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14/12/2020 | BELGIQUE | N°S.19.0020.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 14 décembre 2020, S.19.0020.F


N° S.19.0020.F
DERBY, société anonyme, dont le siège est établi à Auderghem, chaussée de Wavre, 1100/3,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
P. V.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Gand, Drie Koningenstraat, 3, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le po

urvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 22 mars 2018 par la cour du travail de Bruxel...

N° S.19.0020.F
DERBY, société anonyme, dont le siège est établi à Auderghem, chaussée de Wavre, 1100/3,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
P. V.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Gand, Drie Koningenstraat, 3, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 22 mars 2018 par la cour du travail de Bruxelles.
Le président de section Christian Storck a fait rapport.
L'avocat général Henri Vanderlinden a conclu.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955, et, en tant que de besoin, cette loi d'approbation ;
- article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé à Paris le 20 mars 1952 et approuvé par la loi du 13 mai 1955, et, en tant que de besoin, cette loi d'approbation ;
- articles 10 et 11 de la Constitution ;
- article 26 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle ;
- article 19 de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l'économie ;
- articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 portant un régime de licenciement particulier pour les délégués du personnel aux conseils d'entreprise et aux comités de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, ainsi que pour les candidats délégués du personnel ;
- article 59 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt, « quant à la demande principale, déclare l'appel recevable mais non fondé et confirme le jugement [entrepris] en ce qu'il a déclaré la demande principale recevable et fondée et a condamné la [demanderesse] à payer [au défendeur] la somme de 152.973,64 euros brut à titre d'indemnité de protection, à majorer des intérêts calculés au taux légal depuis le 27 août 2016 ; quant à la demande reconventionnelle, déclare l'appel recevable mais non fondé et confirme le jugement [entrepris] en ce qu'il a déclaré la demande reconventionnelle non fondée et en a débouté la [demanderesse], et, quant aux dépens, condamne la [demanderesse] à payer [au défendeur] les dépens des deux instances, liquidés à 6.000 euros d'indemnité de procédure et 194,79 euros de frais de citation en première instance et à 6.000 euros en degré d'appel », par tous ses motifs tenus pour être ici intégralement reproduits et plus spécialement par les motifs suivants :
« 1. [Le défendeur] estime avoir droit à l'indemnité de protection pour avoir été licencié au cours de la période de protection sans que la [demanderesse] ait respecté les conditions et procédures établies par la loi du 19 mars 1991 ;
La [demanderesse] invoque qu'à la fin effective du contrat de travail, [le défendeur] n'était plus protégé puisqu'il avait alors dépassé l'âge de soixante-cinq ans, de sorte qu'il n'avait plus droit à l'indemnité de protection ; que l'article 2, [§ 2], alinéa 3, de la loi du 19 mars 1991 est contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, [...] à l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et à l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention ;
2. La [demanderesse] soutient qu'à la fin effective du contrat de travail, [le défendeur] n'était plus protégé puisqu'il avait alors dépassé l'âge de soixante-cinq ans, de sorte qu'il n'avait plus droit à l'indemnité de protection. L'âge [du défendeur] au moment de la fin des relations de travail n'a pas d'influence sur son droit à l'indemnité de protection dès lors qu'il a été licencié au sens de l'article 2 de la loi du 19 mars 1991 avant qu'il eût atteint l'âge de soixante-cinq ans et que l'indemnité de protection est exigible dès le trente et unième jour qui a suivi la date à laquelle la [demanderesse] lui a notifié son licenciement avec préavis ;
3. C'est à tort que la [demanderesse] estime qu'il y a lieu de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes à la Cour constitutionnelle :
- 'l'article 2, § 2, alinéa 3, de la loi du 19 mars 1991 portant un régime de licenciement particulier des délégués du personnel aux conseils d'entreprise et aux comités de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, ainsi que pour les candidats délégués du personnel, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il traite de façon identique des catégories se trouvant dans des situations différentes, à savoir les travailleurs protégés licenciés en vue de partir à la retraite à l'âge légal de la pension et les autres travailleurs protégés' ;
- 'l'article 2, § 2, alinéa 3, de la loi du 19 mars 1991 portant un régime de licenciement particulier des délégués du personnel aux conseils d'entreprise et aux comités de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, ainsi que pour les candidats délégués du personnel, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il traite de façon différente des catégories se trouvant dans des situations identiques, à savoir les employeurs qui licencient des travailleurs protégés en vue d'un départ à la retraite à l'âge légal de la pension et les employeurs qui licencient des travailleurs « non protégés » en vue d'un départ à la retraite à l'âge légal de la pension' ;
En effet, dans son arrêt n° 15/2011 du 3 février 2011, la Cour constitutionnelle a précisé :
'La Cour est interrogée sur la différence de traitement entre deux catégories de travailleurs membres du personnel de conduite ou du personnel de cabine de l'aviation civile : d'une part, les travailleurs qui sont délégués du personnel et qui jouissent de la protection prévue par l'article 2 de la loi du 19 mars 1991 jusqu'à l'âge de soixante-cinq ans, d'autre part, les travailleurs qui ne sont pas délégués du personnel ;
[...] Un membre du personnel de conduite ou du personnel de cabine de l'aviation civile est éligible comme délégué du personnel au conseil d'entreprise et au comité pour la protection et la prévention au travail jusqu'à l'âge de soixante-cinq ans pour autant qu'il n'ait pas, au préalable, été mis fin à son contrat de travail en application de l'article 83, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978. Puisque le législateur a voulu associer le fait de mettre fin à la protection des délégués du personnel, prévue à l'article 2 de la loi du 19 mars 1991, à l'âge auquel un travailleur cesse d'être éligible comme délégué du personnel, il est raisonnablement justifié qu'un membre du personnel de conduite ou du personnel de cabine de l'aviation civile qui est délégué du personnel bénéficie de la protection prévue par l'article 2 de la loi du 19 mars 1991 jusqu'à soixante-cinq ans, âge jusqu'auquel il est éligible comme délégué du personnel au conseil d'entreprise et au comité pour la protection et la prévention au travail' ;
La Cour constitutionnelle conclut que cette question appelle une réponse négative. La différence de traitement entre travailleurs protégés et travailleurs non protégés en ce qui concerne le moment de leur licenciement en vue de la pension n'est donc pas contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution ;
La Cour constitutionnelle a aussi, dans son arrêt n° 160/2011 du 20 octobre 2011, décidé ce qui suit :
'B.4. La Cour est interrogée sur la différence de traitement entre deux catégories de travailleurs délégués du personnel, en ce qui concerne la protection des délégués du personnel prévue par l'article 2 de la loi du 19 mars 1991, selon qu'ils ont ou non atteint l'âge de soixante-cinq ans. Contrairement au travailleur délégué du personnel qui n'a pas encore atteint l'âge de soixante-cinq ans, le travailleur délégué du personnel qui a atteint cet âge ne peut bénéficier de cette protection.
B.5.1. La différence de traitement en cause est fondée sur un critère objectif, à savoir le fait que le travailleur délégué du personnel qui est congédié atteint ou non l'âge de soixante-cinq ans.
[...] B.5.3. Ainsi qu'il est dit en 8.3, la différence de traitement est fondée sur des objectifs légitimes. Le législateur a voulu faire coïncider la cessation de la protection des délégués du personnel prévue à l'article 2 de la loi du 19 mars 1991 avec l'âge auquel un travailleur cesse d'être éligible comme délégué du personnel, à savoir l'âge de soixante-cinq ans.
B.5.4. La disposition en cause est aussi raisonnablement justifiée. Le choix de l'âge de soixante-cinq ans n'est pas arbitraire mais correspond à l'âge de la retraite, à savoir l'âge auquel le travailleur a droit à une pension de retraite complète' ;
La Cour constitutionnelle s'est donc déjà prononcée sur la constitutionnalité de la disposition légale en ce qu'elle fixe à soixante-cinq ans (et non six mois avant) l'âge jusqu'auquel le délégué du personnel reste protégé. Cette cour a donc admis que la même protection bénéficie aux délégués du personnel, qu'ils soient licenciés 'en vue de partir à la retraite' (au sens de l'article 37/6 de la loi du 3 juillet 1978) avant soixante-cinq ans ou qu'ils soient licenciés pour d'autres motifs ;
Dans l'arrêt n° 115/2012 du 10 octobre 2012, la Cour constitutionnelle a confirmé la conformité des articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 aux articles 10 et 11 de la Constitution en rappelant qu'elle ne peut remettre en cause le 'pouvoir d'appréciation du législateur de déterminer la portée de la protection accordée aux travailleurs qui participent ou souhaitent prendre part à l'exercice des missions du comité pour la prévention et la protection au travail' ;
La cour [du travail] estime, en application de l'article 26, § 4, 2°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, qu'il n'y a pas lieu de poser, à nouveau, lesdites questions à la Cour constitutionnelle ;
4. La [demanderesse] soutient que l'application de l'article 2, § 2, de la loi du 19 mars 1991 doit être écartée au regard des articles 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention ;
Les questions de discrimination évoquées par la [demanderesse] sont protégées de manière analogue par l'article 14 de la Convention et par les articles 10 et 11 de la Constitution, qui ont déjà fait l'objet de questions préjudicielles ayant un objet identique devant la Cour constitutionnelle et au terme desquelles il a été décidé que les mesures en cause ne violaient pas les articles 10 et 11 de la Constitution, point de vue qui est partagé par la cour [du travail] ;
5. Il ressort des pièces du dossier que le contrat de travail a été rompu par la [demanderesse], qui a notifié [au défendeur] un congé avec préavis par sa lettre recommandée du 26 juillet 2016 ;
Dès lors que la [demanderesse] a notifié [au défendeur] son licenciement avec préavis au cours de la période de protection sans avoir respecté les conditions et procédures imposées par la loi du 19 mars 1991 et que [le défendeur] n'a pas demandé sa réintégration, les articles 2 et 16 de la loi confèrent à celui-ci le droit de réclamer à la [demanderesse] une indemnité de protection égale à quatre ans de rémunération ;
À supposer même que [le défendeur] fasse un usage abusif de son droit de réclamer l'indemnité de protection - ce qui sera examiné ci-après -, l'abus de droit n'est en tout état de cause pas sanctionné par la déchéance du droit mais bien par la réduction du droit à son usage normal ou la réparation du dommage résultant de cet abus [...]. Un éventuel abus de droit ne pourrait dès lors pas avoir pour conséquence de déchoir [le défendeur] de son droit de réclamer l'indemnité de protection litigieuse ;
Pour ces motifs, la cour [du travail] confirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la [demanderesse] à payer [au défendeur] cette indemnité de protection ».
Griefs
1. Selon l'article 2, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 19 mars 1991, les délégués du personnel et les candidats délégués du personnel ne peuvent être licenciés que pour un motif grave préalablement admis par la juridiction du travail ou pour des raisons d'ordre économique ou technique préalablement reconnues par l'organe paritaire compétent.
2. Selon l'article 2, § 2, alinéa 1er, de cette loi, les délégués du personnel bénéficient des dispositions du paragraphe 1er pendant une période allant du trentième jour précédant l'affichage de l'avis fixant la date des élections jusqu'à la date de l'installation des candidats élus lors des élections suivantes.
Selon l'article 2, § 2, alinéa 3, de la même loi, le bénéfice des dispositions de ce paragraphe n'est plus accordé aux délégués du personnel qui atteignent l'âge de soixante-cinq ans, sauf s'il est de pratique constante dans l'entreprise de maintenir en service la catégorie de travailleurs à laquelle ils appartiennent.
3. Selon l'article 16 de ladite loi, lorsque le travailleur ou l'organisation qui a présenté sa candidature n'a pas demandé sa réintégration dans les délais fixés à l'article 14, l'employeur est tenu de lui payer, sauf dans le cas où la rupture a eu lieu avant le dépôt des candidatures et sans préjudice du droit à une indemnité plus élevée due en vertu du contrat individuel, d'une convention collective de travail ou des usages et à tous autres dommages et intérêts pour préjudice matériel ou moral, une indemnité égale à la rémunération en cours correspondant à la durée de deux ans lorsqu'il compte moins de dix années de service dans l'entreprise, de trois ans lorsqu'il compte de dix à moins de vingt années de service dans l'entreprise ou de quatre ans lorsqu'il compte vingt années de service ou plus dans l'entreprise.
4. Selon l'article 19, alinéa 1er, 4°, de la loi du 20 septembre 1948, pour être éligibles comme délégués du personnel auprès du conseil d'entreprise, les travailleurs doivent remplir les conditions prescrites, parmi lesquelles le fait de ne pas avoir atteint l'âge de soixante-cinq ans.
Selon l'article 59, alinéa 1er, 4°, de la loi du 4 août 1996, pour être éligibles comme délégués du personnel auprès des comités pour la prévention et la protection au travail, les travailleurs doivent remplir les conditions prescrites, parmi lesquelles le fait de ne pas avoir atteint l'âge de soixante-cinq ans.
Première branche
5. L'objectif poursuivi par la protection consacrée par la loi du 19 mars 1991 consiste à éviter une discrimination préjudiciable aux délégués du personnel et à garantir le bon fonctionnement des organes de concertation.
De cet objectif, il découle que cette protection ne se justifie pas lorsque le préavis notifié au travailleur expire après qu'il a atteint l'âge de soixante-cinq ans, moment à partir duquel il ne peut plus se porter candidat comme délégué du personnel, ainsi qu'il ressort de l'article 19, alinéa 1er, 4°, de la loi du 20 septembre 1948 et de l'article 59, alinéa 1er, 4°, de la loi du 4 août 1996, et peut être licencié à tout moment sans bénéficier de la protection de la loi du 19 mars 1991, ainsi qu'il ressort de l'article 2, § 2, alinéa 3, de celle-ci. Dans un tel cas, le préavis notifié n'implique en effet aucune discrimination préjudiciable aux délégués du personnel et ne porte pas atteinte au bon fonctionnement des organes de concertation.
6. Par les motifs visés en tête du moyen, l'arrêt décide en substance que, dès lors que la demanderesse a notifié au [défendeur] son licenciement avec préavis au cours de la période de protection prévue par la loi du 19 mars 1991 et que le défendeur n'a pas demandé sa réintégration, celui-ci a le droit de réclamer une indemnité de protection égale à quatre ans de rémunération conformément aux articles 2 et 16 de cette loi.
7. En statuant ainsi, alors que la protection instaurée par les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 est dépourvue de raison d'être lorsque le travailleur a fait l'objet d'un préavis expirant après qu'il a atteint l'âge de soixante-[cinq] ans, donc à une date à laquelle il ne peut plus se porter candidat comme délégué du personnel et peut être licencié à tout moment sans bénéficier de la protection de la loi du 19 mars 1991, de sorte que le préavis notifié n'implique aucune discrimination préjudiciable aux délégués du personnel et ne porte pas atteinte au bon fonctionnement des organes de concertation, l'arrêt viole les articles 2, spécialement §§ 1er, alinéa 1er, et 2, alinéas 1er et 3, de la loi du 19 mars 1991, ainsi que, en tant que de besoin, 19, alinéa 1er, 4°, de la loi du 20 septembre 1948 et 59, alinéa 1er, 4°, de la loi du 4 août 1996.
Deuxième branche (subsidiaire à la première)
8. La règle de l'égalité des Belges devant la loi, consacrée à l'article 10 de la Constitution, et celle de la non-discrimination dans la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges, consacrée à l'article 11 de la Constitution, impliquent que tous ceux qui se trouvent dans la même situation soient traités de la même manière mais n'excluent pas qu'une distinction soit faite entre différentes catégories de personnes pour autant que le critère de distinction soit susceptible d'une justification objective et raisonnable ; l'existence d'une telle justification doit s'apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure prise ; le principe de l'égalité est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
9. S'ils doivent être interprétés comme s'appliquant au travailleur faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant après les soixante-cinq ans de ce dernier, les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 violent les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, sans justification objective et raisonnable, ils traitent de manière identique les délégués du personnel faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant avant leur soixante-cinquième anniversaire et les délégués du personnel faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant après leur soixante-cinquième anniversaire, et de manière différente le travailleur qui n'est pas délégué du personnel et fait l'objet d'un congé [moyennant un préavis] expirant après son soixante-cinquième anniversaire et le travailleur qui est délégué du personnel et fait l'objet d'un congé [moyennant un préavis] expirant après son soixante-cinquième anniversaire.
Cette absence de justification objective et raisonnable résulte du fait que l'objectif poursuivi par la protection consacrée par la loi du 19 mars 1991 consiste à éviter une discrimination préjudiciable aux délégués du personnel et à garantir le bon fonctionnement des organes de concertation. Dès lors, cette protection ne se justifie pas lorsque le préavis notifié au travailleur expire après qu'il a atteint l'âge de soixante-cinq ans, moment à partir duquel il ne peut plus se porter candidat comme délégué du personnel, ainsi qu'il ressort de l'article 19, alinéa 1er, 4°, de la loi du 20 septembre 1948 et de l'article 59, alinéa 1er, 4°, de la loi du 4 août 1996, et peut être licencié à tout moment sans bénéficier de la protection de la loi du 19 mars 1991, ainsi qu'il ressort de l'article 2, § 2, alinéa 3, de celle-ci. En effet, dans un tel cas, le préavis notifié n'implique aucune discrimination préjudiciable aux délégués du personnel et ne porte pas atteinte au bon fonctionnement des organes de concertation.
Dans l'appréciation du caractère raisonnable de la différence de traitement dénoncée, il y a également lieu de tenir compte de la disproportion entre, d'une part, le délai de cinq mois et demi (soit entre le 1er août 2016 et le 15 janvier 2017) qui restait en l'espèce à courir jusqu'à ce que le défendeur soit incontestablement privé de la protection de la loi du 19 mars 1991 en vertu de l'article 2, § 2, alinéa 3, de celle-ci, et l'indemnité de quatre ans mise à charge de l'employeur par l'article 16 de la même loi.
10. Par les motifs visés en tête du moyen, l'arrêt décide en substance que, dès lors que la demanderesse a notifié au [défendeur] son licenciement avec préavis au cours de la période de protection prévue par la loi du 19 mars 1991 et que le défendeur n'a pas demandé sa réintégration, celui-ci a le droit de réclamer une indemnité de protection égale à quatre ans de rémunération conformément aux articles 2 et 16 de cette loi.
11. En statuant ainsi, alors que les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991, dans l'interprétation indiquée au point 9 ci-avant, sont contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution pour les motifs indiqués audit point 9, l'arrêt viole les articles 10 et 11 de la Constitution ainsi que, en tant que de besoin, 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991.
12. Avant de statuer sur le grief formulé en cette branche, la demanderesse invite la Cour à poser à la Cour constitutionnelle, conformément à l'article 26, §§ 2 et 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la question préjudicielle suivante :
Interprétés comme s'appliquant au travailleur faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant après les soixante-cinq ans de ce dernier, les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils traitent de manière identique les délégués du personnel faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant avant leur soixante-cinquième anniversaire et les délégués du personnel faisant l'objet d'un congé moyennant un préavis expirant après leur soixante-cinquième anniversaire, et de manière différente le travailleur qui n'est pas délégué du personnel et fait l'objet d'un congé [moyennant un préavis] expirant après son soixante-cinquième anniversaire et le travailleur qui est délégué du personnel et fait l'objet d'un congé [moyennant un préavis] expirant après son soixante-cinquième anniversaire ?
À cet égard, l'arrêt viole également l'article 26, § 2, alinéa 2, 2°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 dans la mesure où il considère que la question préjudicielle suggérée par la demanderesse serait identique à celles qui ont déjà été tranchées par les arrêts n°s 15/2011, 160/2011 et 115/2012 de la Cour constitutionnelle.
Troisième branche (subsidiaire à la deuxième)
13. L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacre le droit au respect des biens.
La reconnaissance du droit d'un travailleur à une indemnisation sur la base de l'article 16 de la loi du 19 mars 1991 implique une restriction du droit au respect des biens de son employeur au sens de l'article 1er du Premier Protocole.
14. Selon l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la jouissance des droits et libertés reconnus dans cette convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
Cette disposition interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ».
15. Par les motifs visés en tête du moyen, l'arrêt décide en substance que, dès lors que la demanderesse a notifié au [défendeur] son licenciement avec préavis au cours de la période de protection prévue par la loi du 19 mars 1991 et que le défendeur n'a pas demandé sa réintégration, celui-ci a le droit de réclamer une indemnité de protection égale à quatre ans de rémunération conformément aux articles 2 et 16 de cette loi.
16. En statuant ainsi, alors que les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991, dans l'interprétation indiquée au point 9 ci-avant, sont dépourvus de justification objective et raisonnable pour les motifs indiqués audit point 9 et sont, partant, contraires à l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'arrêt viole les articles 14 de cette convention et 1er du Premier Protocole ainsi que, en tant que de besoin, 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991.
III. La décision de la Cour
Quant à la première branche :
Aux termes de l'article 2, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 19 mars 1991 portant un régime de licenciement particulier pour les délégués du personnel aux conseils d'entreprise et aux comités de sécurité, d'hygiène et d'embellissement des lieux de travail, ainsi que pour les candidats délégués du personnel, les délégués du personnel et les candidats délégués du personnel ne peuvent être licenciés que pour un motif grave préalablement admis par la juridiction du travail ou pour des raisons d'ordre économique ou technique préalablement reconnues par l'organe paritaire compétent.
L'article 2, § 2, alinéa 1er, de cette loi dispose que les délégués du personnel bénéficient des dispositions du paragraphe 1er pendant une période allant du trentième jour précédant l'affichage de l'avis fixant la date des élections jusqu'à la date de l'installation des candidats élus lors des élections suivantes.
Le bénéfice de cette dernière disposition ne leur est, conformément à l'article 2, § 2, alinéa 3, de la même loi, plus accordé lorsqu'ils atteignent l'âge de soixante-cinq ans, sauf s'il est de pratique constante dans l'entreprise de maintenir en service la catégorie de travailleurs à laquelle ils appartiennent.
Tant l'article 19, alinéa 1er, 4°, de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l'économie que l'article 59, § 1er, alinéa 1er, 4°, de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail prévoient d'ailleurs que, pour être éligibles comme délégués du personnel, les travailleurs doivent ne pas avoir atteint l'âge de soixante-cinq ans.
Lorsque l'employeur met fin au contrat de travail sans respecter les conditions et les procédures visées aux articles 2 à 11 de la loi du 19 mars 1991 et que le travailleur ou l'organisation qui a présenté sa candidature ne demande pas sa réintégration en conformité de l'article 14 de cette loi, l'employeur est, suivant l'article 16 de celle-ci, tenu, sauf dans le cas où la rupture a eu lieu avant le dépôt des candidatures, de lui payer l'indemnité dont cet article détermine le montant en fonction du nombre d'années de service qu'il compte dans l'entreprise.
La protection spéciale contre le licenciement prévue par la loi du 19 mars 1991, qui tend, d'une part, à permettre aux délégués du personnel d'exercer leur mission dans l'entreprise, d'autre part, à assurer l'entière liberté des travailleurs de se porter candidat à cette mission, a été instaurée dans l'intérêt général et intéresse l'ordre public.
Dès lors que le congé, qui est l'acte par lequel une partie notifie à l'autre qu'elle entend que prenne fin le contrat de travail conclu entre elles pour une durée indéterminée, sortit ses effets, non à l'expiration du préavis dont il est assorti, mais au moment où il est donné, il ne peut être notifié par l'employeur avant que le travailleur protégé par la loi du 19 mars 1991 ait atteint l'âge de soixante-cinq ans, lors même que le préavis ne vient à expiration qu'après.
Cette règle traduit la volonté du législateur de tenir la protection qu'il a instituée pour nécessaire aussi longtemps que le travailleur qui en bénéficie n'a pas atteint cet âge.
En reconnaissant au défendeur le droit à l'indemnité visée à l'article 16 de la loi du 19 mars 1991, l'arrêt ne viole aucune des dispositions légales visées au moyen, en cette branche.
Le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
Quant à la deuxième branche :
Il ressort de la réponse à la première branche du moyen que les articles 2 et 16 de la loi du 19 mars 1991 s'appliquent à tous les travailleurs protégés par cette loi auxquels un congé est notifié avant qu'ils aient atteint l'âge de soixante-cinq ans et ne s'appliquent pas aux travailleurs qui ne bénéficient pas de cette protection.
D'une part, dans la mesure où, pour fonder la violation qu'il allègue du principe de l'égalité et de la non-discrimination, il a égard au moment où le préavis dont est assorti le congé sortit ses effets, le moyen, en cette branche, est déduit du grief vainement énoncé à la première branche du moyen et est, partant, irrecevable.
D'autre part, le moyen, en cette branche, ne dénonce pas une distinction entre des travailleurs se trouvant dans la même situation juridique auxquels s'appliqueraient des règles différentes mais une distinction entre des travailleurs qui, se trouvant dans des situations différentes, sont soumis à des règles différentes qui s'appliquent sans distinction à tous ceux qui se trouvent dans la même situation.
Il s'ensuit que la question préjudicielle proposée par la demanderesse ne doit pas être posée à la Cour constitutionnelle et que le moyen, qui, en cette branche, dénonce sur cette base une violation des articles 10 et 11 de la Constitution, manque dans cette mesure en droit.
Pour le surplus, le grief fait à l'arrêt de violer l'article 26, § 2, alinéa 2, 2°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle ne saurait entraîner la cassation et, dénué d'intérêt, est partant, dans cette mesure, irrecevable.
Quant à la troisième branche :
En fixant pour limite à la protection qu'il a instituée par la loi du 19 mars 1991 l'âge auquel le travailleur accède, en règle, à la retraite, le législateur a pris en considération un critère objectif et raisonnable au regard du but légitime de cette protection tel qu'il est précisé en réponse à la première branche du moyen.
L'appréciation du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ne saurait, pour apprécier la conformité de l'article 16 de cette loi aux articles 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 14 de cette convention, dépendre de la comparaison, dans un cas particulier, entre l'importance de l'indemnité prévue à cette disposition légale et le temps pendant lequel le travailleur eût pu encore bénéficier de sa protection s'il n'y avait été illégalement porté atteinte.
En accordant cette indemnité au défendeur, l'arrêt ne viole aucune des dispositions conventionnelles et légales visées au moyen, en cette branche.
Le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de trois cent six euros dix-neuf centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l'aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, le président de section Koen Mestdagh, les conseillers Antoine Lievens, Sabine Geubel et Eric de Formanoir, et prononcé en audience publique du quatorze décembre deux mille vingt par le président de section Christian Storck, en présence de l'avocat général Henri Vanderlinden, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.


Synthèse
Formation : Chambre 3f - troisième chambre
Numéro d'arrêt : S.19.0020.F
Date de la décision : 14/12/2020
Type d'affaire : Droit du travail

Analyses

La protection spéciale contre le licenciement prévue par la loi du 19 mars 1991, qui tend, d'une part, à permettre aux délégués du personnel d'exercer leur mission dans l'entreprise, d'autre part, à assurer l'entière liberté des travailleurs de se porter candidat à cette mission, a été instaurée dans l'intérêt général et intéresse l'ordre public (1). (1) Cass. 16 mai 2011, RG S.10.0093.N, Pas. 2001, nr. 321.

CONSEIL D'ENTREPRISE ET COMITE DE SECURITE ET D'HYGIENE - TRAVAILLEURS PROTEGES - Délégué du personnel - Protection contre le licenciement - But - Nature de la protection [notice1]

Le congé est l'acte par lequel une partie notifie à l'autre qu'elle entend que prenne fin le contrat de travail conclu entre elles pour une durée indéterminée; il sort ses effets, non à l'expiration du préavis dont il est assorti, mais au moment où il est donné (1). (1) Cass. 18 mai 1987, RG 5624 , Pas. 1987, nr. 547.

CONSEIL D'ENTREPRISE ET COMITE DE SECURITE ET D'HYGIENE - TRAVAILLEURS PROTEGES - Délégué du personnel - Protection contre le licenciement - Licenciement moyennant préavis - Notion [notice2]

Le congé ne peut être notifié par l'employeur avant que le travailleur protégé par la loi du 19 mars 1991 ait atteint l'âge de soixante-cinq ans, alors même que le préavis ne vient à expiration qu'après.

CONSEIL D'ENTREPRISE ET COMITE DE SECURITE ET D'HYGIENE - TRAVAILLEURS PROTEGES - Délégué du personnel - Protection contre le licenciement - Licenciement moyennant préavis - Limite d'age - Conséquences [notice3]


Références :

[notice1]

L. du 19 mars 1991 - 19-03-1991 - Art. 14 - 32 / No pub 1991012215

[notice2]

L. du 19 mars 1991 - 19-03-1991 - Art. 2, § 2, 14 et 16 - 32 / No pub 1991012215

[notice3]

L. du 19 mars 1991 - 19-03-1991 - Art. 2, § 2, al. 3, 14 et 16 - 32 / No pub 1991012215


Composition du Tribunal
Président : STORCK CHRISTIAN
Greffier : BODY LUTGARDE
Ministère public : VANDERLINDEN HENRI
Assesseurs : MESTDAGH KOEN, LIEVENS ANTOINE, GEUBEL SABINE, DE FORMANOIR DE LA CAZERIE ERIC

Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2020-12-14;s.19.0020.f ?

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