La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

20/03/1970 | CANADA | N°[1970]_R.C.S._804

Canada | Ciglen c. R., [1970] R.C.S. 804 (20 mars 1970)


Cour suprême du Canada

Ciglen c. R., [1970] R.C.S. 804

Date: 1970-03-20

Samuel Ciglen (Plaignant) Appelant;

et

Sa Majesté la Reine (Défendeur) Intimée.

1969: les 21, 22, 23, 24 et 27 octobre; 1970: le 20 mars.

Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO.

APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario[1], écartant un verdict d’acquittement et ordonnant d’inscrire un jugement de culpabilité contre

l’appelant. Appel rejeté, le Juge en Chef Cartwright et le Juge Hall étant dissidents.

[Page 807]

George D. Finlayson, c...

Cour suprême du Canada

Ciglen c. R., [1970] R.C.S. 804

Date: 1970-03-20

Samuel Ciglen (Plaignant) Appelant;

et

Sa Majesté la Reine (Défendeur) Intimée.

1969: les 21, 22, 23, 24 et 27 octobre; 1970: le 20 mars.

Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO.

APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario[1], écartant un verdict d’acquittement et ordonnant d’inscrire un jugement de culpabilité contre l’appelant. Appel rejeté, le Juge en Chef Cartwright et le Juge Hall étant dissidents.

[Page 807]

George D. Finlayson, c.r. et Burton Tait, pour l’appelant.

W. B. Williston, c.r., P. A. Hess, c.r., et W. C. Graham, pour l’intimée.

Le jugement du Juge en Chef Cartwright et du Juge Hall a été rendu par

LE JUGE EN CHEF (dissident) — Le libellé de l’acte d’accusation de l’appelant et de Morris Black ainsi que le déroulement de l’affaire en première instance et en appel sont relatés dans les motifs de mon collègue le Juge Spence que j’ai eu le privilège de lire; dans la mesure du possible, je me garderai donc de répéter.

Le 26 décembre 1966, à l’issue du procès qu’il a présidé et qui a duré 115 jours, le Juge Rogers a pris l’affaire en délibéré. Le 28 février 1967, le savant Juge rendait oralement la décision suivante:

[TRADUCTION] Dans le cas de Samuel Ciglen et de Morris Black, comme je l’ai déclaré dans mes motifs de jugement qui comptent cent dix-sept pages et qu’on peut se procurer au secrétariat des Juges, je ne puis inférer de la conduite des accusés et de l’accumulation des éléments de preuve que la conspiration décrite dans l’acte d’accusation a existé. Les accusés Ciglen et Black sont acquittés.

Vers le début de ses motifs, le savant Juge résume la preuve de la poursuite comme suit:

[TRADUCTION] L’accusation est portée contre Ciglen et Black; ils sont les seules personnes inculpées par l’acte d’accusation et il est fait état d’un seul chef de conspiration pour commettre une seule infraction, savoir celle d’éluder le paiement d’impôt sur le revenu pour l’année 1956 en dissimulant du revenu imposable desdits Samuel Ciglen et Morris Black. La poursuite soutient que les accusés ont réalisé des bénéfices considérables par la vente d’actions de Great Sweet Grass et de Kroy, actions qu’ils avaient obtenues dans les affaires suivantes:

(a) L’affaire Pitt.

(b) L’affaire Depositors Mutual.

(c) L’affaire Kroy-Fulton.

(d) L’affaire Kroy-Coronet.

La thèse de la poursuite est la suivante: les bénéfices découlant de la vente des actions appartiennent

[Page 808]

aux accusés qui, afin d’éluder le paiement des impôts sur ces gains, ont désigné les sociétés et les fiducies comme les personnes ayant droit à la majeure partie des bénéfices, puis ils se sont arrangés pour les conserver pour eux seuls; quant aux bénéfices non assignés de cette façon, ils les ont dissimulés.

L’expression «les sociétés et les fiducies» désigne quelques-uns de ceux qui ont été nommés comme conspirateurs dans l’acte d’accusation ou dans les précisions données pour la poursuite.

La Cour d’appel[2] a confirmé l’acquittement de Black et elle a jugé qu’elle ne pouvait infirmer les conclusions du savant Juge de première instance quant aux affaires Pitt, Depositors Mutual et Kroy-Coronet. Pour accueillir l’appel de la poursuite et rendre un verdict de culpabilité contre Ciglen, la Cour d’appel s’est fondée sur les conclusions du savant Juge de première instance au sujet des transactions dans l’affaire Kroy-Fulton et de la disposition des bénéfices ainsi réalisés, La Cour d’appel est d’avis que les conclusions du savant Juge de première instance sur cette partie du litige contiennent de graves erreurs de droit et que, une fois ces erreurs corrigées, les faits constatés par lui conduisent inévitablement à la conclusion que Ciglen est coupable de l’infraction dont il est inculpé.

Dans La Reine c. Warner[3], cette Cour a décidé que lorsqu’un acquittement est fondé sur des moyens distincts, dont l’un ne comporte pas une question de droit seulement, un tribunal d’appel dont la compétence en appel d’un acquittement est restreinte aux moyens d’appel comportant une question de droit seulement, n’a pas le pouvoir de modifier le jugement d’acquittement, même si certains motifs sur lesquels ce jugement repose comportent des questions de droit seulement. Dans l’application de cette règle, on doit se rappeler qu’il se peut qu’un motif qui, de prime abord, semble être un motif de fait seulement, ou un motif mixte de fait et de droit, soit entaché d’erreur de droit au sens strict du mot. Voici un exemple simple: on pourrait attaquer avec succès un jugement prononcé en ces

[Page 809]

termes: «J’acquitte l’inculpé parce que je ne suis pas convaincu que la preuve apportée a établi sa culpabilité hors de tout doute raisonnable» en démontrant que la Cour a commis l’erreur de ne pas tenir compte d’un élément de preuve essentiel, admissible en droit et dûment offert par la poursuite. Dans un tel cas, la Cour d’appel aurait indéniablement compétence pour écarter le jugement d’acquittement et ordonner un nouveau procès. Les divergences d’opinion en cette Cour dans La Reine c. Warner, n’étaient pas sur la portée de la règle, mais bien sur l’interprétation de la décision du tribunal d’instance inférieure.

Dans la présente affaire, l’avocat de l’appelant soutient que le savant Juge de première instance a fondé sa décision sur plusieurs motifs distincts comportant des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit et que, pour cette raison, la Cour d’appel aurait dû rejeter l’appel. Le bien-fondé de cette prétention est évidemment une question de droit, au sujet de laquelle on peut se pourvoir en cette Cour en vertu de l’art. 597(2) (a) du Code criminel

Vu le libellé de l’inculpation, il appartenait à la poursuite, pour établir la culpabilité de l’inculpé, de prouver hors de tout doute raisonnable: (i) que les bénéfices découlant de la vente des actions de Great Sweet Grass Oils Limited et de Kroy Oils Limited durant l’année d’imposition 1956 étaient vraiment ceux de l’inculpé; (ii) que ces bénéfices constituent un revenu imposable; (iii) que Ciglen a conspiré pour dissimuler ce revenu imposable; et (iv) qu’il a agi ainsi pour éluder le paiement de l’impôt établi sur ce revenu en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu.

S’il était prouvé que Ciglen s’est entendu avec une ou plusieurs autres personnes pour éluder volontairement le paiement de l’impôt exigible, l’infraction dont on l’accuse serait complète, même si la réalisation de ce projet a été contrecarrée; mais pour étayer une condamnation, la poursuite est tenue d’établir que, menée à bon terme, l’entente aurait eu pour résultat l’infraction créée par l’art. 132(1) (d) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Comme il arrive souvent dans les procès intentés sur une accusation de conspira-

[Page 810]

tion, il n’existe pas de preuve directe de l’entente que mentionne l’accusation. La poursuite demande que le tribunal déduise cette conclusion du fait que l’infraction projetée, soutient‑elle, a effectivement été commise.

A la page 106 de ses motifs, le savant Juge de première instance déclare ce qui suit:

[TRADUCTION]… Pour examiner cette affaire dans toute son ampleur du point de vue d’une conspiration pour commettre un acte illicite, je suis d’avis qu’il incombait à la poursuite de démontrer qu’il y avait fraude fiscale. La preuve offerte ne me permet pas de dire que les fonds en question sont assujettis à l’impôt.

Il reprend la même conclusion ailleurs dans ses motifs (à la p. 102):

[TRADUCTION]… Dans les circonstances, vu la preuve offerte et même en donnant tout le poids possible à la preuve de la poursuite, cette Cour ne peut déterminer si les bénéfices ainsi réalisés sont, hors de tout doute raisonnable, du revenu entre les mains des deux accusés, plutôt que des gains de capital.

et, plus loin (à la p. 114):

[TRADUCTION]… Il semble à cette Cour qu’il incombe à la poursuite de démontrer qu’il y a fraude fiscale par dissimulation. Cependant, devant la preuve globale offerte, je suis incapable de déterminer si les fonds en question sont assujettis à l’impôt et, pour ce motif parmi d’autres, je ne puis tirer de déduction concluante.

Comme je l’ai souligné, la poursuite devait de toute nécessité prouver que les bénéfices en question constituent du revenu imposable et la conclusion du savant Juge de première instance à l’effet que la preuve ne l’a pas convaincu sur ce point est, à première vue, funeste à la poursuite.

De l’avis de la Cour d’appel, cependant, une erreur de droit a vicié cette conclusion, car le savant Juge de première instance l’a fondée sur la prémisse que le ministre du Revenu national doit de toute nécessité déterminer si les bénéfices constituent des gains de capital ou du revenu imposable avant qu’une poursuite criminelle puisse être menée à bien. Si le savant Juge de première instance avait ainsi raisonné, il aurait indubitablement commis une erreur de droit, mais

[Page 811]

la lecture de ses motifs me convainc qu’il ne l’a pas fait. Il semble bien dire que, s’il y avait eu cotisation du ministre traitant les bénéfices comme du revenu imposable, c’est aux accusés qu’aurait incombé le fardeau de prouver le contraire. Ce raisonnement serait juste dans une poursuite civile, toutefois, il n’en va pas de même dans une poursuite criminelle; mais il est inutile de poursuivre dans cette voie puisqu’il n’y a pas eu de cotisation.

A mon avis, l’extrait suivant des motifs du savant Juge de première instance (aux pages 82 et 83) indique clairement qu’il a rejeté la prétention de l’avocat des inculpés à l’effet que la poursuite devait nécessairement démontrer qu’une cotisation a été établie:

[TRADUCTION] L’avocat de l’accusé Ciglen a argué que l’infraction à l’article 132(1) (d) de la Loi de l’impôt sur le revenu consistant à éluder volontairement le paiement d’un impôt prévu dans la loi ne saurait exister sans l’établissement d’une cotisation; en d’autres mots, le seul délit qu’envisage la Loi de l’impôt sur le revenu serait celui d’éluder le paiement d’impôts effectivement cotisés. La Loi de l’impôt sur le revenu ne donne aucune définition des deux mots «impôt établi»; il faut donc trouver ailleurs le sens à leur attribuer. L’article 139(1) (ba) édicté que «l’impôt exigible d’un contribuable» signifie l’impôt par lui payable, tel que le fixe une cotisation ou nouvelle cotisation, sous réserve de changement sur opposition ou appel, s’il en est, d’après les dispositions pertinentes de la Loi.

Le fait est dans la présente cause qu’en aucun temps Ciglen et Black ne furent cotisés sur les bénéfices découlant de la vente des actions de Kroy et de Great Sweet Grass dont il est question ici et, à mon avis, le sens ordinaire du mot «établi» n’emporte pas nécessairement la notion ou l’implication de «cotisation» ou de calcul d’un montant. Il s’agit simplement de l’assujettissement à l’impôt.

Il est évident que si le savant Juge de première instance avait fait sienne la prétention de l’avocat de Ciglen sur ce point, il aurait rejeté l’accusation et n’aurait pas en besoin d’énoncer ses motifs en plus de cent pages. Comme je lis ses motifs, le savant Juge de première instance ne s’est pas fondé sur l’abence de cotisation par le ministre, mais bien sur sa propre évaluation de la preuve, pour conclure qu’il n’était pas con-

[Page 812]

vaincu que les bénéfices en cause constituent du revenu imposable. Qu’il ait tiré une conclusion juste ou erronée n’est pas une question de droit seulement.

Le savant Juge de première instance a exposé, à la page 114, un autre motif sur lequel il s’est fondé pour prononcer l’acquittement:

[TRADUCTION] Ayant traité des rapports P.O.G.N. qui, en droit, constituent une preuve à la fois en faveur de Ciglen et contre lui, je dois dire qu’ils ont fait naître en mon esprit un doute raisonnable sur sa culpabilité à l’égard de l’accusation de conspiration portée contre lui.

La Cour d’appel a critiqué cette conclusion en soulignant que, après avoir conclu que Ciglen était le véritable propriétaire des actions dont la vente a donné les bénéfices réalisés dans l’affaire Kroy-Fulton et qu’il avait disposé de ces actions comme de son bien propre, le savant Juge de première instance ne pouvait pas considérer que les rapports P.O.G.N. en attribuant ces bénéfices à Torny Financial Corporation Ltd. soulèvent un doute sur la culpabilité de l’inculpé. Si l’on convient de l’impossibilité d’invoquer les rapports P.O.G.N. pour soulever un doute sur le droit de Ciglen aux avantages découlant des actions en question, ces rapports peuvent néanmoins faire naître un doute sur l’intention coupable de Ciglen d’éluder le paiement de l’impôt. De l’avis du savant Juge de première instance, l’attribution des bénéfices à Torny n’était pas nécessairement incompatible avec l’existence d’une intention honnête de Ciglen et elle était tout aussi compatible avec l’intention d’éviter l’impôt, c’est-à-dire, d’adopter légalement des mesures qui ne donnent pas lieu à l’imposition, qu’avec l’intention d’éluder l’impôt. Je le répète, la question de savoir si cette opinion est juste ou erronée n’est pas une question de droit seulement. La distinction bien connue et très importante à faire entre les mots éviter et éluder, en droit fiscal, a été soulignée récemment dans une décision unanime de la Cour d’appel du Territoire du Yukon, rendue par le Juge McFarlane, dans The Queen v. Regehr[4], où la Cour a décidé qu’une accusation rédigée en

[Page 813]

anglais «d’avoir volontairement évité («avoid») le paiement d’un impôt établi en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu en ne déclarant pas tout son revenu contrairement à l’alinéa (d) du premier paragraphe de l’article 132 de ladite loi» n’inculpe pas l’accusé d’une infraction reconnue par la loi, et elle a refusé la permission de remplacer le mot «avoid» (éviter) par le mot «evade» (éluder).

La Cour d’appel a en outre exprimé l’avis que le savant Juge de première instance a commis une erreur de droit en définissant la «dissimulation» comme un défaut absolu de rendre compte. Le passage qui a provoqué cette critique se trouve aux pages 109 et 110 des motifs du savant Juge de première instance; le voici:

[TRADUCTION]…la poursuite a clairement établi une preuve prima facie d’une entente entre Samuel Ciglen et Torny Financial Corporation Limited pour traiter ces affaires comme des transactions de Torny. Il est permis de douter sérieusement qu’on puisse assimiler une telle attribution à l’intention d’éluder le paiement d’un impôt par le recours à la dissimulation ou, à la lumière de la révélation qui en est faite dans les rapports P.O.G.N. (bien qu’au titre d’une transaction de Torny), à une tentative de se soustraitre à l’imposition. A mon avis, la dissimulation va au-delà d’un attribution et elle est un défaut absolu de rendre compte. C’est pourquoi il aurait fallu démontrer la fausseté des explications données dans les rapports P.O.G.N. au moyen d’écritures rectificatives.

La preuve qu’un accusé a attribué à un tiers des revenus qui lui appartiennent pourrait étayer la conclusion qu’il est coupable d’une violation de l’art. 132(1) (d) de la Loi de l’impôt sur le revenu s’il est établi que cet accusé a agi dans l’intention d’éluder le paiement de l’impôt par lui payable en vertu de cette loi; mais, si le passage précité est étudié à la lumière des motifs dans lesquels il s’insère, il ressort que, lorsque le savant Juge de première instance a établi une distinction entre «attribution» et «défaut absolu de rendre compte», il a souligné que le premier mot cadre mieux que le dernier avec une intention honnête. Je suis incapable de trouver dans le passage cité une erreur de droit viciant le jugement d’acquittement.

[Page 814]

Il est clair que la mens rea est une élément constitutif d’une infraction à l’art. 132(1) (d) de la Loi de l’impôt sur le revenu; l’emploi du mot «volontairement» dans cet alinéa rend cela indiscutable. En droit, c’est un truisme que tout contribuable est libre d’arranger ses affaires de façon à subir le moins possible l’assujettissement à l’impôt, pourvu qu’à cette fin il n’ait pas recours à des moyens illégaux. Évidemment, l’intention coupable peut s’inférer des actes d’un inculpé, mais c’est une question de fait comme cette Cour l’a expressément déclaré dans l’arrêt Lampard c. La Reine[5].

Le savant Juge de première instance a conclu l’exposé de ses motifs en disant:

[TRADUCTION] Étant donné qu’un contribuable a le droit d’adopter des mesures qui ne l’assujettissent pas à l’impôt, mais non d’éluder le paiement de l’impôt prélevé par la loi, et puisque cette ligne de conduite est permise, cela a une relation directe avec la question de l’intention coupable.

Je ne puis inférer de la conduite de l’accusé et de l’accumulation des éléments de preuve que la conspiration décrite dans l’acte d’accusation a existé; l’accusé, Samuel Ciglen, est acquitté.

Il ressort des motifs du savant Juge de première instance, lus dans leur ensemble, qu’il a fondé sa décision, entre autres, sur les deux motifs suivants: (i) il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que Ciglen a agi dans une intention coupable, et (ii) il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que les bénéfices en question ont constitué un revenu imposable. A mon avis, ces deux motifs de décision sont distincts et, dans l’un comme dans l’autre, la question de savoir si sa conclusion est juste ou erronée n’est pas une question de droit seulement.

Le droit d’appel que l’article 584(1) (a) du Code criminel accorde au «procureur général ou à un conseil ayant reçu de lui des instructions» est inconnu en common law. Il n’existe pas en Angleterre, bien qu’on le trouve dans certains autres pays du Commonwealth. C’est une loi qui le crée et qui en fixe strictement la portée. Le pouvoir qu’a la Cour d’appel d’écarter le

[Page 815]

jugement d’un tribunal compétent qui a prononcé l’acquittement d’une personne accusée d’un acte criminel ne s’étend qu’aux moyens d’appel qui comportent une question de droit seulement. A mon avis, il est extrêmement important que les cours se gardent d’étendre ce pouvoir par des décisions judiciaires à des causes qui ne tombent pas carrément dans le cadre de la loi qui l’a créé mais où la Cour d’appel est convaincue que le jugement d’acquittement est clairement erroné. Lorsqu’un appel est interjeté d’un déclaration de culpabilité d’un acte criminel, la Cour d’appel peut l’accueillir «si elle est d’avis que le verdict doit être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve»; mais elle n’a pas un pouvoir équivalent dans le cas d’un acquittement; le Parlement seul peut conférer un tel pouvoir; le créer serait sans précédent dans le Commonwealth.

Pour les motifs énoncés ci-dessus, je suis d’avis que la décision du savant Juge de première instance d’acquitter l’accusé est fondée sur des motifs distincts qui ne comportent pas seulement des questions de droit et que la présente instance est régie pas nos arrêts dans La Reine c. Warner et Lampard c. La Reine, précités. Il s’ensuit que la Cour d’appel aurait dû rejeter l’appel de la poursuite.

J’accueillerais le pourvoi, infirmerais l’arrêt de la Cour d’appel et rétablirais le jugement d’acquittement du tribunal de première instance.

Le jugement des JUGES FAUTEUX, ABBOTT, MARTLAND et JUDSON a été rendu par

LE JUGE MARTLAND — Je me range à l’avis exprimé par le Juge d’appel Aylesworth, qui a rédigé les motifs du jugement de la Cour d’appel[6], à l’effet que le Juge de première instance a commis une erreur de droit dans son interprétation du mot dissimulation, qui figure dans l’acte d’accusation dans la phrase [TRADUCTION] «en dissimulant du revenu imposable desdits Samuel Ciglen…». Je suis également d’accord avec lui pour dire que c’est une erreur de droit que d’attribuer au ministre l’obligation de déterminer si les transactions en litige ont produit du revenu imposable ou un gain de capital.

[Page 816]

Le Juge de première instance a fait la constatation suivante, en ce qui a trait à «l’affaire Kroy‑Fulton»:

[TRADUCTION] A ce stade, cependant, je constate le fait qu’au moment de la délivrance des actions à la Banque de la Nouvelle-Écosse, le 19 mars 1956, Ciglen exerçait une telle maîtrise sur lesdites actions qu’on peut raisonnablement déduire qu’il en était le vrai propriétaire. Il a disposé de ces actions comme de son bien. Je dois conclure également que le remaniement des écritures au grand livre de Torny était une falsification des faits qui se sont produits à l’époque de l’affaire Fulton.

Plus loin dans ses motifs, il poursuit:

[TRADUCTION]…la poursuite a clairement établi une preuve prima facie d’une entente entre Samuel Ciglen et Torny Financial Corporation Limited pour traiter ces affaires comme des transactions de Torny. Il est permis de douter sérieusement qu’on puisse assimiler une telle attribution à l’intention d’éluder le paiement d’un impôt par le recours à la dissimulation ou, à la lumière de la révélation qui en est faite dans les rapports P.O.G.N. (bien qu’au titre d’une transaction de Torny), à une tentative de se soustraire à l’imposition. A mon avis, la dissimulation va au-delà d’une attribution et elle est un défaut absolu de rendre compte. C’est pourquoi il aurait fallu démontrer la fausseté des explication que donnent les rapports P.O.G.N. au moyen d’écritures rectificatives.

C’est là un exposé de ce que le Juge de première instance estime constituer les éléments de preuve nécessaires pour établir qu’il y a eu dissimulation de revenu imposable. Fausser les faits réels en attribuant à Torny des transactions de l’appelant ne constitue pas une preuve suffisante; seul un défaut absolu de rendre compte suffirait.

Il s’agit là d’une erreur de droit et c’est à la lumière de cette erreur qu’il faut étudier la conclusion qu’il a tirée quant à la culpabilité de l’appelant. Cette conclusion, il l’a exprimée plus loin dans les termes suivants:

[TRADUCTION] Ayant traité des rapports P.O.G.N. qui, en droit, constituent une preuve à la fois en faveur de l’accusé Ciglen et contre lui, je dois dire qu’ils ont fait naître en mon esprit un doute raisonnable sur sa culpabilité à l’égard de l’accusation de conspiration portée contre lui.

[Page 817]

Comme le Juge d’appel Aylesworth l’a signalé, les rapports P.O.G.N. sont des rapports de vérificateurs fondés, à juste titre, sur les livres de comptabilité de Torny, lesquels ont été remaniés et constituent une falsification des faits pertinents à l’affaire Kroy-Fulton, comme l’a antérieurement constaté le Juge de première instance.

Ces rapports font état d’une attribution de revenu à Torny. Et le Juge de première instance bien qu’il ait lui-même conclu que ces rapports font mention d’une fausse attribution, n’en pense pas moins qu’ils créent un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’appelant. En concluant comme il le fait, il applique une théorie erronée concernant la nature de la preuve nécessaire pour établir qu’il y a eu dissimulation.

Le Juge de première instance a également fait une erreur de droit en déterminant si l’appelant avait tiré un revenu imposable des affaires en litige. Je cite ici des extraits de son jugement:

[TRADUCTION] C’est la coutume au ministère du Revenu national de ne pas traiter comme revenu les bénéfices découlant de la vente d’actions et d’obligations quoique l’on convienne que cela est une anomalie, en regard de la loi sur la distinction entre les gains de capital et le revenu. A mon avis, il n’est pas du ressort de cette Cour de déterminer si les bénéfices touchés en l’instance sont un revenu découlant d’une entreprise ou un gain de capital.

Cela est laissé à la discrétion du ministre du Revenu national et, dans le cas présent, il n’a pas jugé à propos de faire cette détermination. S’il l’avait fait, sa décision serait sujette à révision, par la Commission d’appel de l’impôt et/ou par la Cour de l’Échiquier conformément aux prescriptions de la Loi de l’impôt sur le revenu. Dans les circonstances, vu la preuve offerte et même en donnant tout le poids possible à la preuve de la poursuite, cette Cour ne peut déterminer si les bénéfices ainsi réalisés sont, hors de tout doute raisonnable, du revenu entre les mains des deux accusés, plutôt que des gains de capital.

* * *

Pour examiner cette affaire dans toute son ampleur du point de vue d’une conspiration pour commettre un acte illicite, je suis d’avis qu’il incombait à la poursuite de démontrer qu’il y avait fraude fiscale. La preuve offerte ne me permet pas de dire que les fonds en question sont assujettis à l’impôt.

` * * *

[Page 818]

Toutefois, je suis d’avis qu’en l’absence d’une présomption légale, ce qu’on ne trouve pas dans la Loi de l’impôt sur le revenu, rien n’écarte le principe général de droit en matière criminelle, savoir qu’il incombe à la poursuite d’établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, et la question de savoir si ces transactions sont des gains de capital doit être tranchée par le ministre, car l’accusé n’a pas une connaissance particulière de ces faits. Si le ministre avait établi une cotisation, alors l’obligation de fournir une explication surgirait.

Le Juge de première instance a commis une erreur de droit en décidant que c’est au ministre qu’il appartient de déterminer si les bénéfices constituent du revenu ou des gains de capital, que cette question n’est pas du ressort de la Cour, et que la preuve offerte ne lui permettait pas de la trancher.

Comme l’a souligné le Juge d’appel Aylesworth, le Juge de première instance a tiré une conclusion de fait sur ce point lorsqu’il a dit:

[TRADUCTION] Il n’y a pas grand doute d’après la preuve que Ciglen et Black, avec l’aide de personnes et sociétés diverses, ont activement fait la promotion et la vente, donc le commerce, des actions de Great Sweet Grass et de Kroy.

Dans l’avant-dernier alinéa de son jugement, le Juge de première instance, traitant de l’intention coupable, dit:

[TRADUCTION] Étant donné qu’un contribuable a le droit d’adopter des mesures qui ne l’assujettissent pas à l’impôt, mais non d’éluder le paiement de l’impôt prélevé par la loi, et puisque cette ligne de conduite est permise, cela est en relation directe avec la question de l’intention coupable.

Sur cette question, il s’appuie sur la théorie exposée par Lord Tomlin dans The Commissionners of Inland Revenue v. The Duke of West-minster[7]:

[TRADUCTION] Tout homme a le droit, s’il le peut, de diriger ses affaires de façon que son assujettissement aux impôts prescrits par les lois soit moindre qu’il ne le serait autrement.

Mais, dans le cas de l’affaire Kroy-Fulton, cela ne peut être à considérer, car le Juge de première

[Page 819]

instance a lui-même constaté que des livres ont été falsifiés pour attribuer à Torny des bénéfices revenant à l’appelant.

Le Juge de première instance termine l’exposé de ses motifs en disant, immédiatement après le dernier paragraphe cité:

[TRADUCTION] Je ne puis inférer de la conduite de l’accusé et de l’accumulation des éléments de preuve, que la conspiration décrite dans l’acte d’accusation a existé; l’accusé, Samuel Ciglen, est acquitté.

Pour l’appelant, on a fait valoir que la décision repose sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit et, par conséquent, qu’elle ne peut donner lieu à un appel de la poursuite. Mais lorsque le Juge de première instance arrive à cette conclusion, pour les motifs déjà relatés plus haut, il considère la preuve du point de vue de sa propre conception erronée de ce qu’il faut nécessairement établir pour faire la preuve de la poursuite. L’erreur commise en cette cause porte sur l’effet juridique des faits qu’il a constaté et, partant, c’est une erreur de droit. Dans Belyea c. Le Roi[8], le Juge en chef Anglin dit, à la p. 296:

[TRADUCTION] Le droit d’appel donné au procureur général par l’article 1013(4) du Code criminel, ajouté par l’art. 11, ch. 28 S.C. 1930, se limite, il est vrai, aux «questions de droit». Cela implique, si ce droit doit signifier quelque chose, que le procureur général ne peut contester, à la Chambre d’appel, l’exactitude des conclusions sur les faits. Nous ne pouvons cependant considérer que cette disposition prive la Chambre d’appel du droit de vérifier le bien-fondé d’une décision lorsque cette décision sur une question mixte de droit et de fait, telle que la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé, dépend comme c’est le cas ici, de la portée, en droit, de certaines conclusions de fait du juge ou du jury, selon le cas, puisque nous ne pouvons pas considérer cette décision autrement que comme une question de droit, spécialement lorsque, comme dans le cas présent, elle résulte clairement d’une erreur de droit de la part du savant Juge de première instance.

Je n’estime pas que la décision de cette Cour dans Warner c. La Reine[9] ait une portée quel-

[Page 820]

conque sur l’application de ce principe aux circonstances de la présente cause. Dans cette cause-là, le Juge en chef de 1’Alberta, qui a rendu l’arrêt unanime de la Chambre d’appel, sur l’appel par l’inculpé d’une condamnation pour meurtre, dit:

[TRADUCTION] Je suis fortement d’avis que la preuve ne peut étayer le verdict de meurtre. Mais je crois de mon devoir d’aller plus loin et d’exposer d’autres motifs d’écarter la condamnation.

A la majorité, par cinq voix contre quatre, cette Cour a rejeté le pourvoi de la poursuite à l’encontre de l’arrêt précité.

A la page 147, le Juge en Chef Kerwin dit:

[TRADUCTION] La première phrase, comme je la lis, signifie que le Juge en chef estime que la preuve n’était pas suffisante pour étayer une condamnation, — et c’est une question de fait.

Le Juge Cartwright, alors Juge puîné, énonçant ses propres motifs et ceux de deux autres membres de cette Cour, a déclaré que ce premier motif de jugement était un motif distinct sur lequel était fondé l’arrêt et qu’il ne soulevait aucune question de droit au sens strict.

En vertu de l’art. 592(1) du Code criminel, sur l’appel d’une condamnation la Chambre d’appel peut accueillir l’appel lorsque le verdict ne peut pas s’appuyer sur la preuve, tout comme lorsque le verdict, en cour de première instance, constitue une décision erronée sur une question de droit. Aux termes de l’art 597, cette Cour ne peut accueillir que sur une question de droit un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Chambre d’appel.

Le Juge Cartwright dit, à la p. 149:

[TRADUCTION] Pour autant que l’arrêt de la Chambre d’appel se fonde sur le premier motif mentionné, cette Cour n’a pas le droit de réformer sa décision. La question de savoir si la Chambre d’appel a eu raison d’invoquer ce motif n’est pas une question de droit au sens strict du mot. C’est une question de fait ou, au mieux, du point de vue de l’appelant, une question mixte de fait et de droit.

A la p. 152, il poursuit:

[TRADUCTION] Je conclus que la Chambre d’appel a annulé la condamnation en se fondant, entre autres

[Page 821]

choses, sur le fait que la preuve n’appuie pas ce verdict, qu’il y a là un motif distinct sur lequel la décision est fondée et qui ne soulève aucune question de droit au sens strict, et qu’il importe peu que le jugement soit également fondé sur d’autres motifs comportant de telles questions de droit.

La majorité de la Cour ne s’est pas prononcée sur ce qu’aurait été la situation si la Chambre d’appel avait fondé sur une interprétation erronée de la loi applicable son arrêt portant que la preuve ne suffisait pas à étayer le verdict. Cette question s’est cependant posée dans La Reine c. Lemire[10], une cause où, sur l’appel d’une déclaration de culpabilité, la Cour d’appel avait statué que certains éléments de preuve créaient un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’appelant. L’opinion de la majorité de cette Cour s’est exprimée comme suit (à la p. 192):

[TRADUCTION] Je suis d’avis que si le tribunal d’appel accueille un appel d’une déclaration de culpabilité pour le motif qu’un certain élément de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité, il y a erreur de droit.

Dans la présente cause, la situation est la suivante: quoique le Juge de première instance ait déclaré ne pouvoir, d’après la preuve, conclure à l’existence de la conspiration décrite dans l’acte d’accusation, il a, dans ses motifs, démontré que ce qu’il considère nécessaire pour établir la preuve d’une conspiration, comme celle que décrit l’acte d’accusation, se fonde sur une conception erronée du droit.

Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Le jugement des JUGES RITCHIE et PIGEON a été rendu par

LE JUGE RITCHIE — Je partage l’avis exprimé par mes collègues les Juges Martland et Spence dans leurs motifs de jugement à l’effet que la conclusion du savant Juge de première instance, en ce qui a trait à l’existence d’un doute raisonnable sur la culpabilité de l’appelant, repose sur une erreur de droit et une fausse application de la

[Page 822]

loi en regard de la preuve: je suis donc d’avis que c’est à bon droit que le procureur général du Canada a interjeté appel en vertu des dispositions de l’art. 584(1) (a) du Code criminel.

En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

LE JUGE SPENCE — Le pourvoi est à l’encontre d’un arrêt prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario[11] le 7 janvier 1969. Elle y accueille l’appel d’une décision rendue le 28 février 1967 par le Juge de comté Rogers, acquittant l’appelant et son co-accusé, Morris Black, et elle ordonne d’inscrire un jugement de culpabilité contre Ciglen.

Le procureur général du Canada a interjeté appel à la Cour d’appel de l’acquittement des deux accusés. L’arrêt de la Cour d’appel a confirmé l’acquittement de l’accusé Black et aucun pourvoi n’a été interjeté dans son cas.

L’acte d’accusation contre l’appelant et son co-accusé Morris Black se lit comme suit:

[TRADUCTION] Qu’au cours des années 1955, 1956 et 1957, en ladite Municipality of Metropolitan Toronto et en divers autres lieux, (ils) ont illégalement conspiré, l’un avec l’autre et avec Torny Financial Corporation Ltd., Compania de Inversiones Amcub, S.A., autrement connue sous le nom de Amcub Investment Company Incorporated, Ontario Cobalt Mines Limited, Glenrich Uranium Mines Limited, Albontec Development Company Limited et Americana Trading Company Limited et avec des personnes inconnues ou avec l’une ou plusieurs d’entre elles, pour éluder volontairement le paiement d’impôts établis à la charge desdits Samuel Ciglen et Morris Black en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (S.R.C. 1952, c. 148), en dissimulant du revenu imposable desdits Samuel Ciglen et Morris Black pour l’année d’imposition 1956 provenant de la vente d’actions ordinaires de Great Sweet Grass Oils Limited et Kroy Oils Limited et ce, en violation de l’article 132(1) (d) de ladite loi, contrairement à l’article 132(l)(e) de ladite loi.

Les accusations sont basées sur une série excessivement compliquée de transactions relatives aux actions des deux sociétés Great Sweet Grass

[Page 823]

Oils Limited and Kroy Oils Limited. After an d’un procès avorté, terminé inopinément après 68 jours d’audience par le décès du Juge de première instance qui y présidait, un second procès s’est déroulé pendant 115 jours sous la présidence de Son Honneur le Juge Rogers de la Cour du comté d’York. L’accusé n’a produit aucune preuve. Au cours du premier procès, en réponse à une demande de précisions sur les «personnes inconnues» mentionnées dans l’acte d’accusation, la poursuite a nommé 32 conspirateurs. Au second procès, elle a ajouté 14 noms à cette liste. En appel, les plaidoiries ont pris 24 jours. La documentation est très volumineuse: plus de 1,500 pièces ont été produites, dont plusieurs se composent de nombreux documents.

Au procès, on a fait l’étude de quatre différentes affaires ou séries de transactions. Ce sont l’affaire Pitt, l’affaire Depositors Mutual, l’affaire Kroy-Fulton et l’affaire Kroy-Coronet. Comme je l’ai déjà dit, le savant Juge de première instance a acquitté les deux accusés sur chacune des quatre affaires. L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario a été rendu par le Juge d’appel Aylesworth, qui a fait un exposé de motifs très détaillé et très soigné, couvrant 39 pages du dossier imprimé. Le Juge d’appel Aylesworth y confirme l’acquittement de l’accusé Black et accepte le décision du Juge de première instance d’acquitter l’accusé Ciglen sur les affaires Pitt, Depositors Mutual et Kroy-Coronet, bien que les conclusions de fait du savant Juge de première instance motivant l’acquittement de l’accusé Ciglen au sujet de ces trois affaires-là aient laissé le savant Juge d’appel fort perplexe. Ce dernier dit:

[TRADUCTION] Il reste à étudier la portée de la preuve et des conclusions du Juge de première instance sur l’affaire Kroy-Fulton, dans la mesure où elles intéressent Ciglen et influent sur la position juridique de l’intimé Black dans cet appel.

J’ai déjà rapporté la conclusion du Juge de première instance portant que l’affaire Kroy‑Fulton était celle de Ciglen lui-même et, qu’après le fait, par la falsification des livres et en accord avec Torny, on a tenté de traiter l’affaire comme celle de Torny. En outre, et c’est une conclusion du Juge de première instance, dans sa déclaration modifiée de revenu

[Page 824]

pour l’année d’imposition 1956, Ciglen a réclamé la déduction des intérêts payés à sa banque sur un découvert relié à son financement de l’affaire. Le Juge de première instance a conclu:

[TRADUCTION] Quant au fait d’avoir antidaté des documents, j’en ai déjà traité et il ne constitue pas un élément de preuve dont je puisse inférer la culpabilité de l’accusé parce que ce serait incompatible avec son innoncence, car ce n’est pas une pratique inhabituelle dans les bureaux d’affaires lorsqu’on veut ainsi consigner par écrit ce qui s’est réellement produit et il s’ensuit que l’antidate en elle-même ne constitue pas un élément de preuve positive.

Je ne veux pas croire qu’en exprimant ces remarques, le Juge de première instance avait à l’esprit la falsification de documents dont il a consstaté l’existence au sujet de l’affaire Kroy-Fulton. La falsification de documents à son bénéfice personnel est assurément la preuve la plus péremptoire de l’existence du bénéfice lui-même (dans la présente cause, l’existence de profits et, selon les conclusions du Juge de première instance, de profits provenant d’un «commerce d’actions») et de la dissimulation de ces profits comme profits personnels de l’accusé Ciglen.

Je le répète, j’éprouve une extrême difficulté à suivre la raisonnement qui a amené le Juge de première instance à acquitter Ciglen. Vu la conclusion de fait qu’il a tirée, quelle autre déduction était possible que la culpabilité de Ciglen des infractions dont on l’a accusé? Il a été démontré qu’il s’est livré au commerce des actions de Great Sweet Grass et de Kroy, qu’il a réalisé des bénéfices, qu’il a conspiré avec Torney pour éluder volontairement le paiement d’impôts auxquels il était personnellement assujetti, en représentant ces bénéfices comme ceux de Torny; eussent-ils appartenu à Torney, ces bénéfices auraient été assujettis à des taux et à un traitement différents de ceux applicables à l’imposition des bénéfices personnels de Ciglen. Ce dernier a «dissimulé» son revenu imposable, avec la complicité de Torny en lui attribuant faussement le revenu en question. A ce sujet, le Juge de première instance a en partie exprimé son opinion dans les termes suivants:

[TRADUCTION] Il est permis de douter sérieusement qu’on puisse assimiler une telle attribution à l’intention d’éluder le paiement d’un impôt par le recours à la dissimulation ou, à la lumière de la révélation qui en est faite dans les rapports P.O.G.N. (bien qu’au titre d’une transaction de Torny), à une tentative de se soustraire à l’im-

[Page 825]

position. A mon avis, la dissimulation va au-delà d’une attribution et elle est un défaut absolu de rendre compte. C’est pourquoi il aurait fallu démontrer la fausseté des explications que donnent les rapports P.O.G.N. au moyen d’écritures rectificatives.

Il a également dit:

[TRADUCTION] Toutefois, je suis d’avis qu’en l’absence d’une présomption légale, ce qu’on ne trouve pas dans la Loi de l’impôt sur le revenu, rien n’écarte le principe général de droit en matière criminelle, savoir qu’il incombe à la poursuite d’établir la culpabilité de l’accusé hors de toute doute raisonnable, et la question de savoir si ces transactions sont des gains de capital doit être tranchée par le ministre, car l’accusé n’a pas une connaissance particulière de ces faits. Si le ministre avait établi une cotisation, alors l’obligation de fournir une explication surgirait.

Et enfin:

[TRADUCTION] Il semble à cette Cour qu’il incombe à la poursuite de démontrer qu’il y a fraude fiscale par dissimulation. Cependant, devant la preuve globale offerte, je suis incapable de déterminer si les fonds en question sont assujettis à l’impôt et, pour ce motif parmi d’autres, je ne puis tirer de déduction concluante. Ayant traité des rapports P.O.G.N. qui, en droit, constituent une preuve à la fois en faveur de l’accusé Ciglen et contre lui, je dois dire qu’ils ont fait naître en mon esprit un doute raisonnable sur sa culpabilité à l’égard de l’accusation de conspiration portée contre lui.

La conclusion de fait du Juge de première instance quant à l’affaire Kroy-Fulton, conclusion dont le Juge d’appel Aylesworth fait mention dans l’extrait d’arrêt que je viens de citer, est aussi citée textuellement dans les motifs de ce juge d’appel comme suit:

[TRADUCTION] Je crois nécessaire d’indiquer que si, comme le prétend Ciglen, certaines actions avaient été acquises de Torny par diverses personnes, on s’attendrait alors que l’acheteur ait droit à la différence entre le coût des actions et le prix de vente. Néanmoins, les témoignages ne le démontrent pas à l’égard de certains acheteurs qui, nous l’avons déjà dit, ont été très vagues; dans certains cas, les acheteurs ne semblaient pas savoir de quoi il s’agissait. A mon avis, cela prouve une entente entre S. Ciglen et Torny pour traiter l’affaire Fulton comme celle de Torny, entente qui a été conclue

[Page 826]

après le mois de décembre 1956 et avant le 5 novembre 1957. Et bien qu’il y ait là preuve concluante d’une tentative d’attribuer le produit d’une affaire de façon à diminuer l’incidence de l’assujettissement à l’impôt aussi bien qu’à en éluder le paiement, puisque les rapports P.O.G.N. ont con-ports comme faisant preuve pour l’accusé Ciglen et contre lui. A ce stade, cependant, je constate le fait qu’au moment de la délivrance des actions à la Banque de la Nouvelle-Écosse, le 19 mars 1956, Ciglen exerçait une telle maîtrise sur lesdites actions qu’on peut raisonnablement déduire qu’il en était le vrai propriétaire. Il a disposé de ces actions comme de son bien. Je dois conclure également que le remaniement des écritures au grand livre de Torny était une falsification des faits qui se sont produits à l’époque de l’affaire Fulton.

On peut donc constater que trois questions différentes sont à la source du doute raisonnable que le savant Juge de première instance dit avoir motivé sa décision d’acquitter l’accusé Ciglen. La première de ces questions est l’interprétation que, dans l’esprit du savant Juge de première instance, il convient de donner au mot «dissimulant» dans l’acte d’accusation. De l’avis du savant Juge d’appel Aylesworth, et je suis d’accord avec lui, il ne saurait y avoir de restriction de ce genre pour exclure de la «dissimulation» l’attribution de revenus à une autre personne, en l’occurrence, un affidé, dans le but d’éviter le paiement de l’impôt sur le revenu en attribuant un revenu que le contribuable a reçu, comme s’il s’agissait simplement de rentrées perçues par un mandataire ou agent pour le compte d’un tiers. Lorsque l’attribution est fausse, c’est la dissimulation d’un revenu du contribuable dans le but d’éluder l’impôt.

Le second motif d’exprimer un doute raisonnable c’est que le ministre n’a pas décidé si, de par leur nature, les bénéfices découlant des actions dont il s’agit constituent un revenu et, en l’absence d’une telle décision, l’accusé ne saurait être déclaré coupable de conspiration pour éluder le paiement d’un impôt sur son revenu. Sur ce point de vue, le Juge d’appel Aylesworth a dit, et cette fois encore, je partage respectueusement son opinion:

[TRADUCTION] De même, il a fait une erreur de droit en attribuant au ministre l’obligation de déterminer si les transactions en litige ont produit du

[Page 827]

revenu imposable ou un gain de capital. Ce devoir incombait au Juge de première instance, qui ne semble pas s’être rendu compte qu’il avait tranché la question en tirant la conclusion de fait suivante:

[TRADUCTION] Il n’y a pas grand doute d’après la preuve que Ciglen et Black, avec l’aide de personnes et sociétés diverses, ont activement fait la promotion et la vente, donc le commerce, des actions de Great Sweet Grass et de Kroy.

La troisième question sur laquelle le savant Juge de première instance a fondé sa conclusion à un doute raisonnable est la situation que traduit le rapport des vérificateurs remis par l’accusé au ministère en 1960, c’est-à-dire plusieurs mois après la conspiration dont l’accusation fait état. Au cours du procès, on a nommé ces rapports les «rapports P.O.G.N.». Le juge de première instance avait déjà conclu que la poursuite avait prouvé que Ciglen avait conspiré avec Torny Financial Corporation Limited pour faire voir que ses bénéfices de l’affaire Kroy-Fulton étaient ceux de Torny Corporation et que, pour cela, il avait été jusqu’à falsifier les livres de Torny Corporation. Les livres ainsi falsifiés dans le cadre de cette conspiration ont ensuite servi de documents de travail aux vérificateurs qui les ont transposés dans leurs rapports, c’est-à-dire les rapports P.O.G.N. Comme le note le savant Juge d’appel Aylesworth, [TRADUCTION] «dans de telles circonstances, ces rapports ne sont que le reflet du résultat de la conspiration décelée et, en droit, ils ne sauraient servir de fondement à un doute raisonnable». (Les soulignés sont de moi.) Le Juge d’appel Aylesworth termine son étude de la culpabilité de l’appelant à l’égard de l’affaire Kroy-Fulton, par ces mots:

[TRADUCTION] Une fois corrigées les graves erreurs de droit relevées, les faits constatés par le Juge de première instance concernant l’affaire Kroy-Fulton conduisent inévitablement à une seule conclusion: l’accusé Ciglen est coupable de l’infraction dont il est inculpé. (Les soulignés sont de moi.)

Tous les membres de la Cour d’appel ont été d’accord sur les motifs énoncés par le Juge d’appel Aylesworth, le Juge d’appel McLennan les ayant agréés en conférence avant que son décès inopiné

[Page 828]

l’empêche de participer à l’arrêt. On a prétendu en cette Cour, au nom de l’appelant, qu’en concluant à la culpabilité de l’accusé Ciglen en rapport avec l’affaire Kroy-Fulton, la Cour d’appel de l’Ontario avait outrepassé sa compétence. L’appelant a cité deux arrêts récents de cette Cour: La Reine c. Sunbeam Corporation Limited[12] et Lampard c. La Reine[13].

L’appel de la poursuite en Cour d’appel de l’Ontario est régi par les dispositions de l’art. 584(1) du Code criminel. Le paragraphe (1)(a) de cet article se lit comme suit:

584. (1) Le procureur général ou un conseil ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la Cour d’appel

(a) contre un jugement ou verdict d’acquittement d’une cour de première instance à l’égard de procédures par acte d’accusation sur tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement,…

On voit donc que le droit qu’a la poursuite d’interjeter appel est restreint à une question de «droit seulement». Je suis d’avis que les trois questions dont on a saisi la Cour d’appel touchant la culpabilité de l’accusé à l’égard de l’affaire Kroy-Fulton sont toutes des questions de droit et que, par conséquent, lorsque le Juge d’appel Aylesworth dit: [TRADUCTION] «Une fois corrigées les graves erreurs de droit relevées, les faits constatés par le Juge de première instance concernant l’affaire Kroy-Fulton conduisent inévitablement à une seule conclusion: l’accusé Ciglen est coupable de l’infraction dont il est inculpé», il énonce une conclusion sur des questions de droit. La première des trois questions porte sur la signification du mot «dissimulant» dans l’acte d’accusation. Assurément l’interprétation juridique d’un mot qui figure dans un acte d’accusation ou dans un article du Code est purement une question de droit et la Cour d’appel a compétence pour différer d’opinion avec le savant Juge de première instance sur l’interprétation juridique du mot «dissimulant». La deuxième question que la Cour d’appel de l’Ontario a considérée est la prétention qu’il est impossible de déclarer coupa-

[Page 829]

ble une personne accusée de tentative d’éluder le paiement de l’impôt sur le revenu sans démontrer qu’un impôt sur le revenu est exigible, par une déclaration du ministre que les montants reçus par l’accusé et découlant du commerce des actions en question constituent un revenu. L’opinion qu’une telle décision relève du Juge de première instance lui-même, et non du ministre, constitue certainement une décision portant sur une question de droit pur et, là encore, la Cour d’appel a le droit de différer d’opinion avec le savant Juge de première instance sur ce point.

Dans Belyea et Weinraub c. Le Roi[14], cette Cour a étudié le pourvoi d’un accusé à l’encontre d’une déclaration de culpabilité prononcée par la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Ontario à la suite d’un acquittement au procès. Les appelants et d’autres personnes avaient été accusés de conspiration en contravention des alinéas (a), (b) et (e) du premier paragraphe de l’art. 498 du Code criminel alors en vigueur; le Juge de première instance avait constaté l’existence d’un complot mais il avait refusé de condamner les deux appelants pour le motif que la poursuite n’avait prouvé aucun acte manifeste de mise à exécution du complot. La Chambre d’appel et cette Cour ont toutes deux été d’avis que la poursuite n’a pas l’obligation de faire la preuve de tels actes manifestes. A la page 296, le Juge en chef Anglin a dit:

[TRADUCTION] Nous ne pouvons cependant considérer que cette disposition prive la Chambre d’appel du droit de vérifier le bien-fondé d’une décision lorsque cette décision sur une question mixte de droit et de fait, telle que la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé, dépend comme c’est le cas ici, de la portée, en droit, de certaines conclusions de fait du juge ou du jury, selon le cas, puisque nous ne pouvons pas considérer cette décision autrement que comme une question de droit, spécialement lorsque, comme dans le cas présent, elle résulte clairement d’une erreur de droit de la part du savant Juge de première instance.

Je suis d’avis que l’énoncé du Juge en chef en cette affaire-là s’applique exactement à la question de savoir s’il est nécessaire d’obtenir au préalable

[Page 830]

une déclaration du ministre à l’effet que les bénéfices revenant à l’accusé du commerce des actions dont il s’agit constituent, en droit, un revenu.

La troisième question qui a retenu l’attention de la Cour d’appel est le doute raisonnable que le Juge de première instance professe avoir éprouvé à la lecture des rapports P.O.G.N. Ces rapports, le Juge d’appel Aylesworth l’a signalé, reflètent simplement la conspiration que le savant Juge de première instance a constatée et, par conséquent, ils ne sauraient, en preuve, provoquer un doute raisonnable. Là encore, je suis d’avis qu’il s’agit d’une conclusion de droit uniquement et que la Cour d’appel a compétence en la matière, en vertu de l’art. 584(1) (a) du Code.

Pour tous ces motifs, je suis d’avis qu’en examinant les trois questions sur lesquelles le savant Juge de première instance a déclaré que s’est fondé son doute raisonnable, la Cour d’appel a considéré des questions de droit uniquement et qu’elle avait compétence pour se prononcer sur ces questions de droit et différer d’opinion avec le savant Juge de première instance, tout en se fondant évidemment sur ses seules conclusions de fait.

Une autre question se pose que la Cour d’appel ne semble pas avoir considérée. Dans La Reine c. Warner[15] cette Cour a étudié un pourvoi à l’instance de la poursuite. A son procès, l’accusé avait été déclaré coupable de meurtre, mais la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta avait infirmé la condamnation et y avait substitué une déclaration de culpabilité d’homicide. En concluant comme elle l’avait fait, la Chambre d’appel avait donné deux motifs pour accueillir l’appel: d’abord, le verdict de culpabilité de meurtre devait être infirmé parce que non étayé par la preuve et, en second lieu, il y avait eu des erreurs de droit dans les directives du savant Juge de première instance au jury. Cette Cour, à la majorité, s’est refusée à examiner le pourvoi au fond et elle a décidé qu’en vertu de l’art. 592(1) (a) du Code criminel, la Chambre d’appel avait compétence pour conclure comme elle l’avait fait sur le premier motif qui est évidemment une question de fait, mais que cette

[Page 831]

Cour n’a pas cette compétence-là et, par conséquent, même si elle avait conclu, à l’encontre de la Chambre d’appel, que le savant Juge de première instance n’avait pas commis d’erreur de droit dans ses directives au jury, le résultat aurait été le même, savoir le rejet du pourvoi. Le premier motif de la Cambre d’appel suffisait à lui seul à justifier sa décision de réduire la condamnation à une déclaration de culpabilité d’homicide.

De même, dans la présente cause, on prétend que le savant Juge de première instance a exprimé un doute raisonnable, en se fondant non seulement sur les trois motifs de droit dont j’ai traités, mais aussi sur d’autres raisons, et que par conséquent la Cour d’appel n’avait pas à considérer ce doute raisonnable, qui ne serait pas une question de droit seulement.

Il est vrai que le savant Juge de première instance dit, dans l’exposé de ses motifs:

[TRADUCTION] Il semble à cette Cour qu’il incombe à la poursuite de démontrer qu’il y a fraude fiscale par dissimulation. Cependant, devant la preuve globale offerte, je suis incapable de déterminer si tous les fonds en question sont assujettis à l’impôt et, pour ce motif parmi d’autres, je ne puis tirer de déduction concluant. (Les soulignés sont de moi.)

Il est également vrai qu’à la page précédente de ses motifs, le savant Juge de première instance dit:

[TRADUCTION] Dire que le fardeau de la preuve incombe à la poursuite et à elle seule est un truisme; cependant, si la poursuite apporte des éléments de preuve qui en y ajoutant foi suffisent, s’ils ne sont pas réfutés, à constituer une preuve prima facie, elle s’est acquittée de son obligation; l’accusé peut alors être condamné à moins qu’il neutralise l’effet de cette preuve. La présomption d’innocence ne peut être détruite par des éléments de preuve qui ne font qu’indiquer ou suggérer la culpabilité. Le fait d’aporter une preuve prima facie contre l’accusé lui impose un fardeau en ce sens que, en l’absence d’autre preuve, le jury aura le droit de le déclarer coupable; mais le poids de ce fardeau ne l’oblige pas à prouver son innocence mais seulement à faire naître un doute raisonnable dans l’esprit des jurés.

Il s’ensuit, à mon avis, que le savant Juge de première instance a tenu compte de la pré-

[Page 832]

somption générale d’innocence en faveur de l’accusé, mais en réalité il en a disposé en tirant la conclusion de fait que la preuve avait démontré que l’accusé et Torny Financial Corporation Limited se sont entendus pour traiter l’affaire Fulton comme celle de Torny, quoique cette opération profitât uniquement à l’accusé et que les bénéfices en découlant lui appartinssent. Bref, le savant Juge de première instance a conclu que la poursuite avait offert une preuve suffisante à première vue et réfutant la présomption générale d’innocence en faveur de l’accusé. Vu que la défense n’a offert aucune preuve, il n’y avait rien pour la décharger du fardeau qui, dans les circonstances, lui incombait, comme l’a fait observer le savant Juge de première instance. En conséquence, je conclus que personne ne peut tabler sur des mots aussi vagues que «pour ce motif parmi d’autres» pour établir que le savant Juge de première instance s’est fondé sur quelque présomption générale d’innocence au bénéfice de l’accusé. Par ailleurs, je suis d’avis qu’il a décidé que la présomption générale d’innocence a été réfutée, en outre de se fonder sur les trois motifs de droit qu’il a erronément invoqués comme source de doute raisonnable.

Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

Appel rejeté, le JUGE EN CHEF CARTWRIGHT et le JUGE HALL étant dissidents.

Procureurs de l’appelant: McCarthy & McCarthy, Toronto.

Procureur de l’intimé: Procureur Général du Canada, Ottawa.

[1] (1969), 69 D.T.C. 5045.

[2] (1969), 69 D.T.C. 5045.

[3] [1961] R.C.S. 144, 34 C.R. 246, 128 C.C.C. 366.

[4] (1967), 68 D.T.C. 5078, [1968] 3 C.C.C. 72, 3 C.R.N.S. 163, 66 D.L.R. (2d) 78.

[5] [1969] R.C.S. 373, 3 C.C.C. 249, 4 D.L.R. (3d) 98.

[6] (1969), 69 D.T.C. 5045.

[7] [1936] 1 A.C. 1 à 19.

[8] [1932] R.C.S. 279 à 296, 57 C.C.C. 318, 2 D.L.R. 88.

[9] [1961] R.C.S. 144. 34 C.R. 246, 128 C.C.C. 366.

[10] [1965] R.C.S. 174, 4 C.C.C. 11, 51 D.L.R. (2d) 312.

[11] (1969), 69 D.T.C. 5045.

[12] [1969] R.C.S. 221, 2 C.C.C. 189, 1 D.L.R. (3d) 161.

[13] [1969] R.C.S. 373, 3 C.C.C. 249. 4 D.L.R. (3d) 98.

[14] [1932] R.C.S. 279, 57 C.C.C. 318, 2 D.L.R. 88.

[15] [1961] R.C.S. 144, 34 C.R. 246, 128 C.C.C. 366.


Synthèse
Référence neutre : [1970] R.C.S. 804 ?
Date de la décision : 20/03/1970
Sens de l'arrêt : L’appel doit être rejeté, le juge en chef cartwright et le juge hall étant dissidents

Analyses

Droit criminel - Conspiration pour éluder le paiement d’impôts - Dissimulation de bénéfices - Attribution à une société des transactions de l’appelant - Obligation de déterminer si les transactions ont produit du revenu imposable ou un gain de capital - Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148, art. 132.

Appel - Droit criminel - Juridiction - Appel de la poursuite en Cour d’appel - Question de droit seulement - Code criminel, 1 (Can.), c. 51, art. 584(1)(a), 597(2)(a).

L’appelant a été acquitté à son procès sur un acte d’accusation d’avoir conspiré pour éluder volontairement le paiement d’impôts en dissimulant du revenu imposable, contrairement à l’art. 132 (1) (e) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148. Les trois questions suivantes sont à la source du doute raisonnable que le juge de première instance dit avoir motivé sa décision d’acquitter l’appelant: (1) l’interprétation que, dans son esprit, il convient de donner au mot «dissimulant» dans l’acte d’accusation; (2) que la ministre n’a pas décidé si, de par leur nature, les bénéfices constituent un revenu et, en l’absence d’une telle décision, l’accusé ne saurait être déclaré coupable de conspiration pour éluder le paiement d’impôt sur son revenu; et (3) son interprétration du rapport des vérificateurs. Sur appel de la poursuite, la Cour d’appel a ordonné d’inscrire un jugement de culpabilité contre l’appelant. Ce dernier en a appelé à cette Cour et prétend que la Cour d’appel a outrepassé sa compétence.

Arrêt: L’appel doit être rejeté, le Juge en Chef Cartwright et le Juge Hall étant dissidents.

Les Juges Fauteux, Abbott, Martland et Judson: Le juge de première instance a commis une erreur de droit dans son interprétation du mot «dissimula-

[Page 805]

tion» lorsqu’il a statué que fausser les faits réels en attribuant à une société des transactions de l’appelant ne constitue pas une preuve suffisante; seul un défaut absolu de rendre compte suffirait. Il a aussi commis une erreur de droit en décidant que c’est au ministre qu’il appartient de déterminer si les bénéfices constituent du revenu ou des gains de capital, et que cette question n’est pas du ressort de la Cour. Quoique le juge ait déclaré ne pouvoir, d’après la preuve, conclure à l’existence de la conspiration décrite dans l’acte d’accusation, il a, dans ses motifs, démontré que ce qu’il considère nécessaire pour établir la preuve d’une telle conspiration se fonde sur une conception erronée du droit. Ceci est une erreur de droit donnant lieu à un appel de la poursuite.

Les Juges Ritchie et Pigeon: La conclusion du juge de première instance, en ce qui a trait à l’existence d’un doute raisonnable, repose sur une erreur de droit et une fausse application de la loi en regard de la preuve. C’est donc à bon droit que le procureur général a interjeté appel en vertu des dispositions de l’art. 584(1) (a) du Code criminel.

Le Juge Spence: En examinant les trois questions sur lesquelles le juge de première instance a déclaré que s’est fondé son doute raisonnable, la Cour d’appel a considéré des questions de droit uniquement et elle avait compétence pour se prononcer sur ces questions de droit et différer d’opinion avec le juge première instance, tout en se fondant évidemment sur ses seules conclusions de fait. L’interprétation juridique d’un mot qui figure dans un acte d’accusation ou dans un article du Code est purement une question de droit et la Cour d’appel a compétence pour différer d’opinion avec le juge de première instance sur l’interprétation juridique du mot «dissimulant». Décider que le décision que les montants reçus par l’appelant constituent un revenu est une décision qui relève du juge de première instance lui-même, et non du ministre, constitue certainement une décision portant sur une question de droit pure. Là encore, la Cour d’appel a le droit d’en venir à une telle décision en droit. La Cour d’appel a conclu que les rapports des vérificateurs sur lesquels le juge de première instance a fondé sa conclusion à un doute raisonnable, ne sauraient, en preuve, provoquer un doute raisonnable. Il s’agit d’une conclusion de droit uniquement et la Cour d’appel a compétence en la matière.

Personne ne peut tabler sur des mots aussi vagues que «pour ce motif parmi d’autres» pour établir que le juge de première instance s’est fondé

[Page 806]

sur quelque présomption générale d’innocence au bénéfice de l’accusé. Le juge de première instance a décidé que la présomption générale d’innocence a été réfutée, en outre de se fonder sur les trois motifs de droit qu’il a erronément invoqués comme source de doute raisonnable.

Le Juge en Chef Cartwright et le Juge Hall, dissidents: La décision du juge de première instance est fondée sur des motifs distincts qui ne comportent pas seulement des questions de droit. La Cour d’appel aurait dû rejeter l’appel de la poursuite. Il se peut qu’un motif qui, de prime abord, semble être un motif de fait seulement, ou un motif mixte de fait et de droit, soit entaché d’erreur de droit au sens strict du mot, par exemple, si le juge de première instance déclare acquitter parce qu’il n’est pas convaincu que la preuve a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable et qu’il a commis l’erreur de ne pas tenir compte d’un élément de preuve essentiel, admissible en droit et dûment offert par la poursuite. Dans un tel cas, la Cour d’appel aurait compétence pour écarter le jugement d’acquittement.

Dans la présente affaire, la poursuite devait de toute nécessité prouver que les bénéfices constituent du revenu imposable. Le juge de première instance ne s’est pas fondé sur l’absence de cotisation par le ministre, mais bien sur sa propre évaluation de la preuve, pour conclure qu’il n’était pas convaincu que les bénéfices constituent du revenu imposable. Qu’il ait tiré une conclusion juste ou erronée n’est pas une question de droit seulement.

Il ressort des motifs du juge de première instance, lus dans leur ensemble, qu’il a fondé sa décision, entre autres, sur les deux motifs suivants: (i) il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant a agi dans une intention coupable, et (ii) il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que les bénéfices ont constitué un revenu imposable. Ces deux motifs de décision sont distincts et, dans l’un comme dans l’autre, la question de savoir si sa conclusion est juste ou erronée n’est pas une question de droit seulement.


Parties
Demandeurs : Ciglen
Défendeurs : Sa Majesté la Reine
Proposition de citation de la décision: Ciglen c. R., [1970] R.C.S. 804 (20 mars 1970)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1970-03-20;.1970..r.c.s..804 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award