Observations du Gouvernement en réponse aux saisines du Conseil constitutionnel en date du 10 octobre 1996 et du 16 octobre 1996 par plus de soixante députés et par plus de soixante sénateurs :
Aux termes du huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, " tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ". Le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour mettre en uvre ce principe. Les dispositions du code du travail ont prévu l'existence, non seulement d'accords négociés à un niveau interprofessionnel et à celui d'une branche, mais aussi d'accords collectifs d'entreprise.
Cette dernière possibilité s'est en particulier développée à partir des lois du 11 février 1950 et du 13 juillet 1971. Elle a été consacrée par la loi du 13 novembre 1982 qui a posé, à l'article L 132-18 du code du travail, le principe d'un droit des salariés à la négociation dans l'entreprise.
Mais ce droit ne peut actuellement s'exercer que dans les conditions définies par l'article L 132-2 du même code, lequel ouvre aux seules organisations syndicales représentatives des salariés la possibilité de conclure des accords collectifs. S'agissant des accords d'entreprise, le législateur a ainsi été conduit à subordonner, à l'article L 132-20, leur négociation à l'existence de délégués syndicaux dans l'entreprise concernée.
Le développement de la négociation collective souffre de la faiblesse de la représentation syndicale, notamment dans les petites et moyennes entreprises. Les organisations de salariés rencontrent bien souvent des difficultés à y constituer des sections syndicales.
Ainsi, en 1993, seuls 49,3 p 100 des établissements d'au moins 50 salariés disposaient de délégués syndicaux, et à peine 34,9 p 100 des établissements de 50 à 99 salariés. Ces chiffres sont en diminution constante depuis des années, de même que le nombre global de délégués syndicaux.
La question de la représentation du personnel dans les PME se pose dans les mêmes termes : seuls 37,8 p 100 des établissements de plus de 10 salariés avaient en 1994 des délégués du personnel pouvant tenir lieu de délégué syndical (29,6 p 100 dans la tranche de 11 à 49 salariés et 63,4 p 100 dans la tranche de 50 à 99 salariés, contre 95,5 p 100 pour les entreprises de plus de 1 000 salariés).
Faute de l'une des parties à la négociation, celle-ci ne peut donc s'engager. Le droit ouvert aux salariés par le législateur de 1982, dans le prolongement du principe énoncé au huitième alinéa du Préambule de 1946, se trouve ainsi, dans bien des cas, privé d'effectivité.
C'est précisément pour rendre ce droit plus effectif que les partenaires sociaux ont conclu, le 31 octobre 1995, un accord national interprofessionnel relatif aux négociations collectives. Cet accord n'entend pas modifier le champ actuellement ouvert par le code du travail à la négociation collective. Il vise essentiellement à relancer le dialogue social en prenant en compte la réalité de la représentation du personnel dans les entreprises. Il exprime une volonté de reconnaissance mutuelle des interlocuteurs patronaux et syndicaux en invitant les branches à lui donner une traduction concrète. Il cherche à combler les vides du dialogue social par des dispositions expérimentales tendant à adapter les règles de la représentation du personnel à la situation des petites et moyennes entreprises et à élargir, selon les conditions qu'il détermine lui-même, le registre des modalités de conclusion des accords collectifs de travail dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux.
Si la plupart des énonciations de l'accord n'appelaient aucun prolongement législatif, il est en revanche apparu que la mise en uvre de certaines de ces dispositions nécessitait l'intervention du législateur. Les partenaires sociaux ont en effet souhaité la mise en place, par dérogation aux prescriptions des articles L 132-2, L 132-19 et L 132-20, de modalités expérimentales de conclusion des accords collectifs pour les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, dans des conditions qui devront être précisées par des accords de branche :
: soit à travers le mandatement d'un salarié de l'entreprise par une organisation syndicale représentative dans la branche ;
: soit par la négociation avec les représentants élus du personnel, mais sous réserve de validation par les partenaires sociaux de la branche au sein de commissions paritaires de branche.
Adapter les règles de la représentation du personnel dans les PME et aménager les modalités de la négociation collective dans les mêmes entreprises, sans modifier le champ matériel de celle-ci, tel est l'objet de l'article 6 de la loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire ainsi qu'au développement de la négociation collective, adoptée par le Parlement le 10 octobre dernier.
Ce texte fait l'objet de deux recours présentés respectivement par plus de soixante députés et de soixante sénateurs qui invoquent, à l'appui de leurs saisines, quatre types de griefs. Ceux-ci appellent, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.
I : Sur le champ d'application de l'article 6
Les requérants estiment que le champ d'application des dispositions qu'ils contestent n'a pas été délimité avec suffisamment de précision. Le législateur serait, selon eux, resté en deçà de sa compétence en n'assignant pas de bornes au pouvoir de dérogation ainsi reconnu aux partenaires sociaux et en ne prenant pas parti sur les seuils d'effectifs à l'intérieur desquels les nouvelles dispositions trouveront à s'appliquer.
Cette argumentation ne peut être accueillie.
A : En premier lieu, et contrairement à ce que soutiennent les auteurs des saisines, la loi adoptée n'apporte que des dérogations limitées aux règles qui régissent actuellement la négociation collective.
Les dispositions critiquées n'ont, en effet, pas pour objet d'étendre le champ des matières pouvant donner lieu à des accords d'entreprise. Elles n'affectent en rien la règle énoncée à l'article L 132-24 du code du travail, suivant laquelle les conventions ou accords collectifs ne peuvent en principe contenir des dispositions moins favorables pour les salariés que celles prévues par les lois et règlements. L'article 6 de la loi reste, de la même manière, sans effet sur le champ d'application des dispositions législatives qui, depuis notamment la loi du 13 novembre 1982, permettent aux parties de déroger dans certaines hypothèses aux lois et règlements ainsi qu'aux normes conventionnelles édictées à un niveau professionnel ou interprofessionnel.
La loi déférée se borne à aménager la procédure de négociation, en permettant à la négociation collective de se développer dans les entreprises dépourvues de délégué syndical dans les branches qui auront, au préalable, négocié les conditions de leur mise en uvre.
Elle n'avait pas à prendre parti sur le fond, si ce n'est en spécifiant, comme le fait le deuxième alinéa du II de l'article 6, que les accords de branche devront fixer les thèmes ainsi ouverts à la négociation, ces thèmes ne pouvant être que ceux que le code du travail ouvre actuellement à la négociation d'entreprise.
Il importe en outre d'insister sur le fait que les modalités spécifiques de négociation et de conclusion des accords issues des paragraphes II et III de l'article 6 n'ont vocation à être utilisées que pour autant que les conditions, en droit ou en fait, de la désignation d'un délégué syndical dans l'entreprise ne sont pas réunies. Il ne s'agit donc en aucun cas de substituer un mode de négociation collective à un autre, mais bien de combler les carences récurrentes des modes actuels de représentation syndicale, en complétant le cadre juridique dans lequel s'exerce le droit de la négociation collective.
B : En second lieu, il ne peut être fait grief au législateur de ne pas avoir déterminé lui-même les seuils d'effectifs en deçà desquels s'appliqueront les nouvelles modalités de négociation.
1. De manière générale, il convient de souligner qu'il est de la nature même du droit du travail, placé sous les auspices du " principe de participation " découlant du Préambule de 1946, de conjuguer l'intervention du législateur, à qui incombe la détermination des principes fondamentaux, avec une ample marge d'initiative confiée à l'activité conventionnelle des partenaires sociaux.
Cette particularité trouve notamment un écho dans la décision n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 (considérant n° 11). Elle s'exprime de longue date dans de nombreux pans du droit du travail. Ce rôle majeur reconnu à l'activité conventionnelle dans la formation des divers régimes juridiques constituant le code du travail contribue à son adaptation à l'évolution des données économiques, technologiques et sociales comme à l'extrême diversité des situations au sein du monde du travail.
Il en résulte que l'étendue des obligations du législateur en matière de détermination des principes fondamentaux doit nécessairement s'apprécier en tenant compte de cette caractéristique propre du droit du travail.
Il n'est, au demeurant, pas sans précédent que l'application d'un dispositif légal puisse dépendre de seuils fixés par voie conventionnelle. Tel est, par exemple, le cas de l'exercice du droit, ouvert depuis 1968 aux syndicats représentatifs, de désigner des délégués syndicaux dans les entreprises qui emploient au moins cinquante salariés. Le droit conventionnel peut fixer des seuils inférieurs, avec toutes les conséquences qui en découlent, notamment quant à l'application de la protection légale aux délégués ainsi désignés. Admise par la jurisprudence (CE Assemblée 31 octobre 1980, ministre du travail c/consortium viticole et vinicole de Bourgogne) cette possibilité a été consacrée par la loi du 28 octobre 1982 qui, s'agissant des délégués syndicaux, a inséré à cette fin un alinéa à l'article L 412-18 du code du travail.
2. En l'espèce, la loi retient un critère d'application résidant dans l'absence, en fait ou en droit, de délégués syndicaux. Elle n'a pas fixé a priori de critère numérique uniforme. La détermination de ces seuils est renvoyée, en vertu du IV de l'article 6, aux accords de branche auxquels le législateur a confié le soin de préciser et de compléter le nouveau dispositif. Les partenaires sociaux pourront ainsi prendre en considération les spécificités, propres à chaque branche, de la présence syndicale dans les entreprises.
Il sera, en particulier, tenu compte de la différence de situation entre les branches quant à la présence de délégués syndicaux ou de délégués du personnel en tenant lieu, quant à la taille moyenne des entreprises et, partant, quant à la nécessité de mettre en uvre les nouvelles modalités de négociation. Au regard de l'objectif poursuivi par les signataires de l'accord du 31 octobre 1995 et par le législateur, cette nécessité ne présente pas la même force dans tous les secteurs : par exemple, dans celui de l'énergie, 70 p 100 des établissements couverts par l'enquête réalisée en 1993 ont au moins un délégué syndical, tandis que dans ceux du commerce ou du bâtiment ce taux n'est que de 35 p 100. Au regard de l'objectif poursuivi par la loi, une telle modulation est plus conforme au principe d'égalité qu'un seuil uniforme.
II. : Sur le respect du huitième alinéa du Préambule
de la Constitution du 27 octobre 1946
Il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'il appartient au législateur de déterminer les conditions et garanties de mise en uvre du principe de la participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail. Le huitième alinéa du Préambule ne prescrit pas de forme particulière pour cette mise en uvre. Il implique seulement qu'elle fasse l'objet d'une concertation appropriée entre les employeurs et les salariés ou leurs organisations représentatives (n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 ; n° 93-328 DC du 16 décembre 1993).
La jurisprudence réserve ainsi un large pouvoir d'appréciation au législateur. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, le Parlement s'est borné, en l'espèce, à faire usage de ce pouvoir, sans méconnaître les exigences issues du huitième alinéa du Préambule et sans introduire aucune " régression " dans le droit du travail.
A : C'est à tort, en premier lieu, qu'il est fait grief à la loi déférée de permettre la conclusion d'accords qui ne seraient pas entourés de garanties suffisantes.
Le législateur a au contraire entendu, ajoutant même aux stipulations de l'accord interprofessionnel, assortir la mise en uvre de ces dispositifs expérimentaux de conditions et de garanties de nature à permettre, aux différents stades de la négociation, un contrôle effectif par les organisations syndicales représentatives, sachant que les conditions de mise en uvre du droit d'opposition organisé par l'article L 132-26 seront difficilement réunies dans ces entreprises.
C'est ainsi qu'a été prévu, au VI de l'article 6, un mécanisme s'apparentant au dispositif en vigueur aujourd'hui pour certaines catégories d'accords et pour certaines hypothèses de révision des conventions et accords. La validité d'un accord de branche conclu en application de l'accord interprofessionnel sera subordonnée à l'absence d'opposition de la majorité des organisations syndicales représentatives de la branche, seules les organisations qui ne l'ont pas signé pouvant faire opposition.
S'agissant des accords d'entreprises eux-mêmes, la procédure définie au III ne nécessitait pas de conditions spécifiques d'entrée en vigueur, dès lors que l'accord est, dans cette hypothèse, conclu au nom de syndicats représentatifs.
On soulignera en outre que, dans le cas où un salarié est mandaté pour négocier, l'organisation syndicale mandante conserve tout au long de la négociation le pouvoir de contrôle de l'accord à conclure et, en particulier, celui de modifier ou de retirer le mandat de négociation qu'elle avait donné.
En revanche, les accords négociés, en application du II, avec les représentants du personnel ne seront applicables que dans la mesure où ils auront été validés par une commission paritaire de branche comprenant toutes les organisations représentatives et déposés auprès de l'autorité administrative, dans les conditions prévues à l'article L 132-10 du code du travail.
Il apparaît donc que le texte de loi déféré ne dessaisit en aucun cas les organisations syndicales de la maîtrise du processus de négociation. Même dans le cadre de ce dispositif expérimental, elles conservent une très large faculté d'intervention dans la mise en uvre des dispositions prévues par la loi.
B : En deuxième lieu, le Conseil constitutionnel ne pourra pas davantage accueillir l'argumentation tirée de ce que la loi adoptée priverait de garanties légales le " principe de représentativité ".
Ainsi que l'a admis le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 93-328 DC du 16 décembre 1993, les " délégués " visés par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ne sont pas uniquement les délégués syndicaux mentionnés à l'article L 412-11 du code du travail. La représentation du personnel englobe également les diverses formes de représentation élue, instituées de longue date par le législateur et d'ailleurs très antérieures à l'apparition des délégués syndicaux, qui n'existaient pas en tant que tels en 1946.
Ainsi, l'assertion selon laquelle le principe de participation s'incarnerait dans la seule représentation syndicale, telle qu'organisée par l'article L 412-11, ne trouve pas d'ancrage dans les lois de la République, et ne trouve pas non plus d'écho dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Ce dernier a, au demeurant, considéré dans sa décision n° 94-348 DC du 3 août 1994 que la participation des salariés à la détermination collective de leurs conditions de travail peut prendre des formes diversifiées, au titre desquelles peut être admis, à côté de la négociation avec des délégués syndicaux, le recueil direct ou indirect de l'assentiment des salariés, par la voie de la consultation de leurs représentants élus ou celle d'un référendum.
Tel n'a pas été le choix effectué en l'espèce.
La coexistence de modes de représentation distincts, par la désignation ou l'élection, qui est ancrée de longue date dans notre législation, concrétise de façon diversifiée le principe posé par le Préambule de la Constitution de 1946.
Elle est au surplus conforme à nos engagements internationaux, contrairement à ce que suggère la saisine qui est, à cet égard, à la fois inopérante au regard d'une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel (voir la décision n° 77-83 DC du 20 juillet 1977 à propos justement d'une convention de l'OIT) et mal fondée.
Elle respecte en particulier la convention n° 98 de l'Organisation internationale du travail, relative à l'application des principes du droit d'organisation et de négociation collective, qui prévoit, en son article 4, que " des mesures appropriées aux conditions nationales doivent, si nécessaire, être prises pour encourager et promouvoir le développement et l'utilisation la plus large de procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d'employeurs, d'une part, et les organisations de travailleurs, d'autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d'emploi ".
Il ressort des termes mêmes de cette clause que la convention n'a pas entendu définir, en lieu et place des Etats signataires, les moyens qui doivent être mobilisés pour assurer le développement de la négociation collective. Il n'est pas indifférent de relever que les modalités de représentation en général, et la capacité de négocier des accords collectifs d'entreprise en particulier, prennent des formes très diverses selon les traditions sociales nationales, l'Allemagne ayant par exemple organisé la négociation d'entreprise autour d'une représentation élue et non désignée : le conseil d'entreprise.
C : En troisième lieu, on ne saurait non plus reprocher utilement au texte déféré de méconnaître le " principe de faveur " énoncé à l'article L 132-24 du code du travail.
D'une part, en effet, il ne s'agit pas d'une norme de valeur constitutionnelle, mais d'un principe fondamental du droit du travail, au sens de l'article 34 de la Constitution (n° 89-257 DC du 25 juillet 1989). Il appartient donc au législateur d'en définir, et le cas échéant d'en limiter, la portée.
D'autre part, et en tout état de cause, les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet d'y porter atteinte.
Comme il a été dit plus haut, ces dispositions n'ouvrent aucun domaine de négociation nouveau par rapport aux dispositions du code du travail. On rappellera à cet égard que le législateur, qui détermine les conditions dans lesquelles des thèmes peuvent être ouverts à la négociation, a consacré, à partir de la loi du 13 novembre 1982, un certain nombre de dérogations, essentiellement en matière d'aménagement du temps de travail et de salaires.
Pour chacune des dérogations ouvertes par le législateur, d'abord à la seule branche jusqu'en 1987, le droit positif actuel ouvre aux accords collectifs la faculté de déroger à certaines des dispositions du code du travail. De tels accords, pas davantage que les accords de droit commun, ne peuvent s'écarter des dispositions impératives constitutives de l'ordre public social absolu, visé dans la deuxième phrase de l'article L 132-4 du code du travail.
Mais s'il est exact que les accords intervenant dans le champ de la négociation (matériellement) dérogatoire peuvent comporter des stipulations qui, prises isolément, ne sont pas nécessairement plus favorables à chaque salarié, il n'en résulte pas que leur " bilan " soit défavorable aux intérêts ni de la collectivité de travail, ni de chaque salarié.
Ainsi, les accords passés, visant par exemple à aménager le cadre de l'horaire collectif de travail en contrepartie d'une réduction du temps de travail et d'embauches, peuvent avoir des effets globaux, individuels et collectifs, très positifs, du fait de l'octroi, au niveau de l'entreprise, de contreparties pour les salariés qui n'auraient pu être obtenues au niveau de l'ensemble d'une branche, et en raison de l'effet de tels accords sur la compétitivité et sur l'emploi.
III. : Sur le régime de protection des salariés mandatés
pour une négociation
Le III de l'article 6 prévoit que les salariés expressément mandatés, pour une négociation déterminée, par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives, bénéficient d'une protection contre le licenciement.
Cette protection pourra revêtir la forme de l'autorisation administrative préalable, le législateur ayant habilité les accords de branche à renvoyer au régime de protection des délégués syndicaux défini à l'article L 412-18 du code du travail.
Il pourra aussi s'agir d'une protection spécifique, de nature conventionnelle, prévue par l'accord de branche.
Contrairement à ce que soutiennent les auteurs des saisines, le choix ainsi ouvert par la loi n'est pas contraire à la Constitution.
Dans sa décision n° 90-284 DC du 16 janvier 1991 relative à l'institution du conseiller du salarié pour la procédure de licenciement, en l'absence d'institutions représentatives du personnel, le Conseil constitutionnel a estimé qu'" il est loisible au législateur d'investir des personnes de fonctions particulières dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs et de doter ces personnes d'un statut destiné a leur permettre un exercice normal de leurs fonctions ; que les règles que le législateur édicte à cette fin peuvent soumettre à certaines limites les droits et libertés des employeurs dès lors qu'il n'est pas porté atteinte à leur substance ".
L'exigence d'une protection de toute institution à caractère représentatif laisse en toute hypothèse au législateur une marge d'appréciation pour en circonscrire l'étendue en tenant compte de la nature particulière de la fonction de représentation en cause et des nécessités de son exercice normal.
En l'espèce, le législateur a posé le principe d'une protection, tout en renvoyant ses modalités aux accords de branche. Mais il a expressément prévu que les négociateurs pourront opter, par accord de branche, pour la protection légale des salariés mandatés, c'est-à-dire pour le recours à l'autorisation administrative de licenciement. Cette habilitation s'impose au regard de la jurisprudence du Conseil d'Etat, de laquelle il ressort que les partenaires sociaux ne peuvent disposer librement de l'autorité administrative, le législateur étant seul compétent pour les autoriser à prévoir l'intervention de l'administration, pour une nouvelle catégorie de représentants (CE, 31 octobre 1980 précité).
Le texte laisse ouverte, à côté du choix de la protection administrative, la possibilité d'opter pour une protection spécifique à définir par l'accord de branche lui-même. S'agissant d'une fonction de représentation d'un type nouveau, présentant un caractère expérimental, ayant vocation à s'exercer à titre transitoire, il n'est pas apparu au Gouvernement et au Parlement qu'il y avait lieu d'imposer aux négociateurs de branche un mode de protection unique, calqué sur celui des délégué syndicaux.
Cependant, au cours des débats parlementaires (Assemblée nationale, JO du 5 juin 1996, page 3841, Sénat, JO du 3 octobre 1996, page 4471), le ministre a clairement indiqué que cette protection conventionnelle devait présenter des garanties équivalentes à la garantie légale. C'est sur la base de ces indications que le dispositif contesté a été adopté. Ce faisant, le législateur n'a pas entendu laisser le contenu de la protection à la discrétion des accords de branche, mais prévoir, dans le cas où l'accord de branche ne renverrait pas à l'article L 412-18, que les salariés mandatés devraient bénéficier d'une protection analogue.
C'est ainsi que le recours à la protection conventionnelle pourra se traduire par la mise en place d'une commission paritaire chargée d'autoriser le licenciement des salariés mandatés, en cours d'exercice de leurs fonctions ou, dans le délai fixé par l'accord de branche, après la fin de leur mandat.
Il y a lieu de relever que l'accord de branche devra également fixer le délai pendant lequel la protection continue à courir après l'expiration du mandat. On rappellera à cet égard que, s'agissant des délégués syndicaux visés par le code du travail, la protection consécutive à l'expiration du mandat représentatif ne concerne que ceux qui ont exercé leur mandat durant au moins un an.
Ainsi, l'intervention du législateur, qui permet aux partenaires sociaux de mobiliser la protection légale des délégués syndicaux pour une nouvelle catégorie de représentants des salariés investis d'une fonction temporaire, tout en réservant la possibilité d'une protection alternative d'origine conventionnelle, améliore notablement la situation des salariés mandatés par une organisation syndicale, qui ne bénéficient actuellement, dans le cadre de l'application de la jurisprudence récente de la Cour de cassation, d'aucune protection, ni légale, ni conventionnelle (Soc. 25 janvier 1995, Dame Charre contre Comité français contre la faim, pourvoi n° 93-41-103).
On rappellera en outre que les salariés mandatés pourront bénéficier des dispositions protectrices, de portée plus générale, prévues par l'article L 122-45 du code du travail, voire de celles de l'article L 412-2, dans la mesure où l'exercice temporaire de leur mandat de négociation pour le compte d'une organisation syndicale représentative serait assimilé à une " activité syndicale " au sens de ces dispositions.
IV. : Sur le renvoi à des dispositions législatives ultérieures
Selon la saisine des sénateurs, le législateur aurait, en méconnaissance de la Constitution, institué une compétence liée du Parlement en énonçant, au second alinéa du V de l'article 6, qu'" afin de permettre l'examen des dispositions législatives nécessaires à l'entrée en vigueur des clauses dérogatoires des accords de branche mentionnés à l'alinéa précédent ", le Parlement sera saisi. Il s'agit ici de l'amélioration de la représentation élue du personnel dans les PME.
Contrairement à ce qui est soutenu, le Parlement ne s'est nullement lié pour l'avenir. Le texte se borne à rappeler que les accords en cause ne pourront emporter, par eux-mêmes, dérogation aux dispositions impératives du code du travail, et que les dérogations qu'ils pourraient prévoir ne pourront entrer en vigueur sans l'intervention du législateur.
En définitive, il apparaît qu'aucun des griefs invoqués à l'encontre du texte déféré n'est de nature à justifier sa censure.
C'est pourquoi le Gouvernement demande au Conseil constitutionnel de bien vouloir rejeter les recours dont il est saisi.
Paris, le 16 octobre 1996. Les sénateurs soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
Claude Estier
La loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, est critiquée en son article 6.
En effet, alors que le reste de ce texte transpose en droit interne une directive communautaire, cet article 6 transcrit l'accord national interprofessionnel conclu le 31 octobre 1995 par certaines organisations syndicales représentatives.
Si dans sa version originale, le texte autorisait les dérogations nécessaires au code du travail et renvoyait pour le détail des mesures à l'accord lui-même, l'Assemblée nationale, refusant que sa compétence soit ainsi méconnue, a réécrit l'article en incorporant les mesures négociées et en supprimant les renvois sans toutefois modifier le fond. Le Sénat a souscrit à cette démarche.
Ce processus d'élaboration de la loi par le biais d'une double transposition n'empêche cependant pas que des griefs d'inconstitutionnalité puissent être articulés à l'encontre des dispositions issues de la volonté des partenaires sociaux.
En effet, il s'avère que ledit article 6 conduit à une profonde remise en cause de l'équilibre du droit social à travers une méconnaissance des principes constitutionnels qui commandent la matière.
I : Sur la portée du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République tendant à garantir les droits des salariés dans le cadre de la négociation collective
En premier lieu, avec le préambule de la Constitution de 1946, le peuple français a réaffirmé solennellement " les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ". Même si l'on a pu s'interroger sur l'ambiguïté originelle de la formule, il reste que devant l'Assemblée nationale constituante, Maurice Guerin insista sur le fait que l'amendement par lui proposé avait pour but de combler " une sorte de hiatus entre l' uvre de la première Révolution française " et celle de l'Assemblée nationale constituante en mettant l'accent sur l' uvre de la IIIe République en matière sociale évoquant notamment : la loi du 21 mars 1884 sur l'action syndicale, la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives (JO, débat Assemblée nationale constituante, 28 août 1946, p 3363 ; cité par M B Genevois in " La Jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs ", n°s 332, 333 et 469, Ed. STH).
Et c'est en parfait écho à cette dimension sociale du préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République que l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 souligne que : " la France est une République, indivisible, laïque, démocratique et sociale. "
Pour en revenir à la notion de PFRLR, celui-ci apparaît bien comme un principe essentiel posé par le législateur républicain touchant à l'exercice des droits et libertés et qui a reçu application avec une constance suffisante dans la législation antérieure à 1946.
Il se trouve que la loi du 24 juin 1936, s'inscrivant dans un mouvement historique de conquête et d'affirmation des droits sociaux, dispose très fortement en son article 1er introduisant l'article 36 vc dans le code du travail que : " Les conventions collectives ne doivent pas contenir des dispositions contraires aux lois et règlements en vigueur, mais peuvent stipuler des dispositions plus favorables " (JO, 26 juin 1936, p 6698).
Avec la loi du 24 juin 1936 apparaît donc la convention collective dotée d'une efficacité normative et d'une efficacité générale. C'est à son propos que le principe de faveur est formulé posant ainsi une limitation de la compétence des acteurs collectifs à l'amélioration de la loi dans un sens favorable au travailleur.
D'ailleurs, dans un fameux avis rendu en assemblée générale le 22 mars 1973, le Conseil d'Etat a rangé au rang des principes généraux du droit du travail la faculté ouverte à la négociation collective d'accroître les garanties et avantages minimaux consentis aux travailleurs par la loi et d'en instituer de nouveaux, les conventions collectives ne pouvant toutefois déroger ni aux dispositions qui par leurs termes même présentent un caractère impératif, ni aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution et aux règles de droit interne et international ou intéressant des avantages ou garanties échappant, par leur nature, aux rapports conventionnels (CE, Assemblée générale, avis du 22 mars 1973, Droit ouvrier 1973, p 190, Droit social 1973, p 514).
Récemment encore, la haute juridiction administrative, statuant cette fois au contentieux, a considéré que l'article L 132-4 du code du travail, lequel reprend le principe de faveur, renvoie à un principe général du droit " dont s'inspirent ces dispositions législatives " (CE 8 juillet 1994, CGT, req. n° 105471).
Il est ici particulièrement remarquable que le Conseil d'Etat ait précisé outre l'existence d'un principe général du droit du travail, le fait que celui-ci inspire le législateur. C'est dire sans doute sa valeur fondamentale.
Quant à la Cour de cassation, elle n'est pas en reste, puisque dans quatre arrêts du 17 juillet 1996 (Soc. 17 juillet 1996, req. n°s 3458, 3459, 3460 et 3461) elle a relevé dans ses visas :
" Vu le principe fondamental en droit du travail selon lequel en cas de conflit de normes, c'est le plus favorable aux salariés qui doit recevoir application. " Et ce n'est pas non plus par hasard que la haute juridiction a utilisé l'épithète " fondamental ", soulignant par là qu'il ne saurait souffrir aucune dérogation.
Ainsi entendu le principe de faveur qui trouve sa source dans la loi du 24 juin 1936 revêt nécessairement le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Dès lors, le législateur ne saurait autoriser les acteurs sociaux à conclure des conventions ou autres accords dont l'objet avoué ou non serait d'abandonner un certain nombre de droits sociaux déjà accordés aux salariés.
L'impossibilité ainsi posée pour le législateur de supprimer les limites aux compétences normatives des acteurs collectifs est d'autant plus nécessaire que dans les périodes de grave crise économique et sociale, comme celle actuellement traversée, les risques de déréglementation du droit social sont réels. La circonstance que de tels dangers soient présentés sous l'appellation de flexibilité n'enlève rien à leur réalité.
Il semble ici conforme à la tradition sociale française de maintenir, sinon accroître, la protection des personnes les plus exposées à la précarité dans les périodes de fort chômage.
Des garde-fous doivent donc exister et le principe de faveur en est un. La loi ne saurait le méconnaître.
En second lieu, et si par extraordinaire le principe de faveur ne se voyait pas reconnaître le caractère d'un tel principe fondamental, il n'en resterait pas moins que les éventuelles dérogations pouvant y être apportées devraient demeurer exceptionnelles et être encadrées strictement par la loi, sauf à ce que le législateur entache sa décision du vice d'incompétence négative.
Le Conseil constitutionnel en rappelant qu'appartient au domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical (CC 25 juillet 1989, DC n° 89-257) invite sans doute le législateur à déterminer avec suffisamment de précisions les conditions dans lesquelles des exceptions à cette règle peuvent être adoptées.
Ainsi, la loi devrait a priori déterminer précisément les conditions de mise à l'écart du principe de faveur en définissant :
: l'objet de la dérogation ;
: les modalités de la dérogation, dont la qualité des négociateurs intervenant dans ce cadre singulier.
De plus, la loi devrait prévoir expressément des garanties quant au champ possible des dérogations aux lois et règlements applicables en droit du travail, tel un véritable droit d'opposition.
Une loi qui ne poserait pas des bornes strictes à ces exceptions au principe de faveur serait alors entachée du vice d'incompétence négative (CC 5 juillet 1977, DC n° 77-79 DC).
En l'occurrence, force est de constater que la loi critiquée encourage une double atteinte au principe de faveur.
D'une part, en prévoyant que l'accord de branche peut écarter l'exigence d'un syndicat représentatif comme partie et signataire d'un accord collectif. Faisant sauter le verrou syndical, le texte affaiblit d'autant plus le principe de faveur.
C'est vainement que l'on opposerait ici le droit d'opposition organisé tant les conditions mises par le texte sont insuffisamment précises.
D'autre part, en habilitant des " partenaires sociaux " choisis hors le cadre syndical traditionnel et donc hors les garanties législatives existantes, à déroger aux règles étatiques, alors que d'abord le champ des dérogations n'est pas défini et qu'ensuite les garanties sont incomplètes.
En effet, si l'accord en cause a été conclu par un ou des représentants élus du personnel, la validation a lieu par la commission paritaire de branche où ne siègent que les syndicats signataires de l'accord de branche. Par contre, si l'accord a été conclu par un négociateur " spontané " mandaté spécialement dans cette hypothèse, le droit d'opposition n'existe pas.
On relèvera à cet égard que si depuis 1982 un accord d'entreprise dérogatoire peut être adopté, c'est à la triple condition :
: qu'il soit négocié et conclu par des syndicats représentatifs ;
: qu'il porte sur une matière strictement définie par la loi ;
: et que soit institué un droit d'opposition au profit des syndicats " majoritaires " non signataires.
C'est pourquoi l'article 6 querellé méconnaît le principe fondamental reconnu par les lois de la République tel qu'illustré par l'article 1er de la loi du 24 juin 1936, et, à tout le moins, en ne prescrivant pas les conditions et garanties indispensables à une dérogation exceptionnelle au principe de faveur se trouve entaché du vice d'incompétence négative.
II. : Sur la portée du préambule de la Constitution
du 27 octobre 1946 pris en son huitième alinéa
Le huitième alinéa du préambule de 1946 dispose que : " Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. "
Invité à se prononcer sur la portée de cette prescription, le Conseil a certes estimé qu'il revient au législateur de déterminer, dans le respect des principes qui sont ainsi énoncés, les conditions de sa mise en uvre (CC 5 juillet 1977, précité). Au nombre de ces principes figure la question centrale de la qualité du représentant des travailleurs habilité à les engager. Question fondamentale qui à la fois concerne le rôle des organisations représentatives dans le cadre de la négociation collective et appelle la nécessaire indépendance du représentant-négociateur.
S'agissant en premier lieu du rôle des organisations représentatives, on rappellera que le Conseil constitutionnel a déjà admis que la loi réserve aux seules organisations représentatives la négociation collective dans l'entreprise (CC 19 et 20 juillet 1983, DC n° 83-162).
Sans méconnaître la liberté personnelle du travailleur avec laquelle doit se concilier le rôle consacré des syndicats représentatifs intervenant dans la procédure de négociation collective, il n'en est pas moins certain que la place ainsi accordée à ces organisations participe du pacte fondateur de la démocratie sociale.
Certes, la liberté syndicale, dont celle de ne pas se syndiquer, et la liberté d'entreprendre constituent les pendants indispensables au pilier syndical du droit social. Mais toutefois, et ce depuis que la loi du 24 juin 1936 a conféré à la convention collective son efficacité normative et générale, la détermination des conditions de travail s'exerce bien de façon collective et, toujours selon le préambule de 1946, la participation des travailleurs suppose " l'intermédiaire de délégués ".
Modifier l'ordonnancement juridique applicable au contrat de travail exige que la procédure mise en uvre prenne en compte les garanties nécessaires à un processus décisionnel de portée normative.
Un salarié isolé ne peut agir ainsi. Un travailleur non ou mal préparé à la négociation ne saurait y satisfaire.
D'où le rôle protecteur de l'intérêt du travailleur qu'acquiert l'organisation représentative.
Au cas présent, l'une des ambitions avouées du texte est de confier le pouvoir à des personnes travaillant dans des entreprises où il n'y a pas de représentation syndicale.
Le risque est ici de favoriser un éclatement du droit social, mettant à bas sa cohérence et son homogénéité.
En tout état de cause, admettre que le législateur peut, en matière de négociation collective, s'affranchir du rôle syndical ne l'exonère pas du respect des autres exigences constitutionnelles liées au Préambule de 1946.
Car, si l'on considère en second lieu l'exigence d'indépendance du représentant du travailleur, quel qu'il soit, l'absence de monopole syndical renforce paradoxalement les besoins de garantir les conditions d'intervention du négociateur " ad hoc ".
On remarquera d'abord que les termes employés par le huitième alinéa du Préambule, et notamment celui de " délégué ", induisent l'existence d'un lien fort et particulier entre le négociateur et les travailleurs.
Autrement dit, au-delà même du monopole syndical, ce délégué doit être représentatif. Représentativité dont la traduction concrète dans le rapport de négociation, souvent rapport de forces, passe par une authentique et totale indépendance du délégué à l'égard de l'employeur.
Cette indépendance absolue du négociateur est ainsi illustrée en Allemagne, par une jurisprudence constante de la cour de Karlsruhe exigeant que les parties à la convention collective soient indépendantes de la partie adverse (BVERFG, 1er mars 1979, voir plus généralement : F Kessler, " Le droit des conventions collectives en RFA ", Ed. Peter Lang, 1988, p 260 et s). Il faut donc un réel équilibre entre les parties.
De même le Conseil constitutionnel a-t-il clairement dit que la protection des représentants élus du personnel ou des responsables syndicaux, eu égard à l'exercice de leurs fonctions, était une exigence constitutionnelle (CC 20 juillet 1988, DC n° 88-244, AJDA 12/88 p 752, note P Wachsmann).
Il est si vrai que l'indépendance du négociateur appelle une protection légitime et adaptée. Ces deux exigences sont intimement liées.
En l'espèce, l'exigence constitutionnelle d'indépendance du négociateur comprenant celle de sa protection est manifestement violée.
D'abord, en admettant qu'un accord de branche puisse confier à des élus du personnel, dans des entreprises sans présence syndicale, une aptitude à négocier et donc à engager tous les salariés, le texte querellé a manifestement méconnu l'exigence d'indépendance sus- évoquée.
Ensuite, le paragraphe III de cet article 6 renvoie les modalités de protection de ces salariés et les conditions d'exercice de leur mandat de négociation aux accords de branche, lesquels pourront prévoir des garanties équivalentes à celles définies par la loi.
Heureuse faculté. Mais ce n'est qu'une faculté là où s'impose une exigence constitutionnelle.
Il s'ensuit, par voie de conséquence, que le législateur en abandonnant aux partenaires sociaux la détermination des modalités de protection des négociateurs, méconnaissant ainsi le principe d'indépendance déduit du Préambule de 1946, a en outre entaché sa décision d'un vice d'incompétence négative. Bien plus, en permettant que les régimes de protection des négociateurs soient différents selon les entreprises, le législateur a encore méconnu le principe d'égalité devant la loi.
Confier aux partenaires sociaux, comme certains l'ont souhaité, l'élaboration de leur propre régime de protection (cf Sénat, rapport n° 510, p 70) en plus de l'évitement de la voie syndicale pour autoriser des dérogations au principe de faveur, peut passer pour une marque de souplesse. Ce peut-être aussi une brèche dans le socle des droits sociaux.
L'expérimentation d'un jour n'est pas toujours très éloignée de la régression du lendemain.
D'évidence, la rédaction de l'article 6 heurte trop de principes et d'exigences constitutionnelles pour ne pas encourir la censure.
Et ce n'est pas le rôle réservé au législateur par l'ultime paragraphe de l'article discuté qui apporte des garanties suffisantes.
III. : Sur la méconnaissance par le législateur
de son propre pouvoir d'appréciation
Le pouvoir d'appréciation du Parlement ne saurait être satisfait par l'organisation d'un système de compétence liée.
Car c'est bien de cela dont il s'agit quand le texte prévoit qu'" afin de permettre l'examen des dispositions législatives nécessaires à l'entrée en vigueur des clauses dérogatoires des accords de branche mentionnés à l'alinéa précédent ", le Parlement sera saisi.
Certes, le recours à la validation législative est admis. En matière sociale, il a ainsi été jugé que le législateur puisse intervenir pour substituer rétroactivement une règle législative impérative résultant des stipulations d'une convention collective dont l'interprétation donnait lieu à des divergences, dès lors qu'une telle mesure réserve expressément la situation des personnes à l'égard desquelles est intervenue une décision de justice définitive et entend mettre fin à des divergences d'interprétation ainsi qu'au développement des contestations (CC 13 janvier 1994, DC n° 93-332).
Mais, en l'occurrence, le législateur va plus loin. Il décide de se lier pour le futur et, devenu auxiliaire des partenaires sociaux, il propose que la loi entérine leurs volontés. Par là, le Parlement consent à l'abaissement de la loi en tant que norme subsidiaire.
Il ressort du paragraphe V, alinéa 2, que le législateur devra intervenir pour que les clauses dérogatoires, donc celles entamant le principe de faveur, entrent en vigueur. A cette occasion, il perdra toute marge véritable de man uvre. Dans ces conditions, il faut se demander comment l'on peut concilier cette prescription avec l'article 34 C aux termes duquel le Parlement détermine, par exemple, les principes fondamentaux du droit du travail.
Un tel abandon de son pouvoir d'appréciation pour l'avenir correspond à une forme originale d'incompétence négative, originale mais inadmissible.
De ce chef encore, la censure est encourue.
Paris, le 10 octobre 1996.
Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'article 6 de la loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, tel qu'il a été adopté par le Parlement.
I : Sur l'ordre public social et sur les principes fondateurs
du droit du travail français
Aux termes du huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, dont on sait qu'il a conservé sous la Ve République pleine valeur constitutionnelle, " tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ".
Font ainsi partie intégrante de l'ordre constitutionnel français le principe de la négociation collective des conditions de travail et celui de la représentation des travailleurs " par l'intermédiaire de [leurs] délégués ".
La Constitution sanctionne ce faisant le rôle indispensable que joue, dans la " République sociale " qu'est la France en vertu de l'article 2 de la Constitution, la représentation collective des travailleurs traditionnellement assurée par les organisations syndicales reconnues comme représentatives, sans lesquelles il n'est pas de négociation collective possible.
Loin d'être un texte de circonstance, le Préambule de la Constitution de 1946 s'inscrit ici dans la continuité historique du droit social français, dont le progrès a fait une place sans cesse croissante à cette représentation collective et aux " partenaires sociaux " qui l'assument face à l'Etat et au patronat. L'essentiel de l'édifice repose ici sur deux principes véritablement fondateurs de la démocratie sociale : le principe de représentativité et le principe de faveur.
Le premier principe garantit la clarté et la légitimité de la négociation entre " partenaires sociaux ", en réservant le droit de participer aux négociations collectives aux organisations syndicales répondant aux critères objectifs de représentativité reconnus par la loi au niveau de négociation concerné. Toute entorse à cette règle signifie la manipulation de représentants fragilisés ou complices du fait de leur dépendance à l'égard de leur employeur : seule l'intervention d'organisations de taille nationale, indépendantes et largement représentatives évite que la négociation ne se dégrade en simulacre, voire en tromperie du point de vue des mandants protégés par la disposition constitutionnelle précitée. La France a au demeurant ratifié la convention n° 98 de l'Organisation internationale du travail sur le droit à l'organisation de négociations collectives, qui ne prévoit d'accords qu'entre employeurs et organisations représentatives des salariés.
Le second principe est lumineusement énoncé par l'article L 132-4 du code du travail qui dispose que " la convention et l'accord collectif peuvent comporter des dispositions plus favorables aux salariés que celles des lois et règlements en vigueur. Ils ne peuvent déroger aux dispositions d'ordre public de ces lois et règlements ", ce qui signifie que la négociation collective ne peut qu'améliorer la situation des travailleurs par rapport au minimum garanti par l'Etat.
Cette construction des droits par degrés se prolonge d'un niveau de négociation collective à l'autre, les accords d'entreprise ne pouvant pas plus modifier in pejus les accords de branche que ceux-ci ne le peuvent par rapport aux accords nationaux interprofessionnels et que les accords nationaux interprofessionnels ne le peuvent par rapport à la loi. Ainsi le particularisme de la hiérarchie des normes propre au droit social permet-il de garantir depuis des décennies que la combinaison des normes étatiques et des produits de la négociation collective, c'est-à-dire essentiellement des lois et de conventions collectives, ne peut qu'accroître les droits et la sécurité juridique des travailleurs, grâce aux verrous successifs que pose la notion d'ordre public social impératif pour les parties.
Doctrine et jurisprudence sont ici, de longue date, unanimes. Le célèbre avis rendu par le Conseil d'Etat le 22 mars 1973 (voir " Droit ouvrier " de 1973, pages 190 et 514) a rappelé avec force au gouvernement de l'époque que les dispositions législatives et réglementaires prises dans le domaine du droit du travail présentent un caractère d'ordre public en tant qu'elles garantissent aux travailleurs des avantages minimaux, lesquels ne peuvent en aucun cas être supprimés ou réduits par des conventions ou accords collectifs.
La chambre sociale de la Cour de cassation, elle aussi, n'a cessé de souligner le caractère absolu du " principe fondamental énoncé par l'article L 132-4 du code du travail (Soc. 25 novembre 1992, Droit social 1993, page 63 ; voir aussi Soc. 11 octobre 1994, Bull. civ. V n° 265, page 179) ainsi que l'application impérative du principe de faveur dans la combinaison des stipulations de conventions et accords collectifs de différents niveaux (Soc. 25 janvier 1984, Bull. civ. V n° 33). Le Conseil constitutionnel lui-même a vu dans le principe selon lequel une convention collective du travail ne peut contenir que des dispositions plus favorables aux travailleurs que celles des lois et règlements un principe fondamental du droit du travail dont il appartient au seul législateur d'assurer la mise en uvre (Conseil constitutionnel n° 89-257 DC du 25 juillet 1989, Rec, page 59) dans le respect dudit principe bien entendu (Conseil constitutionnel n° 77-79 DC du 5 juillet 1977, Rec. page 35 ; Conseil constitutionnel n° 94-348 DC du 3 août 1994, Rec. page 117). Enfin, le 8 novembre 1994 encore, la chambre sociale de la Cour de cassation a souligné que les dispositions des articles du code du travail relatives à la représentation des travailleurs " présentent un caractère d'ordre public absolu " (Soc. 8 novembre 1994, Droit social 1995, page 68).
Il est vrai que quelques lois récentes, en 1992 puis en 1995, ont pu autoriser certaines dérogations in pejus à telle disposition législative, mais ces amodiations de l'ordre public social ont toujours été équilibrées par la garantie que représentait jusqu'à aujourd'hui la négociation par les organisations syndicales représentatives au niveau de la branche : là subsistait le verrou décisif.
Il n'est donc pas contestable que la disposition de valeur constitutionnelle énoncée au huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 s'adosse à une tradition juridique aussi forte que constante et doive être interprétée à la lumière des principes fondateurs du droit social sus-rappelés, qu'elle fonde et qui en retour doivent en garantir l'effectivité.
C'est à l'ensemble de cet édifice que s'attaque frontalement l'article 6 de la loi déférée.
II. : Sur l'incompétence négative du législateur
Le paragraphe I de l'article 6 de la loi déférée autorise les accords de branche à déroger aux dispositions des articles L 132-2, L 132-19 et L 132-20 du code du travail " dans les conditions fixées ci-après " mais lesdites conditions ne sont que de procédure (durée des accords, instances de négociation, validation des accords d'entreprise en commission paritaire de branche) : la loi ne limite en rien, sur le fond, le pouvoir dérogatoire ainsi conféré discrétionnairement aux partenaires sociaux et, pour la première fois, ne conditionne pas l'entrée en vigueur de stipulations dérogatoires à la mise en uvre de la procédure d'extension.
Certes, la correction rédactionnelle résultant d'un amendement parlementaire a fait disparaître la rédaction, encore plus significative, du projet de loi, laquelle se bornait à renvoyer aux stipulations de l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 : même les parlementaires de la majorité, à commencer par le rapporteur de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale (en particulier au cours de la première séance du 5 juin 1996), avaient dû protester contre " la rédaction de cet article qui paraît méconnaître la juste répartition des compétences entre le législateur et les partenaires sociaux " ; le rapporteur soulignait tout particulièrement " que cette négociation nie le rôle fondamental du législateur " et suggérait au Gouvernement de veiller plus efficacement à " respecter les compétences de chacun " cependant que le ministre lui-même avouait " que cette rédaction soulève la question de la répartition des rôles entre la loi et la négociation collective ".
Mais la modification de la lettre de l'article 6 est précisément restée purement rédactionnelle : si la référence générale à l'accord du 31 octobre 1995 a disparu, l'habilitation donnée aux partenaires sociaux, qui ne fait que décalquer le contenu de cet accord, est restée totalement discrétionnaire. La loi ne fixe même pas le seuil d'effectifs en deçà duquel s'appliqueront les procédures dérogatoires dont elle autorise l'institution.
Dès lors, le législateur est loin d'avoir exercé la totalité des compétences qui lui sont non seulement réservées mais assignées, s'agissant non seulement d'un principe fondamental du droit du travail au sens de l'article 34 de la Constitution mais encore et surtout des conditions et des garanties de mise en uvre du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, conditions et garanties dont le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu'il appartenait au seul législateur de les déterminer en édictant l'ensemble des règles fondamentales nécessaires à cet effet (Conseil constitutionnel n° 93-328 DC du 16 décembre 1993, Rec. page 547 ; Conseil constitutionnel n° 94-348 DC du 3 août 1994, Rec. page 117).
En ne conditionnant pas l'intervention des partenaires sociaux au respect de garanties claires et précises de mise en uvre du principe posé par le Préambule, la disposition législative déférée est manifestement entachée d'incompétence négative, c'est-à-dire de violation directe de l'article 34 de la Constitution.
III. : Sur la violation des principes de représentativité et de faveur
Ces deux principes, tels qu'ils ont été maintes fois énoncés et rappelés tant par la législation que par la jurisprudence et par la doctrine, ne peuvent être remis en cause dans leur existence même par le législateur dès lors qu'ils constituent des conditions et des garanties fondamentales de la mise en uvre du principe constitutionnel de négociation collective des conditions de travail.
Aucune négociation n'est en effet possible ni équitable si les travailleurs ne sont pas, dans le processus même de négociation, protégés contre le risque d'accords léonins par l'intervention d'organisations nationales représentatives. Or, de cette intervention, la loi déférée ne laisse subsister que le pseudo-verrou de la procédure d'opposition, dont chacun sait que les conditions procédurales de sa mise en uvre la rendent pratiquement inutilisable (la doctrine est unanime à le constater : voir par exemple J Barthélémy, " L'aménagement conventionnel de l'organisation et de la durée du travail ", Droit social 1994, page 156 ; M Poirier, " La clause dérogatoire in pejus, Droit social 1995, page 885 ; " Légi-social ", " L'aménagement du temps de travail ", supplément au n° 239 de septembre 1994, page 27 ; J Savatier, " L'assouplissement des règles sur le repos dominical ", Droit social 1994, page 180 ; Marie- Armelle Souriac-Rotschild, " Le contrôle de la légalité interne des conventions et accords collectifs ", Droit social 1996, page 395 ; etc). Encore ces appréciations unanimes ne concernent-elles que le régime actuel d'opposition alors que la loi déférée lui substitue un régime encore plus restrictif, puisque l'opposition ne peut émaner désormais que d'une majorité d'organisations syndicales non signataires. Autant constater qu'il n'y a plus là qu'un trompe-l' il, une fausse fenêtre dans le mur de la régression des prérogatives syndicales.
De même, une négociation effective et équitable suppose que la sécurité juridique des parties, et singulièrement celle des travailleurs qui font l'objet d'une protection constitutionnelle expresse en la matière, soit garantie par la loi : quand les représentants des travailleurs négocient et signent un accord de branche, ils doivent pouvoir être certains de son champ d'application, ce qui n'est plus possible dès lors qu'aux termes de l'accord entériné par la loi déférée et de l'article 6 de cette dernière les accords de branche ont vocation à ne plus s'appliquer impérativement qu'aux entreprises dans lesquelles aucun accord particulier n'a été signé. Dans ce système normatif à géométrie et à intensité variables, les représentants des travailleurs devront s'engager dans la négociation de branche sans connaître la portée exacte de ce qu'ils signent, et dans la négociation d'accords d'entreprise sans pouvoir s'appuyer sur un " plancher de branche " que la loi déférée transforme en sables mouvants.
Les garanties fondamentales du droit constitutionnellement reconnu aux travailleurs de participer par leurs représentants à la négociation collective des conditions de travail sont ainsi profondément altérées par la loi déférée, qui viole de ce fait le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 en ce qu'elle supprime les conditions nécessaires à l'applicabilité effective de cet alinéa.
IV. : Sur la régression législative des droits sociaux
Il résulte incontestablement des développements précédents que l'article 6 de la loi déférée organise la régression des conditions d'exercice du droit de participer à la négociation collective des conditions de travail.
C'est dire que l'on est ici confronté à un nouvel exemple de régression du droit social de ce pays, exemple d'une gravité exceptionnelle en ce qu'il touche aux principes les plus anciens et fondamentaux du droit du travail.
Le moment est donc particulièrement bien venu d'étendre aux droits sociaux : et à tout le moins à la protection des principes constitutionnels de liberté individuelle de contracter et de participation des travailleurs à la négociation collective : la jurisprudence dite du " cliquet anti-retour ", qui interdit au législateur de dégrader l'état antérieur du droit positif en remettant en cause les garanties nécessaires à la mise en uvre de libertés fondamentales (Conseil constitutionnel n° 89-259 DC du 26 juillet 1989, Rec. page 66 ; Conseil constitutionnel n° 94-345 DC du 27 juillet 1994, Rec. page 106).
Le respect du droit des travailleurs à participer à la négociation collective est en effet, du point de vue de la cohésion sociale et des équilibres fondamentaux de la société française qui ne peut laisser indifférent le gardien suprême de l'Etat de droit, aussi essentiel que, par exemple, la garantie de la liberté de communication à laquelle s'applique cette jurisprudence. Au demeurant, dans un cas comme dans l'autre, le rôle du législateur doit être non de détruire ou de menacer les droits fondamentaux des citoyens mais de les garantir et d'en assurer les respect effectif et équitable.
Régressive à une échelle sans précédent depuis plus d'un demi-siècle, la disposition déférée est encore inconstitutionnelle de ce seul fait.
V : Sur l'atteinte au régime protecteur applicable
aux représentants des travailleurs
Il n'est pas sérieusement contestable que l'existence d'un statut protégeant les négociateurs représentant les salariés contre les risques de licenciement abusif ou même de chantage au licenciement constitue une autre garantie fondamentale de la mise en uvre du droit proclamé par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
Or, le paragraphe III de l'article 6 de la loi déférée prévoit que les modalités de protection des " salariés mandatés " pour négocier dans les entreprises dépourvues de représentants syndicaux et les conditions d'exercice de leur mandat de négociation " seront arrêtées par les accords de branche ", qui " pourront prévoir que le licenciement des salariés mandatés ainsi que, pendant un délai qu'ils fixeront, le licenciement de ceux dont le mandat a expiré seront soumis à la procédure prévue à l'article L 412-18 du code du travail ".
On se trouve à nouveau confronté ici à un remarquable exemple d'incompétence négative du législateur, qui laisse les partenaires sociaux entièrement libres de faire ou de ne pas faire bénéficier du régime protecteur d'autorisation administrative de licenciement les " salariés mandatés ".
Comment ne pas constater en outre que cette disposition consacre un nouveau retour en arrière, en fragilisant les négociateurs représentant les salariés qui non seulement ne pourront plus s'appuyer sur le " plancher de branche ", mais pourront, si l'accord de branche en décide ainsi, se retrouver démunis de toute protection légale face à l'éventualité d'un licenciement abusif et/ou arbitraire ?
Il est enfin très significatif qu'alors que le Gouvernement et sa majorité n'ont cessé, pour tenter de justifier l'adoption de la loi déférée, d'invoquer la nécessité d'élargir le champ de la négociation collective en la facilitant dans les entreprises dépourvues de représentants syndicaux, la fragilisation radicale des négociateurs représentant les salariés ne manquera évidemment pas d'aller à l'encontre du développement de ladite négociation collective, les candidats à l'affrontement sans filet n'étant pas nécessairement légion dans les petites et moyennes entreprises. L'insécurité est de toute évidence une entrave à l'exercice du droit à la participation aux négociations collectives : on ne peut accroître l'une en prétendant favoriser l'autre.
Législation à champ d'application variable, indéterminé et, par là même, discriminatoire ; régression du minimum légal de protection des représentants des travailleurs : la violation du principe constitutionnel du droit à la participation, par l'intermédiaire de délégués, aux négociations collectives est incontestable.
VI. : Sur la violation du principe constitutionnel
d'égalité devant la loi
L'article 6 de la loi déférée organise de toute évidence, et même systématise, la rupture d'égalité à l'intérieur d'une même branche entre des salariés d'entreprises à effectifs et à spécialités comparables, salariés dont les droits les plus essentiels varieront uniquement en raison de ce que leur entreprise aura ou non pratiqué l' " expérimentation dérogatoire " encouragée par le législateur.
Ainsi le code du travail relève-t-il désormais d'une applicabilité à éclipses, cependant que le tissu non seulement social mais, ici, juridico-social se transforme en une peau de léopard.
La rupture d'égalité consiste plus précisément ici en ce que la loi déférée n'encadre pas, on l'a vu, le pouvoir négociateur des parties aux accords de branche et d'entreprise en fixant des critères assez précis pour justifier des différences de traitement : en déterminant par exemple les contreparties pouvant équilibrer telle dérogation à une disposition protectrice du code du travail. Il n'est pas jusqu'au champ d'application même de la nouvelle procédure dérogatoire qui ne reste totalement indéterminé C'est à nouveau l'imprécision de la loi déférée qui, s'ajoutant à l'incompétence négative dont elle est radicalement entachée, la rend incontestablement discriminatoire.
Vainement objecterait-on que l'existence de ruptures d'égalité devrait s'apprécier par rapport à l'objet de la loi déférée. Même de ce point de vue, au demeurant critiquable en ce qu'il omet l'hypothèse d'une loi dont l'objet même serait inconstitutionnellement discriminatoire, on a vu que l'ouverture d'une possibilité de modulation in pejus du droit social conventionnel est dans son principe même dissuasive. Dans un tel système, les travailleurs et leurs représentants ont tout à perdre à s'engager dans la négociation d'un accord d'entreprise au risque de perdre le bénéfice, au gré d'un rapport de forces devenant défavorable, de dispositions plus protectrices d'un accord de branche. C'est au contraire le maintien de la solidité du " plancher de branche " qui aurait poussé au développement de la négociation collective.
Dès lors, la différence de situations qui déclenche la différence de traitements avalisée par la loi déférée n'est nullement justificative de cette dernière au regard même de l'objet de ladite loi déférée, qu'elle aurait plutôt tendance à contrarier qu'à atteindre.
La discrimination constitutionnelle qui résulte de cette évolution à la fois sélective et aléatoire du droit conventionnel du travail est patente.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'article 6 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.