrecevable la preuve relative à une telle vente, en dépit d’opinions à cet effet exprimées antérieurement: Voir l’arrêt Roberts et Bagwell c. La Reine[3], où M. le Juge Nolan, à la p. 36, s’exprimant au nom de la Cour, a dit:

[TRADUCTION] Je suis d’avis qu’en l’absence de toute circonstance spéciale, la preuve d’une vente postérieure au décret peut être prise en considération pour fixer la valeur avant la prise du décret. Il faut démontrer que la vente n’est soumise à aucun facteur extérieur tel que les ventes antérieures, et qu’elle a été faite dans tel laps de temps où il est établi que les prix n’ont pas changé sensiblement par rapport aux prix courants avant la date critique. En d’autres termes, le simple fait qu’une vente ait lieu avant ou après une date particulière ne détermine pas la pertinence de ventes subséquentes, si les conditions générales du marché sont restées les mêmes. La règle devrait permettre à la Cour d’admettre la preuve de telles ventes qu’elle juge, compte tenu du lieu, de l’époque et des circonstances, être logiquement concluantes quant au fait à établir.

Je signale cependant qu’aucun des éléments qui, de l’avis de M. le Juge Nolan, devraient être prouvés afin de donner à la vente une valeur probante, n’ont été prouvés. Ni l’un ni l’autre des estimateurs qui ont déposé pour l’intimée n’a fait état de la vente Stairs comme vente comparable. Dans son contre-interrogatoire, l’avocat de l’intimée a saisi M. Speed de la question de la vente dans ces termes:

[TRADUCTION] Q. Et vous avez aussi entendu parler, effectivement, du fait qu’une (sic) compagnie a acheté l’immeuble Stairs au coût de $6.65 le pied?

R. Oui.

Q. Et cela sans accès à la rive?

R. Mais c’est dans un des secteurs portuaires, le secteur du centre-ville.

La propriété Stairs était du côté est de la rue Water près de la rue Sackville, bien au sud de la propriété expropriée, et elle était située juste en arrière de l’édifice de la Banque du Canada. Le vendeur avait démoli les bâtisses et il offrait

[Page 467]

l’emplacement en vente comme terrain nu. La propriété Stairs était bien au sud de la ligne de démarcation qui, de l’avis de tous les estimateurs, tant ceux cités par l’intimée que ceux cités par l’appelante, marque une chute soudaine de la valeur des propriétés dans la ville d’Halifax à mesure que l’on s’éloigne de l’Hôtel de ville vers le nord.

M. Smith, pour l’intimée, aurait tracé cette ligne le long de la rue Buckingham, rue qui est juste au sud de la propriété en litige et à une certaine distance au nord de la propriété Stairs. M. Speed aurait tracé cette ligne à travers le Central Victualling Depot, également au sud de la propriété qui fait l’objet du pourvoi et à quelque distance au nord de la propriété Stairs, la ligne de démarcation.

M. Speed, déposant pour l’appelante, a décrit les emplacements au sud dudit Central Victualling Depot, c.-à-d. dans le secteur de la propriété Stairs, comme renfermant [TRADUCTION] «les sièges sociaux des banques et du milieu financier, la société de fiducie, l’édifice des gouvernements fédéral et provincial, la partie centre-ville de la rue Barrington, et toutes les diverses activités que vous pouvez trouver dans ce genre de district commercial».

Il faut aussi souligner que la propriété Stairs a été acquise par l’intimée et que l’intimée, privée de sa propriété par l’expropriation, n’était pas le genre d’acheteur que l’on s’attendrait de voir offrir seulement la valeur marchande courante pour remplacer ses lieux d’affaires. En outre, les responsables de l’intimée ont témoigné que la compagnie n’était pas intéressée à posséder autre chose qu’une propriété sise sur «Upper Water Street», malgré que les mêmes responsables aient admis qu’ils auraient pu faire leurs affaires avec autant d’efficacité ailleurs.

Il semble que ces diverses circonstances tendent fortement à militer contre l’utilisation de cette vente unique comme point de comparaison pour modifier le jugement réfléchi du Juge Dubinsky, qui avait à l’esprit nombre de cas comparables se rapprochant beaucoup plus de la propriété en litige et où les ventes n’avaient été

[Page 468]

assujetties à aucune considération spéciale. Je suis d’avis, avec respect, que se fonder sur la vente de la propriété Stairs à l’intimée constitue une erreur de principe. Ce point de vue n’est pas modifié par le fait que M. le Juge Coffin n’a pas accordé le plein taux de $6.65 le pied carré, prix auquel la propriété Stairs fut acquise, mais l’a, pour arriver au chiffre de $200,000, réduit d’environ vingt pour cent, c’est-à-dire, à environ $4.13 le pied carré. Nulle part dans la preuve ai-je trouvé de justification pour opérer une telle réduction, ou pour la limiter à seulement vingt pour cent. D’autre part, M. Speed s’est dit d’avis qu’il y avait eu dans ce secteur central d’affaires des ventes à un taux s’élevant même jusqu’à de 13 à 16 dollars le pied carré. Une telle preuve indique que la propriété Stairs ne peut être tenue pour comparable à la propriété en litige.

Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi de l’appelante, dans la mesure où il traite de l’indemnité à verser pour le terrain exproprié, et de retourner à la position prise par M. le Juge Dubinsky.

J’ajouterais que je suis toutefois d’avis que le Juge Dubinsky n’a pas apprécié la juste portée des témoignages rendus devant lui et sur lesquels il paraît s’être fondé. Il est parfaitement vrai, comme il l’a dit, que M. Speed a établi son évaluation du terrain à $129,150, mais il ne faut pas oublier que M. le Juge Dubinsky devait accorder une indemnité non pas pour un terrain nu mais pour un terrain avec bâtisses y érigées. Il est vrai que ces bâtisses étaient très vieilles et qu’elles pouvaient bien être au terme de leur utilisation au point de vue économique, mais elles étaient utilisées et elles l’étaient pour l’exploitation efficace d’un commerce de carburant. M. Speed, dans son rapport, qu’il a vérifié dans sa déposition, s’est servi de deux méthodes différentes de calcul pour arriver à une évaluation [TRADUCTION] «avant ajustement aux facteurs du marché en général». La première consistait simplement à multiplier 45,352 pieds carrés par un taux de $3.50 pour arriver à $158,732. Étant donné que M. Speed a évalué le terrain nu à seulement $3 le pied carré, il semble que pour

[Page 469]

tenir compte des bâtisses et du quai il a ajouté 50 cents par pied carré. La seconde méthode de calcul de M. Speed a été d’évaluer les bâtisses, c’est-à-dire les immeubles à bureaux et l’entrepôt seulement, à un montant global de $28,065 et d’ajouter ce montant à l’évaluation du quai qu’il a fixée à $11,571, et à l’évaluation du terrain nu, $129,150, ce qui faisait un total de $168,786.

Le savant juge de première instance a cité ces chiffres dans son jugement et il a cité un passage figurant à la p. 21 du rapport de M. Speed, comme suit:

[TRADUCTION] Les déductions totales pour frais de démolition de bâtisses désuètes, de rénovations et de transformation en vue de satisfaire aux besoins d’un nouvel acquéreur et à des considérations d’utilisation d’espace, à notre avis, pourraient créer une différence de 10 à 20% dans les estimations non encore rectifiées de la valeur marchande, comme suit:

Moins 20%

Moins 10%

Médiane

$148,058.00

$118,448.00

$133,253.00

$125,800.00

$168,786.00

$135,029.00

$151,907.00

$143,500.00

Il a conclu que le prix maximum qu’il serait possible de réaliser compte tenu des conditions du marché serait plutôt de l’ordre de $135,000 à $150,000 et que le prix le plus probable serait de $135,000.

Il faut remarquer que la réduction à $135,000 de la somme de $148,058 ou de la somme de $168,786 visait «les frais de démolition de bâtisses désuètes, de rénovations et de transformation en vue de satisfaire aux besoins d’un nouvel acquéreur et à des considérations d’utilisation d’espace». Ici, je découvre une erreur de principe de la part de M. le Juge Dubinsky. Il se peut bien qu’un acquéreur effectue des rénovations et des transformations pour satisfaire à ses besoins mais celles-ci seront sûrement sa propre responsabilité et ne pourront, en fait, être mises à la charge de celui qui a vendu. Ailleurs dans ses motifs de jugement, M. le Juge Dubinsky exprime le point de vue, bien étayé par la preuve, que la démolition des bâtisses coûterait

[Page 470]

plus de $10,000. Je crois qu’on est fondé à penser qu’un acquéreur, face à une situation où il lui faudrait démolir au moins les hangars à charbon, lesquels comme je l’ai dit, étaient dans un état de délabrement total, insisterait pour obtenir une déduction de $10,000 sur ce qui serait autrement la valeur marchande du bien-fonds, et je suis donc d’avis que si nous devions prendre le chiffre minimum de $148,058 de M. Speed et son chiffre maximum de $168,786, nous aurions une somme médiane de $158,422, et, accordant une déduction de $10,000 sur ce montant, nous arriverions à une évaluation de $148,422 pour la propriété expropriée.

Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi pour remplacer le chiffre de $206,000 auquel la Division d’appel a conclu par celui de $148,422.

Les plaidoiries en cette Cour ont traité aussi d’un large éventail de débours et dépenses futures qui seraient opposables à l’expropriation. Ces provisions ont été fixées par M. le Juge Dubinsky à $27,224.40 et le jugement de la Division d’appel les a portées à $43,196.40. Je ne discerne pas d’erreur de principe dans la façon dont la Division d’appel a traité cette matière et je ne suis pas disposé à modifier l’évaluation qu’elle a faite de ces différents chefs de réclamation.

En fin de compte, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de réduire à un montant total de $148,422 l’indemnité adjugée, y ajoutant $43,196.40 pour un grand total de $191,618.40. Avec intérêt au taux de cinq pour cent sur ladite somme du 19 mars 1968 au 30 décembre 1968, date à laquelle la Ville d’Halifax a versé la somme de $80,850, et puis sur la somme restante de $110,768.40 jusqu’à la date du paiement final.

L’arrêt de la Division d’appel a statué que l’intimée S. Cunard & Company Limited a droit à ses dépens de l’audition initiale et de l’appel interjeté en Division d’appel. Je ne suis pas d’avis de modifier cette conclusion mais vu la réduction de près de $60,000 résultant du pour-

[Page 471]

voi à cette Cour, je suis d’avis d’adjuger à l’appelante ses dépens en cette Cour.

Appel accueilli avec dépens.

Procureur de l’appelante: Ronald N. Pugsley, Halifax.

Procureur de l’intimé: Arthur R. Moreira, Halifax.

[1] (1973), 5 N.S.R. (2d) 245.

[2] [1972] R.C.S. 600.

[3] [1957] R.C.S.28.


Parties
Demandeurs : Ville d’Halifax
Défendeurs : S. Cunard & Co. Ltd.
Proposition de citation de la décision: Ville d’Halifax c. S. Cunard & Co. Ltd., [1975] 1 R.C.S. 458 (21 janvier 1974)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1974-01-21;.1975..1.r.c.s..458 ?
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