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01/05/1972 | CANADA | N°[1972]_R.C.S._889

Canada | Curr. c. La Reine, [1972] R.C.S. 889 (1 mai 1972)


Cour suprême du Canada

Curr. c. La Reine [1972] R.C.S. 889

Date : 1972-05-01

John Leonard Curr Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1971 : les 17 et 18 novembre; 1972 : le 1°’ mai.

Présents : Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Droit criminel-Droits civils-Automobiles-Ap­plication régulière de la loi-Auto-accusation-Obli­gation de subir une analyse de sang Protection contre son propre témoignage-Articles

223 et 224A(3) du Code criminel ne sont pas inopérants-Déclaration canadienne des droits, 1960 (Can.), c. 44, art. 1...

Cour suprême du Canada

Curr. c. La Reine [1972] R.C.S. 889

Date : 1972-05-01

John Leonard Curr Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1971 : les 17 et 18 novembre; 1972 : le 1°’ mai.

Présents : Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Droit criminel-Droits civils-Automobiles-Ap­plication régulière de la loi-Auto-accusation-Obli­gation de subir une analyse de sang Protection contre son propre témoignage-Articles 223 et 224A(3) du Code criminel ne sont pas inopérants-Déclaration canadienne des droits, 1960 (Can.), c. 44, art. 1(a), (b), 2(d), (e), (f)--Code criminel, 1953-54 (Can.),, c. 51, art. 223, 224A(3).

L’appelant a été accusé en vertu de l’art. 223(2) du Code criminel d’avoir, sans excuse raisonnable, fait défaut ou refusé d’obtempérer à une sommation qui lui était faite par un agent de la paix aux termes de l’art. 223(1), de fournir un échantillon de son haleine pour qu’on l’analyse et établisse la propor­tion d’alcool dans son sang. Le juge provincial a rejeté l’accusation pour le motif que l’art. 223 et l’art. 224A(3), qui prévoient que la preuve de ce refus est admissible, étaient inopérants à cause de la Déclaration canadienne des droits. Cette décision a été infirmée sur demande d’exposé de cause formée par la Couronne. Un appel contre cette décision a été rejeté sans motifs écrits par la Cour d’appel. L’appelant a obtenu l’autorisation d’appeler à cette Cour.

Arrêt : L’appel doit être rejeté.

Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Martland, Judson et Ritchie : Le sens des termes de la Déclara­tion des droits est le sens qu’ils avaient au Canada au moment de l’adoption de la Déclaration. Il s’en-suit que l’expression «application régulière de la loi» employée à l’art. 1(a) doit s’interpréter comme signifiant «selon les voies de droit reconnues par le Parlement et par les tribunaux canadiens». Par con­séquent, les art. 223 et 224A(3), autorisant un agent de la paix à obliger un citoyen à se soumettre à une analyse de son haleine, ne violent pas le droit du particulier de ne se voir privé de la sécurité de sa personne que «par l’application régulière de la loi»

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De plus, ces deux articles ne restreignent pas le droit de l’accusé à «la protection contre son propre témoignage». Cette expression de l’art. 2(d) de la Déclaration des droits doit s’interpréter comme signi­fiant la protection contre les «déclarations auto-accusatrices» et comme ne visant pas «les conditions incriminantes du corps», telles que la proportion d’alcool dans l’haleine ou dans le sang.

Les Juges Abbott, Martland, Judson, Hall, Spence, Pigeon et Laskin : Il n’y a pas eu violation de l’art. 2(e). L’appelant a été entendu quant à l’accusation portée contre lui et il a eu l’occasion de présenter sa défense. Quant à l’art. 2(f), s’il est possible, tout en respectant la Déclaration canadienne des droits, d’obliger quelqu’un, sous peine de punition, à four­nir un échantillon de son haleine, on ne viole pas l’art. 2(1) en déclarant recevable la preuve d’un refus injustifié, dans le cas d’une accusation en vertu de l’art. 222.

On ne saurait répondre à l’argument de l’appe­lant, fondé sur l’art. 1(a) et (b), en disant que l’art. 223 ne fait aucune distinction entre les parti­culiers en raison de leur race, de leur origine natio­nale, de leur couleur, de leur religion ou de leur sexe. En l’absence de pareille discrimination, il reste encore à déterminer si l’art. 223 peut s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre le droit à «l’application régulière de la loi» garanti par l’art. 1(a) et à «la protection de la loi» garanti par l’art. 1(6).

Il faut lire l’expression «application régulière de la loi» dans son contexte, eu égard au texte de l’art. 1(a) qui la précède. En l’espèce, c’est par rapport au «droit de l’individu à.. . la sécurité de la personne». Dans la mesure où on peut considérer que l’art. 223, et particulièrement son par. (1), indique la procédure à suivre quant à l’infraction matérielle créée par l’art. 222, il n’est pas incompatible avec l’art. 1(a). Du point de vue de la procédure, il n’y a rien que l’art. 1(a) peut viser en plus de ce que comprennent déjà l’art. 2(e) et l’art. 2(j). Pour autant qu’il est possible, en se fondant sur l’art. 223(2), de considérer que l’art. 223 contient en lui-même une disposition de fond spécifique, l’art. 1(a) ne le rend pas inopérant. A supposer que grâce à la disposition «ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi», il est possible de contrôler le fond de la législation fédérale il faudrait avancer des raisons convaincantes pour que la Cour soit fondée à exercer en l’espèce une compétence con­férée par la loi, par opposition à une compétence

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conférée par la constitution, pour enlever tout effet à une disposition de fond dûment adoptée par le Parlement. Ces raisons doivent se rapporter à des normes objectives et faciles à appliquer, qui doivent guider les tribunaux. En l’espèce, aucune raison ni aucune norme fondamentale n’ont été énoncées.

On ne peut voir le bien-fondé de la prétention à l’effet qu’on ne pouvait modifier au détriment d’un éventuel prévenu le droit qui existait avant l’adop­tion de l’art. 223, lequel lui était plus favorable, sans enfreindre l’art. 1(b). La Déclaration cana­dienne des droits n’a pas gelé la législation fédérale à la date de son entrée en vigueur.

Les prétentions de l’appelant fondées sur l’art. 2(d) doivent être rejetées. L’agent de la paix qui agit en vertu de l’art. 223(1) n’est pas visé par l’ex-pression «autre autorité» de l’art. 2(d). Autrement, il s’agirait de la revendication du droit de retenir les services d’un avocat chaque fois qu’un agent de la paix se voit dans l’obligation légale d’exiger d’un suspect qu’il donne des renseignements ou qu’il se soumette à une analyse. Ce n’est pas là l’effet de l’art. 2(d). La tâche des agents de la paix, aux termes de l’art. 223 (1), ne les assujettit pas à l’art. 2(d). De plus, l’extorsion d’un échantillon d’haleine, en l’absence de toute protection pour la personne en question contre l’utilisation de cet échantillon comme preuve contre lui, ne va pas à l’encontre de la garan­tie relative à son propre témoignage de l’art. 2(d). Cet article ne garantit pas l’application générale du privilège relatif à la protection d’une personne contre son propre témoignage. La formulation de ce privi­lège, à l’art. 2(d), est restreinte; l’article ne fait pas plus que rendre inopérante toute règle de droit fédé­rale, énoncée dans une loi formelle ou non, qui obligerait quelqu’un à s’accuser devant une cour ou un tribunal semblable en fournissant une preuve, sans en même temps le protéger contre l’utilisation de cette preuve contre lui. Il s’ensuit que l’obligation de fournir un échantillon d’haleine et la présentation de l’analyse en preuve, et, subsidiairement, l’établis­sement d’une sanction pour refus injustifié de fournir l’échantillon d’haleine ne peuvent pas être valablement contestés en vertu de l’art. 2(d).

APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario[1], confirmant un jugement du Juge Fraser.

R. E. Walker, pour l’appelant.

M. Manning, pour l’intimée.

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LE JUGE EN CHEF- Il s’agit d’un appel interjeté, sur permission, contre l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[2] rejetant sans motifs écrits l’appel porté contre la décision du Juge Fraser, qui a répondu par l’affirmative à la question suivante énoncée par le juge de première instance :

[TRADUCTION] Ai-je commis une erreur de droit en décidant que l’article 223 du Code criminel et l’ar­ticle 224A(3) du Code criminel sont inopérants parce qu’ils vont à l’encontre de la Déclaration cana­dienne des droits?

Ayant eu l’avantage de lire les motifs de mes collègues les Juges Ritchie et Laskin, je conviens que l’appel doit être réglé comme ils le proposent. Étant donné la portée générale de la Déclaration canadienne des droits et le caractère relativement récent de cette importante loi, je préfère, tout en reconnaissant la valeur du savant exposé de mon collègue le Juge Laskin sur la question, me limiter aux faits de l’espèce, adopter le point de vue plus simple de mon collègue le Juge Ritchie et fonder mon opinion sur les motifs qu’il a donnés et qui, à mon humble avis, sont suffisants pour décider la présente affaire.

Le jugement des Juges Abbott, Hall, Spence, Pigeon et Laskin a été rendu par

LE JUGE LASKIN--La Déclaration canadienne des droits, 1960 (Can.), c. 44, est invoquée en l’espèce pour rendre inapplicables certaines dispositions du Code criminel, soit les articles 223 et 224A(3), tels qu’ils sont édictés par l’art. 16 de la Loi 1968-69 modifiant le droit pénal, 1968-69 (Can.), c. 38. Dans l’arrêt Regina c. Drybones[3], cette Cour a décidé que la Déclaration peut avoir pour effet de rendre inapplicable une loi fédérale. La question de savoir si la Déclara­tion produit cet effet dans ce cas-ci ne dépend aucunement de ce qui a été décidé dans l’arrêt Regina c. Drybones.

L’appelant a été accusé en vertu de l’art. 223(2) d’avoir, sans excuse raisonnable, fait défaut ou refusé d’obtempérer à une sommation qui lui était faite par un agent de la paix aux termes de l’art. 223(1), de fournir un échantillon de son

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haleine pour qu’on l’analyse et établisse la proportion d’alcool dans son sang. Le juge provincial qui a entendu la cause a conclu que la Couronne avait établi l’accusation contre l’appelant hors de tout doute raisonnable. Néanmoins, il a acquitté ce dernier pour le motif que l’article 223 était inopérant à cause de la Déclaration cana­dienne des droits. Par la suite, il a accueilli la demande d’exposé de cause formée par la Couronne et renfermant la question suivante :

[TRADUCTION] Ai-je commis une erreur de droit en décidant que l’article 223 du Code criminel et l’ar­ticle 224A(3) du Code criminel sont inopérants parce qu’ils vont à l’encontre de la Déclaration cana­dienne des droits?

Dans de longs motifs, le Juge Fraser a répondu par l’affirmative; un appel contre sa décision a été rejeté sans motifs écrits. La permission d’interjeter appel à cette Cour a été accordée par une ordonnance datée du 6 octobre 1971.

Étant donné le cours qu’ont suivi les paidoiries, je crois qu’il serait prudent de mettre en relief, dans les présents motifs, deux propositions plutôt évidentes; d’abord, la Déclaration canadienne des droits n’a pas gelé la législation fédérale à la date de son entrée en vigueur, le 10 août 1960; deuxièment, il est possible de conclure qu’une loi fédérale adoptée après la date d’entrée en vigueur de la Déclaration canadienne des droits ou qui existait avant cette date va à l’encontre des dispositions de la Déclaration.

Les article 223 et 224A(3) du Code criminel ont un rapport avec l’article 222, ayant été adoptés en même temps, et avant d’examiner l’effet de la Déclaration canadienne des droits sur les articles 223 et 224A(3), je cite toutes ces dispositions :

222. Quiconque, à un moment où sa capacité de conduire un véhicule à moteur est affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue, conduit un véhi­cule à moteur ou en a la garde ou le contrôle, que ce véhicule soit en mouvement ou non, est cou­pable ... d’une infraction .. .

223 (1) Lorsqu’un agent de la paix croit, en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, qu’une personne est en train de commettre, ou a commis à quelque moment au cours des deux heures précédentes, une infraction à l’article 222, il peut,

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par sommation faite à cette personne sur-le-champ ou aussitôt que c’est matériellement possible, exiger que cette personne fournisse alors ou aussitôt que c’est matériellement possible par la suite, un échan­tillon de son haleine propre à permettre de faire une analyse en vue d’établir la proportion d’alcool dans son sang, le cas échéant, et qu’elle le suive afin de permettre le prélèvement d’un tel échantillon.

(2) Quiconque, sans excuse raisonnable, fait défaut ou refuse d’obtempérer à une sommation qui lui est faite par un agent de la paix aux termes du paragraphe (1), est coupable d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité, et passible d’une amende d’au moins cinquante dollars et d’au plus mille dollars ou d’un emprisonnement d’au plus six mois, ou des deux peines à la fois.

224A. (3) Dans toutes procédures en vertu de l’article 222, la preuve que le prévenu, sans excuse raisonnable, a fait défaut ou refusé d’obtempérer à une sommation qui lui a été faite par un agent de la paix en vertu du paragraphe (1) de l’article 223, est admissible et le tribunal peut en tirer une conclusion défavorable à l’accusé.

L’appelant soutient que les art. 223 et 224A(3) vont à l’encontre des alinéas (a) et (b) de l’article 1 et des alinéas (d), (e) et (f) de l’art. 2 de la Déclaration canadienne des droits. Je cite ces dernières dispositions, ainsi que les par. (1) et (2) de l’art. 5, qui entrent également en ligne de compte en ce qui concerne les diverses préten­tions des parties. Ces dispositions se lisent comme suit :

1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe :

(a) le droit de l’individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu’à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi;

(b) le droit de l’individu à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi;

2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de ma­nière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus

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et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

(d) autorisant une cour, un tribunal, une commis­sion, un office, un conseil ou une autre autorité à contraindre une personne à témoigner si on lui refuse le secours d’un avocat, la protection contre son propre témoignage ou l’exercice de toute ga­rantie d’ordre constitutionnel;

(e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

(f) privant une personne accusée d’un acte cri­minel du droit à la présomption d’innocence jusqu’à ce que la preuve de sa culpabilité ait été établie en conformité de la loi, après une audition impartiale et publique de sa cause par un tribunal indépendant et non préjugé, ou la privant sans juste cause du droit à un cautionnement raison­nable;

5. (1) Aucune disposition de la Partie I ne doit s’interpréter de manière à supprimer ou restreindre l’exercice d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale non énumérés dans ladite Partie et qui peuvent avoir existé au Canada lors de la mise en vigueur de la présente loi.

(2) L’expression «loi du Canada», à la Partie I, désigne une loi du Parlement du Canada, édictée avant ou après la mise en vigueur de la présente loi, ou toute ordonnance, règle ou règlement établi sous son régime, et toute loi exécutoire au Canada ou dans une partie du Canada lors de l’entrée en appli­cation de la présente loi, qui est susceptible d’abro­gation, d’abolition ou de modification par le Parlement du Canada.

Lorsqu’il a invoqué l’art. 5(1), l’avocat de l’appelant n’a pas essayé de dégager de cet article un motif valable de contester l’application des art. 223 et 224A(3) du Code criminel. Il en est de même pour les alinéas (e) et (f) de l’art. 2 de la Déclaration canadienne des droits qu’il a invoqués. Le prévenu a été entendu quant à l’accusation portée contre lui et il a eu l’occasion de présenter sa défense. L’objection qu’il a for­mulée relativement à l’accusation, laquelle décou­lait de son refus de fournir un échantillon d’ha­leine, ne se fondait pas sur une allégation d’avoir été privé d’une audition équitable, mais concernait

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plutôt le fond de l’art. 223 et par conséquent, se rattachait à une question de preuve en vertu de l’article 224A(3) du Code criminel. S’il est possible, tout en respectant la Déclaration cana­dienne des droits, d’obliger quelqu’un, sous peine de punition, à fournir un échantillon de son ha­leine en vertu de l’art. 223(1), je ne crois pas qu’en déclarant recevable la preuve d’un refus injustifié, dans le cas d’une accusation, en vertu de l’art. 222 du Code criminel, d’avoir conduit un véhicule à un moment où la capacité de con­duire de l’accusé était affaiblie, on viole l’alinéa (f) de l’art. 2 de la Déclaration canadienne des droits. La présomption d’innocence n’est pas né­cessairement restreinte du fait qu’une disposition légale autorise la présentation d’une preuve réfu­table, et certainement pas du fait qu’une disposi­tion légale, comme l’art. 224A(3), autorise la présentation d’une preuve dont une Cour peut, non pas doit, tirer une conclusion défavorable à l’accusé.

Eu égard à la Déclaration canadienne des droits, l’application de l’art. 224A(3) dépend donc de celle de l’art. 223; et si cette dernière disposition va de quelque façon que ce soit à l’encontre de la Déclaration canadienne des droits, ce doit être en vertu des alinéas (a) ou (b) de l’art. 1 ou de l’alinéa (d) de l’art. 2 de celle-ci.

En ce qui concerne la portée des alinéas (a) et (b) de l’art. 1 et, en fait, celle de l’art. 1 au complet, je signale, d’abord, que cet article exerce une influence sur la législation fédérale du fait qu’il est mentionné indirectement à l’art. 2; deuxièmement, je n’interprète pas cet article com­me s’appliquant uniquement lorsque existe l’une ou l’autre forme de discrimination interdite. La discrimination interdite est plutôt une norme sup­plémentaire que la législation fédérale doit res­pecter. En d’autres ternies, une loi fédérale qui ne viole pas l’article 1 en ce qui concerne l’un ou l’autre des genres interdits de discrimination, peut néanmoins le violer si elle porte atteinte à l’un des droits garantis par les alinéas (a) à (f) de l’art. 1. Elle constitue a fortiori une violation s’il y a discrimination en raison de la race d’une personne, de façon à priver celle-ci du droit à l’éga­lité devant la loi. C’est ce qu’a décidé cette Cour dans l’arrêt Regina c. Drybones; je n’ai rien d’au­tre à ajouter sur ce point.

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Par conséquent, on. ne saurait répondre à l’ar­gument de l’appelant, fondé sur les alinéas (a) et (b) de l’art. 1 de la Déclaration canadienne des droits, en disant que l’article 223 ne fait au­cune distinction entre les particuliers en raison de leur race, de leur origine nationale, de leur cou-leur, de leur religion ou de leur sexe. En l’absence de pareille discrimination, il reste encore à déter­miner si l’art. 223 peut s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre les droits mentionnés aux alinéas (a) et (b) de l’art. 1. L’appelant a signalé que l’alinéa (a) de l’art. 1, garantit «l’application régulière de la loi» et qu’aux termes de l’alinéa (b) de l’art. 1, l’art. 223 le privait de «la protection de la loi». Je vais examiner ces deux prétentions séparément.

Il faut lire l’expression «application régulière de la loi» dans son contexte, eu égard au texte de l’alinéa (a) de l’art. 1 qui la précède. En l’espèce, c’est par rapport au «droit de l’individu à ... la sécurité de la personne» qu’elle est invoquée. De toute évidence, interpréter l’expression «applica­tion régulière de la loi» comme signifiant simplement qu’il doit y avoir un fondement légal permettant de diminuer ou de restreindre la sécurité de la personne, équivaudrait à en faire une simple déclaration. Dans ce cas, il importe peu que le fon­dement légal se trouve dans une loi ou dans le droit non écrit ou la jurisprudence. Évidemment, l’avocat de l’appelant va plus loin. Il a demandé une appréciation qualitative de la loi en fonction de la norme de l’application régulière de la loi et il a demandé à cette Cour de conclure que l’art. 223 ne respectait pas cette norme. Il s’agissait, toutefois, d’une simple prétention, et aucune me-sure d’appréciation n’a été proposée à son appui.

En somme, on invite cette Cour à contrôler le fond de la loi en fonction de l’alinéa (a) de l’art. 1. On veut qu’elle interprète l’expression «ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi» plus largement que ne le permettent les précédents du droit anglais, qu’elle l’interprète de la façon qui a été sanctionnée aux Etats-Unis lorsque ont été examinées les parties des cinquième et quatorzième amendements à la Constitution américaine interdi­sant aux autorités fédérales et aux États respec­tivement de priver une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans que la loi soit régu­lièrement appliquée.

Dans les précédents anglais, et particulièrement dans 28 Edw. III, c. 3 de 1355 («aucun individu, quel que soit son statut ou son état, ne doit être privé de ses biens-fonds ou possessions, ni empri­sonné, ni déshérité, ni mis à mort sans avoir été appelé à présenter sa défense par l’application ré­gulière de la loi»), étayé par la Magna Carta, c. 29, révision de 1225 (fameuse pour l’expression «per legem terrae»), c’est de la procédure qu’il s’agit, bien que certains donnent à ces arrêts une portée plus étendue : voir McIlwain : Due Process of Law in Magna Carta (1914), 14 Col. L.Rev. 27. Il ressort clairement de l’article 2 de la Décla­ration canadienne des droits que les protections qui y sont précisées quant à la procédure le sont sans préjudice de toutes autres garanties pouvant découler de l’art. 1.

Dans la mesure où on peut considérer que l’art. 223, et particulièrement son par. (1), indique la procédure à suivre quant à l’infraction matérielle créée par l’art. 222, je ne crois pas qu’il soit incompatible avec l’alinéa (a) de l’art. 1 de la Déclaration canadienne des droits. Du point de vue de la procédure, je ne puis voir ce que l’alinéa (a) de l’art. 1 peut viser en plus de ce que com­prennent déjà l’alinéa (e) de l’art. 2 («une audi­tion impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale») et l’alinéa (f) de l’art. 2 ( «une audition impartiale et publique de sa cause par un tribunal indépendant et non préjugé»). Je n’ai pas à me demander en l’espèce si du fait que l’alinéa (f) de l’art. 2 vise expressément des accu­sations criminelles, il faut considérer que l’alinéa (e) du même article a trait aux procédures non criminelles. D’après moi, ces deux dispositions n’énoncent pas des normes différentes d’équité dans la procédure en ce qui concerne leurs appli­cations respectives (le cas échéant) aux procé­dures non criminelles et aux procédures crimi­nelles, sauf dans la mesure où ces normes décou­lent de la nature des procédures.

Il n’y a pas lieu ici de voir l’art. 223 avec la répulsion et le scrupule de conscience qui ont poussé la Cour suprême des États-Unis, dans la cause Rochin v. California[4], à décider que la clause de l’application régulière de la loi figurant au quatorzième amendement avait été violée. Dans

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cette cause-là, on avait administré de force un émétique à un suspect en vue d’obtenir les com­primés de morphine qu’il avait avalés. A mon avis, la ligne de conduite que reflète l’art. 222 pourrait, si le Parlement le voulait, être appuyée par les prescriptions de l’art. 223 sans que le prévenu soit privé d’une audition équitable, c’est-à-dire de l’application régulière ou juste de la loi.

L’avocat de l’intimée a admis dans sa plaidoi­rie que l’alinéa (a) de l’art. 1 pouvait s’appliquer aux démarches préalables au procès qui concer­nent une personne accusée d’une infraction ou sur le point de l’être. Toutefois, il a soutenu qu’en l’espèce, l’auto-accusation constituait le seul motif d’objection en vertu de l’alinéa (a) de l’art. 1 et qu’étant donné que cette question était expressé­ment traitée à l’alinéa (d) de l’art. 2, il n’y avait pas lieu de la considérer séparément et indépen­damment en vertu de l’alinéa (a) de l’art. 1. La valeur de cette prétention dépend de la façon dont on envisage la portée de l’alinéa (d) de l’art. 2, question sur laquelle l’avocat de l’appe­lant et le procureur de la Couronne ne s’entendent pas; par conséquent, j’examinerai l’étendue de la protection d’une personne contre son propre té­moignage, dans la mesure où l’alinéa (a) de l’art. 1 et l’alinéa (d) de l’art. 2 assurent cette protec­tion, après avoir exprimé mes motifs quant aux prétentions de l’appelant relativement à ce dernier alinéa.

Pour autant qu’il est possible, en se fondant sur le par. 2 de l’art. 223, de considérer que l’art. 223 contient en Iui-même une disposition de fond spé­cifique, je crois aussi que l’alinéa (a) de l’art. 1 de la Déclaration canadienne des droits ne le rend pas inopérant. A supposer que grâce à la dispo­sition «ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi», il est possible de contrôler le fond de la législation fédérale-question qui n’a pas directement été soulevée dans l’affaire Regina c. Drybones-il faudrait avancer des raisons convaincantes pour que la Cour soit fondée à exercer en l’espèce une compétence conférée par la loi (par opposition à une compétence conférée par la constitution) pour enlever tout effet à une disposition de fond dûment adoptée par un Parlement compétent à cet égard en. vertu de la consti­tution et exerçant ses pouvoirs conformément au principe du gouvernement responsable, lequel

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constitue le fondement de l’exercice du pouvoir législatif en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Ces raisons doivent se rapporter à des normes objectives et faciles à appliquer, qui doi­vent guider les tribunaux, si on veut que l’appli­cation régulière dont il est question à l’alinéa (a) de l’art. 1, permette d’annuler une loi fédérale par ailleurs valide. En l’espèce, aucune raison ni aucune norme fondamentale n’ont été énoncées. Quant à moi, je ne suis pas disposé à faire des conjectures à ce sujet.

Les décisions judiciaires américaines relatives aux cinquième et quatorzième amendements, por­tant sur l’application régulière de la loi quant aux règles de fond du droit, ne fournissent aucun motif sur lequel cette Cour pourrait se fonder pour pouvoir recourir à la clause de l’application régulière de la loi, renfermée à l’alinéa (a) de l’art. 1, afin de contrôler des dispositions législatives fédérales telles que l’art. 223 du Code criminel. S’il existe quelque analogie entre la Déclaration canadienne des droits et la Constitution américaine, elle doit se trouver dans les huit premiers amendements de cette dernière, qui restreignent les pouvoirs fédé­raux, et non pas dans le quatorzième amendement, qui porte sur le pouvoir des États.

Une question qui revient sans cesse dans les causes américaines jugées au cours du présent siècle est la mesure dans laquelle le quatorzième amendement (dont la première section confère aux citoyens des privilèges et des immunités, assure une protection égale et garantit l’application régu­lière de la loi) accorde une protection contre les mesures des États qui empiètent sur les droits ga­rantis dans les huit premiers amendements. Dans la Déclaration canadienne des droits, il n’est ques­tion d’aucune interaction de ce genre. Dans les motifs concordants qu’il a rendus dans la cause Adamson v. California[5], le regretté Juge Frank­furter a souligné que la clause de l’application ré­gulière, dans le cinquième amendement, ne sub­sume pas les garanties contre l’empiètement du pouvoir fédéral par ailleurs explicitement données dans les huit premiers amendements; c’est là une question opportune au Canada, abstraction faite d’une autre assertion de ce juge (que feu le Juge Black, dissident, a énergiquement rejetée), savoir que cette conclusion devrait être acceptée en ce qui

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concerne la clause de l’application régulière de la loi au quatorzième amendement. Comme dans les huit premiers amendements (qu’on peut appeler succinctement la Déclaration américaine des droits), dans la Déclaration canadienne des droits, la clause de l’application régulière de la loi n’est pas isolée; elle fait partie d’un ensemble incluant parmi les «droits de l’homme et les libertés fondamentales» protégés (1) la liberté politique, (2) le droit à un avocat, (3) le droit à un cautionnement raisonnable, (4) la protection contre son propre témoignage et (5) la protection contre les peines cruelles et inusitées. En plus de ces traits com­muns, la Déclaration américaine des droits accorde expressément une protection contre les perquisi­tions et les saisies déraisonnables, contre le double risque d’être déclaré coupable, et contre l’appro­priation, à des fins publiques, de biens appartenant à des particuliers sans qu’une juste indemnité soit versée.

Il a été reconnu que chacune de ces dernières dispositions était comprise dans la protection qu’accordait le quatorzième amendement (voir, respectivement, Mapp v. Ohio[6], Benton v. Maryland[7] et Chicago, Burlington etc. Ry. v. Chicago[8]); il en est de même pour la garantie fédérale du droit à un avocat dans les causes criminelles (voir Gideon v. Wainwright[9]), même s’il a fallu passer outre à une décision antérieure (voir Betts v. Brady[10]) . On a également passé outre à une autre décision avant d’inclure la protection contre l’auto-accusation dans les garanties du quatorzième amendement (voir Twining v. New Jersey[11] et Malloy v. Hogan[12]). Je mentionne ces arrêts pour montrer que, dans l’ensemble, les juges ont veillé jalousement à ce que les procédures criminelles dans les cours des États soient justes et, en ce do­maine, les garanties fédérales ont assuré une norme acceptable. Il n’existe aucun besoin sem­blable de préciser la portée de la clause cana­dienne de l’application régulière de la loi, puisqu’elle est accompagnée, dans la Déclaration des droits, des garanties précises que j’ai déjà men­tionnées.

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Toutefois, la question qui nous intéresse directement est plus large et concerne la mesure dans laquelle la clause de l’application régulière de la loi au cinquième amendement .a été utilisée pour freiner l’adoption des lois fédérales, compte non tenu des questions de régularité ou d’équité dans les procédures. Ici aussi, la jurisprudence est variée; entrent en jeu des questions de discrimina­tion déraisonnable, le degré d’immunité de l’entreprise privée à l’égard de la réglementation publique et les limites d’intervention admissible à l’égard de la faculté de contracter. Il semble qu’on ait aban­donné la norme de l’application régulière de la loi en matière d’économie (voir West Coast Hotel Co. v. Parrish[13]), lorsqu’on a constaté que les tri­bunaux s’engageaient dans le bourbier qu’est l’é­laboration des principes directeurs en matière de législation quand ils cherchaient à consacrer une théorie particulière, par exemple, la faculté inconditionnelle de contracter, qui n’était pas clai­rement exprimée dans la Constitution.

C’est également ce que je pense en ce qui concerne l’application régulière de la loi dans la Déclaration canadienne des droits. Le Parlement a traité d’une façon précise de certains genres de discrimination; il a employé des termes courants, quoique généraux, pour définir les garanties légales de liberté de religion, de parole, de réunion, d’association et de la presse; il a été encore plus précis dans l’énumération qu’il a faite à l’article 2, bien que même cet article soulève des difficultés d’interprétation. C’est avec une extrême prudence que j’aborde les termes très généraux de l’alinéa (a) de l’art. 1, même s’ils sont tempérés par l’ex-pression «ne s’en voir privé que par l’application régulière de la loi», dont le sens premier anglais a été éclipsé par les exigences constitutionnelles américaines, lorsqu’on me demande de les appli­quer pour annuler des dispositions législatives de fond validement adoptées par un Parlement dans lequel des représentants élus par le peuple jouent un rôle primordial. En l’espèce, pour décider que l’art. 223 enfreint le droit de l’appelant de ne se voir privé de la sécurité de sa personne que par l’application régulière de la loi, il faut certainement qu’il y ait plus qu’une substitution d’un jugement personnel au jugement du Parlement. Rien au dos­sier, que ce soit une preuve ou une matière extrinsèque

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recevable, ne peut étayer pareille déci­sion. De plus, je suis d’avis que les tribunaux peuvent reconnaître judiciairement que le Parlement a agi dans un domaine d’une grande impor­tance sociale, soit le coût, en vie humaines et en argent, des accidents de la route dus à la conduite d’un véhicule par une personne en état d’ébriété, lorsqu’il a adopté l’art. 223 et les dispositions connexes du Code criminel. Cette Cour sait que même lorsqu’on lui demande de statuer sur la constitutionnalité d’une loi, elle doit se garder de faire de la sagesse de la loi contestée le critère de sa constitutionnalité. A fortiori, il en est ainsi lorsqu’elle évalue une loi en partant d’une norme statutaire, pareille évaluation pouvant rendre inopérantes des mesures législatives fédérales.

Soutenir qu’en vertu de l’alinéa (b) de l’art. 1, l’art. 223 constitue une dénégation de la «protec­tion de la loi», équivaut en fait à dire qu’on ne pouvait modifier au détriment d’un éventuel prévenu le droit qui existait avant l’adoption de l’art. 223, lequel lui était plus favorable, sans en­freindre l’alinéa (b) de l’art. 1. Je ne vois pas le bien-fondé de cette prétention, basée sur la théo­rie de la «législation gelée». Il n’a pas été plaidé que l’appelant avait été privé de «l’égalité devant la loi» au sens de l’alinéa (b) de l’art. 1; il n’est donc pas nécessaire de se demander si ce dernier alinéa doit s’interpréter comme étant entièrement conjonctif, la déclaration relative à la protection de la loi renforçant la garantie de l’égalité devant la loi. Dans la cause Regina c. Drybones[14], cette Cour a signalé, p. 297, que le terme «loi» de l’alinéa (b) de l’art. 1 vise la législation fédérale, telle qu’elle est définie à l’art. 5 (2) de la Décla­ration canadienne des droits.

Cela m’amène à la dernière prétention de l’ap­pelant, fondée sur l’alinéa (d) de l’art. 2, celle qui a été plaidée le plus longuement.

En ce qui concerne l’alinéa (d) de l’art. 2, l’avocat de l’appelant a soulevé quatre arguments. D’abord, il soutient que l’agent de la paix qui agit en vertu de l’art. 223 (1) est visé par l’expression «autre autorité» de l’alinéa (d) de l’art. 2. Deux­ièmement, il soutient que le terme général «témoi­gner», à l’alinéa (d) de l’art. 2 (général en ce sens qu’il n’est pas expressément limité à un témoignage donné à une audience) a une portée

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assez étendue et (eu égard à l’objet de la Décla­ration des droits, exposé au préambule et à l’ar­ticle 1) devrait s’interpréter comme visant tant les résultats de tests physiques imposés que les déclarations orales faites sous la contrainte. Troi­sièmement, il soutient que l’alinéa (d) de l’art. 2 vise également les personnes qui peuvent devenir mais ne sont pas encore des parties ou des témoins et il signale la différence entre cet alinéa et l’alinéa (g) de l’art. 2 qui parle, entre autres, d’une partie ou d’un témoin devant une cour, une commission, un office, un conseil ou autre tribunal et assure l’assistance d’un interprète. Quatrièmement, il allègue que l’obligation qu’a le particulier de se soumettre avant le procès, sur demande d’un agent de la paix, à une analyse pouvant l’incrimi­ner, constitue une dénégation de la protection contre son propre témoignage, accordée à l’alinéa (d) de l’art. 2.

En réponse à ces quatre arguments, le procu­reur de la Couronne affirme que l’alinéa (d) de l’art. 2 ne peut être soumis au fractionnement que postulent ces arguments et que si on le compare, dans son ensemble, aux autres dispositions de l’art. 2, comme l’alinéa (g), il faut conclure que l’alinéa (d) vise les témoignages auto-accu­sateurs donnés sous la contrainte à une audience. Il est bien évident que l’art. 223 n’est pas de cet ordre.

Si le début de l’alinéa (d) de l’art. 2 («auto­risant une cour, un tribunal, une commission, un office, un conseil ou une autre autorité»), compte tenu du reste de l’alinéa, nous autorise à appliquer la règle ejusdem generis à l’expression «autre autorité», c’est là sans plus une réponse aux prétentions de l’appelant. Toutefois, l’appelant dit que l’énumération : d’une cour, d’un tribunal, d’une commission, d’un office, et d’un conseil est exhaustive et que par conséquent l’expression «autre autorité» peut bien viser un agent de la paix. Il fait mention des règles relatives aux aveux faits à l’occasion de déclarations à des «personnes ayant autorité», parmi lesquelles se trouvent évi­demment les agents de la paix.

A mon avis, la règle d’interprétation légale qui consiste à considérer l’ensemble d’une disposition contestée est particulièrement appropriée en l’es­pèce. Dans l’alinéa (d) de l’art. 2

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autorisant une cour, un tribunal, une commission, un office, un conseil ou une autre autorité à con­traindre une personne à témoigner si on lui refuse le secours d’un avocat, la protection contre son propre témoignage ou l’exercice de toute garantie d’ordre constitutionnel,

la juxtaposition des mots «si on lui refuse le secours d’un avocat» et «la protection contre son propre témoignage» facilite l’interprétation. Non seulement l’expression «autre autorité» ne doit pas être considérée indépendamment de ce qui suit : «à contraindre une personne à témoigner», mais elle doit également être reliée aux propositions ve­nant immédiatement après, la première étant «si on lui refuse le secours d’un avocat». Si nous ac­ceptions la prétention de l’appelant au sujet de l’expression «autre autorité», cela voudrait dire que (1) les mots «à contraindre une personne à témoigner» doivent s’interpréter comme signifiant, entre autres, «le fait de fournir la preuve de faits qui doivent être établis au procès» et (2) l’agent de la paix qui veut appliquer l’art. 223 doit, du moins si l’intéressé le demande, donner à celui-ci l’occasion de retenir un avocat. Il ne s’agirait pas alors du droit qu’a une personne arrêtée de retenir un avocat, droit spécifiquement prévu à l’art. 2(c) (ii) de la Déclaration canadienne des droits, mais de la revendication du droit de retenir les services d’un avocat chaque fois qu’un agent de la paix se voit dans l’obligation légale d’exiger d’un suspect qu’il donne des renseignements ou qu’il se soumette à une analyse. Je ne puis accepter que c’est là l’effet de l’art. 2(d) de la Déclaration cana­dienne des droits.

Toutefois, si l’on considère isolément l’expres­sion «autre autorité», on constate qu’elle s’insère bien dans le contexte de certaines lois comme la Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, et la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23. La première édicte que les fonc­tionnaires à l’immigration peuvent faire prêter des serments et recueillir des témoignages sous serment lorsqu’ils examinent des personnes demandant à être admises au Canada. De plus, elle prévoit la tenue d’enquêtes par un enquêteur spécial également autorisé à faire prêter des serments et à recueillir des témoignages sous serment, ces enquêtes pouvant aboutir à une ordonnance d’expul­sion. Même si l’enquêteur spécial pourrait être

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considéré comme constituant un «tribunal», un «office» ou un «conseil» au sens de l’art. 2(d), je suis d’avis que le fonctionnaire à l’immigration qui préside à un examen, appartient plus à la catégorie «autre autorité» qu’à l’une quelconque des caté­gories «cour, tribunal, commission, office, conseil».

La Loi relative aux enquêtes sur les coalitions prévoit la nomination d’un directeur des enquêtes et recherches qui, dans certaines circonstances, doit faire enquête sur des infractions imputées contrevenant à la Partie V de la loi; à cet égard, il peut obtenir d’un membre de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce l’autorisation d’interroger des personnes sous serment, de faire produire des livres et dossiers ou d’exiger des états écrits au sujet des affaires et des contrats ou conventions conclus par les personnes ou corpora­tions visées par l’enquête. Bien qu’il existe une cer­taine similitude entre les fonctions du directeur et celles d’un agent de la paix qui enquête sur un crime, la similitude disparaît quand le directeur mène une enquête dans laquelle un avocat a été nommé pour l’assister et dans laquelle des témoi­gnages sont recueillis sous serment. Il convient alors de considérer que le directeur est visé par l’expression «autre autorité», étant du genre déter­miné par les mots précédents : «cour, tribunal, commission, office, conseil» à l’alinéa (d) de l’art. 2 de la Déclaration canadienne des droits.

En leur qualité de fonctionnaires présidant à un examen et à une enquête, le fonctionnaire à l’im­migration, en vertu de la Loi sur l’immigration, et le directeur, en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, remplissent des devoirs d’un ordre différent de celui qu’un agent de la paix peut remplir en vertu de l’art. 223(1) du Code criminel. Je conclus donc que la tâche des agents de la paix, aux termes de l’art. 223(1), ne les assujettit pas à l’alinéa (d) de l’art. 2 de la Décla­ration canadienne des droits.

Cette question mise à part, je suis d’avis que l’extorsion d’un échantillon d’haleine, en l’absence de toute protection pour la personne en question contre l’utilisation de cet échantillon comme preuve contre lui, ne va pas à l’encontre de la garantie relative à son propre témoignage, telle qu’elle est exprimée à l’alinéa (d) de l’art. 2. Dans

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l’ensemble, je souscris à l’avis que le Juge en chef Freedman, du Manitoba, a exprimé dans la cause Regina v. McKay[15], dans laquelle étaient en jeu les mêmes considérations qu’en l’espèce; toutefois, il n’a pas directement traité de la question du témoignage auto-accusateur, comme l’a fait le Juge Fraser en l’espèce, mais il s’est contenté de parler du sens des expressions «autre autorité» et «témoigner».

J’aborde la question du témoignage auto-accu­sateur en faisant remarquer que l’obligation légale de fournir un échantillon d’haleine ne soulève en soi aucune question de preuve illégalement obte­nue et, a fortiori, aucune question de déclarations ou aveux illégalement obtenus. A cet égard, par conséquent, l’art. 223 ne met pas en jeu l’un des problèmes examinés en première instance et en appel dans la cause Procureur général du Québec c. Bégin[16].

Dans cette cause-là, le prévenu avait consenti à subir une analyse de sang, mais en cette Cour, on a prétendu, sans succès, que le défaut de le prévenir de l’utilisation probable des résultats de l’analyse empêchait la Couronne de les présenter en preuve. Cette Cour a conclu que les règles rela­tives à l’admissibilité des déclarations d’un prévenu n’entraient pas en ligne de compte dans le cas d’une prise de sang. Dans le jugement principal, le Juge Fauteux, alors juge puîné, a mentionné que l’explication que Wigmore donne de ces règles, selon lesquelles l’admissibilité dépend de la spon­tanéité, se fonde sur l’exclusion de déclarations auto-accusatrices qui sont peut-être fausses : Evi­dence, (3e éd. 1940), vol. 3, p. 250. Cette expli­cation ne s’applique pas aux résultats d’un test physique. Le jugement rendu par cette Cour dans la cause Fiché c. La Reine[17], même s’il étend la pro­tection des règles relatives aux aveux jusqu’à in­clure toute déclaration d’un prévenu à une personne ayant autorité, n’a par ailleurs aucune influence sur la question à l’étude.

En tenant compte de l’affaire Bégin et de la Déclaration canadienne des droits adoptée ulté­rieurement, il reste à décider si le fait de donner

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un échantillon d’haleine comme l’exige la loi, même si cela ne soulève aucune question d’aveux illégalement obtenus d’un prévenu, constitue néan­moins une forme d’auto-accusation visée par l’ali­néa (d) de l’art. 2. A cet égard, est pertinent le fait que le terme «personne» employé à l’alinéa (d) de l’art. 2, vise certainement tant un témoin qui n’est pas un prévenu qu’un prévenu. L’avocat de l’appelant soutient que le terme «personne» vise également le suspect auquel un agent de la paix fait une sommation en vertu de l’art. 223(1) et, de là, que l’obligation, à peine de sanction, de fournir un échantillon d’haleine, comporte une auto-accusation forcée en ce qui concerne l’accu­sation et le procès éventuels pour conduite en état d’ébriété.

Étant donné ce que j’ai déjà dit dans les présents motifs, cette prétention ne saurait tenir à moins qu’il ne soit décidé (1) que l’alinéa (d) de l’art. 2, relatif au témoignage d’une personne, va jusqu’à protéger un prévenu contre la présentation, par un tiers, d’une preuve obtenue de ce prévenu par la contrainte, et (2) que la protection contre l’auto-accusation comprend la protection contre l’utilisa­tion en preuve des résultats d’analyses incrimi­nantes imposées ou (eu égard aux termes de l’art. 224A(3) du Code criminel) interdit toute conclu­sion défavorable à l’accusé (ce qui entraînerait indirectement une auto-accusation forcée) du refus de se soumettre à des tests physiques. Évidem­ment, cette prétention élimine la distinction for­melle entre l’auto-accusation obligatoire et l’utili­sation des réponses ou de l’analyse contre une personne lors de procédures subséquentes.

En droit canadien, le prévenu demeure un témoin que la poursuite ne peut pas appeler à déposer. L’historique de cette question au Canada est rappelé par le Juge Cartwright, alors juge puîné, dans la cause Batary c. Attorney-General of Saskatchewan[18]. Est sous-entendue dans la première partie de la prétention précitée la pro-position que ce qui ne peut être obtenu par la contrainte directement d’un accusé à son procès ne saurait l’être avant le procès ou l’arrestation. Avant l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, on n’estimait pas incompatible avec la protection de l’immunité d’un prévenu qu’un tiers

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fasse au. sujet de l’apparence ou de la façon de s’habiller de ce dernier (pour donner deux exem­ples), un témoignage tendant à l’incriminer. Je parle uniquement de questions d’observation, in­dépendamment des autres choses que mentionne le Juge Fauteux dans l’affaire Bégin[19] et qui pourraient être imposées, mais sans autorisation de la loi à l’égard de pareille imposition. En outre, le prévenu ne pouvait pas, avant l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, et ne peut, depuis son adoption, alléguer l’existence de quelque immunité ou privilège contre l’admissibilité en preuve des faits qu’il a délibérément divulgués et qui ont trait à une accusation portée contre lui. Toutefois, il est soutenu que lorsqu’une loi oblige une personne à coopérer à son auto-accu­sation, l’art. 2(d) de la Déclaration canadienne des droits devrait s’interpréter de façon à empêcher la présentation contre cette personne des résultats de sa coopération, ou de son refus de coopérer, dans des procédures subséquentes.

Indépendamment de l’art. 2(d) et des questions de constitutionnalité, comme celle qui s’est posée dans l’affaire Batary, précitée, les lois qui obligent une personne à divulguer des faits ou à se soumet­tre à des analyses pouvant l’incriminer ne soulè­vent la question de l’étendue du privilège relatif à la protection d’une personne contre son propre témoignage qu’à l’égard de l’admissibilité des faits divulgués ou des résultats des analyses dans des procédures subséquentes. Cette question a récem­ment été traitée par Heydon, Statutory Restric­tions on the Privilege against Self-Incrimination, (1971) 87 Law Q. Rev. 214; elle l’a également été dans le jugement que cette Cour a rendu dans la cause Walker c. Le Roi[20]. Ce qui est en jeu, c’est la clarté de la loi qui impose l’obligation et la question de savoir si, quand la loi est ambiguë ou silencieuse sur la question de l’admissibilité, le privilège relatif à la protection d’une personne contre son propre témoignage peut être invoqué à l’encontre de l’admissibilité de pareille preuve. En l’espèce, il est reconnu qu’à moins que l’ap­pelant puisse invoquer l’art. 2(d) de la Déclara­tion canadienne des droits, il ne peut échapper à l’effet évident des art. 223 et 224A(3) du Code criminel.

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L’article 2(d) ne garantit pas l’application générale du privilège relatif à la protection d’une personne contre son propre témoignage; au contraire, il vise des cas précis. La Cour suprême des Etats-Unis a fait face, dans la constitution, à une déclaration plus générale de ce privilège; le passage pertinent du cinquième amendement édicte que personne [TRADUCTION] «ne peut être con­traint de témoigner contre lui-même dans une cause criminelle». Bien que le terme «témoigner» pourrait s’interpréter strictement, le contexte du cinquième amendement n’est pas aussi restrictif que celui de l’art. 2(d), qui relie la protection d’une personne qui a droit à cette protection au témoignage qu’elle donne sur l’ordre d’une cour ou d’un tribunal semblable. Le libellé du cinquiè­me amendement n’est pas aussi précis; il a été dé­cidé qu’il était assez général pour que le privilège s’applique aux «interrogatoires en cours de dé­tention» (expression employée dans la cause Miranda v. Arizona[21], les déclarations ainsi obte­nues étant irrecevables en l’absence de garanties précises quant à la procédure, comme c’est le cas devant une cour ou un tribunal.

Une semaine après avoir rendu sa décision dans l’affaire Miranda, la Cour suprême des États-Unis a conclu que le privilège ne s’appliquait pas aux «prises de sang en cours de détention» d’un prévenu. Dans la cause Schmerber v. California[22], il a été décidé dans un jugement majoritaire que la prise d’un échantillon de sang d’un accusé sur l’ordre d’un agent de la paix, malgré l’objection de l’accusé, pendant que celui-ci était en état d’arrestation et se trouvait à l’hôpital pour traitement de blessures subies dans un accident de la route, et l’admission en preuve, contre le prévenu, de l’analyse lors d’un procès pour avoir conduit en état d’ébriété, ne violaient pas le privilège accordé par le cinquième amendement contre l’obli­gation «de témoigner contre lui-même dans une cause criminelle», privilège auquel, dans la cause Malloy v. Hogan, précitée, il a été décidé que les États ne pouvaient toucher en vertu du qua­torzième amendement. La majorité de la Cour, représentée par le Juge Brennan, a formulé la question en ces termes (p. 761) :

[TRADUCTION] Nous ... devons maintenant décider si la prise de sang et l’admission en preuve de l’ana

lyse en question en l’espèce violent le privilège du requérant. Nous décidons que le privilège protège le prévenu uniquement contre l’obligation de témoigner contre lui-même, ou d’autrement fournir à l’État une preuve, sous forme de témoignage ou de communi­cation, et que la prise de sang et l’utilisation de l’analyse en question en l’espèce n’étaient pas obte­nues par la contrainte à ces fins.

Bref, il est d’avis que : [TRADUCTION] «le privilège vise les communications d’un prévenu, sous quelque forme que ce soit, et l’imposition d’actes également de la nature d’une communication, par exemple, l’obligation de se conformer à un subpoena ordonnant la production de certains docu­ments» (pp. 763-4). Le juge Brennan a pris garde d’accepter littéralement la distinction entre l’obligation de faire une communication ou un témoignage et l’obligation qui fait d’un suspect ou d’un prévenu la source d’une preuve réelle ou matérielle; il a signalé que certains tests physiques, par exemple, l’utilisation d’un détecteur de men-songes, peuvent tendre à obtenir des résultats de nature essentiellement testimoniale. Toutefois, ce n’était pas le cas qui se présentait à lui.

L’avis de la minorité dans l’affaire Schmerber est exprimé dans les motifs de feu le Juge Black selon qui : [TRADUCTION] «Tirer la conclusion que l’obligation pour une personne de fournir un échantillon de son sang afin d’aider l’État à éta­blir sa culpabilité n’équivaut pas à l’obligation, pour cette personne, de témoigner contre elle-même, semble un vrai tour de force» (p. 773). Le Juge Black a remarqué que la majorité a refusé d’adopter la vue étroite de Wigmore selon qui le privilège de la protection contre l’auto-accusation empêche simplement l’utilisation de déclarations incriminantes obtenues par la con­trainte et venant de la bouche même de la personne; mais, cela étant, il n’a pu voir aucune dis­tinction entre le fait de reconnaître le privilège relativement aux papiers du prévenu et de ne pas le reconnaître dans le cas d’une analyse de son sang, qui a le même effet qu’une communication.

Cette Cour a mentionné le point de vue de Wigmore, dans l’affaire Begin, puis elle l’a de nouveau favorablement mentionné dans le Renvoi sur la validité de l’article 92(4) du Vehicles Act, 1957 (Sask.) [23], (voir, par exemple, le Juge Rand,

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p. 618,) [TRADUCTION] «J’interprète la règle de l’immunité contre une preuve incriminante com­me visant uniquement une preuve de nature testi­moniale»). D’autre part, il semble que dans l’affaire Schmerber la Cour suprême des États-Unis a décidé à l’unanimité qu’au moins les paroles et communications obtenues par la contrainte d’un suspect ou d’un prévenu en détention sont couvertes par le privilège conféré par le cinquième Amendement, qu’on cherche à les présenter en preuve directement, par celui qui se réclame du privilège, ou indirectement, par un tiers. Est peut-être logique l’opinion que les paroles et commu­nications qui ne peuvent être obtenues par la contrainte d’un prévenu devant le tribunal ne de­vraient pas pouvoir l’être lors de son interrogatoire hors de Cour. Quoi qu’il en soit, abstraction faite de toute logique en ce qui concerne l’étendue du privilège relatif à l’auto-accusation, que ce soit aux Etats-Unis ou ailleurs, le texte qui s’applique en l’espèce est l’art. 2(d). La formulation de ce privilège, à l’art. 2(d), est restreinte; indépen­damment de la question de savoir si, advenant le cas où il s’applique en l’espèce, cet article viserait l’obligation de fournir un échantillon d’haleine ainsi que les paroles et communications obtenues par la contrainte, je ne puis interpréter l’art. 2(d) comme faisant plus que rendre inopérante toute règle de droit fédérale, énoncée dans une loi formelle ou non, qui obligerait quelqu’un à s’ac­cuser devant une cour ou un tribunal semblable en fournissant une preuve, sans en même temps le protéger contre l’utilisation de cette preuve contre lui. Je n’examinerai pas ici la portée du terme «preuve», puisque cette question ne se pose pas en l’espèce.

Cette interprétation de l’art. 2(d) signifie, dans le cas d’un prévenu, qu’on ne peut l’obliger à témoigner à moins de passer expressément outre à la Déclaration canadienne des droits, tel que prévu au début de l’art. 2 de cette dernière. La version française de l’art. 2(d) : «à contraindre une personne à témoigner si on lui refuse ... la protection contre son propre témoignage ...» vient à l’appui de cette interprétation de la version anglaise. De fait, de mon interprétation de l’art. 2(d), il découle que l’obligation de fournir un échantillon d’haleine et la présentation de l’analyse en preuve (si elle est régulièrement prévue),

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et, subsidiairement, l’établissement d’une sanction pour refus injustifié de fournir l’échantillon d’ha­leine ne peuvent pas être valablement contestés en vertu de cette disposition de la Déclaration canadienne des droits.

Par conséquent, les prétentions de l’appelant fondées sur l’art. 2(d) doivent être rejetées. Il reste à examiner si le privilège aurait, en vertu de l’art. 1(a), un autre effet, en plus de celui qui lui est reconnu à l’art. 2(d), qui rendrait l’art. 223 inopérant. Il serait spécieux de soutenir que la possibilité d’une auto-accusation constitue une excuse raisonnable au sens de l’art. 223(2) et que le paragraphe n’est pas autrement touché. En accueillant cette prétention, on enlèverait à la disposition autant d’effet que si le privilège re­latif à l’auto-accusation avait été invoqué contre la disposition dans son ensemble. Il ne s’agit donc pas de déterminer si le fait qu’il y a auto-accusa­tion ou possibilité d’auto-accusation est visé par l’exception prévue à l’art. 223(2), mais si l’ensemble de cet article est inopérant pour ce motif, en vertu de la garantie de l’application régulière de la loi prévue à l’art. 1(a).

Je ne crois pas que la Déclaration canadienne des droits puisse s’interpréter comme abordant fragmentairement la question du privilège relatif à la protection d’une personne contre son propre témoignage. L’évolution, au Canada, de ce privi­lège, qui est tiré de la common law anglaise, est bien représentée dans la façon dont il est énoncé à l’art. 2(d) : voir Wigmore on Evidence (révi­sion McNaughton, 1961), #2250, pp. 284 et s. L’étendue ou l’orientation du privilège peut être une toute autre chose, comme le prouve la formu­lation de ce privilège dans la constitution améri­caine. A moins qu’à l’art. 2(d), où le privilège est énoncé, l’orientation l’emporte sur l’évolution historique, et j’ai déjà traité de cet article 2(d) à cet égard, je ne crois pas que l’art. 1(a), qui ne fait pas mention du privilège et dont les termes ne fournissent aucune justification historique de l’y inclure, puisse être interprété comme protégeant également un prolongement du privilège défini à l’art. 2(d).

Sans doute, les termes généraux de l’art. 1(a) peuvent évoquer des matières, autres que la pro­tection contre l’auto-accusation, contre lesquelles on peut demander la protection de cet article,

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quand ces matières ne sont pas spécifiées ailleurs dans la Déclaration canadienne des droits. Je ne me propose pas de faire des conjectures à leur sujet; elles feront peut-être un jour l’objet d’une décision, mais en l’espèce., la prétention que je dois examiner est que bien qu’un article de la loi traite expressément de la protection d’une personne contre son propre témoignage, cette Cour devrait conclure qu’une autre disposition de la même loi traite de cette question, sans toutefois le faire de façon expresse.

Il faut faire une distinction en ce qui concerne ce privilège, dictée par son application au Canada et aux États-Unis. Le moment où le privilège peut être invoqué au cours de procédures criminelles est une chose; ce que le privilège vise alors en est une autre. Je conclus que le stade où il peut être invo­qué est fixé à l’art. 2(d) et je ne crois pas pouvoir me fonder sur l’art. 1(a) pour l’appliquer à un autre stade des procédures de façon à le faire jouer efficacement contre l’art. 223.

Je suis d’avis de rejeter l’appel.

Le jugement des Juges Martland et Judson a été rendu par

LE JUGE MARTLAND-Je suis d’avis de rejeter le présent appel. Je souscris aux motifs de mon collègue le Juge Laskin. Je souscris également aux motifs de mon collègue le Juge Ritchie, mais, ce faisant, je n’adopte pas comme finale une défini­tion précise de l’expression «application régulière de la loi», employée à l’al. (a) de l’art. 1 de la Déclaration canadienne des droits.

LE JUGE RITCHIE-J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Laskin et je conviens que l’appel doit être réglé comme il le propose.

En l’espèce, l’appelant a été accusé, en vertu de l’art. 223 du Code criminel d’avoir, sans excuse raisonnable, fait défaut ou refusé d’obtempérer à une sommation qui lui était faite par un agent de la paix aux termes de l’art. 223(1) de fournir un échantillon de son haleine propre à permettre de faire une analyse en vue d’établir, s’il y avait lieu, la proportion d’alcool dans son sang. En première instance, la plainte a été rejetée pour le motif que l’art. 223 du Code criminel était inopérant à cause

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de la Déclaration canadienne des droits. On a demandé au savant juge de première instance de soumettre la question suivante pour qu’elle soit tran­chée par voie d’exposé de cause, ce qu’il a fait :

[TRADUCTION] Ai-je commis une erreur de droit en décidant que l’article 223 du Code criminel et Par­ticle 224A(3) du Code criminel sont inopérants parce qu’ils vont à l’encontre de la Déclaration cana­dienne des droits?

Les articles pertinents du Code criminel et de la Déclaration canadienne des droits (ci-après appe­lée «la Déclaration des droits») sont cités au com­plet dans les motifs de mon collègue le Juge Laskin.

La question soumise dans l’exposé de cause a été étudiée au long par le Juge Fraser, qui a répondu par l’affirmative; sa décision a été confirmée sans motifs écrits par la Cour d’appel de l’Ontario[24].

La permission d’interjeter appel à cette Cour ayant été accordée, le principal motif invoqué par l’appelant est que les art. 223 et 224A(3) ne peuvent pas s’appliquer sans restreindre le droit de l’appelant à «la protection contre son propre té­moignage» et que ces articles sont donc inopérants parce qu’ils vont à l’encontre de l’article 2(d) de la Déclaration des droits.

Il a également été plaidé qu’étant donné que les art. 223 et 224A(3) ont pour effet d’autoriser un agent de la paix à obliger un citoyen à se soumettre à une analyse de son haleine pouvant l’incriminer si elle est présentée en preuve contre lui lors de son procès, ces articles violent le droit du particu­lier de ne se voir privé de la sécurité de sa per-sonne que «par l’application régulière de la loi», garantie reconnue à l’article 1(a) de la Déclara­tion des droits.

En concluant que les articles contestés du Code criminel ne violent pas la clause de «l’application régulière de la loi» de l’article 1(a) de la Déclara­tion des droits, mon collègue le Juge Laskin a fait une étude longue et instructive du sens de l’expres­sion «application régulière de la loi» ; il y parle de l’origine de cette expression et de son application dans les décisions de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique. Comme lui, je conviens que les

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art. 223 et 224A ne violent pas l’art. 1(a) de la Déclaration des droits, mais je préfère fonder ma conclusion sur le fait que, à mon avis, le sens des termes de la Déclaration des droits est le sens qu’ils avaient au Canada au moment de l’adoption de la Déclaration; par conséquent, à mon avis, l’expression «application régulière de la loi» employée à l’article 1(a) doit s’interpréter comme signifiant «selon les voies de droit reconnues par le Parlement et par les tribunaux canadiens».

Comme je l’ai dit, je crois que la question qui se pose réellement en l’espèce est celle de savoir si les art. 223 et 224A(3 ), pour autant qu’ils édictent qu’un particulier peut être obligé de fournir un échantillon de son haleine pouvant par la suite être utilisé contre lui lors de son procès, consti­tuent en fait une «auto-accusation» imposée et res­treignent ainsi le droit du particulier à «la protec­tion contre son propre témoignage», garantie reconnue à l’art. 2(d) de la Déclaration des droits.

En conformité de l’opinion que j’ai déjà expri­mée quant au sens à donner aux termes de la Déclaration des droits, je préfère fonder mon opi­nion en ce qui concerne le sens de l’expression «protection contre son propre témoignage» de l’art. 2(d) sur les arrêts de cette Cour, plus parti­culièrement les arrêts Procureur général du Québec c. Bégin[25] et Renvoi sur la validité de l’article 92(4) du Vehicles Act, 1957 (Sask.)[26].

Dans les motifs qu’il a rendus dans cette der­nière cause, le Juge en chef actuel, se fondant sur l’affaire Bégin, dit ce qui suit :

[TRADUCTION] De fait, la règle relative aux aveux qui exige une mise en garde, vise uniquement les déclarations auto-accusatrices du prévenu et a pour but d’exclure les déclarations fausses. La règle rela­tive aux aveux n’a pas pour objet ou pour but les conditions incriminantes du corps, des traits, des empreintes digitales, des vêtements ou du comporte-ment du prévenu, que d’autres observent ou décèlent et signalent finalement en témoignant dans les procé­dures judiciaires.

Par conséquent, je crois que l’expression «pro­tection contre son propre témoignage» de l’art. 2(d) de la Déclaration des droits doit s’interpréter

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comme signifiant la protection contre les «déclara­tions auto-accusatrices» et comme ne visant pas «les conditions incriminantes du corps», telles que la proportion d’alcool dans l’haleine ou dans le sang.

Je ne crois pas nécessaire de faire une étude plus poussée de l’interprétation de cette expression de la Déclaration des droits.

Comme je l’ai dit, je suis d’avis de régler cet appel comme le propose mon collègue le Juge Laskin.

Appel rejeté.

Procureurs de l’appelant : Charron & Walker, Toronto.

Procureur de l’intimée : Le Procureur général de l’Ontario, Toronto.

[Collection ScanLII]

[1] [1971] 3 O.R. 167, 4 C.C.C. (2d) 24.

[2] [1971] 3 O.R. 167, 4 C.C.C. (2d) 24.

[3] [1970] R.C.S. 282, 10 C.R.N.S. 334, 71 W.W.R. 161, [1970] 3 C.C.C. 355, 9 D.L.R. (3d) 473.

[4] (1952), 342 U.S. 165.

[5] (1947), 332 U.S. 46.

[6] (1961), 367 U.S. 643.

[7] (1969), 395 U.S. 784.

[8] (1897), 166 U.S. 226

[9] (1963), 372 U.S. 335.

[10](1942), 316 U.S. 455. 10

[11](1908), 211 U.S. 78. 11

[12](1964), 378 U.S. 1.

[13] (1937), 300 U.S. 379.

[14] [1970] R.C.S. 282 à 297

[15] (1971), 20 D.L.R. (3d) 336, 15 C.R.N.S. 325, [1971] 4 W.W.R. 299, 4 C.C.C. (2d) 45.

[16] [1955]1 R.C.S. 593, 21 C.R. 217, 112 C.C.C. 209

[17] [1971] R.C.S. 23, 12 C.R.N.S. 222, 74 W.W.R. 674, [1970] 4 C.C.C. 27, 11 D.L.R. (3d) 700.

[18] [1965] R.C.S. 465, 46 C.R. 34, 51 W.W.R. 449

[19] [1955] R.C.S.593 à 602

[20] [1939] R.C.S. 214, 71 C.C.C 305, 119391 2 D.L.R. 353.

[21] (1966), 384 U.S. 436. 21

[22] (1966), 384 U.S. 757.

[23] [1958] R.C.S. 608, 121 C.C.C. 321, 15 D.L.R. (2d) 225.

[24] [1971] 3 O.R. 167, 4 C.C.C. (2d) 24.

[25] [1955] R.C.S. 593, 21 C.R. 217, 112 C.C.C. 209, [1955] 5 D.L.R. 394.

[26] [1958] R.C.S.. 610, 121 C.C.C. 321, 15 D.L.R. (2d) 225.


Synthèse
Référence neutre : [1972] R.C.S. 889 ?
Date de la décision : 01/05/1972

Parties
Demandeurs : Curr.
Défendeurs : Sa Majesté la Reine
Proposition de citation de la décision: Curr. c. La Reine, [1972] R.C.S. 889 (1 mai 1972)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1972-05-01;.1972..r.c.s..889 ?
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