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28/07/1989 | FRANCE | N°89-261

France | France, Conseil constitutionnel, 28 juillet 1989, 89-261


Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 4 juillet 1989, par MM Bernard Pons, Philippe Séguin, André Berthol, Richard Cazenave, Roland Vuillaume, Jean-Pierre Delalande, Michel Giraud, Pierre Mazeaud, Pierre Mauger, Gérard Léonard, Eric Raoult, Jean-Michel Dubernard, Arthur Dehaine, Mme Monique Papon, MM Jean-Yves Chamard, Pierre Bachelet, Michel Cointat, Henri de Gastines, Jacques Masdeu-Arus, Etienne Pinte, Olivier Dassault, Bernard Debré, Claude Labbé, Alain Juppé, Jacques Chirac, Michel Noir, Patrick Balkany, Gabriel Kaspereit, Christian Bergelin, Mme Michèle Alliot-Marie, MM Er

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Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 4 juillet 1989, par MM Bernard Pons, Philippe Séguin, André Berthol, Richard Cazenave, Roland Vuillaume, Jean-Pierre Delalande, Michel Giraud, Pierre Mazeaud, Pierre Mauger, Gérard Léonard, Eric Raoult, Jean-Michel Dubernard, Arthur Dehaine, Mme Monique Papon, MM Jean-Yves Chamard, Pierre Bachelet, Michel Cointat, Henri de Gastines, Jacques Masdeu-Arus, Etienne Pinte, Olivier Dassault, Bernard Debré, Claude Labbé, Alain Juppé, Jacques Chirac, Michel Noir, Patrick Balkany, Gabriel Kaspereit, Christian Bergelin, Mme Michèle Alliot-Marie, MM Eric Doligé, Patrick Ollier, Jean-Claude Mignon, Alain Peyrefitte, Jacques Baumel, Patrick Devedjian, Nicolas Sarkozy, Jean-Paul Charié, Mme Michèle Barzach, MM Robert Pandraud, Jacques Toubon, Jean Kiffer, Claude-Gérard Marcus, Emmanuel Aubert, Mme Roselyne Bachelot, MM Jean-Claude Gaudin, Roland Blum, Jean-Pierre de Peretti della Rocca, Gilbert Gantier, Jean Seitlinger, Philippe Vasseur, Jean Proriol, Pierre Lequiller, Gilles de Robien, Jean Desanlis, Daniel Colin, Hubert Falco, Rudy Salles, José Rossi, Jean-Yves Haby, Marc Laffineur, Philippe Mestre, Hervé de Charette, Paul Chollet, Georges Mesmin, François d'Aubert, André Rossi, Georges Durand, Michel Meylan, Francisque Perrut, Jean Rigaud, Gérard Longuet, Jean-Marie Caro, Alain Lamassoure, André Rossinot, André Santini, députés, le 5 juillet 1989, par MM Charles Pasqua, Michel Alloncle, Jean Amelin, Hubert d'Andigné, Jean Barras, Henri Belcour, Jacques Bérard, Amédée Bouquerel, Yvon Bourges, Raymond Bourgine, Jean-Eric Bousch, Jacques Braconnier, Raymond Brun, Michel Caldaguès, Robert Calmejane, Pierre Carous, Auguste Cazalet, Jean Chamant, Jacques Chaumont, Jean Chérioux, Henri Collette, Maurice Couve de Murville, Charles de Cuttoli, Désiré Debavelaere, Jacques-Richard Delong, Charles Descours, Alain Dufaut, Pierre Dumas, Marcel Fortier, Philippe François, Philippe de Gaulle, Alain Gérard, Charles Ginesy, Adrien Gouteyron, Georges Gruillot, Paul Graziani, Hubert Haenel, Emmanuel Hamel, Mme Nicole de Hauteclocque, MM Bernard-Charles Hugo, Roger Husson, André Jarrot, Christian de la Malène, Lucien Lanier, Gérard Larcher, René-Georges Laurin, Marc Lauriol, Jean-François Le Grand, Maurice Lombard, Paul Malassagne, Christian Masson, Mme Hélène Missoffe, MM Geoffroy de Montalembert, Paul Moreau, Arthur Moulin, Jean Natali, Lucien Neuwirth, Paul d'Ornano, Jacques Oudin, Soséfo Makapé Papilio, Alain Pluchet, Christian Poncelet, Henri Portier, Claude Prouvoyeur, Jean-Jacques Robert, Mme Nelly Rodi, MM Josselin de Rohan, Michel Rufin, Jean Simonin, Louis Souvet, René Trégouët, Jacques Thyraud, Richard Pouille, Pierre Louvot, Maurice Arreckx, Jean Dumont, Louis Lazuech, Serge Mathieu, Michel Miroudot, Philippe de Bourgoing, Henri de Raincourt, Michel d'Aillières, Bernard Barbier, Marc Castex, Pierre Croze, Jean-François Pintat, Hubert Martin, Roland du Luart, Joseph Caupert, Guy de La Verpillière, Roland Ruet, Marcel Lucotte, Jean Francou, Rémi Herment, Marcel Daunay, Olivier Roux, Roger Boileau, Paul Alduy, Michel Souplet, sénateurs, et le 6 juillet 1989, par le Premier ministre, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France ;

Le Conseil constitutionnel,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment les articles figurant au chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que, par sa saisine, le Premier ministre demande au Conseil constitutionnel de bien vouloir se prononcer sur la conformité à la Constitution de l'article 10 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France ; que, d'après la saisine des députés, cette loi a été adoptée selon une procédure irrégulière et son article 10 est contraire à la Constitution ; que la saisine des sénateurs vise les articles 3, 6 et 10 de la même loi ;

Sur la procédure législative :

2. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines soutiennent que la loi a été délibérée par l'Assemblée nationale en première lecture dans des conditions irrégulières ; qu'en effet, le président de la commission des lois a, en violation de l'article 88 du règlement de cette assemblée, fait procéder par cette commission à un vote global sur un ensemble d'amendements ; qu'une telle procédure constitue un abus de pouvoir ayant eu pour effet d'empêcher l'examen normal de ces amendements devant la commission ;

3. Considérant que l'article 43 de la Constitution dispose : " Les projets et propositions de loi sont, à la demande du Gouvernement ou de l'assemblée qui en est saisie, envoyés pour examen à des commissions spécialement désignées à cet effet. Les projets ou propositions pour lesquels une telle demande n'a pas été faite sont envoyés à l'une des commissions permanentes dont le nombre est limité à six dans chaque assemblée " ; qu'aux termes de l'article 44 " les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement.

Après l'ouverture du débat, le Gouvernement peut s'opposer à l'examen de tout amendement qui n'a pas été antérieurement soumis à la commission. Si le Gouvernement le demande, l'assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement " ;

4. Considérant que le projet dont est issue la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a été examiné en commission, avant sa discussion en séance publique, lors de chacune de ses lectures ; qu'aucun amendement n'a été rejeté au motif qu'il n'aurait pas été soumis à la commission ; qu'ainsi les articles 43 et 44 de la Constitution n'ont pas été méconnus ;

5. Considérant, il est vrai, qu'il est soutenu que l'article 88 du règlement de l'Assemblée nationale n'autorise pas le recours au vote bloqué en commission ;

6. Mais considérant que les règlements des assemblées parlementaires n'ayant pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle, la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution ;

7. Considérant, dès lors, que la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a été adoptée selon une procédure qui n'est pas contraire à la Constitution ;

Sur le fond : En ce qui concerne les articles 3 et 6 :

8. Considérant que l'article 3 de la loi est ainsi rédigé : " La loi n° 86-1025 du 9 septembre 1986 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France est abrogée dans ses articles 1er ( III), 2 ( I, II et VI), 5 (5e, 8e, 9e et 10e alinéas), 7 (2e et 3e alinéas), 8, 9, 10 et 12 " ; qu'au nombre des dispositions de la loi du 9 septembre 1986 abrogées par la loi déférée figurent celles du paragraphe I de l'article 2 ; que l'objet de ce paragraphe est de subordonner la délivrance de plein droit de la carte de résident, dans les hypothèses mentionnées à l'article 15 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945, à la circonstance que la présence de l'étranger sur le territoire français ne constitue pas une menace pour l'ordre public ; que sont également abrogées par l'effet de l'article 1er de la loi présentement examinée les dispositions du paragraphe II de l'article 2 de la loi n° 86-1025 du 9 septembre 1986 ; que ces dernières dispositions lient la délivrance de plein droit de la carte de résident à l'étranger marié depuis au moins un an à un conjoint de nationalité française à la condition que la communauté de vie des deux époux soit effective ;

9. Considérant que l'article 6 de la loi déférée a pour objet de modifier les dispositions de l'article 15 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relatives à la délivrance de la carte de résident ; que le premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance précitée, tel qu'il est modifié par le paragraphe I de l'article 6, énonce que : " La carte de résident est délivrée de plein droit sans que puissent être opposées les dispositions des articles 6 et 9 de la présente ordonnance : " ; qu'il résulte de ce texte, rapproché des dispositions qu'il vise, que, pour les treize catégories d'étrangers énumérées à l'article 15 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, ne peut être opposée lors de l'examen d'une demande de carte de résident, la circonstance que l'intéressé serait dépourvu de la carte de séjour temporaire exigée en vertu des articles 6 et 9 de la même ordonnance ; que le 1° de l'article 15 de l'ordonnance, tel qu'il est rétabli par le paragraphe II de l'article 6 de la loi déférée prévoit l'octroi de plein droit de la carte de résident au conjoint étranger d'un ressortissant de nationalité française ;

10. Considérant que les sénateurs auteurs de l'une des saisines contestent les dispositions des articles 3 et 6 en ce qu'elles suppriment la possibilité pour l'autorité administrative de refuser d'accorder la carte de résident, d'un côté, pour un motif d'ordre public, et, d'un autre côté, en raison de la situation juridique irrégulière de l'étranger ;

Quant à la suppression de la réserve d'ordre public pour la délivrance de la carte de résident :

11. Considérant que l'absence d'une possibilité de refus de la carte de résident pour un motif d'ordre public est critiquée dans la mesure où, d'une part, elle prive l'Etat d'une réserve qui est inhérente à son existence même et où, d'autre part, elle place les étrangers dans une situation de droit plus favorable que celle des nationaux qui, en d'autres occasions, peuvent se voir opposer une telle réserve ;

12. Considérant que, si la sauvegarde de l'ordre public constitue un objectif de valeur constitutionnelle, le législateur peut, s'agissant des mesures applicables au séjour des étrangers en France, décider que les modalités de mise en oeuvre de cet objectif reposeront, soit sur des règles de police spécifiques aux étrangers, soit sur un régime de sanctions pénales, soit même sur une combinaison de ces deux régimes ; que les diverses dispositions qu'il édicte doivent, en tout état de cause, se conformer aux règles et principes de valeur constitutionnelle ;

13. Considérant que, dans le but d'assurer l'insertion en France de catégories d'étrangers bien déterminées, à raison de considérations humanitaires, de la nécessité de ne pas remettre en cause l'unité de la cellule familiale ou de l'ancienneté des liens noués par les intéressés avec la France, les articles 3 et 6 de la loi facilitent la délivrance à leur profit d'une carte de résident, sans s'attacher, dans ce cadre, à l'incidence que pourrait avoir sur l'ordre public, la présence de l'étranger sur le territoire national ; que ces dispositions ne sont pas contraires à l'objectif de sauvegarde de l'ordre public dès lors que sont applicables aux intéressés les sanctions pénales visant tout individu qui porterait atteinte à l'intégrité des personnes ou des biens et, qu'au surplus, est autorisée par la loi, à la seule exception des mineurs, l'expulsion d'un étranger, en cas d'urgence absolue, lorsqu'une telle mesure constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou pour la sécurité publique ;

: Quant aux étrangers en situation irrégulière :

14. Considérant qu'est également critiquée la suppression de la possibilité de refus de la carte de résident au motif que l'étranger est en situation irrégulière ; qu'il est soutenu que cette suppression fait perdre à l'étranger en situation régulière le bénéfice de sa spécificité et aboutit à permettre à une situation illégale d'être créatrice de droits, ce qui constituerait " la négation même de l'Etat de droit " ; qu'un raisonnement analogue est conduit à propos de l'abrogation des dispositions qui subordonnent la délivrance de la carte de résident à l'étranger dont le conjoint est de nationalité française à une condition de communauté de vie des deux époux ; qu'il y aurait ainsi une officialisation des mariages de complaisance ;

15. Considérant que, si le Conseil constitutionnel a compétence pour statuer sur la constitutionnalité d'une loi soumise à son examen sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, il ne lui appartient pas de se prononcer sur l'opportunité de dispositions législatives ; qu'en outre, l'appréciation de la constitutionnalité résulte de la confrontation de la loi contestée aux exigences constitutionnelles et ne dépend pas de la seule comparaison des dispositions de deux lois successives ;

16. Considérant que les critiques susanalysées, qui ne reposent sur la violation d'aucun principe, non plus que d'aucune règle de valeur constitutionnelle, ne peuvent qu'être écartées ;

En ce qui concerne l'article 10 :

17. Considérant que l'article 10 insère dans le texte de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 un article 22 bis ainsi rédigé : " L'arrêté de reconduite peut être contesté par l'étranger qui en fait l'objet devant le président du tribunal de grande instance ou son délégué, qui est saisi sans forme dans les vingt-quatre heures suivant la notification de l'arrêté préfectoral de reconduite et statue selon les formes applicables au référé dans un délai de quarante-huit heures. Les dispositions de l'article 35 bis peuvent être appliquées dès l'intervention de l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. La mesure d'éloignement ne peut être exécutée avant l'expiration du délai de vingt-quatre heures suivant la notification de la mesure ou, si le président du tribunal de grande instance est saisi, avant qu'il n'ait statué. L'audience devant le président du tribunal de grande instance est publique.

L'étranger peut demander à avoir communication de son dossier et à bénéficier du concours d'un interprète. Il est statué après comparution de l'intéressé assisté de son conseil, s'il en a un. Ce conseil peut, à la demande de l'étranger, être désigné d'office. Si la décision préfectorale de reconduite est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues à l'article 35 bis et l'étranger est muni, s'il y a lieu, d'une autorisation provisoire de séjour jusqu'à ce que le préfet ait à nouveau statué sur son cas. L'ordonnance du président du tribunal de grande instance est susceptible d'appel devant le premier président de la cour d'appel ou son délégué. Le recours doit être exercé dans un délai d'un mois suivant la date de l'ordonnance. Le droit d'appel appartient au ministère public, à l'étranger et au représentant de l'Etat dans le département. Ce recours n'est pas suspensif " ;

18. Considérant que les députés et les sénateurs auteurs de deux des saisines soutiennent que la procédure de recours contre l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière instituée par l'article 10 de la loi viole la séparation des pouvoirs entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République ; que les sénateurs auteurs de la deuxième saisine font valoir également que l'article 10 est contraire au principe d'égalité devant la loi ;

19. Considérant que, conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ", celui selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle ;

20. Considérant cependant que, dans la mise en oeuvre de ce principe, lorsque l'application d'une législation ou d'une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient, selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire, il est loisible au législateur, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, d'unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l'ordre juridictionnel principalement intéressé ;

21. Considérant que les décisions prises par l'autorité administrative sur le fondement de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée constituent l'exercice de prérogatives de puissance publique ; qu'il en va ainsi notamment des mesures de refus d'entrée sur le territoire national visées à l'article 5 de l'ordonnance, des décisions relatives à l'octroi d'une carte de séjour mentionnées à l'article 6 de l'ordonnance, des décisions concernant la délivrance de la carte de résident dans les cas visés respectivement par les articles 14 et 15 de l'ordonnance, de l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière d'un étranger se trouvant en situation irrégulière pris en application de l'article 22 de l'ordonnance, de l'expulsion d'un étranger dans les hypothèses définies aux articles 23 à 26 de l'ordonnance, ou de son assignation à résidence en vertu de l'article 28 de l'ordonnance ;

22. Considérant que, s'agissant de l'usage par une autorité exerçant le pouvoir exécutif ou par un de ses agents de prérogatives de puissance publique, les recours tendant à l'annulation des décisions administratives relatives à l'entrée et au séjour en France des étrangers relèvent de la compétence de la juridiction administrative ;

23. Considérant que le législateur a, dans le cas particulier de l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, entendu déroger, par l'article 10 de la loi déférée, aux règles habituelles de répartition des compétences entre les ordres de juridiction en se fondant sur la compétence reconnue à l'autorité judiciaire en matière de liberté individuelle et notamment de peines privatives de liberté ainsi qu'en ce qui concerne les questions relatives à l'état des personnes ; qu'il a estimé également qu'un transfert de compétence au tribunal de grande instance statuant en la forme du référé répondait à un souci de bonne administration de la justice ;

24. Considérant qu'aux termes de l'article 66 de la Constitution l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ; que l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 satisfait à cette exigence en soumettant au contrôle de l'autorité judiciaire toute prolongation au-delà de vingt-quatre heures du maintien dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire d'un étranger qui soit n'est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l'autorisation d'entrer sur le territoire français soit, faisant l'objet d'un arrêté d'expulsion ou devant être reconduit à la frontière, ne peut quitter immédiatement le territoire français ;

25. Considérant toutefois, que la compétence ainsi reconnue à l'autorité judiciaire pour contrôler une mesure de surveillance qui met en cause la liberté individuelle, s'exerce indépendamment du contrôle de la légalité des décisions administratives de refus d'accès au territoire national, de reconduite à la frontière ou d'expulsion ; qu'au demeurant, une mesure de rétention de l'étranger qui est dans l'impossibilité de déférer immédiatement à une décision d'éloignement ne peut intervenir que " s'il y a nécessité absolue " ; que dès lors, la prolongation par l'autorité judiciaire de cette mesure de surveillance ne saurait revêtir un caractère systématique et s'appliquer, tant s'en faut, à tous les cas où il y a intervention d'une décision administrative d'éloignement d'un étranger du territoire national ;

26. Considérant que si l'entrée et le séjour irréguliers en France d'un étranger constituent, dans les cas visés aux articles 19 et 27 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, une infraction pénale relevant de la seule compétence du juge judiciaire, cette compétence spécifique ne saurait justifier qu'il soit fait échec à la compétence générale du juge administratif dans le domaine de l'annulation des actes de la puissance publique ;

27. Considérant sans doute qu'en vertu du troisième alinéa de l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, dans sa rédaction résultant de l'article 13-VI de la loi déférée, certaines catégories d'étrangers ne peuvent faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière en raison de considérations liées à leur âge ou à leur situation familiale ; qu'en outre, une mesure d'éloignement n'est légalement justifiée que si l'intéressé est de nationalité étrangère ou n'a pas de nationalité ;

28. Considérant cependant que les litiges liés à ces situations ne sont pas d'une nature ou d'une fréquence telle qu'ils puissent entraîner une dérogation aux règles normales de compétence ; qu'au surplus, en vertu de dispositions identiques à celles du troisième alinéa de l'article 22 de l'ordonnance, est prohibée l'expulsion des mêmes catégories d'étrangers, hors le cas de la procédure exceptionnelle régie par l'article 26 de l'ordonnance ; que le contrôle de la légalité de semblables mesures ressortit à la compétence du juge administratif ;

29. Considérant par ailleurs, que la bonne administration de la justice commande que l'exercice d'une voie de recours appropriée assure la garantie effective des droits des intéressés ; que, toutefois, cette exigence, qui peut être satisfaite aussi bien par la juridiction judiciaire que par la juridiction administrative, ne saurait à elle seule autoriser qu'il soit porté atteinte à un principe de valeur constitutionnelle ;

30. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'article 10 de la loi déférée, qui méconnaît un principe fondamental reconnu par les lois de la République, réaffirmé par le préambule de la Constitution de 1946 et auquel se réfère le préambule de la Constitution de 1958, doit être déclaré contraire à la Constitution ;

31. Considérant que sont inséparables des dispositions déclarées inconstitutionnelles, la mention dans le texte de l'article 19 de la loi déférée des mots : " et de l'article 22 bis ", la mention dans le texte de l'article 20 des mots : " des articles 22 bis et ", ainsi que le texte de l'article 15 de la même loi ;

32. Considérant qu'en l'espèce il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution en ce qui concerne les autres dispositions de la loi soumise à son examen,

Décide :

Article premier :

L'article 10 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France est déclaré contraire à la Constitution.

Article 2 :

Sont inséparables de l'article 10 les dispositions suivantes de la loi :

l'article 15 ;

dans le texte de l'article 19, les mots : " et de l'article 22 bis " ;

dans le texte de l'article 20, les mots : " des articles 22 bis et ".

Article 3 :

Les autres dispositions de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France ne sont pas contraires à la Constitution.

Article 4 :

La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.


Synthèse
Numéro de décision : 89-261
Date de la décision : 28/07/1989
Loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France
Sens de l'arrêt : Non conformité partielle
Type d'affaire : Contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, lois organiques, des traités, des règlements des Assemblées

Saisine

SAISINE SENATEURS Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel les articles 3, 6 et 10 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France, adoptée par l'Assemblée nationale le 4 juillet 1989.

En vertu de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer ladite loi non conforme à la Constitution.

Sur les articles 3 et 6 de la loi :

1. Dans son titre même " Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ", la déclaration de 1789 distingue les droits de l'homme de ceux du citoyen, distinction que l'on retrouve par la suite dans les différents articles de la déclaration. Les uns et les autres ne sont pas placés sur un pied d'égalité : il y a des droits inhérents à la personne humaine, communs à tous les hommes : ce sont ceux que le préambule de la Déclaration de 1789 désigne sous les termes de " droits naturels, inaliénables et sacrés ".

Et il y a les droits spécifiques et supplémentaires, qui sont propres aux citoyens et font l'objet des articles 6, 11 et 14 de la déclaration.

En particulier, le droit à résider sur le territoire national n'est un droit garanti qu'aux citoyens. Toute législation qui permettrait un accès illimité des étrangers à celui-ci porterait atteinte à ce droit, car elle placerait sur un plan d'égalité les citoyens et les étrangers qui constituent deux catégories juridiques distinctes et inégales.

Une telle législation porterait également atteinte à la notion même d'Etat puisqu'elle constituerait, de la part de celui-ci, un abandon de ce qui est sa première fonction et raison d'être, le contrôle du territoire national et donc des flux de population se présentant à ses frontières.

2. Il résulte de ce qui précède que, sauf à interdire complètement l'accès du territoire national aux étrangers, l'Etat est tenu de légiférer pour en réglementer les conditions d'accès.

L'intervention d'une telle législation aboutit à distinguer deux catégories juridiques d'étrangers : ceux qui ont le droit d'entrer sur le territoire national et ceux qui, ne l'ayant pas, se trouvent en situation irrégulière dès qu'ils y entrent.

3. Dès lors qu'il existe nécessairement deux catégories d'étrangers, les intéressés bénéficient de droits différents selon qu'ils appartiennent à l'une ou à l'autre de ces catégories : seuls les étrangers remplissant les conditions posées par la loi pour être en situation régulière ont un droit d'accès au territoire national, dans les limites fixées par la loi.

Permettre à des étrangers n'ayant pas le droit de résider sur le territoire national de bénéficier des mêmes avantages que les étrangers en situation régulière porte atteinte aux droits de ces derniers en plaçant dans la même situation juridique des personnes appartenant à des catégories différentes et inégales.

En traitant de manière égale des catégories différentes, une telle loi a pour effet de privilégier des n'ayants pas droit par rapport à la catégorie des ayants droit.

4. Sont à cet égard particulièrement critiquables les articles 1er et 4 de la loi déférée permettant que la carte de résident ne puisse plus être refusée ni pour un motif d'ordre public, ni au motif que l'étranger est en situation irrégulière :

4. a) L'absence de possibilité de refus " pour motif d'ordre public " est particulièrement contestable. Il existe toute une série de droits dont l'exercice peut être refusé ou restreint pour des motifs d'ordre public. L'Etat étant tenu de faire respecter l'ordre public, on ne voit pas comment faire à des étrangers une situation plus favorable qu'à ses propres nationaux en s'interdisant par avance d'invoquer une réserve d'ordre public à l'encontre des étrangers.

La suppression des mots : " sauf si la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public " au début de l'article 15 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 est donc inconstitutionnelle car :

: elle prive l'Etat d'une réserve qui est inhérente à son existence même et à laquelle il ne peut renoncer ;

: elle place les étrangers dans une situation de droit plus favorable que celle des nationaux qui, en d'autres occasions, peuvent se voir opposer une telle réserve : c'est notamment le cas du droit de manifester ses opinions qui est garanti par l'article 10 de la Déclaration de 1789, sous réserve que l'exercice de ce droit ne trouble pas l'ordre public.

4. b) L'absence de possibilité de refus au motif que l'étranger est en situation irrégulière aboutit à faire perdre à l'étranger en situation régulière l'avantage qu'il a souhaité trouver en se conformant aux lois. Alors que l'adage veut que nul ne puisse se prévaloir de sa propre turpitude, les dispositions de la présente loi inciteront l'étranger à se prévaloir de sa situation irrégulière pour en demander la régularisation.

Une telle disposition, outre qu'elle fait perdre à l'étranger en situation régulière tout le bénéfice de sa spécificité, est la négation même de l'Etat de droit, puisqu'elle aboutit à transformer une situation illégale en occasion d'ouverture de droits.

Ce même raisonnement peut être conduit à propos de la suppression de la condition de matérialisation effective de la vie commune, posée par l'article 1er de la loi déférée. La suppression de cette condition est une officialisation, par la loi, des mariages de complaisance. Alors que la loi a entendu donner des droits aux époux et ne point en donner aux parties contractant un mariage de complaisance, la suppression de la condition de vie commune aura pour effet de donner des droits identiques aux époux de bonne foi et à ceux qui auront, par le mariage, cherché à contourner la loi.

Sur l'article 10 de la loi :

1. La procédure de recours contre l'arrêté de reconduite à la frontière viole la séparation des pouvoirs entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République qu'a réaffirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987. Cette décision a en effet déclaré que si les lois posant le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires n'ont pas en elles-mêmes valeur constitutionnelle, le principe de cette séparation figure néanmoins au nombre des " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ", c'est-à-dire celui selon lequel l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative.

Une stricte application de la décision précitée du Conseil constitutionnel permet de présumer de la non-conformité avec la Constitution de l'article 9 de la loi déférée qui prévoit que le tribunal de grande instance est compétent pour connaître des contestations des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière.

2. Il sera objecté que dans la décision n° 86-224 DC précitée le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé le principe de la séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, avait avalisé une exception au motif que le législateur peut, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l'ordre juridictionnel principalement intéressé.

Ayant constaté que dans le domaine du droit de la concurrence le contentieux est jugé, pour l'essentiel, par les tribunaux de l'ordre judiciaire, le Conseil constitutionnel avait alors admis que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il était préférable que la totalité de ce contentieux relève des tribunaux de l'ordre judiciaire et qu'en conséquence la contestation des décisions du Conseil de la concurrence soit retirée aux tribunaux administratifs pour être affectée aux tribunaux de l'ordre judiciaire.

Par sa décision n° 86-224 DC, le Conseil constitutionnel avait entendu unifier le bloc de compétence du contentieux du droit de la concurrence en rattachant la partie accessoire administrative à la partie principale commerciale.

3. Mais les dispositions de l'article 9 de la loi déférée ne sont en rien comparables aux circonstances de l'espèce jugée par la décision n° 86-224 DC et rien dans la loi déférée ne saurait justifier la violation d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, consistant à soumettre au tribunal de grande instance la contestation des décisions préfectorales de reconduite à la frontière.

En outre, l'argument de fait avancé par le ministre de l'intérieur à l'Assemblée nationale (Journal officiel des débats de l'Assemblée nationale n° 33, page 1327), selon lequel il existe 181 tribunaux de grande instance contre seulement 26 tribunaux administratifs, ne peut emporter, à cet égard, aucune conséquence de droit et ne saurait porter atteinte à l'un des principes fondamentaux de l'organisation judiciaire de notre pays.

4. Il est d'ailleurs paradoxal, et contraire au principe de l'égalité devant la loi, de se prévaloir des inconvénients que présente pour le requérant la procédure du recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif pour créer, pour l'étranger frappé d'une mesure de reconduite à la frontière, une procédure sui generis devant le juge judiciaire alors que de tels inconvénients peuvent également avoir lieu lorsque le requérant est, dans d'autres hypothèses, un national et que celui-ci ne bénéficie pas de la même sollicitude : ou la procédure de recours pour excès de pouvoir est trop lente pour tous, nationaux et étrangers, et il appartient au législateur d'y pourvoir de manière générale, ou elle est acceptable pour les nationaux, et on ne voit pas en quoi les étrangers devraient bénéficier, par rapport à ces derniers, d'un statut plus favorable.

Dans les raisons exposées ci-dessus, les signataires de ce recours demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer non conformes à la Constitution les articles 1er, 4 et 9 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France.

SAISINE DEPUTES

Les députés soussignés saisissent le Conseil constitutionnel de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 4 juillet 1989 afin qu'il plaise au conseil de reconnaître l'inconstitutionnalité de la procédure législative qui a permis l'adoption de ce texte ainsi que celle de l'article 10 de la présente loi.

Sur la procédure législative :

Lors de la première lecture du texte à l'Assemblée, les députés de l'opposition ont déposé des amendements avant la discussion article par article, conformément à l'article 99 du règlement de l'Assemblée.

En application de l'article 88 de ce règlement, la commission des lois s'est réunie le mardi 30 mai afin d'étudier des amendements, mais le président de la commission des lois, au lieu de faire délibérer " au fond " la commission, ainsi que le prévoit l'alinéa 2 de l'article 88 du règlement, a demandé à la commission de se prononcer par un seul vote global sur l'ensemble de ces amendements.

L'usage de ce véritable vote bloqué n'existe pas dans le règlement de l'Assemblée, ce pouvoir est strictement réservé, en vertu de l'article 44, alinéa 3, de la Constitution, au seul Gouvernement et uniquement lors de la discussion en séance.

Le président de la commission des lois a donc commis en l'occurrence un véritable abus de pouvoir empêchant l'examen normal de ces amendements devant la commission. Cette attitude doit être sanctionnée.

Il est vrai que dans sa décision n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984 le Conseil constitutionnel a considéré que le fait que des amendements n'avaient pu être examinés par la commission ne constituait pas une inconstitutionnalité dans la mesure où ils avaient été examinés en séance et où les dispositions de l'article 44, alinéa 2, de la Constitution n'avaient pas été opposées par le Gouvernement afin d'empêcher leur examen.

Il est aussi vrai qu'en ce qui concerne la présente loi le Gouvernement n'a pas non plus opposé l'article 44, alinéa 2, pour empêcher l'examen de ces amendements.

Il n'en reste pas moins une différence fondamentale par rapport au précédent de 1984. En effet, en 1984, le rapporteur n'avait pu inclure certains amendements dans son rapport faute d'un délai suffisant entre l'examen de la commission et la lecture en séance.

Cette absence d'examen ne résultait donc pas de la volonté délibérée d'un président de commission de ne pas faire examiner ces amendements comme c'est le cas ici.

Pour l'examen de la loi qui est ici définie, la commission disposait d'un délai de deux heures entre la fin de la séance de l'après-midi et la reprise de la séance du soir. Or le président de la commission des lois a immédiatement fait usage de ce vote bloqué sans chercher à utiliser ces deux heures pour examiner autant d'amendements qu'il lui était possible dans ce délai.

Ce qui est remis en cause dans ce recours, ce n'est pas le fait que ces amendements n'aient pas été examinés par la commission, c'est l'abus de pouvoir exercé volontairement par le président de la commission des lois pour interdire à la commission d'accomplir normalement son travail et, notamment, interdire aux différents auteurs d'amendements de défendre et de débattre dans un environnement, en principe plus propice au dialogue, du bien-fondé et de l'opportunité de leurs suggestions.

Si le conseil ne devait pas suivre jusqu'au bout cette argumentation et refusait de prononcer l'inconstitutionnalité de ce texte pour vice de procédure, il serait hautement souhaitable qu'il se prononce clairement contre de telles pratiques afin de ne pas entériner un précédent qui représente un grave danger pour le sérieux et la sérénité du travail parlementaire.

Sur l'article 10 :

La loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France comporte des dispositions énoncées à l'article 10, qui a été présenté comme une innovation majeure et qui constitue, en fait, une atteinte grave à nos principes constitutionnels. La présente loi dans son article 10 institue un article 22 bis à l'ordonnance qui prévoit que désormais l'arrêté de reconduite à la frontière prononcée par le préfet peut être contesté devant le tribunal de grande instance et, en appel, devant le premier président de la cour d'appel.

L'article 10 abroge, de facto, les dispositions de l'article 22 de l'ordonnance de 1945 qui prévoyait que l'étranger faisant l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière prononcée par le préfet pouvait saisir le tribunal administratif de cette décision.

Cette disposition ne faisait que rappeler un principe de notre droit constamment rappelé par la jurisprudence du Conseil d'Etat : du droit reconnu à toute personne de saisir la juridiction administrative d'une décision administrative lui faisant grief.

Cet article opère donc un transfert de compétence de la juridiction administrative au profit du juge judiciaire.

Ce transfert est totalement contraire à notre tradition juridique à laquelle le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle dans sa décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 concernant le Conseil de la concurrence.

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a affirmé : " Conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République celui selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises dans l'exercice des prérogatives de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif (ou) leurs agents "

On peut clairement appliquer cette définition à la situation présente.

La décision de reconduite à la frontière est incontestablement une mesure prise " dans l'exercice d'une prérogative de puissance publique " et cette décision est prise par un agent de l'autorité exerçant le pouvoir exécutif ; nul autre que le préfet représentant le Gouvernement dans le département ne correspond mieux à cette définition.

Reste à préciser si le domaine concerné ne relèverait pas " par nature " de l'autorité judiciaire. La reconduite à la frontière est une mesure qui concerne la police des étrangers qui participe plus globalement de la police administrative.

Or, sur ce point, les jurisprudences concordantes du Conseil d'Etat et du tribunal des conflits sont constantes : la police des étrangers relève exclusivement de l'autorité administrative et son contentieux de la juridiction administrative. On peut donc retourner le critère évoqué par le Conseil constitutionnel en soulignant que le domaine de la reconduite à la frontière relève " par nature " du juge administratif.

La présente loi est donc clairement contraire au principe constitutionnel de répartition des compétences énoncé dans la décision sus-citée.

Il est vrai que dans cette même décision le Conseil constitutionnel a admis certaines limitations à ce principe mais ce sous deux conditions cumulatives. Il faut, d'une part, que la décision incriminée concerne une matière mixte, c'est-à-dire qui met en jeu des problèmes de droit public et de droit privé ou de droit pénal, d'autre part, que ce transfert de compétence soit justifié par l'intérêt d'une bonne administration de la justice.

Le domaine de la police des étrangers est un domaine, nous l'avons dit, qui ressort de la police administrative et qui relève de la seule compétence de l'exécutif. Il n'est donc aucunement question de mixité en l'espèce, le juge administratif est le seul compétent pour juger de la légalité de cette décision.

Donc, la première condition déjà n'est pas remplie. Quant à la seconde, à savoir l'intérêt d'une bonne administration de la justice, elle mérite que l'on s'arrête sur l'imbroglio juridique que risque d'entraîner ce transfert de compétence.

En donnant compétence au juge judiciaire, l'article 10 n'enlève nullement à la juridiction administrative sa propre compétence sur les décisions administratives antérieures qui ont pu fonder la décision de reconduite à la frontière.

Pour prendre un exemple concret, si un étranger fait l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière parce qu'il s'est maintenu dans le territoire plus d'un mois après que le préfet a refusé de lui renouveler son titre de séjour temporaire, il peut, si l'on suit la logique de la loi, contester la décision de reconduite devant le juge judiciaire, mais aussi contester la décision de refus de renouvellement de son titre de séjour devant le tribunal administratif.

Qu'arrivera-t-il si le juge administratif annule la décision de refus de renouvellement après que le juge judiciaire aura accepté la reconduite avec exécution immédiate ? Nous serons là dans une situation de déni de justice sans moyen de saisir le tribunal des conflits.

Dans ce domaine, la " bonne administration de la justice " impose donc de laisser pleine compétence au juge administratif.

Ce transfert de compétence opéré par ce projet est donc totalement injustifié au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il est clairement contraire au principe de séparation des pouvoirs tel qu'il a été précisé par cette institution.

C'est pourquoi il convient de déclarer ces dispositions non conformes à la Constitution.


Références :

DC du 28 juillet 1989 sur le site internet du Conseil constitutionnel
DC du 28 juillet 1989 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France (Nature : Loi ordinaire, Loi organique, Traité ou Réglement des Assemblées)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°89-261 DC du 28 juillet 1989
Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:1989:89.261.DC
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