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15/02/2018 | CANADA | N°2018CSC8

Canada | Canada, Cour suprême, 15 février 2018, 2018CSC8


No du greffe : 37272.

2017 : 7 novembre; 2018 : 15 février.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Fiducies — Obligation fiduciaire — Cautionnements — Le fiduciaire d’une fiducie établie dans un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux a‑t‑il envers les éventuels bénéficiaires de la fiducie le devoir de leur divulguer l’existence du cautionnement? — Dans l’affirmative, le fiduciaire

s’en est‑il acquitté en l’espèce?

Bird était entrepreneur général à l’égard d’un proj...

No du greffe : 37272.

2017 : 7 novembre; 2018 : 15 février.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Fiducies — Obligation fiduciaire — Cautionnements — Le fiduciaire d’une fiducie établie dans un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux a‑t‑il envers les éventuels bénéficiaires de la fiducie le devoir de leur divulguer l’existence du cautionnement? — Dans l’affirmative, le fiduciaire s’en est‑il acquitté en l’espèce?

Bird était entrepreneur général à l’égard d’un projet de construction dans le secteur des sables bitumineux. Bird a conclu avec Langford un contrat de sous‑traitance et exigé que cette dernière se procure un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux désignant Bird comme bénéficiaire. Le cautionnement permet à un fournisseur de services qui n’a pas été payé par Langford d’intenter contre une entreprise agissant comme caution une poursuite afin de toucher la somme impayée, à la condition que le fournisseur en question donne avis de sa réclamation dans les 120 jours suivant la date à laquelle il a fourni des services pour la dernière fois. Langford a conclu avec Valard un contrat relativement à l’exécution par celle‑ci de travaux dans le cadre du projet. Langford est devenue insolvable et certaines factures de Valard n’ont pas été payées. Cette dernière n’a jamais été informée de l’existence du cautionnement. Après l’expiration de la période de notification de 120 jours, Valard a demandé à Bird si un cautionnement avait été obtenu. Bird lui a répondu que oui et Valard a déposé une réclamation. La caution a rejeté la réclamation. Valard a intenté une poursuite contre Bird pour violation d’une obligation fiduciaire. Le juge de première instance a rejeté l’action de Valard. La Cour d’appel, à la majorité, a rejeté l’appel de Valard.

Arrêt (la juge Karakatsanis est dissidente) : Le pourvoi est accueilli et l’affaire est renvoyée au juge de première instance afin qu’il statue sur la question du montant des dommages‑intérêts.

La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Brown et Rowe : Chaque fois que le bénéficiaire d’une fiducie serait déraisonnablement désavantagé s’il n’était pas informé de l’existence de cette fiducie, le devoir du fiduciaire comporte l’obligation de divulguer l’existence de cette fiducie. Eu égard aux circonstances du présent pourvoi, où la preuve a démontré que les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante dans le secteur d’activités visé, et où l’omission du fiduciaire de divulguer l’existence de la fiducie a privé le bénéficiaire de la possibilité de présenter une réclamation dans le délai prescrit, il y a eu manquement à ce devoir. Le cautionnement a créé une fiducie expresse. Le bénéficiaire de la fiducie a le droit d’exiger du fiduciaire qu’il lui rende compte de sa gestion des biens détenus en fiducie, et de faire exécuter les clauses de la fiducie. Dans certains cas, le bénéficiaire ne pourra exercer utilement son droit de demander l’exécution des clauses de la fiducie que s’il a au préalable été informé de son existence. En règle générale, chaque fois qu’il est possible d’affirmer que le bénéficiaire subirait un désavantage déraisonnable s’il n’était pas informé de l’existence de la fiducie, le devoir du fiduciaire comporte l’obligation de divulguer l’existence de celle‑ci. La question de savoir si un désavantage donné est déraisonnable doit être examinée à la lumière de la nature et des clauses de la fiducie, de l’environnement social ou commercial dans lequel celle‑ci s’applique, ainsi que des droits dont dispose le bénéficiaire en vertu de la fiducie. Valard a subi un désavantage déraisonnable en raison de l’omission de Bird de l’informer de l’existence de la fiducie. Le fait que la période de notification ait expiré avant que Valard n’apprenne l’existence du cautionnement l’a effectivement empêchée de se prévaloir des clauses de la fiducie.

La norme que doit respecter le fiduciaire relativement au devoir de divulguer l’existence de la fiducie est l’honnêteté ainsi que l’habileté et la prudence raisonnables. Les exigences précises de cette norme dépendent des faits et des circonstances dont le fiduciaire aurait raisonnablement dû avoir connaissance durant la période pertinente. Les mesures que doit prendre le fiduciaire pour s’acquitter de son devoir de divulguer aux bénéficiaires l’existence de la fiducie sont hautement tributaires du contexte dans lequel la relation fiduciaire particulière prend naissance. Un fiduciaire honnête et raisonnablement habile et prudent aurait su que le recours aux cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’était pas chose courante dans le cadre de projets de construction réalisés dans des exploitations privées de sables bitumineux. À l’inverse, Bird ne pouvait pas connaître tous les bénéficiaires éventuels au moment où le cautionnement a été fourni. Son obligation consistait uniquement à prendre des mesures raisonnables pour aviser les bénéficiaires éventuels de l’existence de la fiducie. Bird disposait, sur le chantier, d’une remorque dans laquelle elle affichait habituellement des avis et où Valard était tenue d’assister à des réunions quotidiennes. Bird aurait pu afficher un avis relatif au cautionnement dans sa remorque. Au lieu de cela, elle n’a rien fait. Bird ne pouvait s’acquitter de son devoir en ne prenant absolument aucune mesure. Elle a en conséquence commis une violation de fiducie.

La juge Côté : En général, un fiduciaire n’a pas l’obligation d’agir de manière proactive et de prendre des mesures pour informer d’éventuels réclamants de l’existence d’un cautionnement, quoique l’equity l’oblige à répondre correctement à toutes les demandes de renseignements émanant de réclamants éventuels relativement à l’existence et aux modalités de tout cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux.

Compte tenu des faits en l’espèce, Bird avait le devoir d’informer Valard de l’existence du cautionnement dès la première fois où elle a été informée, par courriel, des problèmes qu’éprouvait Valard à se faire payer par Langford. La dernière phrase de ce courriel émanant de Langford et transmis à Valard en copie conforme demandait clairement des indications à Bird à cet égard. À ce moment‑là, Bird était consciente de la possibilité très réelle que Valard ne soit pas payée. En tant que destinataire du courriel (et partie à la conversation), Valard était en droit de s’attendre que Bird lui divulgue alors l’existence de tout cautionnement.

Cependant, au lieu de divulguer l’existence du cautionnement, Bird a plutôt supprimé le nom de Valard de la chaîne de courriels et a répondu directement à Langford. Bird a en conséquence manqué au devoir qui lui incombait envers Valard en vertu de l’equity. Si Valard avait été informée à ce moment‑là de l’existence du cautionnement, la période de 120 jours pendant laquelle elle pouvait soumettre une réclamation à la caution n’était pas encore terminée et elle aurait pu le faire.

La juge Karakatsanis (dissidente) : Bird n’avait pas l’obligation d’informer les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement. Depuis plus de 45 ans, l’industrie de la construction a couramment recours aux cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Selon l’interprétation et la pratique qui ont cours à cet égard dans l’industrie, ce sont les réclamants qui sont censés s’enquérir de l’existence ou non d’un cautionnement. Les principes généraux du droit des fiducies n’impliquent pas d’obligation de notification des éventuels réclamants dans ce genre de contexte commercial.

Le langage du droit des fiducies est employé dans les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux pour éviter l’application de la règle concernant les tiers bénéficiaires. Pour cette raison, le cautionnement lui‑même définit étroitement les obligations du fiduciaire. Bird n’est pas tenue de prendre des actions ou procédures contre la caution en vue de faire exécuter le cautionnement. Elle a l’obligation de conserver et de remettre le bien fiduciaire — en l’occurrence le droit de présenter une réclamation fondée sur le cautionnement —, mais cette obligation n’implique pas nécessairement l’obligation d’aviser les éventuels réclamants. Vu la portée et l’objectif restreints de la fiducie, les obligations limitées du fiduciaire, ainsi que l’utilisation que fait l’industrie de ces fiducies, il suffit que le fiduciaire réponde aux demandes de renseignements qui lui sont présentées au sujet des cautionnements.

Les obligations imposées au fiduciaire sont d’abord et avant tout déterminées par les modalités de l’acte de fiducie lui‑même, mais des principes généraux d’equity peuvent les modifier ou y ajouter. L’equity impose différentes obligations selon le contexte. Afin de déterminer les devoirs qui incombent à un fiduciaire, il est important d’examiner la nature et les modalités de la fiducie, ainsi que l’environnement social ou commercial dans lequel celle‑ci s’applique. Compte tenu de l’objectif limité de la fiducie créée en l’espèce et de la pratique de l’industrie de la construction, Bird était en droit de supposer que ces cautionnements étaient suffisamment connus au sein de cette industrie, et elle n’avait donc aucune obligation de se demander si les éventuels réclamants devaient être avisés et comment leur donner un avis raisonnable.

Le juge en cabinet n’a pas conclu que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante dans le secteur des sables bitumineux. De plus, le fait d’imposer des obligations différentes selon le secteur concerné de l’industrie de la construction ou la région dans laquelle se déroulent les travaux introduit de l’incertitude et de l’instabilité dans un domaine où il n’en existait pas jusqu’ici.

Jurisprudence

Citée par le juge Brown

Arrêts mentionnés : Dominion Bridge Co. c. Marla Construction Co., [1970] 3 O.R. 125; Dolvin Mechanical Contractors Ltd. c. Trisura Guarantee Insurance Co., [2014] I.L.R. I‑5595; Beaudette Estate, Re, 1998 ABQB 689, 229 A.R. 259; In re Londonderry’s Settlement, [1965] 1 Ch. 918; Schmidt c. Rosewood Trust Ltd., [2003] UKPC 26, [2003] 2 A.C. 709; Breakspear c. Ackland, [2008] EWHC 220, [2009] Ch. 32; Ballard Estate (Re), (1994), 20 O.R. (3d) 350; Hawkesley c. May, [1956] 1 Q.B. 304; Brittlebank c. Goodwin (1868), L.R. 5 Eq. 545; In re Short Estate, [1941] 1 W.W.R. 593; Hamar c. The Pensions Ombudsman, [1996] IDS P.L.R. 1; Segelov c. Ernst & Young Services Pty. Ltd., [2015] NSWCA 156; Citadel General Assurance Co. c. Johns‑Manville Canada Inc., [1983] 1 R.C.S. 513; Ironside c. Smith, 1998 ABCA 366, 223 A.R. 379; Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302; In re Manisty’s Settlement, [1974] 1 Ch. 17; Hartigan Nominees Pty. Ltd c. Rydge (1992), 29 N.S.W.L.R. 405; In re Baden’s Deed Trusts (No. 2), [1973] 1 Ch. 9.

Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)

Dominion Bridge Co. c. Marla Construction Co., [1970] 3 O.R. 125; Tobin Tractor (1957) Ltd. c. Western Surety Co. (1963), 40 D.L.R. (2d) 231; Citadel General Assurance Co. c. Johns‑Manville Canada Inc., [1983] 1 R.C.S. 513; Harris Steel Ltd. c. Alta Surety Co. (1993), 119 N.S.R. (2d) 61; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Segelov c. Ernst & Young Services Pty. Ltd., [2015] NSWCA 156; Hawkesley c. May, [1956] 1 Q.B. 304; Brittlebank c. Goodwin (1868), L.R. 5 Eq. 545; In re Short Estate, [1941] 1 W.W.R. 593; Dolvin Mechanical Contractors Ltd. c. Trisura Guarantee Insurance Co., 2014 ONSC 918, 36 C.L.R. (4th) 126.

Lois et règlements cités

Builders’ Lien Act, R.S.A. 2000, c. B‑7, art. 33.

Law and Equity Act, R.S.B.C. 1996, c. 253, art. 48.

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 .

Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction, L.R.O. 1990, c. C.30, art. 69(1).

Public Works Act, R.S.A. 2000, c. P‑46, art. 17.

Doctrine et autres documents cités

Flannigan, Robert. « Business Applications of the Express Trust » (1998), 36 Alta. L. Rev. 630.

Glaholt, Duncan W. Construction Trusts : Law & Practice, Scarborough (Ont.), Carswell, 1999.

Hayton, David. « The Irreducible Core Content of Trusteeship », in A. J. Oakley, ed., Trends in Contemporary Trust Law, Oxford, Clarendon Press, 1996, 47.

Lewin on Trusts, 19th ed., by Lynton Tucker, Nicholas Le Poidevin and James Brightwell, London, Sweet & Maxwell, 2015.

Lightman, Gavin. « The Trustees’ Duty to Provide Information to Beneficiaries », [2004] P.C.B. 23

Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials, 7th ed., by A. H. Oosterhoff et al. Toronto, Carswell, 2009.

Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials, 8th ed. by A. H. Oosterhoff, Robert Chambers and Mitchell McInnes, Toronto, Carswell, 2014.

O’Donnell, J. Vincent, Louise Poudrier‑LeBel and Kenneth W. Scott. « Construction Bonds in Canada » (1985), 52 Ins. Counsel J. 482.

Ricchetti, Leonard, and Timothy J. Murphy. Construction Law in Canada, Markham (Ont.), LexisNexis, 2010.

Scott, Kenneth W., and R. Bruce Reynolds. Scott and Reynolds on Surety Bonds, Scarborough (Ont.), Carswell, 1993 (loose‑leaf updated 2008, release 2).

Sheridan, L. A. The Law of Trusts, 12th ed., London, Barry Rose Law, 1993.

Snell’s Equity, 33rd ed. by John McGhee, London, Sweet & Maxwell, 2015.

Underhill and Hayton : Law Relating to Trusts and Trustees, 18th ed., by David Hayton, Paul Matthews and Charles Mitchell, Markham (Ont.), LexisNexis, 2010.

Waters’ Law of Trusts in Canada, 4th ed., by Donovan W. M. Waters, Mark R. Gillen and Lionel D. Smith, Toronto, Carswell, 2012.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Rowbotham, Wakeling et Schutz), 2016 ABCA 249, [2017] 2 W.W.R. 46, 57 C.L.R. (4th) 171, 42 Alta. L.R. (6th) 223, [2016] A.J. No. 859 (QL), 2016 CarswellAlta 1584 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Verville, 2015 ABQB 141, 41 C.L.R. (4th) 51, [2015] A.J. No. 237 (QL), 2015 CarswellAlta 342 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge Karakatsanis est dissidente.

Mike Preston, Chris Moore et Chris Armstrong, pour l’appelante.

Paul V. Stocco et Jeffrey Beedell pour l’intimée.

Richard H. Shaban, James W. MacLellan et G.L. Sonny Ingram, pour l’intervenante.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Brown et Rowe rendu par

Le juge Brown —

I. Introduction

[1] Le présent pourvoi soulève les questions suivantes : (1) Le fiduciaire d’une fiducie établie dans un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux a‑t‑il envers les éventuels bénéficiaires de la fiducie le devoir de leur divulguer l’existence du cautionnement? (2) Dans l’affirmative, comment le fiduciaire doit‑il agir pour s’acquitter de ce devoir, et s’en est‑il acquitté en l’espèce? Le juge de première instance a conclu qu’il n’existe aucun devoir de divulgation dans une telle situation, et les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont souscrit à cette conclusion.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, je dois, avec égards, exprimer mon désaccord avec les décisions des juridictions inférieures. De façon générale, chaque fois que le bénéficiaire d’une fiducie serait déraisonnablement désavantagé s’il n’était pas informé de l’existence de cette fiducie, le devoir du fiduciaire comporte l’obligation de divulguer l’existence de cette fiducie. Eu égard aux circonstances du présent pourvoi, où la preuve a démontré que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante dans le secteur d’activités visé (construction dans des exploitations privées de sables bitumineux), et où l’omission du fiduciaire de divulguer l’existence de la fiducie a privé le bénéficiaire de la possibilité de présenter une réclamation dans le délai prescrit, il y a eu manquement à ce devoir. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

II. Faits et historique judiciaire

[3] Suncor Énergie Inc. a retenu les services de l’intimée, Bird Construction Company, à titre d’entrepreneur général à l’égard d’un projet de construction dans l’un de ses chantiers près de Fort McMurray, en Alberta. Bird a conclu un contrat de sous‑traitance avec Langford Electric Ltd. relativement à certains travaux d’électricité. Comme l’exigeait le contrat qu’elle avait conclu avec Bird, Langford s’est procuré, auprès de La Garantie, Compagnie d’assurance de l’Amérique du Nord, un cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux d’une valeur de 659 671 $. Aux termes du cautionnement, Bird y était désignée comme Bénéficiaire, Langford comme Débitrice principale et La Garantie comme Caution. Dès la réception de sa copie du cautionnement, Bird l’a immédiatement [traduction] « classée » dans ses bureaux d’Edmonton, en Alberta[1].

[4] Le texte des clauses pertinentes du cautionnement est reproduit en annexe aux présents motifs. Les parties s’accordent pour dire que ces clauses ont pour effet de permettre à un « bénéficiaire », c’est‑à‑dire à un fournisseur de services, de main‑d’œuvre ou de matériaux qui n’a pas été payé par Langford dans les 90 jours suivant le dernier jour où il a fourni les services, la main‑d’œuvre ou les matériaux, d’intenter contre La Garantie une poursuite fondée sur le cautionnement afin de toucher la somme impayée. À cette fin, Bird est désignée comme fiduciaire[2] détenant en fiducie le droit des bénéficiaires de présenter à La Garantie une réclamation en vue du recouvrement des sommes impayées. Toutefois, l’exercice de ce droit par un bénéficiaire est assujetti à l’obligation pour ce dernier de présenter un avis de sa réclamation à Langford, à La Garantie et à Bird dans les 120 jours suivant la date à laquelle il a fourni pour la dernière fois les services, la main‑d’œuvre ou les matériaux concernés.

[5] Le 2 mars 2009, Langford a conclu avec l’appelante Valard Construction Ltd. un contrat relativement à l’exécution de travaux de forage dévié dans le cadre du projet. Valard a commencé ses travaux le 17 mars 2009 et les a terminés le 20 mai de la même année.

[6] La preuve des échanges entre Bird et Valard est mince. Pendant l’exécution du projet, Bird a exigé la présence d’un représentant de Valard aux « réunions de chantier » quotidiennes qui se déroulaient dans la remorque de Bird sur le chantier, à l’intérieur de laquelle celle‑ci avait installé un tableau où étaient affichés divers avis. Les parties s’entendent pour dire que ni le cautionnement ni quelque avis en divulguant l’existence n’y ont été affichés. En outre, au cours des travaux effectués par Valard dans le cadre du projet et durant la période de notification de 120 jours qui a suivi, ni Bird ni quiconque agissant pour son compte n’ont informé Valard de l’existence du cautionnement. Par conséquent, durant toute la période pendant laquelle Valard aurait pu bénéficier du cautionnement, elle ne savait rien de son existence.

[7] En définitive, certaines factures de Valard n’ont pas été payées par Langford et, le 9 mars 2010, cette dernière a obtenu un jugement par défaut condamnant Langford à lui payer 660 000,17 $. Comme Langford était devenue insolvable à cette date, Valard n’a pas été payée.

[8] En avril 2010 — environ sept mois après l’expiration de la période de notification de 120 jours — le directeur du projet chez Valard, John Cameron Wemyss, a appris que Bird avait récemment exigé un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux à l’égard d’un autre projet. Il a alors demandé à Bird si elle avait obtenu un tel cautionnement à l’égard du projet pour lequel Valard n’avait pas été payée. Bird lui a répondu que oui, l’invitant à communiquer avec La Garantie. Monsieur Wemyss a été « étonné » par cette réponse. En effet, jamais au cours de ses dix années d’expérience, il n’avait eu connaissance de l’utilisation de cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux dans un projet d’exploitation de sables bitumineux appartenant à des intérêts privés. Il a immédiatement déposé pour le compte de Valard une réclamation auprès de La Garantie pour le montant total du cautionnement.

[9] La Garantie a rejeté la réclamation de Valard, invoquant l’omission de celle‑ci de lui donner un avis dans le délai prévu. Valard a intenté (notamment) contre Bird une poursuite pour violation d’une obligation fiduciaire, prétendant que celle‑ci avait, en tant que fiduciaire, manqué à son devoir [traduction] « d’informer pleinement les bénéficiaires du cautionnement de l’existence et des clauses de celui‑ci, [ainsi que du] droit d’action qu’il leur conférait »[3].

A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2015 ABQB 141, 41 C.L.R. (4th) 51

[10] Le juge de première instance a rejeté l’action de Valard, concluant que Bird avait le devoir d’informer Valard de l’existence du cautionnement. Celui‑ci avait pour objet de protéger Bird. [traduction] « Contrairement à ce qu’on observe dans d’autres relations de nature fiduciaire », a‑t‑il fait remarquer, « rien dans le libellé type utilisé ni dans la jurisprudence ne tend à indiquer que le cautionnement impose à [Bird, en tant que Bénéficiaire,] le devoir de protéger les intérêts d’éventuels réclamants. » L’« unique objectif du langage fiduciaire » utilisé dans le cautionnement consistait plutôt à permettre aux bénéficiaires, dont l’identité pouvait être inconnue au moment de l’obtention du cautionnement, d’éviter l’application de la règle relative aux tiers bénéficiaires qui, autrement, les aurait empêchés d’intenter des poursuites sur la base du cautionnement[4].

[11] Le juge du procès a appuyé cette conclusion sur deux décisions ontariennes rendues en première instance[5]. Il a également conclu que la présentation par Valard d’une [traduction] « simple demande de renseignements courante » aurait constitué un « moyen plus fiable » d’apprendre l’existence du cautionnement[6].

B. Cour d’appel de l’Alberta, 2016 ABCA 249, [2017] 2 W.W.R. 46

[12] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont rejeté l’appel de Valard, affirmant que Bird n’avait [traduction] « aucune obligation légale d’informer d’éventuels réclamants de l’existence du cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux, en l’absence de demande de renseignements claire et non équivoque au sujet du cautionnement »[7]. Valard aurait pu, ont‑ils conclu, se fonder sur l’art. 33 de la loi albertaine intitulée Builders’ Lien Act, R.S.A. 2000, c. B‑7, pour exiger de tels renseignements. Ce fait distingue Valard des autres bénéficiaires de fiducies qui ne disposent d’aucun moyen d’obliger les fiduciaires à divulguer l’existence d’une fiducie, et il permet en conséquence d’établir une distinction entre la présente affaire et d’autres instances où les tribunaux ont reconnu l’existence d’un tel devoir.

[13] Le juge Wakeling, dissident, aurait pour sa part accueilli l’appel. En tant que fiduciaire, Bird avait des devoirs fiduciaires envers les éventuels bénéficiaires, devoirs qui l’obligeaient à protéger leurs intérêts sans qu’on ait à lui demander de le faire. Le juge Wakeling a conclu que, en règle générale, si le fait de connaître l’existence de la fiducie est susceptible de profiter à d’éventuels bénéficiaires, le fiduciaire doit prendre des mesures raisonnables pour en divulguer l’existence à un segment suffisamment large de cette catégorie de bénéficiaires éventuels. Bien que les clauses de l’acte de fiducie puissent circonscrire ce devoir, rien dans le libellé du cautionnement n’indiquait une telle intention. Par conséquent, Bird aurait dû prendre des mesures raisonnables pour informer Valard de l’existence de la fiducie. Comme elle ne l’a pas fait, elle doit verser à Valard une somme de 659 671 $, soit la somme que celle‑ci aurait recouvrée en vertu du cautionnement si elle avait connu l’existence de celui‑ci en temps utile pour donner avis de sa réclamation dans le délai de 120 jours.

III. Analyse

A. Le devoir de divulguer l’existence de la fiducie

[14] Le cautionnement a été délivré au moyen du formulaire type CCDC 222‑2002, qui est publié par le Comité canadien des documents de construction et utilisé depuis 2002. Le texte du cautionnement crée une fiducie expresse, qui désigne Bird comme fiduciaire du bien en fiducie — lequel constitue la possibilité pour les bénéficiaires de réclamer et recouvrer auprès de La Garantie les sommes qui leur seraient dues en vertu d’un contrat avec Langford.

[15] Comme l’a fait observer le juge de première instance et comme l’ont souligné les tribunaux ontariens dans les décisions sur lesquelles il s’est appuyé, il est vrai que le cautionnement n’imposait pas expressément à Bird, en tant que fiduciaire, le devoir de [traduction] « protéger les intérêts des [bénéficiaires] », par exemple en leur divulguant l’existence du cautionnement. L’absence de condition explicite imposant à Bird le devoir de divulguer l’existence de la fiducie ne porte toutefois pas un coup fatal au pourvoi de Valard. Bien que l’acte de fiducie constitue la [traduction] « source principale » des devoirs du fiduciaire, le « droit général » énonçant les devoirs, les droits et les obligations du fiduciaire continue de s’appliquer lorsque l’acte de fiducie est muet[8].

[16] Quant à ce droit général, ses principes fondamentaux sont révélateurs. Essentiellement, constitue une « fiducie » :

[traduction] . . . la relation qui s’établit chaque fois qu’une personne (appelée fiduciaire) est tenue, en equity, de détenir un bien [. . .] au profit de certaines personnes [. . .] ou en vue de certaines fins autorisées par la loi, de façon à ce que ce bien profite concrètement non pas [au fiduciaire] mais aux bénéficiaires ou à la réalisation des fins de la fiducie[9].

[17] Étant donné que la fiducie divise le titre de propriété en common law et le titre bénéficiaire sur un bien entre un fiduciaire et un bénéficiaire, respectivement, la caractéristique « distinctive » d’une fiducie réside dans la relation fiduciaire qui existe entre le fiduciaire et le bénéficiaire et suivant laquelle le premier doit détenir les biens en fiducie uniquement pour que le second puisse en jouir[10]. En droit, cette relation fiduciaire a quant à elle pour effet d’assortir la charge de fiduciaire de certains devoirs. De façon plus particulière, le droit canadien reconnaît l’existence de trois devoirs fondamentaux. Premièrement, le fiduciaire doit agir honnêtement et manifester le degré d’habileté et de prudence auquel on s’attend de la part d’une femme ou d’un homme d’affaires raisonnable administrant ses propres affaires. Deuxièmement, le fiduciaire ne peut déléguer sa charge à autrui. Et, troisièmement, le fiduciaire ne peut tirer un avantage personnel des opérations qu’il mène à l’égard des biens de la fiducie ou de ses rapports avec les bénéficiaires de celle‑ci[11].

[18] Corollairement, le bénéficiaire de la fiducie a le droit d’exiger du fiduciaire qu’il lui rende compte de sa gestion des biens détenus en fiducie, et de faire exécuter les clauses de la fiducie[12]. Si un tel droit n’existait pas, tant l’obligation du fiduciaire d’agir conformément à son devoir fiduciaire que les clauses de l’acte de fiducie lui‑même seraient pour l’essentiel inexécutoires. Dans les faits, le fiduciaire aurait ainsi à la fois la propriété bénéficiaire et la propriété en common law des biens en fiducie[13] — situation qui serait évidemment contraire à la séparation entre ces deux formes de propriété sur laquelle repose la relation fiduciaire[14].

[19] L’étendue du devoir de rendre compte qui incombe au fiduciaire est normalement prise en considération dans les cas où un bénéficiaire qui connaît déjà l’existence de la fiducie demande la divulgation de renseignements relativement aux clauses ou à la gestion de la fiducie[15]. Dans certains cas, toutefois, le bénéficiaire ne pourra exercer utilement son droit de demander l’exécution des clauses de la fiducie que s’il a au préalable été informé de son existence. Quoique cette situation se présente le plus souvent dans les cas où l’intérêt conféré au bénéficiaire par la fiducie est assorti de la condition que celui‑ci ait atteint l’âge de la majorité[16], l’equity impose aux fiduciaires le devoir de divulguer aux bénéficiaires l’existence de la fiducie dans différentes situations[17]. En règle générale, chaque fois qu’[traduction] « il est possible d’affirmer que le bénéficiaire subirait un désavantage déraisonnable s’il n’était pas informé » de l’existence de la fiducie[18], le devoir du fiduciaire comporte l’obligation de divulguer l’existence de celle‑ci. La question de savoir si un désavantage donné est déraisonnable doit être examinée à la lumière de la nature et des clauses de la fiducie, ainsi que de l’environnement social ou commercial dans lequel celle‑ci s’applique[19], et à la lumière des droits dont dispose le bénéficiaire en vertu de la fiducie. Par exemple, dans les cas où l’exécution de la fiducie requiert que le bénéficiaire ait été avisé de son existence, et où ce dernier n’aurait aucun moyen de connaître l’existence de la fiducie s’il ne recevait pas un avis à cet effet, une obligation de divulgation prend alors naissance[20]. En revanche, [traduction] « dans les cas où l’intérêt susceptible d’échoir au bénéficiaire est ‘incertain’, en ce qu’il est très improbable qu’il l’acquière, ou encore que l’occasion d’exercer la faculté ou le pouvoir prévu est tout aussi improbable »[21], ce n’est que dans de rares cas qu’il sera possible d’affirmer que le bénéficiaire subirait un désavantage déraisonnable s’il n’était pas informé de l’existence de la fiducie.

[20] À mon avis, Valard a subi un désavantage déraisonnable en raison de l’omission de Bird de l’informer de l’existence de la fiducie. L’intérêt conféré à Valard par la fiducie n’était pas à ce point « incertain » qu’il était improbable qu’il l’acquière — de fait, l’intérêt de Valard lui était acquis 90 jours après le dernier jour où elle avait effectué des travaux dans le cadre du projet. De plus, il était nécessaire que Valard connaisse l’existence de la fiducie pour en demander l’exécution. Le fait que la période de notification de 120 jours ait expiré avant que Valard n’apprenne l’existence du cautionnement l’a effectivement empêchée de se prévaloir des clauses de la fiducie en présentant une réclamation à La Garantie en vue de recouvrer les sommes dues aux termes du contrat qu’elle avait conclu avec Langford. Par conséquent, je conclus que Bird avait, en tant que fiduciaire, le devoir de divulguer à Valard l’existence du cautionnement.

[21] Cependant, tout au long de l’instance Bird a maintenu que, bien qu’elle soit fiduciaire et ainsi tenue à des devoirs fiduciaires envers les bénéficiaires, ces devoirs ne l’obligent pas à leur divulguer l’existence du cautionnement établissant la fiducie. Au soutien de sa thèse, Bird affirme que les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux ne visent qu’à protéger le fiduciaire — qu’il soit propriétaire ou entrepreneur général — contre les risques et les dépenses liés aux revendications de privilèges ou aux arrêts de travail. Le devoir de divulguer l’existence du cautionnement à d’éventuels bénéficiaires de la fiducie serait en conséquence incompatible avec le seul et unique objet du cautionnement, à savoir la protection de Bird.

[22] Je reconnais que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux visent à protéger les propriétaires et les entrepreneurs généraux comme Bird contre les risques liés aux arrêts de travail, à la revendication de privilèges et aux poursuites en recouvrement de sommes impayées[22]. Toutefois, pour assurer pleinement la réalisation de cet objet, un bénéficiaire comme Valard doit pouvoir se prévaloir du cautionnement en présentant à la caution une réclamation pour factures impayées. En d’autres termes, si un bénéficiaire ne sait pas qu’il a le droit de présenter une réclamation en vertu du cautionnement à l’intérieur du délai de notification, le fiduciaire désigné dans le cautionnement court exactement les risques que, selon Bird, le cautionnement vise à prévenir. Au risque d’énoncer une évidence, l’entrepreneur général qui [traduction] « a tiré profit des produits et services fournis par les sous‑traitants a [. . .] un intérêt véritable à s’assurer que les fournisseurs sont payés, et c’est précisément l’objectif d’un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux »[23]. Par conséquent, bien que je ne conteste pas que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux peuvent être obtenus aux fins de protection du fiduciaire, l’application adéquate de ces instruments tend à confirmer plutôt qu’à réfuter la nécessité d’en divulguer l’existence.

[23] Ma collègue la juge Karakatsanis conteste ce qui précède, affirmant que, « suivant l’interprétation et la pratique qui ont cours dans l’industrie de la construction au Canada depuis plus de 45 ans, le fiduciaire d’un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’a pas à prendre de mesures pour informer les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement »[24], et que « ce sont les réclamants qui sont censés s’enquérir de l’existence ou non d’un cautionnement »[25]. Les questions concernant l’interprétation, la pratique et les attentes à cet égard dans l’industrie constituent cependant des questions de fait. Et, comme je l’explique plus loin, le fait est en l’espèce que les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante dans le cadre des projets de construction réalisés dans des exploitations privées de sables bitumineux. Dans la mesure où ma collègue s’appuie[26] sur les motifs prononcés oralement à l’audience par la Cour de comté de York dans l’affaire Dominion Bridge Co. c. Marla Construction Co., ainsi que sur le jugement prononcé dans Dolvin Mechanical Contractors Ltd. c. Trisura Guarantee Insurance Co. (lequel s’appuyait sur Dominion Bridge), parce que ces décisions établiraient, d’une façon ou d’une autre, « l’interprétation et la pratique qui ont cours dans l’industrie de la construction au Canada »[27], avec égards pour l’opinion exprimée par ma collègue, je répondrais que ces décisions émanant d’une seule province n’ont pas pour effet d’écarter le témoignage non contredit de M. Wemyss ou d’étayer les énoncés factuels généraux de ma collègue.

[24] En outre, je ne peux souscrire à l’argument de Bird selon lequel l’art. 33 de la Builders’ Lien Act de l’Alberta élimine le désavantage déraisonnable découlant du fait que des bénéficiaires ne connaissent pas l’existence de la fiducie. L’article 33 dispose que le titulaire d’un privilège, c’est‑à‑dire une personne qui a exécuté des travaux ou fourni des matériaux dans le cadre d’un projet, peut, à tout moment raisonnable, demander une copie du contrat conclu entre un propriétaire et un entrepreneur ou entre un entrepreneur et un sous‑traitant. Bien que les devoirs incombant à un fiduciaire puissent être circonscrits ou modifiés par voie législative[28], rien dans l’art. 33 n’indique que telle était l’intention du législateur albertain en l’espèce. La faculté reconnue au titulaire de privilège de demander une copie du contrat conclu entre deux parties dans le cadre d’un projet, y compris les projets sans cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux, peut difficilement être assimilée à un énoncé portant que le fiduciaire est dégagé de son devoir fiduciaire de divulguer l’existence d’une fiducie établie dans le cautionnement pertinent.

[25] Je rejette également la prétention de Bird selon laquelle elle n’est qu’une « nue‑fiduciaire » et que, à ce titre, elle n’avait aucune obligation de divulguer l’existence de la fiducie en l’absence de demande expresse à cet effet[29]. En droit, il y a fiducie nue lorsque le fiduciaire détient un bien [traduction] « sans être tenu de remplir quelque devoir que ce soit si ce n’est celui de transférer sur demande aux bénéficiaires le bien en question »[30]. Cette définition suppose notamment « que le ou les bénéficiaires sont en mesure d’exiger le transfert du bien sur demande »[31]. À mon avis, le fait de conclure qu’un bénéficiaire peut exiger le transfert d’un bien en fiducie sur demande suppose qu’il connaît l’existence de la fiducie. Comme Valard n’a appris l’existence de la fiducie qu’après l’expiration de la période de notification, il est évident qu’elle ne pouvait exiger le transfert du bien en fiducie au moment pertinent. Par conséquent, la fiducie en cause n’était pas une fiducie nue.

B. L’étendue du devoir en général et dans le contexte du présent pourvoi

[26] Suivant ma conclusion que Bird, en tant que fiduciaire, avait le devoir de divulguer l’existence de la fiducie à ses bénéficiaires, je dois maintenant examiner la manière dont Bird aurait pu s’acquitter de ce devoir. Comme pour l’ensemble des devoirs imposés aux fiduciaires, la norme qui s’applique à ce devoir précis n’est pas la perfection, mais plutôt l’honnêteté ainsi que l’habileté et la prudence raisonnables[32]. Dans la mesure où elles découlent du devoir de divulguer l’existence d’une fiducie, les exigences précises de cette norme dépendent des faits et des circonstances dont le fiduciaire aurait raisonnablement dû avoir connaissance durant la période pertinente[33]. En conséquence, la cour appelée à déterminer les exigences qui étaient applicables dans une affaire donnée doit éviter de s’interroger sur ce qui, avec le bénéfice du recul, aurait idéalement dû être fait pour informer les éventuels bénéficiaires de l’existence de la fiducie. L’analyse appropriée consiste plutôt à déterminer les mesures qu’un fiduciaire honnête et raisonnablement habile et prudent aurait prises pour informer les éventuels bénéficiaires de la fiducie de l’existence de celle‑ci, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce — notamment les clauses de la fiducie, l’identité du fiduciaire et des bénéficiaires, la taille de la catégorie des éventuels bénéficiaires et les pratiques pertinentes dans l’industrie concernée. Toutefois, lorsqu’un fiduciaire peut raisonnablement présumer que les bénéficiaires connaissent l’existence de la fiducie ou lorsque l’urgence concrète de la situation rend la notification tout à fait irréalisable en pratique[34], le fiduciaire pourrait n’avoir à prendre que peu ou pas de mesures.

[27] Manifestement, les mesures que doit prendre le fiduciaire pour s’acquitter de son devoir de divulguer aux bénéficiaires l’existence de la fiducie sont hautement tributaires du contexte dans lequel la relation fiduciaire particulière prend naissance. En l’espèce, un fiduciaire honnête et raisonnablement habile et prudent aurait su, comme l’a relaté M. Wemyss dans son témoignage non contredit, que le recours aux cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’était pas chose courante dans le cadre de projets de construction réalisés dans des exploitations privées de sables bitumineux. À l’inverse, Bird ne pouvait pas connaître tous les bénéficiaires éventuels au moment où le cautionnement a été fourni; étant donné que (1) Valard (et présumément d’autres sous‑traitants) n’avait pas encore conclu de contrat avec Langford, et que (2), aux termes de la fiducie en question, l’intérêt d’un bénéficiaire ne pouvait prendre naissance qu’à l’expiration de la période de 90 jours suivant le dernier jour où il avait fourni de la main d’oeuvre ou des matériaux dans le cadre du projet. Il est bien établi que, dans les cas où il est impossible d’identifier tous les bénéficiaires éventuels au moment de la création de la fiducie, l’obligation du fiduciaire consiste non pas à s’assurer que chacun des bénéficiaires éventuels connaît l’existence de la fiducie, mais uniquement à prendre des mesures raisonnables à cette fin[35].

[28] Suivant les observations du juge Wakeling à cet égard, la preuve présentée au juge de première instance démontrait que Bird disposait, sur le chantier, d’une remorque dans laquelle elle affichait habituellement des avis[36]. La preuve indiquait également qu’au moins un certain nombre de bénéficiaires éventuels (comme Valard) travaillaient sur le chantier et étaient tenus d’assister aux « réunions de chantier » tenues quotidiennement dans la remorque de Bird[37]. À l’instar du juge Wakeling, j’estime que, dans les circonstances du présent pourvoi, Bird aurait pu s’acquitter de son devoir d’informer les bénéficiaires de l’existence de la fiducie en affichant un avis relatif au cautionnement dans sa remorque. Cette mesure aurait permis d’aviser un nombre appréciable de bénéficiaires éventuels de l’existence du cautionnement. Le coût de cette mesure aurait été négligeable pour Bird, et il n’aurait pas non plus été lourd à d’autres égards d’appliquer ce mode de notification. Je tiens d’ailleurs à faire remarquer que la loi prévoit déjà le recours à ce mode de notification sur les chantiers publics en Alberta : Public Works Act, R.S.A. 2000, c. P‑46, art. 17.

[29] Cela ne signifie pas pour autant que de telles mesures seront toujours nécessaires pour faire échec à toutes les réclamations fondées sur la violation d’une fiducie susceptibles d’être présentées par un fournisseur déçu bénéficiant d’un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Il est en outre possible qu’un mode de notification différent aurait pu suffire, si on en avait fait la preuve. La question, je le répète, ne consiste pas à se demander ce que Bird aurait pu faire en l’espèce, mais plutôt ce qu’elle aurait raisonnablement dû faire dans les circonstances de l’espèce pour informer les bénéficiaires, dont Valard, de l’existence du cautionnement. Or, Bird n’a rien fait en l’espèce. Elle a classé le cautionnement dans un endroit situé à l’extérieur du chantier, elle ne l’a pas affiché et elle n’en a parlé à personne. Il est fort possible que, dans certaines circonstances (par exemple, lorsque le recours à des cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux en vue d’atténuer les risques découlant du non‑paiement des sous‑traitants constitue une pratique courante dans l’industrie concernée), le fiduciaire ait très peu à faire, ou peut‑être même rien, pour aviser les éventuels bénéficiaires de l’existence de la fiducie. Toutefois, dans les circonstances du présent pourvoi, où la preuve démontrait que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante, Bird ne pouvait s’acquitter de son devoir en ne prenant absolument aucune mesure. Elle a en conséquence commis une violation de fiducie.

IV. Conclusion et réparation

[30] En raison de ce qui précède, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens devant la Cour et devant les juridictions inférieures.

[31] Normalement, lorsqu’un fiduciaire manque à ses devoirs dans le cadre de l’administration de la fiducie, il est [traduction] « tenu de verser une indemnité pécuniaire pour les pertes causées [à la fiducie] en raison du manquement à ses devoirs »[38]. En général, cela donne lieu à l’indemnisation par le fiduciaire des pertes subies par la fiducie elle‑même, et non au paiement par celui‑ci de dommages‑intérêts aux différents bénéficiaires pour les pertes qu’ils ont subies. Cependant, dans les cas où la violation de la fiducie [traduction] « ne risque pas d’entraîner de pertes au titre des fonds en fiducie », un bénéficiaire donné peut « se voir accorder une indemnité en cas de manquement à un devoir en equity [dont il est titulaire] »[39].

[32] Une telle ordonnance est clairement indiquée en l’espèce. Valard a le droit d’être indemnisée à l’égard de la somme qu’elle aurait pu obtenir conformément aux clauses de la fiducie si elle avait connu l’existence de son droit de présenter une réclamation en vertu de celle‑ci. Toutefois, le dossier n’indique pas à combien s’élevait le solde du cautionnement disponible durant la période de notification de 120 jours dont disposait Valard à la suite du dernier jour où elle avait effectué des travaux dans le cadre du projet — ni même si d’autres réclamations ont été présentées à l’égard de ce solde[40]. Par conséquent, j’ordonnerais le renvoi de l’affaire au juge de première instance afin qu’il statue sur la question du montant des dommages‑intérêts.

Version française des motifs rendus par

La juge Côté —

[33] Je suis en accord avec la position de ma collègue la juge Karakatsanis quant aux devoirs auxquels est tenu un fiduciaire envers d’éventuels réclamants en vertu d’un cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’oeuvre et des matériaux. Suivant la conclusion de ma collègue, un fiduciaire n’a pas en général l’obligation d’agir de manière proactive et de prendre des mesures pour informer d’éventuels réclamants de l’existence d’un cautionnement. Bien que le fiduciaire ait « l’obligation de répondre correctement » aux demandes de renseignements présentées par d’éventuels réclamants, « l’equity n’impose généralement pas des exigences plus lourdes dans le contexte de l’industrie de la construction » (motifs de la juge Karakatsanis, au par. 66). Je fais miennes ces conclusions.

[34] Appliquant le droit aux faits de la présente affaire, je suis d’avis que Bird Construction Company avait — en tant que bénéficiaire/fiduciaire en vertu du cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux (« Cautionnement ») — le devoir d’informer Valard Construction Ltd. de l’existence du Cautionnement dès la première fois où elle a été informée, par courriel, des problèmes qu’éprouvait Valard à se faire payer par Langford Electric Ltd. pour les travaux qu’elle avait exécutés sur le chantier. Le courriel se terminait clairement par une demande d’indications formulée à Bird sur la façon dont Langford et Valard devraient s’y prendre pour régler leur différend. Je conclus que, en omettant à ce moment d’informer Valard de l’existence du Cautionnement, Bird a manqué à l’obligation fiduciaire qu’elle avait envers Valard, et, pour cette raison, j’accueillerais le pourvoi.

[35] Le 10 août 2009, un employé de Langford transmettait au directeur de projet de Bird un courriel l’informant d’un [traduction] « problème sérieux » qu’éprouvait Langford à payer les factures de Valard. Ce courriel, qui a également été transmis au directeur de projet de Valard, était rédigé ainsi :

[traduction]

Bonjour Chris

Nous avons un problème sérieux en ce qui concerne Valard.

Après avoir envoyé le sommaire faisant état des coûts de 258 000 $ pour les travaux liés au calcaire, nous pensions que cette somme représentait le total de toutes les factures. Ce matin, lorsque j’ai parlé à Cameron, qui travaille pour Valard, au sujet du paiement que Suncor offrait de verser, il m’a indiqué que le paiement de $215 000 $ qu’offrait Suncor n’était pas suffisant, étant donné qu’il avait d’autres factures totalisant 190 000 $ pour des services rendus du 19 au 30 avril, factures dont ne faisait pas état le sommaire et qui n’ont jamais été envoyées. Je n’ai jamais reçu de courriel de ce dernier à l’égard de ces coûts, ce n’est que cet après‑midi que j’ai reçu des copies de toutes ces factures et j’essaie de déterminer comment tout cela s’est produit.

Chris, indique‑moi de quelle façon d’après toi nous devrions agir.

‑‑

Cordiales salutations,

Milt Sterling

LANGFORD ELECTRIC

[36] Le directeur de projet de Bird répondait à l’employé de Langford le même jour, mais il supprimait le nom du directeur de projet de Valard de la chaîne de courriels. Le courriel réponse se lit ainsi :

[traduction]

Milt,

Suncor est déjà mécontente à notre endroit au sujet de ces coûts additionnels et il a fallu des mois pour faire approuver le premier paiement de 215 000 $, qui l’a été uniquement en tant que faveur envers Bird. Personne d’autre n’aurait reçu un paiement approchant cette somme. Il nous est impossible de nous adresser à nouveau au propriétaire. Je ne sais pas comment Valard a pu faire grimper la facture ainsi, et ce, même en considérant l’état de désorganisation dont elle a fait montre sur le chantier. Nous vous aiderions bien si nous le pouvions, mais Suncor était déjà mécontente à la suite de notre réclamation précédente.

Salutations,

Chris von Klitzing

Directeur de projet

[37] Le juge du procès a examiné cette preuve. Il a conclu, d’une part, que Bird ne savait pas que Valard était un réclamant qui n’avait pas été payé par Langford avant d’en être avisée par Valard le 19 avril 2010 (2015 ABQB 141, 41 C.L.R. (4th) 51, au par. 87), et, d’autre part, que les employés de Bird avaient agi honnêtement à tout moment pertinent (ibid).

[38] Quoique j’accepte la conclusion de fait du juge du procès selon laquelle les employés de Bird ont agi honnêtement à tout moment pertinent, je suis d’avis que cette conclusion n’est pas déterminante en ce qui concerne la question en litige. Lorsqu’elle a reçu le courriel de Langford, Bird a été informée de l’existence de [traduction] « problème[s] sérieux » entre Valard et Langford, et elle était consciente de la possibilité très réelle que Valard ne soit pas payée au complet pour tous ses services — particulièrement parce qu’elle savait que Suncor Énergie Inc. ne débourserait pas de fonds additionnels. Qui plus est, Bird s’est expressément fait demander comment les parties devraient s’y prendre pour régler leur différend. Comme Valard était un des destinataires de ce courriel, elle était parfaitement au courant de tout cela. De fait, c’est précisément le désaccord de Valard au sujet du paiement offert par Langford à ce moment‑là qui a amené cette dernière à envoyer un courriel à Bird.

[39] Comme je l’ai souligné plus tôt, je suis d’accord pour dire que l’equity oblige un fiduciaire à répondre correctement à toutes les demandes de renseignements émanant de réclamants éventuels relativement à l’existence et aux modalités de tout cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Selon moi, le courriel du 10 août 2009 constituait effectivement une telle demande. Même si ce courriel n’a pas été transmis par Valard et ne soulevait pas explicitement de questions relativement à l’existence de quelque cautionnement, je ne considère pas que cela soit particulièrement significatif. À mon avis, il n’est pas nécessaire qu’un éventuel réclamant s’exprime de façon spécifique pour avoir droit d’obtenir de l’information de la part du fiduciaire au sujet de l’existence ou non d’un cautionnement. De même, il n’était pas nécessaire que les employés de Bird sachent avec certitude que Valard [TRADUCTION] « était un réclamant qui n’avait pas été payé conformément aux dispositions de son contrat avec Langford » (2015 ABQB 141, au par. 87). À la lumière des circonstances de la présente affaire, le fait que le courriel de Langford alertait Bird des problèmes de paiement qui existaient entre Valard et Langford et que, à la fin de ce courriel, Langford demandait clairement comment les parties devraient s’y prendre pour régler leur différend était suffisant. Comme Valard était un des destinataires de ce courriel (et était partie à la conversation), elle était en droit de s’attendre que Bird (en tant que fiduciaire/bénéficiaire) lui divulgue alors l’existence de tout cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre des matériaux.

[40] Au lieu d’agir ainsi, Bird a supprimé le nom de Valard de la chaîne de courriels et a informé Langford que Suncor ne débourserait pas de fonds additionnels. Parce que Bird a omis d’aviser Valard de l’existence du Cautionnement, dès qu’elle a reçu ce qui constituait effectivement une demande d’indications sur la façon de résoudre le différend au sujet du paiement, alors qu’elle savait qu’aucune somme additionnelle ne serait versée par Suncor, je conclus que Bird a manqué au devoir qui lui incombait envers Valard en vertu de l’equity. Valard était en droit de présumer que cette demande donnerait naissance à l’obligation, de la part du fiduciaire, de l’informer de l’existence de tout cautionnement, et qu’elle n’avait par conséquent pas besoin de présenter quelque demande de renseignements additionnelle à cet égard.

[41] Si Valard avait disposé de cette information à ce moment‑là, la période de 120 jours à l’intérieur de laquelle elle pouvait soumettre une réclamation à la caution n’était pas encore terminée et elle aurait pu s’en prévaloir. En conséquence, j’accueillerais le pourvoi et, conformément à l’ordonnance du juge Brown, je renverrais l’affaire au juge du procès pour qu’il statue sur la question du montant des dommages‑intérêts.

Version française des motifs rendus par

La juge Karakatsanis —

[42] Depuis plus de 45 ans, l’industrie de la construction a couramment recours aux cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux afin de garantir l’exécution d’obligations contractuelles. Les propriétaires (et leurs entrepreneurs généraux) cherchent souvent à protéger leurs projets en exigeant des sous‑traitants qu’ils se procurent de tels cautionnements. Comme le cautionnement garantit aux fournisseurs de main‑d’œuvre et de matériaux qu’ils seront payés (jusqu’à concurrence des limites prévues par celui‑ci), le cautionnement permet d’assurer l’exécution complète des travaux de construction sans interruption ni dépôt de privilèges à l’égard du projet.

[43] Le formulaire type de cautionnement publié par le Comité canadien des documents de construction (CCDC) emploie le langage du droit des fiducies pour éviter les problèmes liés à l’application de la règle concernant les tiers bénéficiaires. Cette mesure confère aux éventuels réclamants, dont l’identité est inconnue, le droit d’intenter des poursuites fondées sur un cautionnement auquel ils ne sont pas parties. Essentiellement, le cautionnement accorde au propriétaire (ou à l’entrepreneur général) le droit de présenter des réclamations en vertu de cet instrument en tant que fiduciaire d’éventuels réclamants (les fournisseurs de main‑d’œuvre et de matériaux). Les obligations qui incombent au propriétaire en application du cautionnement ne visent que cette fin précise.

[44] Selon l’interprétation et la pratique qui ont cours à cet égard dans l’industrie depuis des dizaines d’années, le fiduciaire n’a aucunement l’obligation d’informer les bénéficiaires de l’existence de la fiducie et ce sont les réclamants qui sont censés s’enquérir de l’existence ou non d’un cautionnement. Mon collègue est d’avis contraire, mais je ne peux me rallier à cette conclusion.

[45] À mon sens, les principes généraux du droit des fiducies n’impliquent pas d’obligation de notification des éventuels réclamants dans ce genre de contexte commercial. L’equity impose différentes obligations selon le contexte. Dans celui de l’industrie de la construction, Bird Construction Company n’avait pas l’obligation d’informer les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement. Elle était plutôt tenue de répondre correctement aux questions susceptibles de lui être posées à cet égard. Imposer au fiduciaire l’obligation impérative d’informer les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement a pour effet de transformer ce qui constituait jusqu’ici un outil utile de gestion du risque en une lourde responsabilité. Je rejetterais le pourvoi.

I. Contexte

A. Les faits et les décisions des juridictions inférieures

[46] Bird était l’entrepreneur général de Suncor Énergie Inc. dans le cadre d’un projet d’exploitation de sables bitumineux en Alberta, près de Fort McMurray. Elle avait conclu un contrat avec Langford Electric Ltd. relativement à certains travaux d’électricité. Le contrat exigeait de Langford qu’elle se procure un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux.

[47] Le cautionnement a été délivré pour un montant s’élevant à près de 660 000 $. Il s’agissait d’un cautionnement établi selon le formulaire type publié par le CCDC (Document normalisé de construction 222‑2002). Le cautionnement précisait que Bird était « fiduciaire »[41] de tous les réclamants qui n’auraient pas été payés conformément à leur contrat respectif avec Langford. Les auteurs de réclamations étaient tenus de donner un préavis de leurs réclamations dans les 120 jours suivant la date d’achèvement des derniers travaux ou de fourniture des derniers matériaux, selon le cas.

[48] L’un des sous‑traitants de Langford, Valard Construction Ltd., n’a pas été payé pour les travaux qu’il a exécutés et il a obtenu contre Langford un jugement par défaut condamnant celle‑ci à lui verser approximativement 660 000 $.

[49] Le directeur de projet de Valard a par la suite demandé à Bird s’il y avait un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Après que Bird eut confirmé l’existence du cautionnement, Valard a présenté un recours contre la caution, mais sa réclamation a été rejetée en raison de l’expiration de la période de notification de 120 jours. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, Valard demande à être indemnisée par Bird au motif que celle‑ci, en tant que fiduciaire, avait l’obligation d’informer pleinement les bénéficiaires du cautionnement de l’existence de celui‑ci et de ses modalités.

[50] Le juge siégeant en cabinet a rejeté la réclamation présentée par Valard contre Bird, concluant que cette dernière n’était pas tenue à une telle obligation : 2015 ABQB 141, 41 C.L.R. (4th) 51. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont fait leur l’opinion du juge en cabinet, statuant que Bird n’avait pas le devoir d’informer Valard de l’existence du cautionnement, sauf en cas de demande explicite à cet effet de la part de celle‑ci : 2016 ABCA 249, 57 C.L.R. (4th) 171.

B. Cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux

[51] L’industrie canadienne de la construction a recours aux cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux depuis au moins 45 ans : voir, p. ex., Dominion Bridge Co. c. Marla Construction Co., [1970] 3 O.R. 125 (C. de comté). Habituellement exigés par les gouvernements, ces cautionnements sont utilisés de plus en plus couramment dans le secteur privé : L. Ricchetti et T. J. Murphy, Construction Law in Canada (2010), à la p. 171, ainsi que K. W. Scott et R. B. Reynolds, Scott and Reynolds on Surety Bonds (feuilles mobiles), à la p. 11‑10.8.

[52] Les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux obligent la caution à payer les fournisseurs de main‑d’œuvre et de matériaux dans le cadre d’un projet en cas de défaut de paiement de la part du débiteur principal (généralement l’entrepreneur général ou un sous‑traitant) : Scott et Reynolds, à la p. 11‑10.8. Ces cautionnements sont avantageux pour les propriétaires (ou les entrepreneurs généraux) en ce qu’ils leur évitent de consacrer du temps et de l’argent afin d’intervenir à l’égard de fournisseurs impayés d’un entrepreneur en défaut. Ces cautionnements réduisent également le nombre de privilèges pouvant être revendiqués à l’égard d’un projet et ils peuvent contribuer à l’achèvement du projet dans les délais prévus : Ricchetti et Murphy, à la p. 172. Dans son témoignage, le directeur de projet de Bird a indiqué que celle‑ci exigeait, principalement pour sa propre protection, des cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux dans le cadre de tous les contrats de plus de 100 000 $.

[53] Avant l’emploi du langage du droit des fiducies, un obstacle juridique empêchait les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux de remplir le rôle qu’ils étaient censés jouer. Comme les réclamants éventuels, dont l’identité est inconnue, n’étaient pas parties aux cautionnements, ils n’avaient pas le droit d’en exiger l’exécution en raison de l’application de la règle traditionnelle concernant les tiers bénéficiaires : voir, p. ex., Tobin Tractor (1957) Ltd. c. Western Surety Co. (1963), 40 D.L.R. (2d) 231 (B.R. Sask.). Pour éviter ce problème, les cautionnements modernes pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux utilisent souvent le langage du droit des fiducies : Ricchetti et Murphy, à la p. 171; Scott et Reynolds, à la p. 11‑10.8; Citadel Assurance c. Johns‑Manville Canada Inc., [1983] 1 R.C.S. 513, et Harris Steel Ltd. c. Alta Surety Co. (1993), 119 N.S.R. (2d) 61 (C.S. Div. app.); voir également R. Flannigan, « Business Applications of the Express Trust » (1998), 36 Alta. L. Rev. 630, aux p. 631‑632.

[54] Certains législateurs ont choisi une autre façon d’obvier à ce problème et créé un droit d’action par voie législative. En Ontario, le par. 69(1) de la Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction, L.R.O. 1990, c. C.30, établit en faveur de l’auteur d’une réclamation le droit d’intenter directement des poursuites sur la base du cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Une disposition semblable existe aussi en Colombie‑Britannique : Law and Equity Act, R.S.B.C. 1996, c. 253, art. 48. De même, la loi fédérale intitulée Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 , cède aux auteurs de réclamations le droit d’action en recouvrement dont dispose la Couronne au titre d’un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Pour l’application de cette loi, le gouvernement fédéral utilise son propre formulaire type en matière de cautionnement. Contrairement au formulaire de cautionnement CCDC 222‑2002, le formulaire fédéral n’indique pas que la Couronne est fiduciaire des éventuels réclamants : Scott et Reynolds, à la p. 3‑4.

[55] Étant donné que le langage du droit des fiducies n’est employé que pour éviter l’application de la règle concernant les tiers bénéficiaires, le cautionnement lui‑même définit étroitement les obligations du fiduciaire. Selon le libellé général du formulaire de cautionnement CCDC 222‑2002, Bird, en tant que fiduciaire, « n’est pas tenu[e] de prendre des actions ou procédures contre la Caution pour le compte des Réclamants, ou d’un ou de plusieurs d’entre eux, en vue de faire exécuter les dispositions du présent cautionnement ». En outre, si les réclamants intentent une action soit au nom de Bird soit en la constituant partie à l’instance, ils sont tenus de l’indemniser de « tous les déboursés, frais, dépenses ou obligations encourus à ce sujet et [. . .] de tous les dommages et pertes subis par [elle] à cette même occasion ».

II. Analyse

[56] En tant que fiduciaire désignée dans le cautionnement, Bird a l’obligation de conserver et de remettre le bien fiduciaire — dans le présent cas, le droit de présenter une réclamation fondée sur le cautionnement. Comme je vais l’expliquer, je ne partage pas l’avis de mon collègue suivant lequel, en vertu des principes du droit des fiducies, cette obligation implique nécessairement l’obligation d’aviser les éventuels réclamants. Tirer une telle conclusion en l’espèce signifie que c’est Bird, qui s’est procuré le cautionnement afin de se protéger contre les réclamations et retards liés aux travaux de construction, qui a la responsabilité des réclamations fondées sur le cautionnement. Aucune raison impérieuse ne commande d’interpréter ainsi les obligations, par ailleurs étroitement définies dans le cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux, qui incombent au fiduciaire. Une telle lecture irait à l’encontre de la façon dont l’industrie de la construction interprète et utilise depuis de nombreuses décennies ces cautionnements courants. Vu la portée et l’objectif restreints de la fiducie, les obligations limitées du fiduciaire ainsi que l’utilisation que fait l’industrie de ces fiducies, il suffit que le fiduciaire réponde aux demandes de renseignements qui lui sont présentées au sujet des cautionnements.

A. L’utilisation du langage du droit des fiducies dans le cautionnement impose‑t‑il nécessairement à Bird l’obligation d’informer les éventuels bénéficiaires du cautionnement?

[57] Valard soutient que, comme le droit des bénéficiaires d’une fiducie d’en demander l’exécution constitue l’aspect fondamental d’une fiducie, le fiduciaire a nécessairement l’obligation de les informer de l’existence de celle‑ci. Vu, comme l’affirme Valard, le caractère fondamental de cette obligation pour la fiducie, le constituant ne saurait en retrancher ce devoir : D. Hayton, « The Irreducible Core Content of Trusteeship », dans A. J. Oakley, dir., Trends in Contemporary Trust Law (1996) 47, à la p. 49. Bird répond que le cautionnement est une fiducie nue, et que la seule obligation imposée au nu‑fiduciaire, à savoir le transfert du bien en fiducie (en l’occurrence le droit de présenter une réclamation en vertu du cautionnement), n’emporte pas l’obligation d’aviser les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement.

[58] La fiducie est une relation dans le cadre de laquelle le fiduciaire détient des biens et a envers les bénéficiaires de la fiducie des obligations relativement à ces biens : Oosterhoff on Trusts: Text, Commentary and Materials (8e éd. 2014), par A. H. Oosterhoff, R. Chambers et M. McInnes, à la p. 19; Underhill and Hayton: Law Relating to Trusts and Trustees (18e éd. 2010), par D. Hayton, P. Matthews et C. Mitchell, au par. 1.1. Les obligations imposées au fiduciaire sont d’abord et avant tout déterminées par les modalités de l’acte de fiducie lui‑même, mais des principes généraux d’equity peuvent les modifier ou y ajouter : Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), par D.W.M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, à la p. 912. Suivant les principes généraux du droit des fiducies, les fiduciaires sont tenus d’agir avec honnêteté et compétence, de se conformer aux modalités de la fiducie, de préserver les biens fiduciaires au profit des bénéficiaires et de leur rendre compte de l’exécution de leurs obligations fiduciaires : Oosterhoff et al., à la p. 123; Waters et al., à la p. 906. Dans le cas d’une fiducie nue, la seule obligation du fiduciaire consiste à disposer des biens fiduciaires selon les instructions du bénéficiaire : Oosterhoff et al., à la p. 20; Waters et al., à la p. 33. La question que soulève le présent pourvoi est celle de savoir si le droit des bénéficiaires d’obliger le fiduciaire à rendre compte de son administration des biens fiduciaires et de faire exécuter les modalités de la fiducie implique nécessairement pour le fiduciaire l’obligation d’aviser les éventuels réclamants de l’existence de la fiducie.

[59] À mon avis, il n’est pas nécessaire de décider si le cautionnement constitue une fiducie nue. Comme je l’expliquerai, nous ne sommes pas en présence d’une affaire où le droit du bénéficiaire de faire exécuter les modalités de la fiducie ne peut être exercé utilement que si ce dernier est au préalable informé de l’existence de la fiducie, ni d’un cas où les éventuels bénéficiaires seraient déraisonnablement désavantagés s’ils ne connaissaient pas l’existence du cautionnement.

[60] L’equity impose différentes obligations selon le contexte. Ainsi que l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, à la p. 413, « les obligations de common law ou d’equity que les tribunaux feront respecter dans une relation donnée sont adaptées aux particularités juridiques et pratiques de la relation concernée ». Afin de déterminer les devoirs qui incombent à un fiduciaire, il est important d’examiner [traduction] « la nature et les modalités de la fiducie en cause, ainsi que l’environnement social ou commercial dans lequel celle‑ci s’applique » : voir, par ex., Segelov c. Ernst & Young Services Pty Ltd., [2015] NSWCA 156, au par. 130 (AustLII).

[61] Les tribunaux ont imposé au fiduciaire l’obligation d’aviser les bénéficiaires de l’existence de la fiducie dans le contexte des fiducies familiales ou des fiducies en faveur de personnes mineures : voir, p. ex., Hawkesley c. May, [1956] 1 Q.B. 304; Brittlebank c. Goodwin (1868), L.R. 5 Eq. 545; et In re Short Estate, [1941] 1 W.W.R. 593 (C.S. C.‑B.). Les deux justifications avancées pour imposer un tel devoir au fiduciaire sont les suivantes : en l’absence de ce devoir, les bénéficiaires n’auraient aucun moyen de connaître les droits que leur confère la fiducie et ils ne pourraient s’assurer que le fiduciaire a respecté les obligations et les modalités prévues par celle‑ci. Voir également D. Hayton (1996), à la p. 49, et G. Lightman, « The Trustees’ Duty to Provide Information to Beneficiaries », [2004] P.C.B., 23, aux p. 24‑25 et 34‑37.

[62] Ni l’une ni l’autre des raisons invoquées pour justifier l’imposition d’un tel devoir au fiduciaire ne présentent un caractère aussi impérieux en l’espèce. Contrairement à la situation de l’enfant en bas âge qui bénéficie d’une fiducie mais n’a pas la moindre idée que celle‑ci existe, les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux sont régulièrement utilisés dans l’industrie de la construction. Qui plus est, les modalités de la fiducie et les obligations du fiduciaire sont très étroitement définies et n’exigent pas de surveillance de la part du bénéficiaire. Le bien en fiducie consiste simplement dans le droit d’intenter des poursuites en vertu du cautionnement : D. W. Glaholt, Construction Trusts: Law & Practice (1999), à la p. 83. Le texte du cautionnement lui‑même n’impose aucune obligation au fiduciaire. Selon le cautionnement CCDC 222‑2002, le fiduciaire n’est pas tenu d’intenter une action au nom des réclamants.

[63] La question de savoir si le fiduciaire désigné dans un cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux est tenu d’aviser les auteurs de réclamations de l’existence du cautionnement a été examinée pour la première fois en 1970 : la Cour de comté de l’Ontario avait conclu qu’il n’incombait au fiduciaire aucun devoir d’aviser les auteurs de réclamations de l’existence d’un tel cautionnement (Dominion Bridge). La Cour supérieure de l’Ontario a récemment suivi cette décision : Dolvin Mechanical Contractors Ltd. c. Trisura Guarantee Insurance Co., 2014 ONSC 918, 36 C.L.R. (4th) 126. Aucune autre décision rendue au Canada sur ce point n’a été portée à notre attention.

[64] Il s’ensuit donc que, suivant l’interprétation et la pratique qui ont cours dans l’industrie de la construction au Canada depuis plus de 45 ans par, le fiduciaire d’un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’a pas à prendre de mesures afin d’aviser les éventuels réclamants de l’existence du cautionnement. Les auteurs d’un réputé traité sur les cautionnements formulent en conséquence le conseil suivant aux éventuels auteurs de réclamations : [traduction] « il est essentiel qu’un éventuel réclamant ou ses avocats exigent une copie de tout cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux déposé par l’entrepreneur auprès du propriétaire » : Scott et Reynolds, aux p. 11‑10.8 et 11‑10.9.

[65] Enfin, malgré l’argument de Valard — que retient mon collègue — selon lequel la notification ne constitue pas une obligation onéreuse et qu’il aurait été facile de s’en acquitter en affichant une copie du cautionnement dans la remorque de chantier de Bird, je ne suis pas convaincue que ce soit le cas. Par exemple, que devrait faire Bird s’il y avait de nombreux chantiers? Comment pourrait‑elle s’acquitter de ses obligations envers les fournisseurs de main‑d’œuvre et de matériaux qui ne viennent peut‑être pas sur le chantier même? Mon collègue affirme que l’appréciation de ce qui constitue mesure raisonnable dépend des circonstances (notamment du secteur concerné de l’industrie de la construction ou de la région en cause), mais selon moi ce point de vue engendre une incertitude inutile et pourrait fort bien avoir pour effet d’amenuiser l’importance de l’obtention même d’un tel cautionnement.

[66] Compte tenu de l’objectif limité de la fiducie créée en l’espèce et du fait que l’industrie de la construction a pour pratique de recourir à de tels cautionnements depuis plus de 45 ans, Bird était en droit de supposer que ces cautionnements étaient suffisamment connus au sein de cette industrie, et elle n’avait donc aucune obligation de se demander si les éventuels réclamants devaient être avisés et comment leur donner un avis raisonnable. Dans un tel contexte, le fait de ne pas être informés de l’existence de la fiducie ne constitue pas un désavantage déraisonnable pour les éventuels auteurs de réclamations. Un réclamant éventuel qui possède une connaissance générale de la pratique suivie dans son industrie ou qui pose des questions à cet égard est en mesure de connaître ou d’apprendre l’existence d’un tel cautionnement. Pour sa part, le fiduciaire a l’obligation de répondre correctement à de telles demandes de renseignements. Je conclus que l’equity n’impose généralement pas des exigences plus lourdes dans le contexte de l’industrie de la construction. Cela dit, je n’écarte pas la possibilité qu’un fiduciaire puisse manquer à son devoir en equity s’il reçoit concrètement un avis de réclamation dans le délai prescrit par le cautionnement et qu’il n’informe pas l’auteur de la réclamation de l’existence du cautionnement. En l’espèce, le juge en cabinet a explicitement conclu que, à tout moment pertinent, les employés de Bird ne savaient pas que Valard était un réclamant qui n’avait pas été payé conformément à son contrat avec Langford (par. 87). Je ne vois aucune erreur manifeste et déterminante qui m’autoriserait à modifier cette conclusion.

B. Le fait qu’en l’espèce le cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux portait sur un projet d’exploitation de sables bitumineux change‑t‑il l’analyse?

[67] Mon collègue affirme qu’un « fiduciaire honnête et raisonnablement habile et prudent aurait su [. . .] que le recours aux cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’était pas chose courante dans le cadre de projets de construction réalisés dans des exploitations privées de sables bitumineux » (par. 27). Il conclut que Bird était tenue de prendre des mesures pour s’acquitter de son devoir (par exemple en affichant un avis relatif au cautionnement dans la remorque située sur le chantier), mais que, dans d’autres circonstances, le fiduciaire pourrait être capable de s’en acquitter sans prendre quelque mesure que ce soit (par. 28‑29). J’ai plusieurs réserves sérieuses en ce qui concerne cette façon de voir.

[68] Premièrement, le fait d’exiger que le fiduciaire prenne des mesures concrètes seulement dans certains secteurs de l’industrie de la construction risque de créer de l’instabilité et de l’incertitude. Les auteurs de réclamations qui travaillent dans des secteurs différents de cette industrie ou encore dans d’autres régions pourraient faire valoir que, dans leur secteur ou région, les cautionnements ne sont pas utilisés couramment ou leur utilisation n’est pas généralement connue.

[69] Deuxièmement, je ne suis pas convaincue que le juge en cabinet ait conclu que les cautionnements pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux n’étaient pas chose courante dans le secteur des sables bitumineux. Il a plutôt fait état du témoignage du directeur de projet de Valard dans lequel ce dernier a dit n’avoir jamais vu de cautionnements dans le cadre de projets d’exploitation de sables bitumineux durant ses 10 années d’expérience dans ce secteur, puis souligné que l’opinion de ce dernier reposait peut‑être sur le fait qu’il n’avait jamais posé de question à cet égard (par. 86). De toute évidence, bien que le directeur de projet ait omis de s’informer en l’espèce, il existait bel et bien un tel cautionnement.

[70] Par conséquent, je ne puis admettre qu’il était nécessaire que Bird prenne des mesures pour informer les fournisseurs de main‑d’œuvre et de matériaux de l’existence du cautionnement parce que cet instrument avait été obtenu dans le cadre d’un projet de construction d’installations pour l’exploitation de sables bitumineux.

III. Conclusion

[71] La fiducie qui nous intéresse dans la présente affaire est très différente des fiducies habituelles de nature familiale ou autre — elle a été créée uniquement pour obvier à l’application de la règle concernant les tiers bénéficiaires et, en conséquence, elle n’a qu’une portée très restreinte. Depuis des décennies, les cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux sont fréquemment utilisés dans l’industrie de la construction sur le fondement d’une interprétation (basée sur la jurisprudence) voulant qu’aucune notification ne soit nécessaire. Mon collègue conclut que Bird — un entrepreneur général qui s’est procuré un cautionnement pour son propre bénéfice — est tenue de payer, peut‑être même intégralement, la somme prévue par le cautionnement. Cette décision a pour effet d’amenuiser, aux yeux des propriétaires et entrepreneurs généraux, l’importance des cautionnements garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. De plus, le fait d’imposer des obligations différentes selon le secteur concerné de l’industrie de la construction ou la région dans laquelle se déroulent les travaux introduit de l’incertitude et de l’instabilité dans un domaine où il n’en existait pas jusqu’ici.

[72] Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi.

ANNEXE

CAUTIONNEMENT DE PAIEMENT

DE LA MAIN‑D’OEUVRE ET DES MATÉRIAUX

. . .

2. Le Débiteur principal et la Caution conviennent par les présentes, conjointement et solidairement, avec le Bénéficiaire, à titre de fidéicommissaire, que tout Réclamant qui n’a pas été payé selon les termes de son contrat avec le Débiteur principal avant l’expiration d’une période de quatre‑vingt‑dix (90) jours à compter de la dernière date à laquelle les derniers travaux dudit Réclamant ont été exécutés ou ses matériaux ont été fournis, peut, comme bénéficiaire du fidéicommis établi par les présentes, intenter des poursuites en exécution du présent cautionnement, poursuivre l’instance jusqu’à ce qu’un jugement final intervienne au sujet de toute somme justement due audit Réclamant aux termes de son contrat avec le Débiteur principal et faire exécuter ledit jugement. Il est entendu que le Bénéficiaire n’est pas tenu de prendre des mesures ou d’intenter des actions ou procédures contre la Caution pour le compte des Réclamants, ou d’un ou de plusieurs d’entre eux, en vue de faire exécuter les dispositions du présent cautionnement. Si une mesure, action ou procédure est prise ou intenté, soit au nom du Bénéficiaire, soit avec le Bénéficiaire comme « mis en cause », une telle mesure, action ou procédure sera prise ou intentée avec l’entente que les Réclamants ou ceux d’entre eux qui prendront une telle mesures ou intenteront une telle action ou procédure exempteront le Bénéficiaire de tous les déboursés, frais, dépenses ou obligations encourus à ce sujet et l’indemniseront de tous les dommages et pertes subis par lui à cette même occasion. Il est de plus entendu que, sous réserve des dispositions et conditions qui précèdent, les Réclamants, ou un ou plusieurs d’entre eux, peuvent utiliser le nom du Bénéficiaire pour poursuivre en justice aux fins de faire exécuter les dispositions du présent cautionnement.

3. C’est une condition de l’engagement de la Caution en vertu du présent cautionnement que le Réclamant ait donné [. . .] un avis écrit [. . .]. Par conséquent, aucun Réclamant ne peut intenter de poursuite ou d’action en vertu des présentes:

a) à moins que cet avis n’ait été signifié par courrier recommandé adressé au Débiteur principal, à la Caution et au Bénéficiaire . . .

. . .

ii) en ce qui concerne toute autre réclamation qu’une réclamation relative à une retenue intégrale ou partielle comme ci‑dessus, dans les cent vingt (120) jours qui suivent la date à laquelle ledit Réclamant a exécuté les derniers travaux ou fourni les derniers matériaux au sujet desquels ladite réclamation est faite en vertu du contrat conclu par le Réclamant avec le Débiteur principal;

Pourvoi accueilli, la juge Karakatsanis est dissidente.

Procureurs de l’appelante : McLean & Armstrong, West Vancouver.

Procureurs de l’intimée : Brownlee, Edmonton; Gowling WLG, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante : Borden Ladner Gervais, Toronto.

[1] Motifs du jugement de première instance, 2015 ABQB 141, 41 C.L.R. (4th) 51, par. 34.

[2] Dans les présents motifs, les mots « fiduciaire » et « fiducie » sont utilisés plutôt que les termes « fidéicommissaire » et « fidéicommis » figurant dans le formulaire de cautionnement.

[3] Deuxième déclaration modifiée, d.a., p. 74, par. 19.

[4] Motifs du jugement de première instance, par. 79‑80.

[5] Dominion Bridge Co. c. Marla Construction Co., [1970] 3 O.R. 125 (C. comté), et Dolvin Mechanical Contractors Ltd. c. Trisura Guarantee Insurance Co., [2014] I.L.R. I‑5595 (C.S.J. Ont.).

[6] Motifs du jugement de première instance, par. 85.

[7] Motifs du jugement de la C.A., par. 28.

[8] Snell’s Equity (33e éd. 2015), par J. McGhee, c.r., par. 21‑004.

[9] Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), par D. W. M. Waters, c.r., M. R. Gillen et L. D. Smith, p. 3, citant L. A. Sheridan, The Law of Trusts (12e éd. 1993), p. 3.

[10] Waters’ Law of Trusts, p. 9 et 42; Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials (7e éd. 2009), par A. H. Oosterhoff et al., p. 1047; Snell’s Equity, par. 21‑001 et 21‑002; Underhill and Hayton : Law Relating to Trusts and Trustees (18e éd. 2010), par D. Hayton, P. Matthews et C. Mitchell, par. 1.50 et 2.1; Lewin on Trusts (19e éd. 2015), par L. Tucker, N. Le Poidevin, c.r., et J. Brightwell, par. 1‑001 à 1‑004; et Beaudette Estate, Re, 1998 ABQB 689, 229 A.R. 259, par. 26.

[11] Beaudette Estate, par. 26; Waters’ Law of Trusts, p. 43‑44 et 906; voir également Oosterhoff on Trusts, p. 1049.

[12] Waters’ Law of Trusts, p. 43 et 1119; Oosterhoff on Trusts, p. 49; Snell’s Equity, par. 22‑028 et 22‑029; D. Hayton, « The Irreducible Core Content of Trusteeship », dans A. J. Oakley, éd., Trends in Contemporary Trust Law (1996), 47, p. 47.

[13] Snell’s Equity, par. 22‑028.

[14] Waters’ Law of Trusts, p. 1127, note de bas de page 580.

[15] In re Londonderry’s Settlement, [1965] 1 Ch. 918 (C.A.); Schmidt c. Rosewood Trust Ltd., [2003] UKPC 26, [2003] 2 A.C. 709; Breakspear c. Ackland, [2008] EWHC 220, [2009] Ch. 32; Ballard Estate (Re) (1994), 20 O.R. (3d) 350 (Div. gén.).

[16] Hawkesley c. May, [1956] 1 Q.B. 804; Brittlebank c. Goodwin (1868), L.R. 5 Eq. 545; In re Short Estate, [1941] 1 W.W.R. 593 (C.S.C.‑B.), p. 595‑596.

[17] Underhill and Hayton, par. 50.2 et 56.9 à 56.12; Lewin on Trusts, par. 23‑007 et 23‑008; Hayton, p. 49; Hamar c. The Pensions Ombudsman, [1996] IDS P.L.R. 1 (Q.B.D.).

[18] Waters’ Law of Trusts, p. 1125‑1126.

[19] Segelov c. Ernst & Young Services Pty. Ltd., [2015] NSWCA 156, par. 130 (AustLII).

[20] Voir Hawkesley; Brittlebank; In re Short Estate.

[21] Waters’ Law of Trusts, p. 1132; voir également Lewin on Trusts, par. 23‑008; Underhill and Hayton, par. 50.2.

[22] Citadel General Assurance Co. c. Johns‑Manville Canada Inc., [1983] 1 R.C.S. 513, p. 521.

[23] J. V. O’Donnell, L. Poudrier‑LeBel et K. W. Scott, « Construction Bonds in Canada » (1985), 52 Ins. Counsel J. 482, p. 484.

[24] Motifs de la juge Karakatsanis, par. 64 (je souligne), voir également les par. 42, 44, 56, 66 et 71.

[25] Motifs de la juge Karakatsanis, par. 44 (je souligne).

[26] Motifs de la juge Karakatsanis, par. 71.

[27] Motifs de la juge Karakatsanis, par. 64.

[28] Waters’ Law of Trusts, p. 912.

[29] Ironside c. Smith, 1998 ABCA 366, 223 A.R. 379, par. 71.

[30] Waters’ Law of Trusts, p. 33.

[31] Ibid., p. 34.

[32] Waters’ Law of Trusts, p. 906; voir également Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302, p. 315; Beaudette Estate, par. 26; Oosterhoff on Trusts, p. 1058.

[33] Fales, p. 317; Underhill and Hayton, par. 48.1.

[34] Segelov, par. 138-141.

[35] Hayton, p. 49, citant In re Manisty’s Settlement, [1974] 1 Ch. 17, p. 25; Hartigan Nomineees Pty. Ltd. c. Rydge (1992), 29 N.S.W.L.R. 405 (C.A.); In re Baden’s Deed Trusts (No. 2), [1973] 1 Ch. 9 (C.A.), p. 20 et 27; voir également G. Lightman, « The Trustees’ Duty to Provide Information to Beneficiaries », [2004] P.C.B. 23, p. 37‑38.

[36] Motifs du jugement de la C.A., par. 190.

[37] Motifs du jugement de la C.A., par. 55.

[38] Snell’s Equity, par. 30‑014; voir également Waters’ Law of Trusts p. 1279; Fales, p. 320.

[39] Lewin on Trusts, par. 23‑013.

[40] Devant le juge de première instance, les avocats de Valard ont expliqué que celle‑ci s’était désistée de la réclamation qu’elle avait présentée à l’encontre de La Garantie, étant donné que [traduction] « après l’expiration de la période de notification applicable à Valard, la caution avait délivré d’autres cautionnements à Langford, et que des réclamations fondées sur ceux‑ci avaient été présentées, de sorte que des millions de dollars étaient réclamés à la caution » (d.a., p. 195.) Toutefois, cela ne nous indique pas si des réclamations fondées sur le cautionnement ont été présentées avant ou durant la période de notification de 120 jours ayant suivi la fin des travaux réalisés par Valard.

[41] Dans les présents motifs, les mots « fiduciaire » et « fiducie » sont utilisés plutôt que les termes « fidéicommissaire » et « fiducie » figurant dans le formulaire de cautionnement.

Association Canadienne de Caution
Intervenante
Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement : Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver et Rowe)

Motifs concordants quant au résultat : La juge Côté

Motifs dissidents : La juge Karakatsanis

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.


Synthèse
Référence neutre : 2018CSC8 ?
Date de la décision : 15/02/2018

Analyses

Fiducies — Obligation fiduciaire — Cautionnements — Le fiduciaire d’une fiducie établie dans un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux a‑t‑il envers les éventuels bénéficiaires de la fiducie le devoir de leur divulguer l’existence du cautionnement? — Dans l’affirmative, le fiduciaire s’en est‑il acquitté en l’espèce?

Bird était entrepreneur général à l’égard d’un projet de construction dans le secteur des sables bitumineux. Bird a conclu avec Langford un contrat de sous‑traitance et exigé que cette dernière se procure un cautionnement pour le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux désignant Bird comme bénéficiaire. Le cautionnement permet à un fournisseur de services qui n’a pas été payé par Langford d’intenter contre une entreprise agissant comme caution une poursuite afin de toucher la somme impayée, à la condition que le fournisseur en question donne avis de sa réclamation dans les 120 jours suivant la date à laquelle il a fourni des services pour la dernière fois. Langford a conclu avec Valard un contrat relativement à l’exécution par celle‑ci de travaux dans le cadre du projet. Langford est devenue insolvable et certaines factures de Valard n’ont pas été payées. Cette dernière n’a jamais été informée de l’existence du cautionnement. Après l’expiration de la période de notification de 120 jours, Valard a demandé à Bird si un cautionnement avait été obtenu. Bird lui a répondu que oui et Valard a déposé une réclamation. La caution a rejeté la réclamation. Valard a intenté une poursuite contre Bird pour violation d’une obligation fiduciaire. Le juge de première instance a rejeté l’action de Valard. La Cour d’appel, à la majorité, a rejeté l’appel de Valard


Parties
Demandeurs : Valard Construction Ltd.
Défendeurs : Bird Construction Company
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 15 février 2018, 2018CSC8


Origine de la décision
Date de l'import : 15/02/2018
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-02-15;2018csc8 ?
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