N° S.16.0075.F
ÉTABLISSEMENTS M., société anonyme,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Geoffroy de Foestraets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile,
contre
E. F.,
défendeur en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 8 janvier 2016 par la cour du travail de Liège.
Le 7 février 2018, l'avocat général Jean Marie Genicot a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Mireille Delange a fait rapport et l'avocat général Jean Marie Genicot a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, la demanderesse présente un moyen.
III. La décision de la Cour
Sur le moyen :
Quant à la première branche :
Il ressort des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard que l'article 10 des contrats de travail de représentant de commerce conclus successivement entre les parties est intitulé « discrétion et clause de non-concurrence » et stipule que « l'employé s'engage à ne pas informer des tiers des secrets professionnels de l'employeur [et à ne pas] poser un acte de concurrence illicite ou y participer, ni discréditer le nom et la réputation de l'employeur ».
En interprétant cette clause en ce sens que les obligations qu'elle édicte produisent des effets lors du départ du travailleur de l'entreprise, l'arrêt n'en donne pas une interprétation inconciliable avec ses termes et ne viole pas, dès lors, la foi due à l'acte qui la contient.
Pour le surplus, la violation prétendue de l'article 65 de la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail est entièrement déduite de celle, vainement alléguée, des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil.
Le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
Quant à la seconde branche :
Aux termes de l'article 105 de la loi du 3 juillet 1978, la clause de non-concurrence crée en faveur du représentant de commerce une présomption d'avoir apporté une clientèle.
La circonstance qu'une telle clause ne satisfasse pas aux conditions légales de validité relatives à la durée d'application et aux activités prohibées ne porte pas atteinte à cette présomption d'apport de clientèle.
Le moyen, qui, en cette branche, repose entièrement sur le soutènement contraire, manque en droit.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de trois cent soixante-six euros nonante-trois centimes envers la partie demanderesse et à la somme de vingt euros au profit du Fonds budgétaire relatif à l'aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le conseiller Mireille Delange, faisant fonction de président, les conseillers Michel Lemal, Marie-Claire Ernotte, Sabine Geubel et Ariane Jacquemin, et prononcé en audience publique du dix-neuf mars deux mille dix-huit par le conseiller Mireille Delange, faisant fonction de président, en présence de l'avocat général Jean Marie Genicot, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.
L. Body
A. Jacquemin
S. Geubel
M.- Cl. Ernotte
M. Lemal
M. Delange
Requête
POURVOI EN CASSATION
POUR: La s.a. M. ETS,
assistée et représentée par Maître Geoffroy de FOESTRAETS, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est situé à 1000 Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile,
demanderesse en cassation,
CONTRE: Monsieur E. F.,
défendeur en cassation
* * *
A Messieurs les Premier Président et Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers composant la Cour de cassation de Belgique,
* * *
Messieurs, Mesdames,
La demanderesse a l'honneur de soumettre à votre censure l'arrêt rendu contradictoirement entre les parties le 8 janvier 2016 par la troisième chambre de la cour du travail de Liège (division Liège) (numéro de rôle: 2015/AL/130).
Les faits de la cause et les antécédents de la procédure peuvent être résumés comme suit:
Le défendeur est engagé le 3 août 2010 par la demanderesse dans le cadre d'un contrat de travail d'employé à temps plein à durée déterminée de trois mois, pour des fonctions technico-commerciales. Il n'est pas contesté qu'il était chargé d'une mission de prospection et de vente d'engrais sur tout le territoire de la Wallonie et qu'il revêtait la qualité de représentant de commerce au sens de l'article 4 de la loi du 3 juillet 1978. L'article 10 de ce contrat de travail comporte une clause de non-concurrence.
À ce premier contrat à durée déterminée succèdent sans interruption quatre autres contrats de travail à durée déterminée, pour des durées respectives de trois, cinq, douze et quatre mois, le dernier d'entre eux venant à échéance le 31 octobre 2012.
Le 1er novembre 2012, le défendeur, s'inquiétant de n'avoir reçu aucune nouvelle quant à un éventuel renouvellement, interroge la demanderesse qui répondra à ce courrier, par une lettre du 6 novembre 2012, qu'elle constatait que l'intéressé «n'avait pas attendu des nouvelles de sa part pour signaler à tous les contacts de l'entreprise, fournisseurs y compris, qu'il n'était plus en fonction au sein de la [demanderesse]» (arrêt attaqué, page 3).
Le 7 novembre 2012, le défendeur crée sa propre entreprise, active dans le secteur des espaces verts et de l'horticulture.
Par requête contradictoire du 24 octobre 2013, le défendeur saisit le tribunal du travail de Liège afin d'obtenir la condamnation de la demanderesse à lui payer divers montants au titre d'indemnité de rupture, d'indemnité d'éviction et de solde de pécule de vacances.
Par un jugement du 8 décembre 2014, la quatrième chambre du tribunal du travail de Liège dit l'action du défendeur recevable et fondée et condamne la demanderesse à lui payer les montants revendiqués, dont une indemnité d'éviction de 9.051,34 EUR.
Sur appel de la demanderesse, la cour du travail de Liège, par son arrêt du 8 janvier 2016, déclare l'appel recevable mais non fondé. L'appel incident du défendeur visant à faire assortir d'une astreinte de 50 EUR par jour la condamnation à la délivrance des documents sociaux rectifiés est déclaré recevable et fondé.
MOYEN UNIQUE DE CASSATION
Les dispositions légales violées
- les articles 1er, 65, 101 et 105 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail;
- l'article 870 du Code judiciaire;
- l'article 1134, alinéa 1er, du Code civil ;
- les articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil.
La décision attaquée
L'arrêt attaqué en ce que, par confirmation du jugement entrepris, il condamne la demanderesse à payer au défendeur trois mois d'indemnité d'éviction, soit 9.051,34 EUR sous déduction des retenues sociales et fiscales et majorées sur le brut des intérêts au taux légal depuis le 1er novembre 2012.
Les motifs
(arrêt attaqué, pp. 9 et 10)
« Les premiers juges ont considéré que les contrats conclus en l'espèce par les parties ne comportaient pas de clause de non-concurrence, à tout le moins qui fût conforme aux articles 86 et 65 de la loi du 3 juillet 1978 qui en règlent la validité notamment en en fixant la durée maximale à 12 mois après la cessation du contrat et en en limitant le champ d'application à l'exercice d'activités similaires.
« Il ne peut qu'en être déduit que cette clause de non-concurrence, insérée dans chacun des contrats successifs à durée déterminée ayant lié les parties, est nulle, faute d'être conforme à ces dispositions légales impératives.
« C'est de manière peu convaincante que la partie appelante soutient, à l'encontre même de l'intitulé de l'article 10 visant expressément une clause de non -concurrence, que le libellé de celle-ci ne viserait pas expressément à interdire l'exercice d'une activité similaire mais plutôt à l'encadrer, de sorte que cette disposition contractuelle ne pourrait être considérée comme instituant une clause de non-concurrence.
« Il a été jugé, notamment par notre cour, que la présomption d'apport de clientèle découlant de l'article 105 de la loi du 3 juillet 1978 s'applique y compris lorsque la clause est nulle.
« W. van EECKHOUTTE et V. NEUPREZ écrivent que ‘lorsque le contrat de travail contient une clause de non-concurrence, le juge du fond ne peut dès lors pas exiger que le représentant de commerce établisse l'apport de clientèle en communiquant le nom des clients apportés.'
« C'est dès lors à la partie appelante qu'il appartient de renverser la présomption par l'absence d'apport de clientèle, preuve qui n'est nullement rapportée en l'espèce dès lors que celle-ci s'abstient de produire quelque document que ce soit relatif au chiffre d'affaires généré par l'activité de prospection et de vente de Monsieur F. durant toute la période d'occupation.
« C'est de manière peu convaincante que la [demanderesse] soutient, à l'encontre même de l'intitulé de l'article 10 visant expressément une clause de non-concurrence, que le libellé de celle-ci ne viserait pas expressément à interdire l'exercice d'une activité similaire mais plutôt à l'encadrer, de sorte que ces dispositions contractuelles ne pourraient être considérée comme instituant une clause de non-concurrence.
« Il s'ensuit que la partie appelante reste en défaut de démontrer l'absence de préjudice dans le chef de la partie intimée et que, par voie de conséquence, l'indemnité d'éviction lui est due, dès lors que la [demanderesse] a mis fin à son contrat de travail, sans motif grave. Le jugement dont appel doit donc également être confirmé sur ce point».
Les griefs
Le défendeur sollicitait une indemnité d'éviction sur pied de l'article 101 de la loi du 3 juillet 1978, qui précise que «lorsqu'il est mis fin au contrat, (...) par le fait de l'employeur sans motif grave (...) une indemnité d'éviction est due au représentant de commerce qui a apporté une clientèle, à moins que l'employeur n'établisse qu'il ne résulte de la rupture du contrat aucun préjudice pour le représentant de commerce».
En vertu de l'article 870 du Code judiciaire, chaque partie a la charge de la preuve des faits qu'elle allègue. En l'occurrence il s'agit de la preuve de l'apport de clientèle, qui doit donc être rapportée par le représentant de commerce pour qu'une indemnité d'éviction lui soit due par l'employeur.
L'article 105 précise à titre d'exception que «la clause de non-concurrence crée en faveur du représentant de commerce une présomption d'avoir apporté une clientèle; l'employeur peut faire la preuve contraire le cas échéant».
Le choix du législateur n'était d'attacher un tel effet de présomption légale qu'à une véritable clause de non-concurrence, cette notion légale étant définie à l'article 65 de la même loi.
Première branche
Aux termes de l'article 65 § 1er de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, «Par la clause de non-concurrence, on entend celle par laquelle l'ouvrier s'interdit, lors de son départ de l'entreprise, d'exercer des activités similaires, soit en exploitant une entreprise personnelle, soit en s'engageant chez un employeur concurrent, ayant ainsi la possibilité de porter préjudice à l'entreprise qu'il a quittée en utilisant, pour lui-même ou au profit d'un concurrent, les connaissances particulières à l'entreprise qu'il a acquise dans celle-ci, en matière industrielle ou commerciale».
En l'espèce, l'article 10 inséré dans les différents contrats visés par l'arrêt est libellé comme suit:
«Discrétion et clause de non-concurrence
Article 10 L'employé s'engage à ne pas informer des tiers des secrets professionnels de l'employeur, ni de poser un acte de concurrence illégale ou y participer, ni discréditer le nom et la réputation de l'employeur ».
Nonobstant son intitulé, cette clause ne régit pas les obligations du représentant de commerce «lors de son départ de l'entreprise», afin d'éviter qu'il porte préjudice à l'entreprise lorsqu'il la quitte. Cette clause ne fait que régir les obligations du défendeur pendant la durée du contrat et ne peut donc être légalement considérée comme une «clause de non-concurrence» au sens des articles 65 et 105 de la loi précitée.
Il en résulte qu'en décidant sur le fondement de l'intitulé de la clause insérée dans les contrats litigieux que celle-ci est une «clause de non-concurrence» alors que cette clause ne règle pas les obligations du défendeur lors du départ de l'entreprise du demandeur mais uniquement pendant la durée du contrat, l'arrêt attaqué méconnaît l'article 65 précité ainsi que la foi due à cette clause contractuelle (violation des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil).
Seconde branche (à titre subsidiaire)
La cour du travail constate qu'en l'espèce, si une clause de non-concurrence a bien été «insérée dans chacun des contrats successifs à durée déterminée ayant lié les parties», celle-ci «est nulle» (arrêt attaqué, p. 9).
Elle décide néanmoins que «la présomption d'apport de clientèle découlant de l'article 105 de la loi du 3 juillet 1978 s'applique y compris lorsque la clause est nulle» (p. 9).
Aux termes de l'article 1134, alinéa 1er, du Code civil, seules «les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites».
L'arrêt attaqué constate qu'en l'espèce la clause de non-concurrence «insérée dans chacun des contrats successifs» est nulle. En d'autres termes, l'arrêt attaqué décide que cette clause n'est pas légalement formée en tant que « clause de non-concurrence ».
A partir du moment où la cour du travail considère que la clause de non-concurrence est nulle, elle ne peut en tirer le moindre effet entre parties sans méconnaître l'article 1134, alinéa 1er, du Code civil qui stipule que seule les conventions «légalement formées» peuvent tenir lieu de loi entre elles.
En vertu de l'article 105 précité, aucune présomption d'apport de clientèle ne peut être créée par une clause de non-concurrence déclarée nulle dès lors que, comme le constate l'arrêt attaqué, elle n'est pas conforme «aux articles 86 et 65 de la loi du 3 juillet 1978».
Le fait que la nullité d'une clause de non-concurrence soit seulement relative et ne puisse être invoquée que par l'employé ou le représentant de commerce signifie seulement que ces derniers ne doivent pas respecter cette clause, mais n'implique pas qu'une clause de non-concurrence nulle puisse «créer» en faveur de ces derniers une présomption d'avoir apporté une clientèle. Le choix fait par le défendeur de ne pas se prévaloir de la nullité de la clause de non-concurrence ne lui confère pas le droit de se prévaloir du bénéfice de la présomption d'apport de clientèle que le législateur a prévue en cas de clause de non-concurrence répondant aux conditions de validité inscrite aux articles 86 et 65 précités.
C'est donc alors au représentant de commerce à apporter la preuve d'un apport de clientèle conformément aux articles 101 et 870 précités.
Il en résulte qu'en attribuant à une clause nulle un effet entre parties, et spécialement celui de créer au profit du défendeur une présomption d'apport de clientèle, l'arrêt attaqué méconnaît cet article 1134, alinéa 1er, du Code civil en reconnaissant un effet à une clause contractuelle dépourvue de tout effet obligatoire entre elles.
Il viole aussi l'article 105 de la loi du 3 juillet 1978 ainsi que l'article 65 en vertu desquels la présomption d'apport de clientèle suppose une clause de non-concurrence qui réponde aux conditions de validité inscrites dans l'article 65 précité - quod non en l'espèce.
Constatant la nullité de la clause de non-concurrence insérée dans les contrats successifs, la cour du travail ne pouvait condamner la demanderesse au paiement d'une indemnité d'éviction sans que le défendeur amène lui-même la preuve d'un apport de clientèle dans son chef, conformément aux articles 101 de la loi précitée du 3 juillet 1978 et 870 du Code judiciaire.
Développements
Dans son arrêt du 22 juin 1981, sur lequel se fonde l'arrêt attaqué (p. 9, note en bas de page n° 6), Votre Cour a certes confirmé que «lorsque le contrat de travail contient une clause de non-concurrence, le représentant de commerce qui demande une indemnité d'éviction ne doit pas faire la preuve d'un apport de clientèle» mais cet arrêt n'envisage nullement la nullité de ladite clause, la question de la validité de celle-ci n'étant pas en cause dans cette espèce (Pas. 1981, p. 1213).
Que l'arrêt attaqué ait constaté que la clause de non-concurrence est nulle en raison, notamment, d'une absence de conformité à des dispositions légales impératives est indifférent.
S'il n'est en effet pas contesté que les conditions de validité d'une clause de non-concurrence sont prévues en faveur du seul travailleur et que, de manière plus générale, il n'apparaît pas des travaux préparatoires de la loi du 3 juillet 1978 qu'en définissant aux articles 65 et 86 de cette loi les conditions de validité de pareille clause, le législateur ait entendu conférer à ces dispositions légales un caractère d'ordre public (Cass. 30 juin 2003, Pas. n° 387) et qu'en conséquence seul le représentant de commerce peut invoquer pareille nullité, cet élément est sans intérêt dans la présente espèce puisque la cour du travail a décidé que ladite clause est nulle.
En d'autres termes, la question n'est pas de savoir qui pouvait se prévaloir de la nullité de cette clause mais de décider si une clause déclarée nulle en tant que clause de non-concurrence peut encore être légalement invoquée à l'effet de tenir en échec l'obligation qui repose en principe sur le défendeur, de prouver son apport de clientèle pour pouvoir bénéficier d'une indemnité d'éviction.
A l'estime de la demanderesse, tel ne devrait pas être le cas: il suffirait en effet alors que n'importe quelle clause insérée dans le contrat entre parties soit intitulée «clause de non-concurrence» pour que, par le seul fait de cette insertion, et sans même avoir égard à son contenu, cette clause ait pour effet de renverser la charge de la preuve de l'existence d'un apport de clientèle par le représentant de commerce, laquelle est pourtant posée en principe par l'article 101 précité.
A CES CAUSES
L'avocat à la Cour de cassation soussigné, pour la demanderesse, conclut qu'il vous plaise, Messieurs, Mesdames, casser et annuler l'arrêt attaqué, renvoyer la cause et les parties devant une autre cour du travail et statuer comme de droit sur les dépens de l'instance de cassation.
Bruxelles, le 26 septembre 2016
Il est joint une copie certifiée conforme de l'article 10 inséré dans les différents contrats de travail (Pièces 1 à 5 du dossier d'appel inventorié du défendeur)
Geoffroy de FOESTRAETS