Cour suprême du Canada
Giguère c. Glazier, [1965] S.C.R. 393
Date: 1965-03-01
Amédée Giguère (Défendeur) Appelant;
Et
Dame Arnolda Glazier (Demanderesse) Intimée.
1964: 24, 25 novembre; 1965: 1 mars.
Coram : Le Juge en chef Taschereau et les Juges Cartwright, Fauteux, Abbott et Hall.
APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d'un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un jugement du Juge Corriveau. Appel rejeté.
Gérard Deslandes, c.r., pour le défendeur, appelant.
François Veilleux, c.r., pour la demanderesse, intimée.
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Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Le 29 mars 1959, Louis-Philippe Leblanc, son épouse Dame Arnolda Glazier et leurs enfants mineurs, Jacques, Lise, Claire et Pierre, revenaient à Montréal d'un voyage en automobile lorsque, à quelques milles de Drummondville, district d'Arthabaska, la voiture, alors conduite par Louis-Philippe Leblanc, vint en collision avec une automobile conduite par l'appelant, sur la même route, mais en direction opposée. Louis-Philippe Leblanc fut tué sur-le-champ; Claire Leblanc fut mortellement blessée et décéda quelques jours après son admission à l'hôpital; les autres passagers subirent de graves blessures et l'automobile dans laquelle ils voyageaient fut virtuellement démolie.
Dans l'année qui suivit ce malheureux accident, la veuve de Leblanc, Dame Glazier, se fit nommer tutrice à ses enfants mineurs, Jacques, Lise et Pierre, respectivement âgés de quatorze, douze et neuf ans, et autoriser, en cette qualité, à poursuivre l'appelant pour obtenir réparation du dommage causé à ces derniers. Agissant en cette qualité aussi bien que personnellement, comme légataire universelle et exécutrice testamentaire, elle institua, dans le même délai, la présente action contre l'appelant, lui réclamant en totalité la somme de $184,133.95. Cette action fut contestée et fut inscrite pour enquête et audition au mérite le 29 octobre 1960. Advenant le jour fixé pour le procès devant la Cour supérieure à Drummondville, soit le 28 novembre 1961, l'intimée révéla à la Cour, présidée par M. le Juge Corriveau, ainsi qu'aux procureurs des parties, le fait que le 19 août 1961, par conséquent après l'inscription de la cause, elle s'était remariée à Raymond Chabot. Comme de nombreux témoins, dont plusieurs venus des cités de Québec et de Montréal, étaient présents en Cour aux fins de ce procès résultant d'un accident remontant déjà à plus de deux ans et demi, il fut convenu par le Juge et les procureurs des parties que la cause procéderait quand même et avec le même effet que si le dossier était régulier et dans l'ordre, ainsi qu'il appert de l'inscription suivante au procès-verbal:
Une requête en reprise d'instance pour régulariser le dossier vu que le témoin est remariée sera produite et accordée du consentement des procureurs, frais à suivre. Les procureurs consentent à ce que la cause continue aujourd'hui et cela au même effet que si le dossier était régulier et dans l'ordre.
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Après enquête sur tous les points contestés, y compris celui du quantum des dommages subis par les mineurs, le tout sans objection mais du consentement du procureur de l'appelant, la cause fut prise en délibéré. Subséquemment et pour faire suite à la convention ci-dessus, une requête permettant à l'intimée de reprendre l'instance « en sa qualité d'épouse de Raymond Chabot, dûment autorisée par ce dernier, et de la continuer, frais à suivre, » fut présentée et éventuellement accordée de consentement, le 26 Janvier 1962, par M. le Juge Corriveau. Cependant, et par suite d'un oubli commun à tous, on omit de pourvoir à la tutelle des mineurs, ce qui était nécessaire pour rendre le dossier « régulier et dans l'ordre », vu que, par suite de son mariage à Chabot, l'intimée, jusqu'alors tutrice, était, depuis le jour de ce mariage, privée de cette charge. C'est ainsi que la convention faite au début de l'enquête, n'étant que partiellement exécutée, M. le Juge Corriveau accueillait, le 22 mars 1963, l'action de l'intimée, condamnait l'appelant à lui payer, tant personnellement qu'en sa qualité de tutrice à ses enfants mineurs, différentes sommes se totalisant à $50,393.95, et décrétait en plus la suspension du permis de conduire de l'appelant jusqu'à satisfaction du jugement, le tout avec dépens.
Giguère interjeta appel de ce jugement. En revisant le dossier pour préparer son factum, le procureur de Giguère constata que le dossier n'avait pas été régularisé relativement à la tutelle des mineurs et invoqua cette omission au soutien de son appel. Ce que voyant, l'intimée et son époux Raymond Chabot, agissant tant personnellement que pour autoriser son épouse, s'adressèrent à la Cour supérieure et, par jugement du 21 novembre 1963, furent nommés tuteurs conjoints aux mineurs et autorisés
à continuer les procédures tant en Cour Supérieure qu'en Cour d'Appel sur les poursuites en dommages intérêts instituées contre AMEDEE GIGUERE, de Drummondville, en conséquence d'un accident d'automobiles survenu le 29 mars 1959, près de Drummondville, à recevoir paiement des dommages intérêts dus aux dits enfants mineurs et résultant du dit accident et des dites poursuites et des jugements rendus et à intervenir tant en Cour Supérieure qu'en Cour d'Appel, et à donner quittance pour et au nom des dits mineurs.
En ce qui à trait particulièrement aux procédures en Cour supérieure, cette autorisation est, dans ses termes, conforme et propre à donner effet à l'accord intervenu au début du
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procès. Par la suite, l'intimée demanda à la Cour d'Appel permission de produire au dossier ce jugement de la Cour supérieure et l'autorisation de continuer les procédures. Contestée par l'appelant, cette requête fut discutée et prise en délibéré en même temps que l'appel.
La Cour du Banc de la reine[2], par un jugement majoritaire, (Taschereau et Rivard JJ. A.), accueillit la requête et, adjugeant au mérite, déclara partager entièrement les vues et conclusions du Juge de première instance tant sur la question de responsabilité que sur celle de quantum des dommages. Dissident, le Juge Bissonnette, dans des notes très brèves où rien n'est exprimé sur le mérite de la requête, déclara que la preuve sur la responsabilité était contradictoire et que, pour cette raison, le Juge de première instance aurait dû rejeter l'action. L'appel fut donc rejeté avec dépens. D'où le présent pourvoi à cette Cour.
A l'audition, la Cour, après avoir entendu l'appelant, indiqua que l'intimée n'avait pas à plaider sur la question de responsabilité. C'est qu'il n'avait pas été démontré de la part de l'appelant qu'il y avait lieu de faire exception à la règle de non intervention de cette Cour dans les cas où, comme en celui-ci, la question de responsabilité en est une de fait et non de droit sur laquelle la Cour d'Appel et la Cour supérieure ont formé une même opinion. Le procureur de l'intimée fut invité à limiter sa plaidoirie au quantum des dommages accordés à l'intimée par les deux Cours pour perte de soutien et à l'objection de l'appelant relativement à la position des mineurs. Il n'y à donc que ces deux points qui doivent maintenant retenir notre attention.
Sans doute, si l'on considère que l'intimée s'est remariée, faut-il admettre que le montant qui lui est accorde pour perte de soutien est généreux. Tenant compte, cependant, du fait que le revenu annuel de Chabot est bien inférieur à celui que faisait Leblanc, et des principes guidant cette Cour dans la considération d'une demande de revision du quantum de dommages accordés, nous sommes tous d'avis qu'il n'y à pas lieu d'intervenir. Voir Fagnan v. Ure et al[3] et autorités citées en cette cause.
La détermination du second point requiert la considération de faits juridiques propres à l'espèce.
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L'action de l'intimée à été régulièrement intentée et poursuivie par elle en sa qualité de tutrice jusqu'après inscription de la cause pour enquête et audition au mérite. Ce n'est que quelque dix mois après la date de cette inscription que l'intimée s'est remariée sous le régime de la séparation de biens et que, juridiquement, le fait de son mariage produisit des conséquences relatives, d'une part, à la tutelle qui lui avait été déférée et, d'autre part, aux procédures sur l'action validement intentée par elle en sa qualité de tutrice.
Le fait du mariage a, de plein droit, privé l'intimée de la tutelle; mais de ce jour à celui où elle et son mari furent nommés tuteurs conjoints, elle et son mari demeuraient responsables de la gestion des biens des mineurs et ce, à titre de gérants d'affaires. Voilà ce qui ressort des dispositions de l'art. 283 du Code Civil, telles qu'elles se lisaient avant l'amendement de 1964, 13 Eliz. II, bill 16, art. 5 — , et de la doctrine sur le point.
Art. 283. La femme qui à été nommée tutrice est privée de cette charge le jour où elle se marie ou se remarie, et le mari de la tutrice demeure responsable de la gestion des biens des mineurs pendant ce mariage, même au cas où il n'y aurait pas de communauté, jusqu'à ce qu'un nouveau tuteur soit nommé.
Trudel, Traité de Droit Civil du Québec, vol. 2, p. 274:
Le défaut de remplacer la tutrice ou de lui adjoindre son mari entraîne une sanction qui frappe particulièrement ce dernier. Le mari, par le seul fait du mariage, devient responsable de la gestion de la tutelle qui était confiée à son épouse. Non pas qu'il soit tuteur ou qu'il ait le droit d'administrer le patrimoine du mineur; cette sanction est édictée pour que le mari s'occupe au plus tôt de faire nommer un tuteur régulier. La responsabilité du mari s'étend non seulement aux actes d'administration que son épouse continuerait à faire, mais encore aux dommages que pourrait subir le mineur, dont les biens resteraient sans administrateur si l'épouse ne s'occupait plus de la tutelle.
Cette responsabilité du mari n'exclut pas celle de son épouse. Le mariage lui à fait perdre la tutelle, mais ne l'a pas déchargée de ses devoirs. Elle et son mari sont considérés comme des gérants d'affaires des biens du mineur. Leur responsabilité est donc égale.
Sirois, Tutelles et Curatelles, p. 108, n° 155:
155. — On demande si la mère et son mari, dans les cas de la dernière partie de l'article 283, sont tuteurs? La réponse est facile: ils ne sont pas tuteurs, puisque la première partie de l'article dit formellement que la mère qui se marie est privée de la tutelle. Si la mère n'est pas tutrice, son mari ne peut l'être. L'un et l'autre sont des gérants d'affaires, et nous verrons dans la suite qu'ils ne sont pas soumis aux lois qui régissent la tutelle.
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Dans la Revue Trimestrielle de Droit Civil, 1903, vol. 2, p. 781, se trouve une étude de la jurisprudence en France sur la tutelle de fait. Entre autres hypothèses, on envisage celle où la mère, tutrice légale, se marie sans se faire maintenir dans la tutelle par le conseil de famille. On précise qu'alors privée de la tutelle de droit, elle devient, avec son mari, tutrice de fait, et peut, en cette qualité, valablement faire certains actes conservatoires que commande la protection des intérêts du mineur. La raison de cette substitution de la tutelle de fait à la tutelle de droit est clairement exposée au considérant suivant d'un arrêt de la Cour de Cassation du 15 décembre 1825 rapporté dans Devilleneuve et Carette, Arrêts, vol. 8 1825-1827, 239, à la page 240:
Considérant que …
que cette substitution s'opère nécessairement et par la seule force des choses, puisque, s'il en était autrement, il y aurait un temps plus ou moins long pendant lequel la loi ne veillerait ni sur la personne, ni sur les biens du mineur, ce qui formerait, dans notre législation, une lacune qu'il est impossible de supposer; …
Aux fins de cette cause, il suffit de retenir que, suivant le Droit Civil du Québec, l'intimée et son mari avaient, à l'égard des mineurs, au jour du procès, la responsabilité de gérants d'affaires. Si, à ce titre, ils ne pouvaient plaider au nom des mineurs, ils pouvaient et devaient, en tenant compte que l'intérêt de ceux-ci pouvait être sérieusement compromis par la remise à une date plus éloignée de ce procès fondé sur des faits remontant déjà à plus de deux ans et demi, validement convenir, comme mesure conservatoire, à ce que la cause procède « au même effet que si le dossier était régulier et dans l'ordre », la situation devant être régularisée par la suite par une reprise d'instance ayant cet effet, c'est-à-dire couvrant le changement d'état et la cessation de la tutelle de la demanderesse. Les dispositions des arts. 269 et 270 du Code de Procédure Civile ne pouvaient faire obstacle à cette entente. Ces articles prescrivent que toute procédure faite subséquemment à la notification de la cessation des fonctions dans lesquelles procède une des parties est nulle et que l'instance est suspendue jusqu'à ce qu'elle soit reprise par une personne habilitée à ce faire. Mais la nullité décrétée par l'art. 269 C.P.C. n'est pas une nullité absolue mais une nullité relative qui ne peut être invoquée que par ceux dont les intérêts ne sont pas représentés. M. Boncenne et Bourbeau,
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Procédure Civile, tome 5, p. 193; Lowrey et al. v. Routh[4]. Aussi bien, les parties à l'entente — l'intimée, agissant à titre de gérant d'affaires pour protéger les intérêts des mineurs, et l'appelant agissant personnellement — pouvaient, par un consentement mutuel motivé par leurs obligations ou leurs intérêts, validement former vis-à-vis la Cour ce contrat judiciaire.
Dans le cas qui nous occupe, ce contrat judiciaire est, à mon avis, le fait juridique dominant. Sans doute était-il implicite qu'en exécution de cette entente, la régularisation du dossier se ferait avant que jugement ne soit rendu. En fait, on à procédé à ce faire, mais d'une façon incomplète et ce par suite d'un oubli qui à été subséquemment réparé. Cet oubli commun à tous n'entraîne pas, cependant, la disparition de l'entente et de ses conséquences. Dans son essence, ce contrat judiciaire avait pour cause et objet véritables d'écarter toute objection basée sur le remariage de l'intimée et de procéder avec la cause au même effet que si les parties étaient régulièrement devant le tribunal. Domini litis, les parties au litige ont manifestement voulu faire porter le débat uniquement sur le mérite de la réclamation de l'intimée et de celle des mineurs. Elles sont maintenant liées par la méthode qu'elles ont mutuellement adoptée pour la conduite du procès. The Century Indemnity Company v. Rogers[5]; Sullivan v. McGillis et al[6]. et City of Verdun v. Sun Oil Company Limited[7].
En somme, je ne verrais aucun obstacle à tenir comme valide et conforme au contrat judiciaire un consentement que l'appelant aurait pu donner en appel à la requête de l'intimée; et, également, je suis d'avis que la Cour d'Appel ne pouvait faire droit à l'objection qu'il fit à cette requête sans mettre de côté le contrat judiciaire consenti par l'appelant. Comme la Cour d'Appel, je rejetterais cette objection.
Avant de clore sur cette question, je dois ajouter que la décision du Conseil Privé dans Levine v. Serling[8], citée par l'appelant, n'est d'aucune assistance en l'espèce. Les circonstances en cette affaire sont fondamentalement différentes de celles prévalant en la présente cause. Il s'agissait
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là d'une action dirigée contre un mineur dont l'incapacité de plaider avait été soulevée aux plaidoiries et l'action fut déclarée nulle ab initio.
Pour ces raisons, je rejetterais l'appel avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Deslandes, Brodeur et Déry, St-Hyacinthe.
Procureurs de la demanderesse, intimée: Bédard, Veilleux et Choquette, Québec.
[1] [1964] B.R. 301.
[2] [1964] B.R. 301.
[3] [1958] R.C.S. 377, 13 D.L.R. 273.
[4] [1887] M.L.R. 3 Q.B. 364.
[5] [1932] R.C.S. 529, 2 D.L.R. 582.
[6] [1949] R.C.S. 201, 93 C.C.C. 175, 2 D.L.R. 305.
[7] [1952] 1 R.C.S. 222, 1 D.L.R. 529.
[8] [1914] A.C. 659, 23 B.R. 289, 16 R.P.Q. 73.