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03/06/2022 | BELGIQUE | N°C.18.0558.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 03 juin 2022, C.18.0558.F


N° C.18.0558.F
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Loi, 23,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Michèle Grégoire, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Régence, 4, où il est fait élection de domicile,
contre
1. A. P., venant aux droits de feu P. D.,
2. A.-F. F.,
3. J. H.,
4. J.-M. P.,
5. J. R.,
6. P. W.,
7. B. P.,
8. D. V.,
défendeurs en cassation,
9. B. C.,
10. S.

D.,
11. M. O.,
12. C. V. T.,
13. A. S.,
14. D. B.,
15. P. C.,
16. B. D.,
défendeurs en cassation,
repr...

N° C.18.0558.F
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Loi, 23,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Michèle Grégoire, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Régence, 4, où il est fait élection de domicile,
contre
1. A. P., venant aux droits de feu P. D.,
2. A.-F. F.,
3. J. H.,
4. J.-M. P.,
5. J. R.,
6. P. W.,
7. B. P.,
8. D. V.,
défendeurs en cassation,
9. B. C.,
10. S. D.,
11. M. O.,
12. C. V. T.,
13. A. S.,
14. D. B.,
15. P. C.,
16. B. D.,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
17. F. P.,
défenderesse en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 22 février 2018 par la cour d’appel de Bruxelles.
Le président de section Christian Storck a fait rapport.
L’avocat général Thierry Werquin a conclu.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- articles 33, 35, 36, 37, 75 et 105 de la Constitution ;
- principe général du droit dit principe dispositif, en vertu duquel seules les parties ont la maîtrise du litige ;
- principe général du droit relatif au respect des droits de la défense ;
- principe général du droit de la séparation des pouvoirs ;
- articles 6 (avant son changement de numérotation par la loi du
18 juin 2018 portant des dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges, qui lui attribue le numéro 2), 1001, 1108, 1128, 1131, 1133, 1134, 1156 à 1164, 1319, 1320 et 1322 du Code civil ;
- article 1138, 2°, du Code judiciaire.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir reçu les appels et joint les causes, l'arrêt déclare fondée la demande subsidiaire formulée par les neuvième à dix-septième défendeurs et, en conséquence, « condamne [le demandeur] à présenter à la Chambre des représentants un avant-projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d’une fondation d’utilité publique visée par cet avant-projet », le condamnant en outre aux dépens des défendeurs.
L’arrêt se fonde sur l’ensemble de ses motifs, tenus ici pour intégralement reproduits, et, en particulier, sur les motifs suivants :
« Le pouvoir exécutif s’inquiétera, un temps, de la situation des victimes de la thalidomide ;
Le 21 avril 2010, le ministre de la Santé Onkelinx adresse au précédent conseil de certains [défendeurs] une lettre dans laquelle on peut lire ce qui suit :
‘J’ai le plaisir de vous communiquer la décision qui a été prise à mon initiative par le conseil des ministres à l’issue des négociations qui sont intervenues dans le cadre du récent contrôle budgétaire à propos des victimes de la thalidomide : un montant unique de cinq millions d’euros est prévu au bénéfice des victimes de la thalidomide, montant qui sera pris en charge sur le budget des frais d'administration de l’Institut national d’assurance maladie-invalidité et compensé à l'intérieur de l'objectif budgétaire global des soins de santé.
Cette somme sera attribuée à une fondation d'utilité privée dont l'objet social sera l'octroi d'une somme forfaitaire à chaque victime née en Belgique entre le 1er janvier 1958 et le 1er avril 1963 dont il sera démontré qu'elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse d'un des médicaments distribués en Belgique par la firme R. Coles contenant de la thalidomide.
Il s'agit là du mandat qui m'a été confié par le gouvernement et j'entends bien entendu l'exécuter, en premier lieu en créant dans les plus brefs délais la base légale requise pour permettre le paiement par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité du montant de cinq millions d’euros à la fondation à créer. Il s'agit d'une décision inespérée compte tenu du contexte budgétaire actuel, lequel est particulièrement difficile, et je suis heureuse d'avoir pu l'obtenir dans ces conditions’ ;
Un communiqué de presse officiel du 22 mars 2010 annonce : ‘À la demande de Laurette Onkelinx, le gouvernement a accepté de réserver un montant de cinq millions d'euros au bénéfice des victimes de la thalidomide, plus communément connue sous le terme Softenon. Ce montant sera versé à une fondation, encore à créer, qui sera chargée de le répartir entre les personnes concernées. Cette mesure, portée avec conviction par le ministre, représente un geste important de soutien à ces personnes atteintes de malformations congénitales particulièrement handicapantes’ ;
Le ministre de la Santé prépare un avant-projet de texte à insérer dans le projet de loi-programme accompagnant le premier ajustement budgétaire 2010 qui fait l'objet de discussions entre les cabinets ;
Toutefois, par une lettre du 17 mai 2010, ce ministre écrit au précédent conseil de certains [défendeurs] :
‘En raison de la crise gouvernementale qui a abouti à la chute du gouvernement, le conseil des ministres n'a […] malheureusement pas eu le temps d'examiner ce projet, ainsi que les nombreux autres d'ailleurs. Depuis le 26 avril dernier, le gouvernement fédéral est démissionnaire. Il ne peut prendre de nouvelles initiatives et est chargé par le Roi d'expédier les affaires courantes.
La décision appartiendra dès lors au prochain gouvernement. J'espère toutefois que les étapes franchies ces derniers mois pourront servir de base à une future décision en faveur des victimes du Softenon. Et dans la mesure de mes facultés, il s'agira bien entendu d'une initiative qui bénéficiera de mon plein et entier soutien’ ;
[…] La cour [d’appel] a déjà évoqué la lettre par laquelle, le 21 avril 2010, le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique Onkelinx informe le conseil de ces [défendeurs] de la décision qui a été prise par le conseil des ministres, [dont le texte est reproduit ci-dessus] ;
Ainsi que le soutiennent les[dits défendeurs], il s'agit incontestablement d'un engagement unilatéral, de surcroît confirmé publiquement par le communiqué de presse officiel du 22 mars 2010 [précité] ;
Il importe peu, au regard de sa validité, que cet engagement unilatéral ne contienne aucune reconnaissance de responsabilité de la part de l’État belge dans le drame du Softenon. Il n'est en effet pas requis de rechercher la cause d'un tel engagement dans un devoir moral ou de conscience de réparer une faute ; la volonté d'un État de soutenir les victimes d'un drame social, tel celui du Softenon, suffit (ainsi l'État veille-t-il également à venir au secours des victimes de certaines catastrophes naturelles) ;
Le rappellent d'ailleurs les propositions déposées par le député Fonck sur le bureau de la Chambre des représentants voulant que ‘l'État reconnaisse la situation spécifique des victimes de phocomélie due à la thalidomide en Belgique’ […] ;
[Le demandeur] objecte encore que le ‘ministre des Affaires sociales et de la Santé publique n'avait pas le pouvoir de lier l'État quant au paiement de cinq millions d’euros par l'Institut national d’assurance maladie-invalidité à la fondation dont la constitution était envisagée ; que le mandat qu’il avait reçu du conseil des ministres se limitait en l’espèce à rédiger un avant-projet de loi portant sur la création d'une fondation d'utilité privée afin de venir en aide aux différentes victimes de la thalidomide afin que la décision adoptée par le conseil des ministres en ce sens soit soumise à l'approbation de la Chambre des représentants et que, dès lors, le seul engagement unilatéral qui pourrait résulter (si les conditions de validité en étaient remplies – quod non) de cette lettre serait limité, le cas échéant, à la rédaction d'un avant-projet de loi à soumettre au conseil des ministres afin que celui-ci en propose le vote à la Chambre des représentants, seule autorité compétente pour autoriser l'engagement de la dépense ; que, comme déjà énoncé, il s'agit là d'un principe consacré par l'article 174 de la Constitution’ ;
Cependant, il admet ‘qu'un avant-projet de texte destiné à être intégré dans l'avant-projet de loi-programme accompagnant le premier ajustement budgétaire fut rédigé conformément à la décision du conseil des ministres en vue d'être soumis à l'assentiment de la Chambre des représentants pour que soit insérée dans la loi une disposition qui permette d'octroyer une somme forfaitaire aux victimes de la thalidomide’ ;
Dès lors, s'il est exact que ni le ministre seul ni le conseil des ministres ne pouvaient décider d'allouer un quelconque montant à la fondation à créer, l'octroi d'un budget revenant à la Chambre des représentants, l'État belge a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d'euros [l'arrêt reproduit ici le texte de l'avant-projet de loi en question] ;
Certes, après les élections législatives de juin 2010, il fallut plusieurs mois avant de constituer un nouveau gouvernement, de sorte que le gouvernement Leterme II, auteur de la promesse unilatérale litigieuse, est demeuré chargé des affaires courantes jusqu'au 6 décembre 2011 ;
En règle, un gouvernement en affaires courantes doit cesser ses activités, en sa qualité tant d'organe exécutif que d'organe législatif ;
Toutefois, il convient d'éviter toute vacance du pouvoir gouvernemental qui puisse être préjudiciable à la marche normale de l'État et aux relations internationales du pays (par exemple, par une absence de respect d'obligations contractées par traité). En attendant l'entrée en fonction de son successeur, tout gouvernement sortant est chargé d'expédier les affaires courantes ;
La notion d'affaires courantes, relevant selon certains d'une coutume constitutionnelle et selon d'autres d'un principe général du droit, est ainsi liée, d'une part, au principe de la continuité du service public et, d'autre part, au principe de la responsabilité ministérielle dans un système parlementaire ;
Elle vise les affaires courantes, ‘dont l'intérêt politique est à ce point ténu qu'elles ne sont pas susceptibles de mettre sous pression la relation de confiance entre le gouvernement et le parlement’ et qui s'opposent donc aux ‘affaires de gouvernement, impliquant des options dont l'importance sur le plan de la politique générale est, par essence, telle que ces affaires ne pourraient être décidées que par un gouvernement qui a l'appui du parlement et qui risque de perdre cet appui en raison de la décision qu'il a prise’ ;
[Cette dernière catégorie] recouvre, selon la jurisprudence du Conseil d'État et la doctrine, trois catégories d'affaires, à savoir les affaires de gestion journalière, les affaires urgentes et les affaires en cours, qui constituent la poursuite normale d'une procédure régulièrement engagée avant la dissolution du parlement, dont l'adoption n'est finalement que l'aboutissement d'un long processus engagé bien avant la chute du gouvernement, sans précipitation, les questions politiques ayant pu se poser sur le plan administratif étant résolues avant la période critique : ‘Une affaire dont l'importance dépasse celle des affaires de gestion journalière et qui n'est pas urgente peut néanmoins être finalisée par le gouvernement, malgré la dissolution du parlement ou la démission du gouvernement, si la procédure qui a donné lieu à l'arrêté concerné a été engagée bien avant la période critique, si elle a ensuite été réglée sans précipitation et si les questions politiques, qui ont pu se poser sur le plan administratif, ont été résolues avant cette période critique’ (voir notamment CE, arrêt n° 234.747 du 17 mai 2016) ;
On notera cependant que, vu la durée inédite de la crise politique de 2010-2011, le gouvernement démissionnaire assumera la présidence tournante de l'Union européenne, procédera à de hautes nominations, comme celle du nouveau gouverneur de la Banque nationale, élaborera un projet de budget fédéral 2011 et un projet de budget pluriannuel pour l'Europe, engagera le pays dans une guerre en Libye. Certains en ont conclu qu'au cours de cette crise politique de 2010 et 2011, une quatrième catégorie d'affaires courantes a émergé : celles dont le traitement est rendu indispensable par le droit international. Il a fallu attendre la publication au Moniteur belge de la déclaration de révision de la Constitution qui a entraîné la dissolution des chambres fédérales et ramené le gouvernement à la notion classique d'affaires courantes […] ;
Quoi qu'il en soit, à partir du moment où le gouvernement s'est engagé, alors qu'il avait encore les pleins pouvoirs, à créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et à soumettre à la Chambre un projet d'attribution à cette fondation d'une somme de cinq millions d’euros, cet engagement a conservé et conserve, depuis qu'il a été porté à la connaissance des [défendeurs] qui l'ont accepté, sa force obligatoire ; la crise gouvernementale n'a pas eu pour effet de l'éteindre, pas plus qu'elle ne met fin aux conventions valablement conclues ou aux engagements internationaux valablement contractés avant sa survenance ;
En ce qu'elle tend à obtenir l'exécution de cet acte juridique unilatéral, la demande subsidiaire des [défendeurs] n'est pas prescrite, la citation introductive d'instance ayant été signifiée dès le 13 septembre 2010 ».
L’arrêt en conclut qu’il « se justifie […] de condamner l’État belge à s’y conformer dans les termes précisés au dispositif ».
Griefs
Première branche
1. La Cour décide de manière constante que « le juge est tenu d'examiner la nature juridique des prétentions formulées devant lui par les parties et, quelle que soit la qualification que celles-ci leur ont donnée, peut suppléer d'office aux motifs invoqués, dès lors qu'il n'élève aucune contestation dont les parties ont exclu l'existence, qu'il se fonde uniquement sur des faits régulièrement soumis à son appréciation et qu'il ne modifie pas l'objet de la demande » et qu’« il a en outre l'obligation, en respectant les droits de la défense, de relever d'office les moyens de droit dont l'application est commandée par les faits spécialement invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions ».
Il en résulte qu'en application du principe général du droit dit principe dispositif, le juge ne peut pas modifier l'objet de la prétention, c'est-à-dire « se prononcer sur des choses non demandées ou, en d'autres termes encore, procurer un résultat non postulé ».
Ce principe est consacré par l'article 1138, 2°, du Code judiciaire, qui en constitue une application particulière.
Il en résulte également que le juge ne peut élever un moyen de pur droit, mêlé de fait et de droit, ou de pur fait, mais non exploité par les parties, sans soumettre celui-ci à leur contradiction, sous peine de violer le droit de défense de la partie succombante.
2. Dans leurs secondes conclusions additionnelles et de synthèse d'appel, les neuvième à dix-septième défendeurs demandaient, à titre subsidiaire, la condamnation de l'État belge « à constituer, dans les trois mois de la signification de l'arrêt à intervenir et sous peine d'une astreinte de cinq mille euros par jour de retard, une fondation d'utilité privée à laquelle sera attribuée une somme de cinq millions d’euros, à majorer des intérêts moratoires au taux légal depuis le 13 septembre 2010, date de l’introduction de la procédure, et dont l'objet social sera l'octroi d'une somme forfaitaire à chaque victime née en Belgique entre le 1er janvier 1958 et le 1er avril 1963 dont il sera démontré qu'elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse de médicaments contenant de la thalidomide, cette somme forfaitaire devant être répartie entre les victimes en fonction de la gravité de leur handicap respectif ».
Ils fondaient cette demande, en substance, sur la considération que l'État belge avait « clairement extériorisé sa volonté de venir en aide aux victimes belges de la thalidomide en prenant l'engagement de mettre sur pied une fondation d'utilité privée à laquelle devait être attribué un montant forfaitaire de cinq millions d’euros à répartir entre les différentes victimes », que cet engagement résultait explicitement « de la lettre que madame le ministre Onkelinx a adressée le 21 avril 2010 à leur précédent conseil », ce qui impliquait que « l'engagement par déclaration unilatérale de volonté ainsi extériorisé [...] lie [le demandeur] et l'oblige à exécuter ce à quoi il s'est engagé ».
L'avantage économique et le résultat financier recherchés par les neuvième à dix-septième défendeurs consistaient en la condamnation de l'État belge à la constitution d'une fondation d'utilité privée, dotée d’un budget de cinq millions d’euros, ayant pour objet l'octroi d'une somme forfaitaire à chaque victime avérée du Softenon.
Les huit premiers défendeurs, quant à eux, ne formulaient pas de demande subsidiaire en ce sens.
L'État belge contestait les positions et demandes relatées ci-dessus et concluaient à leur rejet.
Les parties n'ont donc pas débattu de l'opportunité ou de la légalité d'une obligation mise à charge du demandeur de soumettre un avant-projet de loi à la Chambre des représentants.
De surcroît, les parties n'ont pas davantage évoqué le fait que les défendeurs auraient « accepté » un engagement quelconque pris par l'État belge ni a fortiori débattu des effets éventuels d'une telle acceptation.
Or, l'arrêt condamne néanmoins l'État belge « à présenter à la Chambre des représentants un avant-projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d'une fondation d'utilité privée visée par cet avant-projet », en se fondant sur les motifs que « cet engagement par déclaration unilatérale de volonté ainsi extériorisé l'a été sans être assorti d'une quelconque réserve et que, accepté par les [défendeurs], il lie l'État belge non seulement envers les [défendeurs] qui en exigent le respect mais envers », selon ses termes, « toute personne ‘dont il sera démontré qu'elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse d'un des médicaments distribués en Belgique par la firme R. Coles contenant de la thalidomide’ » et que, « à partir du moment où le gouvernement s'est engagé, alors qu'il avait encore les pleins pouvoirs, à créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et à soumettre à la Chambre un projet d'attribution à cette fondation d'une somme de cinq millions d’euros, cet engagement a conservé et conserve, depuis qu'il a été porté à la connaissance des [défendeurs] qui l'ont accepté, sa force obligatoire ».
Ce faisant, l'arrêt, d'une part, procure aux victimes du Softenon un résultat, à savoir l'obligation de soumettre un avant-projet de loi au pouvoir législatif, différent de leur demande, à savoir la condamnation de l'État belge à la création d'une fondation dotée d'un budget de cinq millions d’euros, sans offrir aux parties la possibilité de débattre de la portée de cette initiative de la cour d'appel et de ses implications, d'autre part, se fonde sur un fait, à savoir l'acceptation par les défendeurs, qui n'a pas été régulièrement soumis à l'appréciation de cette cour.
3. En conséquence, l'arrêt modifie illégalement l'objet et la cause de la demande (violation du principe général du droit dit principe dispositif et de l'article 1138, 2°, du Code judiciaire) et viole le droit de l'État belge de se défendre sur la portée de la condamnation prononcée contre lui et sur le complexe factuel sur lequel elle repose (violation du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense).
Deuxième branche
1. L'article 1108 du Code civil dispose que le consentement est l'une des quatre conditions essentielles à la validité d'une convention au sens des articles 1101 et 1134 du même code.
Par analogie, un engagement par déclaration unilatérale de volonté n'est valable et ne peut revêtir un caractère contraignant qu'à la condition qu'il existe une volonté certaine de l'auteur de l'acte de s'engager de cette manière.
L'appréciation de l'existence de la volonté de s'engager de l'auteur de la déclaration unilatérale est une question de fait soumise à ce titre à l'appréciation souveraine du juge. Celui-ci est néanmoins tenu de fonder son analyse sur l'ensemble des faits pertinents de l'espèce. Son appréciation doit dès lors tenir compte des circonstances dans lesquelles la déclaration en cause a été émise ainsi que de la qualité en laquelle son auteur s'est exprimé, afin de permettre à la Cour de vérifier si la déclaration consacre un engagement certain, définitif et irrévocable.
2. Après avoir constaté l'existence de la lettre adressée par le ministre de la Santé au précédent conseil des neuvième à dix-septième défendeurs le 21 avril 2010 ainsi que d'un communiqué de presse du 22 mars 2010, dont il reproduit les termes, et après avoir en outre constaté que ce ministre a préparé un avant-projet de texte « à insérer dans le projet de loi-programme accompagnant le premier ajustement budgétaire 2010 qui fait l'objet de discussions entre les cabinets » et que, le 17 mai 2010, il a « écrit au précédent conseil de certains [défendeurs] » la lettre [consécutive à la chute du gouvernement dont les termes sont ci-dessus reproduits], l'arrêt décide que l'État belge « a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d’euros » dans les termes de l'avant-projet de loi qu’il reproduit, en se fondant sur les motifs que « cet engagement par déclaration unilatérale de volonté ainsi extériorisé l'a été sans être assorti d'une quelconque réserve et que, accepté par les [défendeurs], il lie l'État belge non seulement envers les [défendeurs] qui en exigent le respect mais envers », selon ses termes, « toute personne ‘dont il sera démontré qu'elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse d'un des médicaments distribués en Belgique par la firme R. Coles contenant de la thalidomide’ » et que, « à partir du moment où le gouvernement s'est engagé, alors qu'il avait encore les pleins pouvoirs, à créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et à soumettre à la Chambre un projet d'attribution à cette fondation d'une somme de cinq millions d’euros, cet engagement a conservé et conserve, depuis qu'il a été porté à la connaissance des [défendeurs] qui l'ont accepté, sa force obligatoire ; que la crise gouvernementale n'a pas eu pour effet de l'éteindre, pas plus qu'elle ne met fin aux conventions valablement conclues ou aux engagements internationaux valablement contractés avant sa survenance ».
Or, il résulte des constatations précitées de l'arrêt que la décision évoquée dans la lettre du ministre du 21 avril 2010 a été prise dans le cadre du contrôle budgétaire au stade des négociations en conseil des ministres et non par l'État belge.
Par ailleurs, il ressort également des constatations de l'arrêt que, par lettre du 17 mai 2010, le ministre de la Santé a écrit au précédent conseil des neuvième à dix-septième défendeurs que la décision appartiendrait au gouvernement suivant, en raison de la crise gouvernementale qui a abouti à la chute du gouvernement auquel ce ministre appartenait.
Enfin, il ne ressort ni des motifs précités ni d'aucun autre motif de l’arrêt que tous les défendeurs ou certains d'entre eux auraient accepté un quelconque engagement par déclaration unilatérale de volonté de l'État belge ni a fortiori qu'ils l'auraient accepté avant la lettre du ministre de la Santé du 17 mai 2010.
De ces constatations, l'arrêt n'a partant pu déduire l'existence d'une volonté de l'État belge de s'engager dès avril 2010 de manière contraignante par une déclaration consacrant un engagement certain, définitif et irrévocable, que « la crise gouvernementale n'a pas eu pour effet [d']éteindre ».
3. En conséquence, l'arrêt, qui, sur la base des considérations qui précèdent, attribue à la lettre du 21 avril 2010 la force obligatoire d'un engagement par déclaration unilatérale de volonté certain, définitif et irrévocable, n’est pas légalement justifié au regard des articles 1101, 1108 et 1134 du Code civil.
Troisième branche
1. Un engagement par déclaration unilatérale de volonté n'est valable et ne revêt un caractère contraignant qu'à la condition qu'il existe une volonté de l'auteur de l'acte de s'engager de cette manière.
La Cour rappelle à cet égard que « le juge du fond apprécie souverainement en fait l'existence et la portée d'une manifestation de volonté à condition qu'il ne méconnaisse pas la foi due aux actes dont cette manifestation est déduite ».
Dès lors, lorsque la volonté en question a été constatée dans un écrit, le juge doit, conformément au droit commun et en application des articles 1156 à 1164 du Code civil, analyser la portée de cet écrit afin de dégager la volonté réelle de son auteur, tout en veillant à respecter la foi due à son contenu, conformément aux articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil.
La foi due à un acte est violée si le juge décide que l'acte en question contient une mention qui ne s'y trouve pas ou, à l'inverse, qu'il ne contient pas une mention qui y figure.
2. Après avoir constaté que, « le 21 avril 2010 [...], le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique [...] informe [en ces termes] le conseil [de certains défendeurs] de la décision qui a été prise par le conseil des ministres : ‘À l'issue des négociations qui sont intervenues dans le cadre du récent contrôle budgétaire à propos des victimes de la thalidomide, un montant unique de cinq millions d’euros est prévu au bénéfice des victimes de la thalidomide, montant qui sera pris en charge sur le budget des frais d’administration de l’Institut national d’assurance maladie-invalidité et compensé à l'intérieur de l'objectif budgétaire global des soins de santé. Cette somme sera attribuée à une fondation d'utilité privée dont l'objet social sera l'octroi d'une somme forfaitaire à chaque victime née en Belgique entre le 1er janvier 1958 et le 1er avril 1963 dont il sera démontré qu'elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse d'un des médicaments distribués en Belgique par la firme R. Coles contenant de la thalidomide. Il s'agit là du mandat qui m'a été confié par le gouvernement et j'entends bien entendu l'exécuter, en premier lieu en créant dans les plus brefs délais la base légale requise pour permettre le paiement par l'Institut national d’assurance maladie-invalidité du montant de cinq millions d’euros à la fondation à créer. Il s'agit d'une décision inespérée compte tenu du contexte budgétaire actuel, lequel est particulièrement difficile, et je suis heureuse d'avoir pu l'obtenir dans ces conditions’ », l'arrêt décide que « l'État belge a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d'euros » dans les termes de l’avant-projet de loi qu’il reproduit.
Or, la lettre du ministre de la Santé du 21 avril 2010 vise « la décision prise par le conseil des ministres » et évoque un « mandat » qui lui est confié mais ne comporte aucun engagement de l'État belge envers les défendeurs.
En outre, l'arrêt omet la précision que contenait la lettre du ministre de la Santé du 21 avril 2010, par laquelle celui-ci souligne auprès des victimes du Softenon ne disposer « pour le surplus […] d'aucun mandat pour un quelconque engagement au-delà de ce qui a été décidé par le gouvernement ».
3. En conséquence, l'arrêt viole la foi due à ces actes (violation des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil) et néglige le devoir de rechercher la volonté réelle du demandeur (violation des articles 1156 à 1164 du Code civil).
Quatrième branche (subsidiaire à la troisième)
1. Au regard de l'article 1108 du Code civil, l'acte unilatéral créateur de droits doit émaner d'une entité disposant de la capacité de s'engager ou, le cas échéant, du pouvoir d'exprimer valablement le consentement de la personne au nom de laquelle elle intervient.
En application de ce principe, pour que l'État belge puisse valablement être engagé, il convient que l'entité de qui émane l'extériorisation de sa volonté soit nantie du pouvoir nécessaire et dispose de la compétence requise à cette fin.
À cet égard, l'article 33 de la Constitution dispose que « tous les pouvoirs émanent de la Nation » et « sont exercés de la manière établie par la Constitution ».
L'article 35 de la Constitution énonce que « l'autorité fédérale n'a de compétences que dans les matières que lui attribuent formellement la Constitution et les lois portées en vertu de la Constitution même ».
L'article 105 de la Constitution précise que « le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
Les articles 36 et 37 de la Constitution confient au Roi l'exercice du pouvoir exécutif fédéral ainsi que celui du pouvoir législatif fédéral, dont il constitue la troisième branche, aux côtés de la Chambre des représentants et du Sénat.
C'est donc au Roi, et non au conseil des ministres ou à un ministre seul, que l'article 75 de la Constitution, selon lequel « le droit d'initiative appartient à chacune des branches du pouvoir législatif fédéral », confère un droit d'initiative législative, lui permettant de déposer des projets de loi, de proposer des amendements aux projets et propositions de loi et de sanctionner les lois votées par le parlement.
Il en résulte que ce n'est qu'[après la signature] par le Roi – ainsi que par les ministres compétents qui en prennent ce faisant la responsabilité – que la volonté du pouvoir exécutif de faire usage de son droit d'initiative législative est valablement exprimée et, par voie de conséquence, que la décision de présenter un projet de loi aux chambres législatives, sous la forme d'un arrêté royal, est légalement adoptée par l'organe compétent pour ce faire.
2. Après avoir constaté que, « le 21 avril 2010 [...], le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique » [a adressé au conseil de certaines victimes du Softenon la lettre dont les termes ont été reproduits ci-dessus] et qu’« un communiqué de presse officiel du 22 mars 2010 » [a été diffusé, dont les termes ont également été reproduits ci-dessus], l'arrêt « condamne l'État belge, représenté par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, à présenter à la Chambre des représentants un avant-projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d'une fondation d'utilité privée visée par cet avant-projet », en se fondant sur le motif qu’« à partir du moment où le gouvernement s'est engagé, alors qu'il avait encore les pleins pouvoirs, à créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et à soumettre à la Chambre un projet d'attribution à cette fondation d'une somme de cinq millions d’euros, cet engagement a conservé et conserve, depuis qu'il a été porté à la connaissance des [défendeurs] qui l'ont accepté, sa force obligatoire ; que la crise gouvernementale n'a pas eu pour effet de l'éteindre, pas plus qu'elle ne met fin aux conventions valablement conclues ou aux engagements internationaux valablement contractés avant sa survenance ».
Ce faisant, l'arrêt assimile une décision du conseil des ministres prise dans le cadre du contrôle budgétaire à un engagement par déclaration unilatérale de volonté de l'État belge lui-même de soumettre un avant-projet de loi déterminé au pouvoir législatif.
Or, le pouvoir d'initiative législative est réservé au Roi et aucune disposition constitutionnelle, légale ou réglementaire ne confie tout ou partie de ce pouvoir au conseil des ministres ou à un ministre seul.
3. En conséquence, l'arrêt, qui décide, sur la base des considérations qui précédent, que « l'État belge a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d'euros », n'est pas légalement justifié au regard des articles 33, 35, 36, 37, 75 et 105 de la Constitution, ainsi que de l'article 1108 du Code civil.
Cinquième branche
1. L'article 1108, alinéa 4, du Code civil dispose que « quatre conditions sont essentielles pour la validité d'une convention », parmi lesquelles « un objet certain qui forme la matière de l'engagement ». L'article 1128 de ce code précise ensuite qu'« il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l'objet des conventions ».
Par ailleurs, l'article 33 de la Constitution, qui dispose que « tous les pouvoirs émanent de la Nation » et « sont exercés de la manière établie par la Constitution », consacre le principe de l'indisponibilité des compétences de l'autorité publique, obligeant les pouvoirs publics à exercer eux-mêmes les compétences qui leur sont confiées par la Constitution et par la loi.
L'article 6 du Code civil dispose qu'« on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs », à savoir les « lois qui touchent aux intérêts essentiels de l'État ou de la collectivité ou qui fixent, dans le droit privé, les bases juridiques sur lesquelles repose l'ordre économique ou moral de la société ».
Les articles 1131 et 1133 du Code civil précisent enfin que « l'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet », et que « la cause est illicite quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l'ordre public ».
Il résulte du rapprochement de ces différentes dispositions que, si les autorités publiques peuvent valablement engager l'État belge par voie contractuelle, elles ne peuvent, en revanche, aucunement s'engager à exercer – ou à ne pas exercer – leurs compétences d'une manière déterminée.
Un tel principe découle de la nécessité de préserver le caractère discrétionnaire que la loi attribue à l'exercice des compétences qui leur sont conférées et de respecter le droit de la puissance publique de les mettre en œuvre, en tout temps, selon les besoins et l'intérêt de l'ensemble des citoyens.
2. Après avoir constaté que, « le 21 avril 2010 [...], le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique » [a adressé au conseil de certaines victimes du Softenon la lettre dont les termes ont été reproduits ci-dessus], qu’« un communiqué de presse officiel du 22 mars 2010 » [a été diffusé, dont les termes ont de même été reproduits ci-dessus], et que le ministre de la Santé a écrit le 17 mai 2010 au précédent conseil de certains défendeurs une lettre relative à la crise gouvernementale et à la chute du gouvernement, dont les termes ont également déjà été reproduits, l’arrêt condamne [le demandeur] « à présenter à la Chambre des représentants un projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d’une fondation d’utilité privée visée par cet avant-projet », en se fondant sur les motifs que, « s'il est exact que ni le ministre seul ni le conseil des ministres ne pouvaient décider d'allouer un quelconque montant à la fondation à créer, l'octroi d'un budget revenant à la Chambre des représentants, l'État belge a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d'euros », qu’« à partir du moment où le gouvernement s'est engagé, alors qu'il avait encore les pleins pouvoirs, à créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et à soumettre à la Chambre un projet d'attribution à cette fondation d'une somme de cinq millions d’euros, cet engagement a conservé et conserve, depuis qu'il a été porté à la connaissance des [défendeurs] qui l'ont accepté, sa force obligatoire et que la crise gouvernementale n'a pas eu pour effet de l'éteindre, pas plus qu'elle ne met fin aux conventions valablement conclues ou aux engagements internationaux valablement contractés avant sa survenance ».
Ce faisant, l'arrêt consacre un engagement de l'État belge ayant pour objet l'exercice d'une compétence d'initiative législative.
Or, la Constitution confie le pouvoir d'initiative législative au Roi, agissant dans le cadre du pouvoir législatif fédéral, et non au conseil des ministres ou à un ministre seul.
Les règles de répartition et d'exercice de leurs compétences et pouvoirs par les autorités publiques fédérales, parce qu'elles intéressent l'ordre public constitutionnel belge, sont hors commerce.
3. En conséquence, l'arrêt, qui, sur la base des considérations qui précèdent, condamne l'État belge à ce que le pouvoir d'initiative législative appartenant au Roi soit exercé dans le sens qu'il détermine, n'est pas légalement justifié au regard des articles 33 de la Constitution et 6, 1108, 1128, 1131 et 1133 du Code civil.
Sixième branche
1. Le principe général du droit de la séparation des pouvoirs a pour objet « de limiter l'exercice du pouvoir, afin que chacun des organes de l'État ne puisse exercer qu'une partie de la souveraineté, de manière telle que chaque organe, pris séparément, n'en possède point la totalité et doive constamment faire appel au concours des autres organes », et est induit de la Constitution, qui en consacre l'application en ses articles 33 à 51.
En application de ce principe, tendant à réaliser un équilibre entre les différents pouvoirs de l'État, le juge ne peut priver le pouvoir exécutif de sa liberté d'appréciation ou se substituer à lui et ne peut pas davantage s'immiscer dans l'élaboration des lois. Ce principe interdit au juge d'exercer lui-même un pouvoir discrétionnaire qui appartient au gouvernement ou encore d'apprécier l'opportunité de son action lorsqu'il exerce un tel pouvoir.
En d'autres termes, si le gouvernement ne peut violer aucun droit subjectif dans le cadre de son action, il a toutefois le droit d'apprécier lui-même les modalités d'exercice de sa souveraineté et, à cet égard, le juge ne peut lui donner aucun ordre ni s'immiscer dans le processus politique d'élaboration des lois et des décisions réglementaires ou administratives.
2. Après avoir constaté que, par lettre du 17 mai 2010, « le ministre de la Santé écrit au précédent conseil de certains [défendeurs qu']en raison de la crise gouvernementale qui a abouti à la chute du gouvernement, le conseil des ministres n’a […] malheureusement pas eu le temps d'examiner ce projet » et que « la décision appartiendra au prochain gouvernement », l'arrêt décide que « l'État belge a d'ores et déjà pris en avril 2010 les engagements de créer une fondation destinée aux victimes de la thalidomide et de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi visant à attribuer à cette fondation une allocation de cinq millions d’euros » et le condamne en conséquence « à présenter à la Chambre des représentants un avant-projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d'une fondation d'utilité privée visée par cet avant-projet », en se fondant sur le motif que, « s'il est exact que ni le ministre seul ni le conseil des ministres ne pouvaient décider d'allouer un quelconque montant à la fondation à créer, l'octroi d'un budget revenant à la Chambre des représentants, l'État belge a d'ores et déjà pris [ces engagements] en avril 2010 ».
Ce faisant, l'arrêt condamne l'État belge à déposer auprès de la Chambre des représentants un texte n'ayant pas encore fait l'objet, d'après ses constatations, d'un arbitrage politique au sein du conseil des ministres.
La condamnation prononcée par l'arrêt contre l'État belge méconnaît la portée des missions confiées aux pouvoir exécutif, lequel doit être en mesure d'exercer ses compétences et d’apprécier l'opportunité de son action. Parallèlement, elle dépasse manifestement la portée des compétences du pouvoir judiciaire et revient pour celui-ci à s'immiscer dans l'exercice de la fonction législative et dans le processus d'élaboration des lois, que la Constitution ne lui attribue pas.
3. En conséquence, l'arrêt n'est pas légalement justifié au regard du principe général du droit de la séparation des pouvoirs, consacré par les articles 33 à 51 de la Constitution et, en tant que de besoin, de ces articles eux-mêmes.
Second moyen
Disposition légale violée
Article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire
Décisions et motifs critiqués
Après avoir reçu les appels, joint les causes, déclaré fondée la demande subsidiaire formulée par certaines victimes du Softenon et condamné « l'État belge, représenté par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, à présenter à la Chambre des représentants un avant-projet de loi à insérer dans la prochaine loi budgétaire, tel celui qui est reproduit sous le point 58, en vue de la constitution d'une fondation d'utilité privée visée par cet avant-projet », l'arrêt condamne l'État belge aux dépens, « liquidés dans le chef des [défendeurs], appelants des causes 2012/AR/960 et 1372, qui ont le même conseil, aux frais des requêtes d'appel, soit deux fois 186 euros, et à l'indemnité de procédure de chaque instance, liquidée à 16.500 euros par le premier juge et à 16.500 euros […] en degré d'appel, et non liquidés dans le chef des [défendeurs], appelants dans la cause 2012/AR/1297 ».
Griefs
1. En vertu de l'article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire, la condamnation aux dépens est prononcée, même d'office, contre la partie qui a succombé :
« Tout jugement définitif prononce, même d'office, la condamnation aux dépens contre la partie qui a succombé, à moins que des lois particulières n'en disposent autrement et sans préjudice de l'accord des parties que, le cas échéant, le jugement décrète […].
Les dépens peuvent être compensés dans la mesure appréciée par le juge, soit si les parties succombent respectivement sur quelque chef, soit entre conjoints, ascendants, frères et sœurs ou alliés au même degré ».
Il résulte de cette disposition que la partie qui n'a pas succombé dans une demande en justice ne peut être condamnée à une partie des dépens.
Par ailleurs, l'indemnité est due par lien d'instance, à savoir pour chaque lien qui se crée entre les parties lorsqu'une ou plusieurs parties formulent une demande vis-à-vis d'une ou plusieurs autres ; en d'autres termes, le lien d'instance est la relation procédurale qui naît de l'introduction d'une demande principale ou en intervention.
2. Après avoir constaté que la demande relative à la condamnation de l'État belge à la création, « dans les trois mois de la signification de l'arrêt à intervenir et sous peine d'astreinte [...], d'une fondation d'utilité privée à laquelle sera attribuée une somme de cinq millions d’euros est formulée uniquement par les neuvième à dix-septième défendeurs, dont les causes portent les numéros de rôle 2012/AR/960 et 1372, et que les huit premiers défendeurs, dont les causes portent les numéros 2012/AR/297 et 1207, se bornaient quant à eux à mettre en cause la responsabilité aquilienne de l'État belge », l'arrêt dit fondée la demande subsidiaire dans la mesure qu'il précise et dit également « les demandes originaires formées sur la base de l'article 1382 du Code civil non fondées », mais condamne néanmoins l'État belge aux dépens de l'ensemble des défendeurs.
Ce faisant, l'arrêt condamne l'État belge aux dépens d'une demande dans laquelle il n'a pas succombé au profit de parties qui n'ont pas triomphé.
3. En conséquence, l'arrêt n'est pas légalement justifié au regard de l'article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant à la quatrième branche :
Sur les fins de non-recevoir opposées au moyen, en cette branche, par les neuvième à seizième défendeurs et déduites de ce qu’il est nouveau ou que son examen obligerait la Cour à rechercher et apprécier des éléments de fait :
N’est en principe pas nouveau le moyen qui critique un motif que le juge d’appel donne au soutien de sa décision.
Le moyen, en cette branche, critique le motif par lequel l’arrêt, pour dire fondée la demande subsidiaire des neuvième à dix-septième défendeurs, retient l’existence d’un engagement unilatéral du gouvernement de créer une fondation au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique et de déposer à la Chambre des représentants un projet de loi dotant cette fondation de cinq millions d’euros.
L’examen du moyen, qui, en cette branche, conteste que, au regard des dispositions constitutionnelles réglant la répartition des compétences entre les pouvoirs de l’État, pareil engagement ait pu être pris par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique agissant sur mandat du conseil des ministres, ne requiert la vérification ni l’appréciation d’aucun élément de fait.
Les fins de non-recevoir ne peuvent être accueillies.
Sur le fondement du moyen, en cette branche :
Aux termes de l’article 36 de la Constitution, le pouvoir législatif fédéral s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat.
L’article 75 de la Constitution dispose que le droit d’initiative appartient à chacune des branches du pouvoir législatif fédéral.
Ce droit ne peut être exercé ni par un ministre seul ni, en règle, par le conseil des ministres.
L’arrêt n’a pu, sans violer les dispositions constitutionnelles précitées, déduire ni de la lettre adressée le 21 avril 2010 par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique au conseil des neuvième à dix-septième défendeurs ni du communiqué officiel du 22 mars 2010 relatant la décision du gouvernement que ce ministre avait reçu mandat d’exécuter, dont il reproduit les termes, l’engagement unilatéral de l’État belge de soumettre à la Chambre des représentants un projet de loi allouant cinq millions d’euros à une fondation qui devait être créée au profit des victimes de la thalidomide nées en Belgique.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Sur le second moyen :
Aux termes de l’article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire, tout jugement définitif prononce, même d’office, la condamnation aux dépens contre la partie qui a succombé, à moins que des lois particulières n’en disposent autrement et sans préjudice de l’accord des parties que, le cas échéant, le jugement décrète.
L’arrêt, qui, alors qu’aucune loi particulière ne s’applique et qu’il ne constate pas d’accord des parties, condamne le demandeur aux dépens des premier à huitième défendeurs, dont il rejette les demandes, viole cette disposition légale.
Le moyen est fondé.
Et il n’y a pas lieu d’examiner les autres branches du premier moyen, qui ne sauraient entraîner une cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué en tant qu’il statue sur la demande subsidiaire des neuvième à dix-septième défendeurs et sur les dépens ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d’appel de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Mireille Delange et Michel Lemal, les conseillers Sabine Geubel et Maxime Marchandise, et prononcé en audience publique du trois juin deux mille vingt-deux par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.


Synthèse
Formation : Chambre 1f - première chambre
Numéro d'arrêt : C.18.0558.F
Date de la décision : 03/06/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Le droit d'initiative législative ne peut être exercé ni par un ministre seul ni, en règle, par le conseil des ministres.

POUVOIRS - POUVOIR LEGISLATIF - CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 1 A 99) - Article 36 - CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 1 A 99) - Article 75 [notice1]


Références :

[notice1]

La Constitution coordonnée 1994 - 17-02-1994 - Art. 36 et 75 - 30 / No pub 1994021048


Composition du Tribunal
Président : STORCK CHRISTIAN
Greffier : DE WADRIPONT PATRICIA
Ministère public : WERQUIN THIERRY
Assesseurs : DELANGE MIREILLE, LEMAL MICHEL, GEUBEL SABINE, MARCHANDISE MAXIME

Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2022-06-03;c.18.0558.f ?

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