Répertorié : Moore c. Sweet
No du greffe : 37546.
2018 : 8 février; 2018 : 23 novembre.Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement (par. 1 à 96) : La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown et Martin)
Motifs conjoints dissidents (par. 97 à 144) : Les juges Gascon et Rowe
en appel de la cour d’appel de l’Ontario
Arrêt (les juges Gascon et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Martin : R s’est enrichie, M a subi un appauvrissement correspondant, et tant l’enrichissement que l’appauvrissement ont eu lieu en l’absence d’un motif juridique. Par conséquent, il convient d’imposer une fiducie par interprétation en faveur de M à titre de réparation.
La fiducie par interprétation est principalement considérée comme une réparation en equity, qui peut être imposée à la discrétion de la cour. Il faut d’abord conclure à l’existence d’un motif valable en equity, telle une action accueillie pour enrichissement sans cause. Le demandeur aura gain de cause dans son action pour enrichissement sans cause s’il peut démontrer trois éléments : (1) que le défendeur s’est enrichi; (2) que le demandeur a subi un appauvrissement correspondant; et (3) que l’enrichissement du défendeur et l’appauvrissement correspondant du demandeur ont eu lieu en l’absence d’un motif juridique.
En ce qui concerne le premier élément, les parties ne contestent pas que R s’est enrichie à hauteur du produit de l’assurance d’une valeur de 250 000 $ grâce à son droit de le recevoir à titre de bénéficiaire irrévocable de la police de L.
Le deuxième élément met l’accent sur la perte réelle du demandeur et sur la question de savoir si cette perte correspond à l’enrichissement du défendeur, de sorte que ce dernier s’est enrichi au détriment du premier. La mesure de l’appauvrissement ne se limite pas aux dépenses du demandeur, ni à l’avantage qui lui a été pris directement. En fait, le concept de perte englobe également l’avantage qui n’a jamais été en la possession du demandeur mais qui, selon le tribunal, lui serait revenu s’il n’avait pas plutôt été remis au défendeur. Cet élément ne requiert pas l’octroi direct, par le demandeur au défendeur, de l’avantage en litige. En l’espèce, l’étendue de l’appauvrissement de M ne se limite pas aux 7 000 $ qu’elle a versés en primes. Elle est privée du droit de recevoir l’intégralité du produit de l’assurance, qui vaut 250 000 $. Il est tout aussi clair que R s’est enrichie au détriment de M. Non seulement le paiement des primes par M a permis à R de s’enrichir, mais la désignation de R lui a donné le droit statutaire de recevoir le produit de l’assurance. Puisque R a reçu le bénéfice qui aurait autrement été conféré à M, la correspondance requise existe : la première s’est enrichie au détriment de la seconde.
Pour établir le troisième élément, il faut démontrer que tant l’enrichissement que l’appauvrissement correspondant sont survenus sans motif juridique. L’analyse du motif juridique comporte deux étapes. À la première étape, le demandeur doit démontrer qu’aucune des catégories établies de motifs juridiques ne justifie que le défendeur conserve l’avantage au détriment du demandeur, comme la disposition légale ou les obligations imposées par la loi. L’action du demandeur sera nécessairement rejetée si un texte de loi justifie l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant. En l’espèce, la désignation d’un bénéficiaire effectuée conformément aux par. 190(1) et 191(1) de la Loi sur les assurances ne fournit pas un motif juridique justifiant l’enrichissement de R au détriment de M. Rien dans la Loi sur les assurances ne peut être considéré comme excluant les droits que peuvent avoir, en common law ou en equity, d’autres personnes que le bénéficiaire désigné sur le produit de la police d’assurance. Le législateur est présumé ne pas s’écarter du droit existant sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire. Bien que la Loi sur les assurances prévoie le mécanisme par lequel les bénéficiaires acquièrent le droit au versement du produit de la police d’assurance, aucune partie de cette loi ne s’applique avec la clarté incontestable voulue pour exclure l’existence de droits contractuels ou en equity à ce produit d’assurance une fois que celui‑ci a été versé au bénéficiaire désigné. En outre, les dispositions de la Loi sur les assurances qui s’appliquent aux désignations de bénéficiaire à titre irrévocable n’exigent ni expressément ni implicitement qu’un bénéficiaire conserve le produit à l’encontre d’un demandeur ayant intenté une action pour enrichissement sans cause qui est privé de son droit contractuel antérieur de réclamer ce produit à la mort de l’assuré. En conséquence, une désignation irrévocable au sens de la Loi ne peut constituer un motif juridique justifiant l’enrichissement de R et l’appauvrissement de M. Que ce soit par mention directe ou par déduction nécessaire, la Loi sur les assurances n’empêche pas le tiers privé de son droit contractuel de réclamer le produit d’assurance en faisant valoir avec succès une allégation d’enrichissement sans cause contre le bénéficiaire désigné — à titre révocable ou irrévocable — ni n’interdit d’imposer une fiducie par interprétation dans des circonstances comme celles de l’espèce. Par conséquent, aucune catégorie établie de motif juridique ne s’applique.
Une fois que le demandeur est parvenu à démontrer qu’aucune catégorie de motif juridique ne s’applique, une preuve prima facie est établie et le tribunal passe alors à la deuxième étape de l’analyse. À cette étape, le défendeur doit établir qu’il existe un motif résiduel pour lequel il devrait conserver ce dont il s’est enrichi. Des facteurs entrent en jeu, comme les attentes raisonnables des parties et les arguments de morale et d’intérêt public. En l’espèce, il est clair que les deux parties s’attendaient à toucher le produit de la police d’assurance‑vie. Cependant, les facteurs résiduels militent en faveur de M, puisque sa contribution au paiement des primes a effectivement permis de maintenir la police d’assurance en vigueur et rendu possible le droit de R de recevoir le produit au décès de L.
Une fois établi chacun des trois éléments de l’action pour enrichissement sans cause, le tribunal accorde une restitution à titre de réparation qui peut prendre deux formes : une réparation personnelle ou une réparation fondée sur le droit de propriété. La réparation personnelle est essentiellement une dette ou une obligation pécuniaire, et elle peut être considérée comme la réparation par défaut pour remédier à l’enrichissement sans cause. Dans certains cas, toutefois, le tribunal peut accorder au demandeur une réparation fondée sur le droit de propriété. La réparation fondée sur le droit de propriété la plus répandue et la plus importante pour remédier à l’enrichissement sans cause est la fiducie par interprétation. Les tribunaux n’assujettiront le bien contesté à une fiducie par interprétation que si le demandeur peut établir qu’une réparation personnelle serait insuffisante, et qu’il y a un lien entre ses contributions et le bien contesté. Habituellement, l’octroi d’une réparation personnelle conviendrait dans les cas comme celui en l’espèce où le bien en jeu est de l’argent. Or, en l’espèce, le produit d’assurance en litige a été déposé au greffe du tribunal et il est facile de lui imposer une fiducie par interprétation. De plus, le paiement des primes par M avait un lien de causalité avec le maintien en vigueur de la police en vertu de laquelle R s’est enrichie. Il y a donc lieu d’imposer une fiducie par interprétation à hauteur du produit en faveur de M.
Les juges Gascon et Rowe (dissidents) : Il y a désaccord avec les juges majoritaires pour dire que M a établi le bien‑fondé d’une action pour enrichissement sans cause au vu des faits de l’espèce et qu’il convient donc d’imposer une fiducie par interprétation.
M a conclu un contrat avec L en vue de rester la bénéficiaire désignée de sa police d’assurance‑vie pendant qu’elle en payait les primes. Ce contrat ne donne toutefois pas naissance à un droit de propriété ou en equity sur le produit de la police et le simple fait d’être désigné bénéficiaire ne donne pas droit au produit avant la mort de l’assuré. Le droit de réclamer le produit ne se matérialise qu’au décès de l’assuré. De plus, à titre de bénéficiaire révocable, M n’avait pas le droit de contester la désignation par L de R comme bénéficiaire irrévocable, si ce n’est en poursuivant L pour rupture de contrat. Par conséquent, les seuls droits que possédait M à l’égard du contrat d’assurance‑vie lorsque L est décédé étaient ses droits contractuels.
Même si M avait un droit d’action contre la succession de L pour rupture de contrat, l’insuffisance d’actifs dans la succession a rendu tout recours inutile. Le recours intenté par M a plutôt pour objet d’annuler le prétendu enrichissement sans cause de R. Dans une action pour enrichissement sans cause, le demandeur doit démontrer que son appauvrissement correspond à l’enrichissement du défendeur. Bien que formaliste en apparence, la correspondance entre l’appauvrissement et l’enrichissement est fondamentale. La correspondance s’entend du lien entre les parties — un plus et un moins en tant que manifestations contraires du même fait — qui identifie seulement le demandeur comme la personne pouvant réclamer la restitution à l’encontre d’un défendeur.
En l’espèce, il est clair que, n’eût été les paiements de M, la police d’assurance se serait éteinte et que, n’eût été la rupture de contrat de L, M aurait été la bénéficiaire au moment de son décès. Mais ces faits ne suffisent pas à établir que l’appauvrissement et l’enrichissement correspondent. R ne s’enrichit pas aux dépens de M parce que son enrichissement n’est pas tributaire de l’appauvrissement de cette dernière. Ce que R a reçu (un droit reconnu par la loi au produit) diffère de l’appauvrissement de M (l’incapacité d’exercer ses droits contractuels); ce ne sont pas deux côtés de la même médaille.
Même si l’on pouvait établir un appauvrissement correspondant, l’action de M pour enrichissement sans cause échouerait au premier stade de l’analyse du motif juridique, parce que la Loi sur les assurances établit un motif juridique justifiant l’enrichissement de R. Selon le par. 191(1) de la Loi sur les assurances, l’assuré peut désigner un bénéficiaire à titre irrévocable dans une police d’assurance‑vie et lui accorder ainsi une protection spéciale. À partir du moment où elle est ainsi désignée, la personne en question a un droit sur la police elle‑même : le produit de l’assurance n’est pas sous l’emprise de l’assuré ni ne peut être réclamé par ses créanciers et le bénéficiaire doit consentir à tout changement subséquent de désignation d’un bénéficiaire. Puisqu’il est admis que R était la bénéficiaire validement désignée à titre irrévocable de la police, elle a droit au produit à l’abri des réclamations des créanciers de L.
Le fait que M a conclu une entente avec L en vue de toucher le produit de la police aux termes de laquelle elle en a payé les primes ne compromet pas l’existence de ce motif juridique. Comme les droits de M sont de nature contractuelle, cela fait d’elle une créancière de la succession de L et elle n’a donc pas droit au produit suivant la Loi sur les assurances. En effet, la Loi sur les assurances met explicitement les bénéficiaires irrévocables à l’abri des réclamations des créanciers du défunt et dispose que le produit de l’assurance ne fait pas partie de la succession de l’assuré. Donc, la Loi sur les assurances exclut l’existence de droits contractuels à ce produit d’assurance.
L’historique de la Loi sur les assurances étaye lui aussi le droit de R de conserver le produit de l’assurance malgré la réclamation de M. Les dispositions de la Loi sur les assurances ont été conçues afin de protéger le droit des bénéficiaires de conserver le produit et ne permettent aucunement au payeur des primes de supposer qu’il aurait droit à l’éventuel produit. La Loi sur les assurances fait délibérément abstraction de la source des paiements de primes et fait perdre toute pertinence aux gestes des payeurs en ce qui concerne les bénéficiaires.
En mettant les bénéficiaires à l’abri des réclamations des créanciers de l’assuré, la Loi sur les assurances ne fait aucune distinction entre les différents types de créanciers. Les créanciers de la succession de l’assuré n’ont tout simplement pas droit au produit de l’assurance. Rien ne justifie d’établir une catégorie spéciale de créancier qui serait soustraite au texte clair de la Loi sur les assurances. Ni les contributions de M à la police, ni son contrat avec L ne suffisent pour l’exclure de ce régime exhaustif et lui accorder un statut particulier et privilégié.
Même si la Loi sur les assurances n’établissait pas un motif juridique justifiant l’enrichissement de R, les considérations de politique générale qui interviennent au second stade de l’analyse du motif juridique militent contre la décision d’accueillir l’action de M pour enrichissement sans cause. Malheureusement, le décès d’une personne s’accompagne parfois d’un litige qui peut entraîner pendant longtemps le blocage de fonds que le défunt comptait utiliser pour soutenir les êtres qui lui sont chers, ce qui ajoute des difficultés financières à la tragédie. Afin de soustraire le produit d’une police d’assurance‑vie à pareille querelle, le législateur ontarien a habilité les titulaires d’une police d’assurance à désigner un bénéficiaire à titre irrévocable en vertu du par. 191(1) de la Loi sur les assurances. Une telle désignation assure que le versement du produit puisse être effectué à l’abri des réclamations visant la succession, ce qui confère une certitude tant à l’assuré qu’à l’assureur et au bénéficiaire. Il y a lieu de donner pleinement effet à cette disposition.
Jurisprudence
Citée par la juge Côté
Arrêts appliqués : Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269; Shannon c. Shannon (1985), 50 O.R. (2d) 456; distinction d’avec les arrêts : Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Gladstone c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 21, [2005] 1 R.C.S. 325; arrêts mentionnés : Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980; Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762; Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436; Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660; Kleinwort Benson Ltd. c. Birmingham City Council, [1997] Q.B. 380; Citadelle (La), Cie d’assurances générales c. Banque Lloyds du Canada, [1997] 3 R.C.S. 805; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67; Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259; Love c. Love, 2013 SKCA 31, 359 D.L.R. (4th) 504; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; Garland c. Consumers’ Gas Company Ltd. (2001), 57 O.R. (3d) 127; Saskatchewan Crop Insurance Corp. c. Deck, 2008 SKCA 21, 307 Sask. R. 206; Richardson (Estate Trustee of) c. Mew, 2009 ONCA 403, 96 O.R. (3d) 65; Rawluk c. Rawluk, [1990] 1 R.C.S. 70; Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298; KBA Canada Inc. c. 3S Printers Inc., 2014 BCCA 117, 59 B.C.L.R. (5th) 273; Banque de Montréal c. Innovation Credit Union, 2010 CSC 47, [2010] 3 R.C.S. 3; Chanowski c. Bauer, 2010 MBCA 96, 258 Man. R. (2d) 244; Central Guaranty Trust Co. c. Dixdale Mortgage Investment Corp. (1994), 24 O.R. (3d) 506; Zaidan Group Ltd. c. London (City) (1990), 71 O.R. (2d) 65, conf. par [1991] 3 R.C.S. 593; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38.
Citée par les juges Gascon et Rowe (dissidents)
Air Canada c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Love c. Love, 2013 SKCA 31, 359 D.L.R. (4th) 504; Holowa Estate c. Stell‑Holowa, 2011 ABQB 23, 330 D.L.R. (4th) 693; Richardson (Estate Trustee of) c. Mew, 2009 ONCA 403, 96 O.R. (3d) 65; Roberts c. Martindale (1998), 55 B.C.L.R. (3d) 63; Milne Estate c. Milne, 2014 BCSC 2112, 54 R.F.L. (7th) 328; Ladner c. Wolfson, 2011 BCCA 370, 24 B.C.L.R. (5th) 43; Schorlemer Estate c. Schorlemer (2006), 29 E.T.R. (3d) 181; Steeves c. Steeves (1995), 168 N.B.R. (2d) 226; Gregory c. Gregory (1994), 92 B.C.L.R. (2d) 133; Shannon c. Shannon (1985), 50 O.R. (2d) 456; Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660; Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575; Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436; Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762; Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269; Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Chanowski c. Bauer, 2010 MBCA 96, 258 Man. R. (2d) 244; Fraser c. Fraser (1995), 9 E.T.R. (2d) 136; Ontario Teachers’ Pension Plan Board c. Ontario (Superintendent of Financial Services) (2004), 70 O.R. (3d) 61; Snider c. Mallon, 2011 ONSC 4522, 3 R.F.L. (7th) 228; Bielny c. Dzwiekowski, [2002] I.L.R. I‑4018, conf. par [2002] O.J. No. 508 (QL); Kang c. Kang Estate, 2002 BCCA 696, 44 C.C.L.I. (3d) 52; Ladner Estate, Re, 2004 BCCA 366, 40 B.C.L.R. (4th) 298.
Lois et règlements cités
Act to Secure to Wives and Children the Benefit of Life Insurance, S.O. 1884, c. 20, art. 5.
Acte pour assurer aux femmes et aux enfants le bénéfice des assurances sur la vie de leurs maris et parents, S. Prov. C. 1865, 29 Vict., c. 17, art. 3, 5.
Insurance Act, R.S.O. 1960, c. 190, art. 164(1), 165.
Loi portant réforme du droit des successions, L.R.O. 1990, c. S.26, art. 58, 72(1)f).
Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, Partie V, art. 171(1) « bénéficiaire », 172(1), 190, 191, 195, 196(1), 200.
Doctrine et autres documents cités
Birks, Peter. Unjust Enrichment, 2nd ed., Oxford, Oxford University Press, 2005.
Burrows, Andrew. The Law of Restitution, 3rd ed., Oxford, Oxford University Press, 2011.
Goff & Jones : The Law of Unjust Enrichment, 9th ed. by Charles Mitchell, Paul Mitchell and Stephen Watterson, London, Thomson Reuters, 2016.
Maddaugh, Peter D., and John D. McCamus. The Law of Restitution, loose‑leaf ed., Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2004 (updated December 2017, release 20).
McInnes, Mitchell. The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, Markham (Ont.), LexisNexis Canada, 2014.
McVitty, Edmund Hugh. A Commentary on the Life Insurance Laws of Canada, Toronto, Institute of Chartered Life Underwriters of Canada, 1962 (loose‑leaf).
Norwood on Life Insurance Law in Canada, 3rd ed. by David Norwood and John P. Weir, Toronto, Carswell, 2002.
Smith, Lionel. « Restitution : The Heart of Corrective Justice » (2001), 79 Tex. L. Rev. 2115.
Smith, Lionel. « Demystifying Juristic Reasons » (2007), 45 Rev. can. dr. comm. 281.
Smith, Lionel D. « Three‑Party Restitution : A Critique of Birks’s Theory of Interceptive Subtraction » (1991), 11 Oxford J. Leg. Stud. 481.
Virgo, Graham. The Principles of the Law of Restitution, 3rd ed., Oxford, Oxford University Press, 2015.
Waters’ Law of Trusts in Canada, 4th ed. by Donovan W. M. Waters, Mark R. Gillen and Lionel D. Smith, Toronto, Carswell, 2012.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Blair et Lauwers), 2017 ONCA 182, 134 O.R. (3d) 721, 409 D.L.R. (4th) 312, 65 C.C.L.I. (5th) 175, 32 C.C.P.B. (2nd) 254, [2017] O.J. No. 1129 (QL), 2017 CarswellOnt 2958 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Wilton‑Siegel, 2015 ONSC 3914, [2015] O.J. No. 7761 (QL), 2015 CarswellOnt 20995 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Gascon et Rowe sont dissidents.
Ian M. Hull, Suzana Popovic‑Montag et David M. Smith, pour l’appelante.
Jeremy Opolsky et Jonathan Silver, pour l’intimée.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Martin rendu par
La juge Côté —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi concerne un litige entre deux parties innocentes, qui soutiennent toutes deux avoir droit au produit d’une police d’assurance‑vie.
[2] L’appelante, Michelle Constance Moore (« Michelle »), et le propriétaire de la police, Lawrence Anthony Moore (« Lawrence »), étaient mariés. Ils ont conclu une entente contractuelle aux termes de laquelle Michelle paierait toutes les primes de la police et, en échange, Lawrence maintiendrait sa désignation comme seule bénéficiaire et elle aurait par le fait même droit au produit de la police au décès de Lawrence. Bien que Michelle ait respecté sa part du marché, Lawrence ne l’a pas fait. En effet, peu de temps après avoir conclu cette entente, et à l’insu de Michelle, Lawrence a désigné sa nouvelle conjointe de fait — l’intimée, Risa Lorraine Sweet (« Risa ») — à titre de bénéficiaire irrévocable de la police. Lorsque Lawrence est décédé plusieurs années plus tard, le produit de la police était payable à Risa, et non à Michelle.
[3] Le produit de la police devrait‑il faire l’objet d’une fiducie par interprétation en faveur de Michelle? Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont conclu que non. Je ne suis pas d’accord; à mon avis, Risa s’est enrichie, Michelle a subi un appauvrissement correspondant, et tant l’enrichissement que l’appauvrissement ont eu lieu en l’absence d’un motif juridique. Dans les circonstances, il convient d’imposer une fiducie par interprétation en faveur de Michelle, à titre de réparation. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Contexte
[4] Michelle et Lawrence se sont mariés en 1979 et ont eu trois enfants. En octobre 1985, Lawrence a souscrit une police d’assurance‑vie temporaire auprès de la Compagnie d’Assurance‑Vie Canadienne Générale, le prédécesseur de la Compagnie d’assurance‑vie RBC (la « compagnie d’assurance »). Il a souscrit cette assurance‑vie avec une couverture de 250 000 $. Il a désigné au départ Michelle comme seule bénéficiaire, mais non à titre irrévocable. La prime annuelle de 507,50 $ a été payée à même le compte bancaire conjoint du couple jusqu’en 2000.
[5] En décembre 1999, Michelle et Lawrence se sont séparés. Peu après, ils ont conclu une entente verbale (l’« entente verbale ») aux termes de laquelle Michelle [traduction] « paierait les primes et aurait droit au produit de la police au décès de [Lawrence] » (décision de la Cour supérieure de justice, 2015 ONSC 3914, par. 13 (CanLII)). Cette entente visait donc à faire en sorte que Michelle demeure la seule bénéficiaire de la police d’assurance‑vie de Lawrence.
[6] À l’été 2000, Lawrence a commencé à cohabiter avec Risa. Ils sont demeurés conjoints de fait et ont vécu dans l’appartement de Risa jusqu’au décès de Lawrence 13 ans plus tard.
[7] Le 21 septembre 2000, Lawrence a signé un formulaire de changement de bénéficiaire et a désigné Risa comme bénéficiaire irrévocable de la police. Selon Risa, Lawrence a effectué ce changement parce qu’il ne voulait pas qu’elle craigne de ne pas être en mesure de payer le loyer ou d’acheter des médicaments, et voulait s’assurer qu’elle puisse continuer à vivre dans l’immeuble où elle avait habité les 40 années précédentes.
[8] Lawrence a effectué le changement de bénéficiaire par l’entremise de son courtier d’assurance, après l’avoir consulté. Ce dernier est aussi le beau‑frère de Michelle. La nouvelle désignation a été consignée par la compagnie d’assurance le 25 septembre 2000. Bien que Lawrence n’ait pas effectué le changement de bénéficiaire furtivement, il n’a pas avisé Michelle qu’elle n’était plus désignée bénéficiaire[1].
[9] Michelle et Lawrence ont conclu un accord de séparation formel en mai 2002. Cet accord portait sur plusieurs questions qui les concernaient, mais était muet sur la police et sur tout élément connexe. Ils ont finalisé leur divorce le 3 octobre 2003.
[10] Conformément à son obligation assumée aux termes de l’entente verbale, et sans savoir que Lawrence avait nommé Risa comme bénéficiaire irrévocable, Michelle a continué de payer toutes les primes de la police jusqu’au décès de Lawrence. À ce moment‑là, un total de 30 535,64 $ avait été versé à titre de primes, dont environ 7 000 $ avaient été versés depuis 2000.
[11] Lawrence est décédé le 20 juin 2013. Sa succession n’avait aucun actif important.
[12] Michelle fut avisée par la compagnie d’assurance qu’elle n’était pas la bénéficiaire désignée de la police le 5 juillet 2013, environ deux semaines après le décès de Lawrence. Le 12 février 2014, Michelle déposait une requête visant à obtenir l’avis, les conseils et les directives de la Cour supérieure de justice de l’Ontario quant à son droit au produit de la police. Conformément à une ordonnance de la cour datée du 19 décembre 2013, la compagnie d’assurance a consigné le produit de la police au tribunal, en attendant le règlement du litige.
[13] La partie V de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, instaure un régime exhaustif qui régit les droits et obligations des parties à une police d’assurance‑vie. Elle s’applique à tous les contrats d’assurance‑vie « [m]algré toute convention, condition ou stipulation contraire » (par. 172(1)), ce qui empêche les parties de se soustraire par contrat à ses dispositions.
[14] Les dispositions de la Loi sur les assurances qui traitent de la désignation des bénéficiaires sont particulièrement pertinentes en l’espèce. Le « bénéficiaire » d’une police d’assurance‑vie s’entend de la « [p]ersonne, à l’exception de l’assuré ou de son représentant personnel, à laquelle ou au bénéfice de laquelle des sommes assurées sont payables dans un contrat ou par une déclaration » (par. 171(1)). La désignation permet donc d’identifier le récipiendaire voulu du produit de la police d’assurance‑vie au décès de la personne assurée, conformément aux modalités de cette police.
[15] La partie V de la Loi sur les assurances reconnaît deux types de désignations de bénéficiaire : celles qui sont révocables et celles qui sont irrévocables. La désignation d’un bénéficiaire révocable peut être modifiée ou révoquée par l’assuré à l’insu du bénéficiaire ou sans son consentement (par. 190(1) et (2)). La désignation d’un bénéficiaire irrévocable, à l’inverse, ne peut être modifiée ou révoquée qu’avec le consentement du bénéficiaire (par. 191(1)). Lorsque la désignation valide d’un bénéficiaire irrévocable est effectuée, l’art. 191 de la Loi sur les assurances indique clairement que les sommes assurées cessent d’être sous le contrôle de l’assuré, ne peuvent être réclamées par les créanciers de l’assuré et ne font pas partie de la succession de l’assuré.
[16] Il est évident qu’une protection beaucoup plus grande est accordée à un bénéficiaire irrévocable qu’à un bénéficiaire révocable; le premier a un [traduction] « droit statutaire de demeurer le bénéficiaire désigné ayant droit de recevoir les sommes assurées à moins de consentir à ce que sa désignation soit révoquée » (décision de la Cour d’appel, 2017 ONCA 182, 134 O.R. (3d) 721, par. 82). La loi prévoit seulement un cas où les sommes assurées peuvent être réclamées d’un bénéficiaire, peu importe si sa désignation est irrévocable : pour se conformer à une demande d’aliments présentée par une personne à charge contre la succession de la personne assurée maintenant décédée (Loi portant réforme du droit des successions, L.R.O. 1990, c. S.26, art. 58 et al. 72(1)f)). Aucune demande de cette nature n’a été présentée en l’espèce.
[17] La partie V de la Loi sur les assurances traite également de la cession d’une police d’assurance‑vie. Un contrat d’assurance‑vie implique une promesse de la part de l’assureur [traduction] « de payer le bénéfice contractuel lorsque se produit l’événement assuré » (Norwood on Life Insurance Law in Canada (3e éd. 2002), par D. Norwood et J. P. Weir, p. 359). On peut donc considérer qu’il crée une chose non possessoire contre l’assureur, qui est transférable d’une personne à une autre par le mécanisme d’une cession. La loi prévoit que lorsque le cessionnaire donne un avis écrit de la cession à l’assureur, le premier assume tous les droits et intérêts du cédant dans la police. Toutefois, conformément à l’al. 200(1)b) de la Loi sur les assurances, l’intérêt d’un cessionnaire dans la police n’aura pas priorité sur celui du bénéficiaire irrévocable qui a été désigné avant le moment où le cessionnaire a donné avis à l’assureur — à moins que le bénéficiaire irrévocable ne consente à la cession et renonce à son intérêt dans la police.
[18] Les dispositions applicables de la Loi sur les assurances sont rédigées comme suit :
190 (1) Sous réserve du paragraphe (4)[2], l’assuré peut, dans un contrat ou par une déclaration, se désigner lui‑même ou désigner son représentant personnel ou un bénéficiaire comme personne à laquelle ou au bénéfice de laquelle les sommes assurées doivent être versées.
(2) Sous réserve de l’article 191, l’assuré peut modifier ou révoquer la désignation par une déclaration.
[. . .]
191 (1) L’assuré peut, dans le contrat ou par une déclaration, autre qu’une déclaration faisant partie d’un testament, déposée au siège social ou au bureau principal au Canada de l’assureur, du vivant de la personne sur la tête de qui repose l’assurance, désigner un bénéficiaire à titre irrévocable. Dans ce cas, l’assuré ne peut, tant que le bénéficiaire est en vie, ni modifier ni révoquer la désignation sans le consentement de celui‑ci; les sommes assurées ne sont sous le contrôle ni de l’assuré ni de ses créanciers, ne peuvent être réclamées par les créanciers de l’assuré et ne font pas partie de sa succession.
(2) Lorsque l’assuré prétend désigner un bénéficiaire à titre irrévocable dans un testament ou une déclaration qui ne sont pas déposés conformément au paragraphe (1), la désignation a le même effet que si l’assuré n’avait pas prétendu la rendre irrévocable.
200 (1) Le cessionnaire d’un contrat qui donne avis écrit de la cession à l’assureur à son siège social ou à son bureau principal au Canada est titulaire d’un intérêt qui a priorité sur celui :
(a) d’un cessionnaire, sauf de celui qui a donné un avis antérieur identique;
(b) d’un bénéficiaire, sauf de celui qui a été désigné à titre irrévocable de la façon prévue à l’article 191, avant la date à laquelle le cessionnaire a avisé l’assureur de la cession de la façon prescrite au présent paragraphe.
(2) La cession en garantie d’un contrat ne porte atteinte aux droits donnés au bénéficiaire par le contrat que dans la mesure nécessaire pour donner effet aux droits et aux intérêts du cessionnaire.
(3) Lorsqu’un contrat est cédé sans condition et autrement qu’en garantie, le cessionnaire est titulaire de tous les droits et intérêts donnés à l’assuré par le contrat et par la présente partie, et est réputé être l’assuré.
[. . .]
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Wilton‑Siegel) — 2015 ONSC 3914
[19] Le juge de première instance, le juge Wilton‑Siegel, a conclu que Risa s’était enrichie sans cause au détriment de Michelle, et il a par conséquent assujetti le produit de la police à une fiducie par interprétation en faveur de Michelle. Dans ses motifs, il s’est d’abord penché sur une question préliminaire : l’entente verbale conclue entre Lawrence et Michelle pendant leur séparation. Il a conclu que Michelle et Lawrence [traduction] « avaient chacun un intérêt en equity dans le produit de la police dès le moment où celle‑ci a été souscrite » et que l’entente verbale avait effectivement emporté la « cession en equity à [Michelle] de l’intérêt en equity de [Lawrence] dans le produit, en échange du consentement de [Michelle] à payer les primes de la police » (par. 17). Selon le juge de première instance, cet intérêt en equity « a pris la forme d’un droit de déterminer le bénéficiaire de la police » (par. 18).
[20] Le juge de première instance s’est ensuite penché sur l’action pour enrichissement sans cause de Michelle. Il a conclu que les deux premiers éléments constitutifs de l’action pour enrichissement sans cause — l’enrichissement du défendeur et l’appauvrissement correspondant subi par le demandeur — étaient aisément satisfaits en l’espèce : Risa a été enrichie en raison de sa désignation valide comme bénéficiaire irrévocable, et Michelle a subi un appauvrissement correspondant dans la mesure où elle avait payé les primes mais le produit revenait à Risa, [traduction] « malgré que le produit lui eût été antérieurement cédé en equity » (par. 27). Quant au troisième et dernier élément — l’absence d’un motif juridique justifiant l’enrichissement — le juge de première instance a conclu que la désignation de Risa à titre de bénéficiaire de la police ne constituait pas un motif juridique lui donnant le droit de conserver le produit dans les circonstances particulières de l’espèce (par. 46). Il en était ainsi parce que le droit de Risa au produit n’aurait pas été possible si Michelle n’avait pas exécuté ses obligations prévues par l’entente verbale, et parce que l’entente verbale elle‑même équivalait à une cession en equity du produit à Michelle (par. 48).
B. Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et le juge Blair, le juge Lauwers étant dissident) — 2017 ONCA 182, 134 O.R. (3d) 721
[21] La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel de Risa et a infirmé le jugement du juge de première instance. Elle a ordonné que la somme de 7 000 $ versée par Michelle en primes entre les années 2000 et 2013 soit retirée du greffe du tribunal et lui soit remboursée, et que le solde du produit de l’assurance soit versé à Risa.
(1) Les motifs des juges majoritaires
[22] S’exprimant en son nom et en celui du juge en chef Strathy, le juge Blair a conclu qu’il n’était pas loisible au juge de première instance de conclure que l’entente verbale était assimilable à une cession en equity, puisque les parties n’avaient pas soulevé la question de la cession en equity devant lui.
[23] Se penchant sur le recours pour enrichissement sans cause de Michelle, le juge Blair a retenu la conclusion du juge de première instance que Risa s’était enrichie. Il a jugé inutile de régler la question de savoir si l’élément de l’appauvrissement correspondant avait été établi, car il a conclu à la présence d’un motif juridique justifiant la réception du produit par Risa. Plus précisément, il a statué que le juge de première instance avait mal abordé l’élément du motif juridique du cadre d’analyse de l’enrichissement sans cause — premièrement, en omettant de reconnaître l’importance de la désignation de Risa comme bénéficiaire irrévocable, et, deuxièmement, en omettant de mener l’analyse à deux volets exigée par notre Cour dans l’arrêt Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629. Selon le juge Blair, [traduction] « l’existence du régime législatif sur les bénéficiaires révocables et irrévocables [. . .] appartient à une catégorie existante reconnue de motif juridique », puisqu’il constitue « à la fois une disposition légale et une obligation créée par la loi » (par. 99).
[24] Le juge Blair a refusé de décider si une fiducie par interprétation ne peut être imposée que pour remédier à un enrichissement sans cause et à une conduite fautive, ou si elle peut également se fonder sur la notion plus souple de la « conscience ». Il a estimé que rien dans les circonstances ne permettait de classer la présente affaire dans une quelconque catégorie de la « conscience » au‑delà du cadre de l’enrichissement sans cause et de la conduite fautive.
(2) Motifs du juge dissident
[25] Dissident, le juge Lauwers s’est dit en accord avec les juges majoritaires pour dire que le juge de première instance avait commis une erreur en s’appuyant sur la doctrine de la cession en equity. Toutefois, il n’était pas d’accord avec eux quant à l’issue de l’action pour enrichissement sans cause de Michelle et à l’opportunité d’imposer une fiducie par interprétation sur le produit de l’assurance dans ces circonstances. Il aurait par conséquent rejeté l’appel.
[26] Le juge Lauwers a commencé par examiner l’arrêt Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, de notre Cour, et a conclu qu’il ouvre quatre voies par lesquelles une fiducie par interprétation peut être imposée : 1) à titre de réparation pour remédier à l’enrichissement sans cause; 2) pour remédier aux conduites fautives; 3) dans des circonstances où la possibilité d’y recourir a été reconnue depuis longtemps; 4) dans les autres cas où la conscience l’exige. Selon le juge Lauwers, pour ce qui est de la quatrième voie, la cour saisie de l’affaire Soulos s’attendait à ce que le droit relatif aux fiducies par interprétation continue d’évoluer d’une façon qui répond aux nécessités et aux mœurs changeantes de la société.
[27] En ce qui concerne la question de l’enrichissement sans cause, le juge Lauwers a conclu que Michelle avait établi chacun des éléments requis, et qu’une fiducie par interprétation devait en conséquence être imposée sur le produit de la police en sa faveur. Pour ce qui est de l’appauvrissement correspondant, il a rejeté l’argument selon lequel la contribution financière de Michelle est le bon mode de calcul de son appauvrissement. Il a plutôt conclu que l’actif pour lequel elle avait payé et dont elle a été privée correspondait à l’intégralité du produit de l’assurance‑vie — et non seulement à la somme qu’elle avait payée en primes.
[28] Le juge Lauwers a également rejeté la proposition selon laquelle les dispositions applicables de la Loi sur les assurances donnent à Risa un motif juridique de conserver le produit de la police. À son avis, l’application de la Loi sur les assurances ne faisait pas obstacle au droit de Michelle au produit contre Risa ni n’influait sur ce droit. Il a également conclu qu’aucun motif juridique ne pouvait être établi sur la foi des attentes raisonnables des parties ou de considérations d’intérêt public.
[29] Enfin, en ce qui a trait à l’imposition d’une fiducie par interprétation, le juge Lauwers a examiné plusieurs autres décisions qui portent sur des bénéficiaires déçus. Soulignant que ces décisions cadrent mal avec la notion d’enrichissement sans cause, il a fait remarquer que :
[traduction] [. . .] il est peut‑être plus juste d’affirmer que la jurisprudence en matière de bénéficiaires déçus forme un ensemble de décisions dans lesquelles une fiducie par interprétation peut être imposée par application du troisième critère de l’arrêt Soulos — les circonstances où la possibilité de recourir à une fiducie a été antérieurement reconnue — et du quatrième critère — lorsque la conscience l’exige, indépendamment de l’enrichissement sans cause. [par. 276]
IV. Questions en litige
[30] Les questions en litige sont les suivantes :
A) Michelle a‑t‑elle démontré le bien‑fondé d’une action pour enrichissement sans cause en établissant :
1) l’enrichissement de Risa et son propre appauvrissement correspondant;
2) l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement de Risa aux dépens de Michelle?
B) Dans l’affirmative, l’imposition d’une fiducie par interprétation constitue‑t‑elle la réparation indiquée?
V. Analyse
[31] En l’espèce, Michelle demande que le produit de l’assurance fasse l’objet d’une fiducie par interprétation en sa faveur. Elle sollicite cette réparation principalement sur la base de l’enrichissement sans cause. À titre subsidiaire, elle soutient que dans les circonstances, la conscience constitue un fondement distinct qui permet au tribunal d’imposer une fiducie par interprétation.
[32] La fiducie par interprétation est le moyen en equity par lequel une personne est tenue par effet de la loi — indépendamment de toute intention — de détenir certains biens au profit d’une autre personne (Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), par D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, p. 478). Au Canada, elle est principalement considérée comme une réparation, qui peut être imposée à la discrétion de la cour lorsque la conscience l’exige. Comme l’a fait remarquer la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans Soulos :
. . . au nom de la conscience, l’application de la fiducie par interprétation est reconnue au Canada tant pour sanctionner des conduites fautives tels la fraude et le manquement à un devoir de loyauté que pour remédier à l’enrichissement sans cause et à un appauvrissement correspondant. [. . .] Dans le cadre de ces deux grandes catégories les règles de droit relatives à la fiducie par interprétation pourront évoluer et se préciser au fil des ans et selon les cas qui pourront se présenter. [Je souligne; par. 43.]
[33] Par conséquent, il faut absolument reconnaître que, pour que les tribunaux puissent assujettir certains biens à une fiducie par interprétation, il doit y avoir un motif valable en equity. L’action pour enrichissement sans cause peut constituer un tel motif, pour autant que le demandeur puisse également établir qu’une réparation pécuniaire ne suffit pas et qu’il existe un lien entre ses contributions et le bien en litige (Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, p. 997; Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269, par. 50‑51). À défaut, le demandeur qui sollicite l’imposition d’une fiducie par interprétation à titre de réparation doit invoquer une autre raison pour laquelle cette réparation peut être imposée, comme un manquement à une obligation fiduciaire[3].
[34] Je me penche maintenant sur l’action pour enrichissement sans cause de Michelle.
A. L’enrichissement sans cause
[35] De manière générale, la doctrine de l’enrichissement sans cause s’applique lorsqu’un défendeur reçoit un avantage du demandeur dans des circonstances où il serait « contraire à la bonne conscience » pour lui de conserver cet avantage. Lorsque le tribunal conclut en ce sens, le défendeur est obligé de restituer cet avantage au demandeur. Comme l’a reconnu la juge McLachlin dans l’arrêt Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, à la p. 788, « [a]u cœur de la doctrine de l’enrichissement sans cause [. . .] se trouve la notion de la restitution d’un avantage que la justice ne permet pas au bénéficiaire de conserver ».
[36] Historiquement, la restitution pouvait être accordée aux demandeurs dont les cas s’inscrivaient dans certaines « catégories de recouvrement » reconnues — notamment les cas où le demandeur a conféré un avantage au défendeur par erreur, sous la contrainte, par nécessité, par suite d’une opération manquée ou non consommée, ou à la demande du défendeur (Peel, p. 789; Kerr, par. 31). Même si ces catégories distinctes existent indépendamment les unes des autres, elles reposent chacune sur l’existence d’une quelconque injustice en permettant au défendeur de conserver l’avantage qu’il avait reçu au détriment du demandeur.
[37] Dans la dernière moitié du vingtième siècle, les tribunaux ont commencé à reconnaître les principes communs qui sous‑tendent ces catégories distinctes et, sur ce fondement, ils ont élaboré [traduction] « un cadre qui peut expliquer toutes les obligations découlant de l’enrichissement sans cause » (L. Smith, « Demystifying Juristic Reasons » (2007), 45 Rev. can. dr. comm. 281, p. 281; voir également Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436, et Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423, le juge Laskin, dissident). Selon ce cadre d’analyse rationnel, le demandeur aura gain de cause dans son action pour enrichissement sans cause s’il peut démontrer : a) que le défendeur s’est enrichi; b) que le demandeur a subi un appauvrissement correspondant; et c) que l’enrichissement du défendeur et l’appauvrissement correspondant du demandeur ont eu lieu en l’absence d’un motif juridique (Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, p. 848; Garland, par. 30; Kerr, par. 30‑45). Bien que le cadre d’analyse rationnel de l’enrichissement sans cause et les catégories coexistent (Kerr, par. 31‑32), les parties en l’espèce n’ont présenté des observations qu’au titre du premier. Les présents motifs sont rédigés sur cette base.
[38] Cette approche rationnelle en matière d’enrichissement sans cause est souple et permet aux tribunaux de préciser dans quelles circonstances la justice et l’équité exigent qu’une partie restitue un avantage à une autre. Le recouvrement ne se fait donc pas uniquement dans les cas qui s’inscrivent dans les catégories par lesquelles on considérait traditionnellement comme injuste la conservation de l’avantage ainsi reçu (Kerr, par. 32). Comme l’a fait remarquer la juge McLachlin dans Peel (p. 788) :
L’on constate donc que le principe d’application générale à trois volets reconnu par notre Cour comme le fondement de l’action pour enrichissement sans cause procède des catégories traditionnelles de recouvrement. Ces catégories constituent l’essence du principe, quoique celui‑ci puisse les déborder de manière à ce que le droit puisse évoluer avec la souplesse qui s’impose pour tenir compte des perceptions changeantes de la justice.
[39] La justice et l’équité sont au cœur du litige opposant Michelle à Risa, deux parties innocentes. De plus, et pour compliquer les choses, le règlement de ce litige oblige la Cour à examiner les éléments d’une action pour enrichissement sans cause qui s’appliquent dans un contexte faisant intervenir plusieurs parties. Conformément à son entente verbale avec Lawrence, Michelle a versé environ 7 000 $ en primes à la compagnie d’assurance entre 2000 et 2013, en échange du droit de demeurer la bénéficiaire désignée de la police. Toutefois, lorsque Lawrence est décédé, le produit de l’assurance (qui totalisait 250 000 $) devait être versé par la compagnie d’assurance non pas à Michelle, mais à Risa — la personne que Lawrence avait subséquemment désignée comme bénéficiaire irrévocable, contrairement à l’obligation contractuelle qu’il avait envers Michelle. Ainsi, l’enrichissement de Risa s’est avéré beaucoup plus important que la perte des sommes déboursées par Michelle. De plus, Risa avait le droit de recevoir le produit de la police de la part de la compagnie d’assurance puisqu’elle était désignée comme bénéficiaire irrévocable, conformément aux art. 190 et 191 de la Loi sur les assurances.
[40] Ces circonstances inhabituelles soulèvent deux questions distinctes à l’égard du droit de l’enrichissement sans cause. Premièrement, quelle est la juste mesure de l’appauvrissement de Michelle, et dans quel sens « correspond »‑t‑il au gain de Risa? Deuxièmement, le cadre législatif applicable fournit‑il un motif juridique justifiant l’enrichissement de Risa et l’appauvrissement correspondant de Michelle — et, dans la négative, peut‑on établir un motif juridique sur un autre fondement? Je me pencherai sur chacune de ces questions à tour de rôle.
(1) L’enrichissement de Risa et l’appauvrissement correspondant de Michelle
[41] Les deux premiers éléments de l’action pour enrichissement sans cause requièrent l’enrichissement du défendeur et l’appauvrissement correspondant du demandeur. Ces deux éléments sont étroitement liés; ils font tous deux l’objet d’une analyse économique simple, et les considérations de morale et de principe entrent en jeu plutôt à l’étape de l’analyse portant sur le motif juridique (Kerr, par. 37; Garland, par. 31). Pour établir que le défendeur s’est enrichi et que le demandeur a subi un appauvrissement correspondant, il faut démontrer que quelque chose de valeur — un « avantage tangible » — est passé du dernier au premier (Kerr, par. 38; Garland, par. 31; Peel, p. 790; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575, par. 15). La Cour a dit des éléments d’enrichissement et d’appauvrissement qu’ils rendent compte « du même phénomène, mais sous des angles différents » (Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660 (« IPFPC »), par. 151), et qu’ils sont donc « essentiellement comme les deux côtés d’une pièce de monnaie » (Peter, p. 1012).
[42] Les parties en l’espèce ne contestent pas que Risa s’est enrichie à hauteur de 250 000 $ grâce à son droit de recevoir le produit de l’assurance à titre de bénéficiaire irrévocable. Le juge de première instance a conclu en ce sens (par. 27), et cette conclusion n’est pas contestée dans le présent pourvoi.
[43] Outre l’enrichissement du défendeur, le demandeur qui plaide l’enrichissement sans cause doit aussi établir qu’il a subi un appauvrissement correspondant. Selon le professeur McInnes, cet élément sert à expliquer que le demandeur est la personne ayant qualité pour demander la restitution contre un défendeur qui s’est enrichi sans cause (M. McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution (2014), p. 149; voir également Peel, p. 789‑790, et Kleinwort Benson Ltd. c. Birmingham City Council, [1997] Q.B. 380 (C.A.), p. 393 et 400). Même si la conservation de l’avantage par le défendeur peut être qualifiée d’injuste, le demandeur n’a aucun droit de recouvrement contre ce défendeur s’il n’a subi aucune perte, ou s’il a subi une perte qui n’a rien à voir avec le gain du défendeur. En fait, le demandeur doit démontrer que la perte qu’il a subie correspond au gain du défendeur, en ce qu’il existe un certain lien de causalité entre les deux (Pettkus, p. 852). En clair, l’opération qui a permis au défendeur de s’enrichir doit également avoir causé l’appauvrissement du demandeur, ce qui permet d’affirmer que le défendeur s’est enrichi au détriment du demandeur (P. D. Maddaugh et J. D. McMamus, The Law of Restitution (éd. feuilles mobiles), p. 3‑24). Bien que la nature de la correspondance entre ce gain et la perte puisse varier d’un cas à l’autre, cette correspondance sert de fondement au droit du demandeur de demander la restitution contre le défendeur qui s’est enrichi sans cause. Le professeur McInnes explique que [traduction] « la conception canadienne d’un “appauvrissement correspondant” met en relief à juste titre le lien crucial entre le gain du défendeur et la perte du demandeur » (The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, p. 149).
[44] Les autorités sur ce point indiquent clairement que la mesure de l’appauvrissement du demandeur ne se limite pas à ses dépenses, ni à l’avantage qui lui a été pris directement. En fait, le concept de « perte » englobe également l’avantage qui n’a jamais été en la possession du demandeur mais qui, selon le tribunal, lui serait revenu s’il n’avait pas plutôt été remis au défendeur (Citadelle (La), Cie d’assurances générales c. Banque Lloyds du Canada, [1997] 3 R.C.S. 805, par. 30). Cette interprétation est logique parce que, dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même : le défendeur s’enrichit dans une situation où le demandeur s’appauvrit. Tel que l’a énoncé succinctement le juge La Forest dans Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, p. 669‑670 :
Lorsqu’on parle de restitution, on parle généralement de rendre à autrui ce qu’on lui a pris (restitution du bien) ou l’équivalent de sa valeur (indemnisation). Comme l’a souligné la Cour d’appel en l’espèce, [l’intimée] n’ayant en fait jamais été propriétaire du bien‑fonds [en cause], celui‑ci ne peut lui être « rendu ». Toutefois, les deux juridictions inférieures ont conclu que si [l’appelante] ne l’avait pas intercepté, [l’intimée] aurait acquis ce bien‑fonds. Dans l’arrêt Air Canada [. . .], à la p. 1203, j’ai dit que le droit en matière de restitution « sert plutôt à garantir que, dans le cas où un demandeur a été privé d’une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, cette richesse lui sera rendue. En l’espèce, le recouvrement pour fins de restitution est égal au gain réalisé par la [défenderesse] aux dépens de la [demanderesse]. » (Je souligne.) À mon avis, le fait que [l’intimée en l’espèce] n’ait jamais été propriétaire du bien‑fonds ne devrait pas l’empêcher de demander la restitution : voir Birks, An Introduction to the Law of Restitution, aux pp. 133 à 139. [L’appelante] s’est donc enrichie aux dépens de [l’intimée]. [Souligné dans l’original.]
Bien que l’arrêt Lac Minerals porte en grande partie sur l’abus de confiance et le manquement à une obligation fiduciaire de la part de la défenderesse, le juge La Forest a fait les remarques qui précèdent dans le contexte de son analyse du cadre à trois volets de l’enrichissement sans cause tel qu’il a été appliqué dans cette affaire. J’estime donc que ces remarques sont applicables à l’analyse en l’espèce.
[45] Le passage précité indique aussi que l’élément d’appauvrissement correspondant ne requiert pas l’octroi direct, par le demandeur au défendeur, de l’avantage en litige (voir McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, p. 155, mais aussi les p. 156‑183; Maddaugh et McCamus, The Law of Restitution, p. 35‑1). Cette conception de la correspondance entre la perte et le gain a également été reconnue dans l’approche civiliste du Québec en droit de l’enrichissement sans cause :
La théorie de l’enrichissement injustifié n’exige pas que l’enrichissement passe directement du patrimoine de l’appauvri à celui de l’enrichi. L’appauvri recherche à qui son appauvrissement a profité. C’est à l’enrichi qu’il incombe alors de trouver une justification juridique de son
enrichissement.
(Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67, p. 79; voir aussi Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259, p. 1278‑1279.)
[46] Après avoir abordé les éléments de l’enrichissement et de l’appauvrissement correspondant selon l’analyse économique simple, je suis d’avis que Michelle est privée du droit de recevoir l’intégralité du produit de la police (d’une valeur de 250 000 $), et qu’il y a la correspondance nécessaire entre cet appauvrissement et le gain de Risa. Quant à l’étendue de l’appauvrissement de Michelle, je suis d’avis que la quantification de sa perte ne devrait pas se limiter à ses débours — c’est‑à‑dire la somme de 7 000 $ qu’elle a versée en primes entre 2000 et 2013. Conformément à son obligation contractuelle, elle a effectué ces paiements durant 13 ans en échange du droit de recevoir le produit de la police de la compagnie d’assurance au décès de Lawrence. Toutefois, Lawrence a plutôt conféré ce droit à Risa, faisant ainsi défaut de respecter son obligation contractuelle. Si Lawrence avait respecté sa part du marché avec Michelle plutôt que de désigner Risa à titre de bénéficiaire irrévocable, le droit au versement du produit de la police serait revenu à Michelle. Au final, cependant, Michelle a non seulement perdu la somme qu’elle a versée en primes. Elle a été privée de la chose même pour laquelle elle a payé, c’est‑à‑dire le droit de réclamer la somme de 250 000 $ en produit d’assurance.
[47] Donc, pour être clair, c’est en raison du droit conféré par l’entente verbale à Michelle qu’elle a été privée de la pleine valeur du produit de l’assurance. Dans d’autres cas où le demandeur croyait en général que l’assuré aurait dû le désigner bénéficiaire, mais qu’il ne pouvait pas par ailleurs, en droit ou en equity, être considéré comme le bénéficiaire des sommes assurées, il sera vraisemblablement impossible de conclure que le demandeur a joui à quelque moment que ce soit du droit de toucher ces sommes ou qu’elles lui revenaient. Dans de tels cas, le bénéficiaire désigné à bon droit ne s’enrichit pas aux dépens d’un demandeur qui n’avait pas droit à l’origine aux sommes assurées, d’où le fait que le demandeur n’aura pas subi d’appauvrissement correspondant équivalant à la totalité du produit de l’assurance (Love c. Love, 2013 SKCA 31, 359 D.L.R. (4th) 504, par. 42).
[48] Mes collègues les juges Gascon et Rowe abordent différemment la perte de Michelle. Ils sont d’avis qu’un demandeur ne peut invoquer le principe de l’enrichissement sans cause pour « [protéger ses] attentes contractuelles [. . .] contre des tiers innocents » (par. 104). Bien qu’ils conviennent que le principe de droit canadien interdisant l’enrichissement sans cause s’applique lorsqu’un demandeur a perdu une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, ils soutiennent que « le bien attendu a généralement été restitué lorsqu’il y avait manquement à un devoir en equity » et ont distingué la présente situation du cas où le demandeur avait « une attente contractuelle valable » de recevoir un bien (par. 104).
[49] À mon avis, il n’est pas utile, dans le contexte de l’enrichissement sans cause, de distinguer les attentes fondées sur une obligation contractuelle des attentes en cas de manquement à un devoir en equity (voir les motifs de mes collègues, par. 104). La démarche rigoureuse qui s’applique à l’élément de l’appauvrissement correspondant met plutôt l’accent sur la perte réelle du demandeur — c’est‑à‑dire le bien qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait — et sur la question de savoir si cette perte correspond à l’enrichissement du défendeur, de sorte qu’il soit possible d’affirmer que ce dernier s’est enrichi au détriment du premier. Comme l’ont fait remarquer les professeurs Maddaugh et McCamus dans leur ouvrage The Law of Restitution, ce qui rend difficile ce genre d’affaires mettant en jeu des bénéficiaires déçus, c’est entre autres
[traduction]
l’application rigide de l’élément de « l’appauvrissement correspondant » ou du « détriment » comme s’il fallait que l’avantage reçu par le défendeur ait été transféré du demandeur ou corresponde aux dépenses engagées par le demandeur. [. . .] [L]a restitution d’un avantage reçu d’un tiers peut fort bien servir de fondement au recouvrement. Dans le contexte qui nous occupe, on peut normalement dire que l’avantage a de toute manière été reçu au détriment du demandeur, en ce sens que, n’eût été l’omission à tort de mettre en œuvre l’arrangement en question, le demandeur aurait reçu l’avantage. [Je souligne; p. 35‑21.]
Je suis d’accord. En l’espèce, vu le fait que Michelle a respecté sa part du marché, qu’elle a maintenu la police en vigueur en payant les primes, qu’elle n’est pas décédée avant Lawrence et, malgré tout, qu’elle n’a pas reçu ce qui était prévu en fait dans le contrat, il paraît artificiel de prétendre que sa perte était autre que le droit de recevoir la totalité du produit de l’assurance.
[50] Vu sous cet angle, il est tout aussi clair que Risa s’est enrichie au détriment de Michelle. Premièrement, le paiement des primes par Michelle a non seulement permis à Risa de s’enrichir — un fait reconnu par le juge de première instance : [traduction] « Le changement de désignation et la réception ultérieure du produit de la police par [Risa] n’auraient pas été possibles si [Michelle] n’avait pas exécuté ses obligations prévues dans l’entente » (par. 48). Fait plus important encore, la désignation de Risa comme bénéficiaire lui a donné le droit statutaire de recevoir le produit de l’assurance, ce qui laisse nécessairement entendre que Michelle n’y avait pas droit en vertu de la loi en dépit du fait qu’elle disposait d’un droit contractuel, découlant de l’entente conclue avec Lawrence, de demeurer désignée comme bénéficiaire. Puisque Risa a reçu le bénéfice qui aurait autrement été conféré à Michelle, la correspondance requise existe : la première s’est enrichie au détriment de la seconde.
[51] Mes collègues contestent aussi cette proposition. Ils affirment que tout appauvrissement de Michelle est attribuable au fait qu’il lui est impossible, sur le plan pratique, de recouvrer quoi que ce soit de la succession insolvable de Lawrence. Par conséquent, selon eux, ce que Risa a reçu — un droit reconnu par la loi au produit — diffère de l’appauvrissement de Michelle — ce qu’ils caractérisent comme la capacité d’exercer ses droits contractuels à l’encontre de la succession de Lawrence (par. 111). Encore une fois, je ne suis pas d’accord; puisque Risa a reçu précisément ce que Michelle devait recevoir en vertu du contrat et ce à quoi elle avait par ailleurs droit (étant donné qu’elle a respecté sa part du marché), il me semble évident que Risa s’est enrichie au détriment de Michelle. En clair, ce n’est pas simplement que Risa a obtenu un avantage de valeur équivalent à l’appauvrissement de Michelle. C’est plutôt que Risa a obtenu précisément ce que Michelle a perdu : le droit au versement du produit de la police d’assurance‑vie de Lawrence. J’ajouterais aussi que l’insolvabilité de la succession de Lawrence se traduit simplement par l’impossibilité pour Michelle de recouvrer sa perte en intentant une action en violation de contrat contre la succession de Lawrence, mais cela ne l’empêche pas de présenter une action pour enrichissement sans cause contre Risa. Le fait que le demandeur ait une réclamation contractuelle contre un défendeur ne l’empêche pas de faire valoir sa cause au moyen d’une cause d’action distincte contre un autre défendeur, si cette façon de faire lui paraît plus avantageuse (Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, p. 206).
[52] Je suis donc d’avis de conclure que les éléments requis de l’enrichissement et de l’appauvrissement correspondant sont tous deux présents en l’espèce. La faculté de la compagnie d’assurance de payer le produit de l’assurance au profit de Risa a effectivement appauvri Michelle [traduction] « à hauteur du produit de l’assurance payable en faveur de [Risa] » (décision de la Cour d’appel, par. 208 (le juge Lauwers, dissident)).
[53] À la lumière de ces constatations, l’ordonnance de la Cour d’appel — qui a été rendue sur consentement des parties et exige que la somme de 7 000 $ du produit soit versée à Michelle et que le solde soit versé à Risa — ne peut être confirmée sur le fondement de principes. Si l’existence d’un motif juridique permettant à Risa de conserver les sommes assurées est établie, Michelle sera forcément déboutée de son action et Risa aura droit à l’intégralité des 250 000 $. En l’absence d’un tel motif juridique, toutefois, l’action pour enrichissement sans cause de Michelle sera accueillie, et elle aura droit à la restitution de cette somme.
(2) Absence d’un motif juridique
[54] Ayant établi un enrichissement et un appauvrissement correspondant, Michelle doit tout de même démontrer, pour avoir gain de cause, que l’enrichissement de Risa à son détriment n’est pas justifié par un motif en droit ou en equity. Comme l’a fait remarquer le juge Cromwell dans l’arrêt Kerr (par. 40) :
Le troisième élément d’une action pour enrichissement sans cause est qu’il doit y avoir eu un avantage et un appauvrissement correspondant sans motif juridique. En somme, ni le droit ni les exigences de la justice ne permettent au défendeur de conserver l’avantage conféré par le demandeur, rendant la conservation de l’avantage « injuste » dans les circonstances de l’affaire. . . [Je souligne.]
[55] Cette interprétation du motif juridique est cruciale pour les besoins du présent pourvoi. Le troisième élément de l’action pour enrichissement sans cause s’attache fondamentalement à la justification du fait que le défendeur a conservé l’avantage qui lui a été conféré aux dépens du demandeur ou, autrement dit, à la question de savoir si un motif juridique justifie l’opération ayant entraîné l’enrichissement du défendeur et l’appauvrissement correspondant du demandeur. S’il existe un tel motif juridique, le défendeur sera justifié de conserver l’avantage reçu au détriment du demandeur, et ce dernier sera conséquemment débouté de son action. La doctrine de l’enrichissement sans cause consiste fondamentalement à annuler le transfert d’un avantage qui a eu lieu sans motif en droit ou en equity. Comme l’a mentionné la juge McLachlin dans Peter (p. 990), « [c]’est à cette étape que le tribunal doit vérifier si l’enrichissement et le désavantage, moralement neutres en soi, sont “injustes” ».
[56] Dans l’arrêt Garland, la Cour a jeté un éclairage sur ce qu’il faut démontrer au juste pour satisfaire à l’élément du motif juridique de l’analyse de l’enrichissement sans cause — et, en particulier, au sujet de la question de savoir si ce troisième élément exige que les litiges soient tranchés « en concluant à l’existence d’un “motif juridique” justifiant l’enrichissement du défendeur », ou plutôt « en se demandant si le demandeur avait une raison concrète d’exiger la restitution » (par. 41; citant Garland c. Consumers’ Gas Company Ltd. (2001), 57 O.R. (3d) 127 (C.A.), par. 105). Afin d’éliminer l’incertitude entre ces deux approches opposées, le juge Iacobucci a formulé une analyse du motif juridique qui comporte deux étapes.
[57] À la première étape, le demandeur doit démontrer qu’aucune des catégories « établies » de motifs juridiques ne justifie que le défendeur conserve l’avantage au détriment du demandeur : le contrat, la disposition légale, l’intention libérale et les autres obligations valides imposées par la common law, l’equity ou la loi (Garland, par. 44; Kerr, par. 41). Si l’une ou l’autre de ces catégories s’applique, l’analyse prend fin; l’action du demandeur est forcément vouée à l’échec puisque le défendeur sera justifié de conserver l’avantage contesté. Par exemple, le demandeur n’aura pas droit au recouvrement dans le cas où il a conféré un avantage au défendeur sous la forme d’un don, puisqu’il n’y a rien d’injuste pour le défendeur à conserver une somme d’argent qui lui a été donnée par le demandeur (et qui a ainsi entraîné l’appauvrissement correspondant de ce dernier). Ces catégories établies limitent de cette manière la subjectivité et le pouvoir discrétionnaire inhérents à l’analyse de l’enrichissement sans cause et aident à établir les limites de la cause d’action (Garland, par. 43).
[58] Si le demandeur parvient à démontrer qu’aucune des catégories établies de motifs juridiques ne s’applique, il aura alors établi une preuve prima facie et le tribunal passe alors à la deuxième étape de l’analyse. À ce stade, le défendeur a l’occasion de réfuter la preuve prima facie du demandeur en démontrant qu’il existe un autre motif de refuser le recouvrement (Garland, par. 45). Le défendeur a l’obligation de facto de démontrer pourquoi il devrait conserver ce dont il s’est enrichi. Pour décider si cela est possible, le tribunal doit tenir compte de deux facteurs : les attentes raisonnables des parties et l’intérêt public (Garland, par. 46; Kerr, par. 43).
[59] Cette analyse en deux étapes du motif juridique a été conçue pour établir un équilibre entre le besoin de prévisibilité et de stabilité, d’une part, et l’importance d’appliquer la doctrine de l’enrichissement sans cause avec souplesse et compte tenu de notre perception changeante de la justice, d’autre part.
(a) Première étape — Aucune des catégories établies ne s’applique dans les circonstances
[60] Suivant la première étape du cadre établi dans l’arrêt Garland, il faut se demander si un motif juridique appartenant à une catégorie établie justifie de refuser le recouvrement. Michelle soutient qu’aucune de ces catégories ne s’applique dans les circonstances de l’espèce. Pour sa part, Risa est d’avis que la Loi sur les assurances exigeait que le produit de la police lui soit versé exclusivement en tant que bénéficiaire validement désignée, de sorte que la loi applicable constitue un motif juridique de refuser le recouvrement demandé par Michelle.
[61] La question principale à cette étape de l’analyse est donc de savoir si la désignation du bénéficiaire effectuée conformément aux par. 190(1) et 191(1) de la Loi sur les assurances — laquelle, combinée à la police d’assurance de Lawrence, révèle clairement que c’est à Risa que revient le produit de la police d’assurance — établit un motif juridique permettant à Risa de conserver ce produit étant donné la réclamation de Michelle. Autrement dit, la question peut être formulée comme suit : y a‑t‑il un aspect de ce cadre législatif qui justifie le fait que Risa s’est enrichie au détriment de Michelle? Dans l’affirmative, l’action de Michelle sera forcément rejetée.
[62] Mes collègues sont en désaccord avec cette proposition. À leur avis, il suffit de démontrer qu’il existe un motif juridique quelconque justifiant l’enrichissement du défendeur, et qu’il n’est donc pas nécessaire de démontrer que l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant sont survenus sans motif juridique. Avec égards, cette proposition va à l’encontre des directives claires données par la Cour dans Kerr (par. 40, reproduit au par. 54 des présents motifs) et ignore l’impact des catégories reconnues de motifs juridiques énoncées dans l’arrêt Garland. Chacune de ces catégories démontre une relation entre le demandeur et le défendeur qui justifie que l’avantage ait été transféré du premier au deuxième. Se concentrer exclusivement sur le motif de l’enrichissement du défendeur, c’est faire abstraction de cet élément important du droit relatif à l’enrichissement sans cause.
[63] Deux catégories de motifs juridiques peuvent s’appliquer dans les circonstances de l’espèce : la disposition légale et l’obligation imposée par la loi. La disposition légale est une catégorie générale qui entre en jeu dans diverses circonstances, y compris dans « les cas où la loi prescrit l’enrichissement du défendeur au détriment du demandeur, comme lorsqu’une loi valide empêche le recouvrement » (Kerr, par. 41 (je souligne)). La catégorie des obligations imposées par la loi opère sensiblement de la même façon, en interdisant le recouvrement lorsqu’un texte de loi prescrit expressément ou implicitement le transfert de richesse du demandeur au défendeur. Bien qu’il y ait indubitablement un degré de chevauchement entre ces deux catégories distinctes, ce qui importe pour les besoins du présent pourvoi est que l’action du demandeur sera nécessairement rejetée si un texte de loi prévoit un motif pour l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant, faisant ainsi obstacle au recouvrement en cas d’enrichissement sans cause. Comme le signalent les professeurs Maddaugh et McCamus dans The Law of Restitution :
[traduction] . . . cela va peut‑être de soi que l’enrichissement sans cause ne sera pas établi dans tous les cas où la loi prescrit l’enrichissement du défendeur au détriment du demandeur. Le paiement de taxes validement imposées peut être considéré comme injuste par certains, mais leur paiement ne donne pas droit au recouvrement. [Je souligne; notes de bas de page omises; p. 3‑28.]
[64] La jurisprudence étaye amplement cette proposition. Parmi les questions soulevées dans le Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445 (« Renvoi sur la TPS »), il y avait celle de savoir si les fournisseurs inscrits aux termes de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, c. E‑15 , qui engagent des dépenses pour percevoir la taxe sur les produits et services au nom du gouvernement fédéral peuvent recouvrer ces dépenses auprès de ce dernier sous forme de restitution. S’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour, le juge en chef Lamer a répondu à cette question par la négative :
Aux termes de la Loi sur la TPS, les dépenses engagées pour la perception et la remise de la TPS incombent aux fournisseurs inscrits. Cette situation représente certainement un fardeau pour ces fournisseurs et un avantage pour le gouvernement fédéral. Toutefois, il s’agit précisément du fardeau que prévoit la loi. Il existe donc un motif juridique pour que le gouvernement fédéral conserve cet avantage à moins que les dispositions elles‑mêmes ne soient ultra vires. [Je souligne; p. 47.]
[65] Une question semblable a été soulevée dans Gladstone c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 21, [2005] 1 R.C.S. 325. Dans cette affaire, les intimés ont été accusés, en vertu de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1970, ch. F‑14, d’avoir récolté et tenté de vendre de grandes quantités de rogue de hareng. Le ministère des Pêches et des Océans a saisi et vendu la rogue de hareng, et l’appelante, la Couronne du chef du Canada, a retenu le produit de la vente en attendant l’issue du litige. Les procédures ont finalement été suspendues, et le produit net de la vente a été versé aux intimés. Toutefois, comme la Couronne a refusé de payer les intérêts ou toute autre somme additionnelle, les intimés ont demandé la restitution de 132 000 $, au motif que la Couronne s’était enrichie sans cause en conservant le produit de la vente pendant la durée de la saisie. S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, le juge Major a rejeté cette demande pour les motifs suivants :
En l’espèce, le législateur a adopté des dispositions régissant la pêche commerciale. Il a établi un régime complet qui traite de la saisie et de la restitution des objets saisis. Ce régime prescrit expressément la restitution du poisson, des objets ou du produit de leur vente, et il a été appliqué. Des intérêts ou quelque autre montant additionnel auraient pu être accordés à titre gracieux, mais cela n’a pas été fait. La validité de la Loi sur les pêches n’a pas été contestée avec succès et n’aurait pas pu l’être non plus. Par conséquent, la Loi constitue un motif juridique justifiant tout enrichissement accessoire qui peut s’être produit dans le cadre de son application. Il s’ensuit que la demande fondée sur l’enrichissement injuste échoue. [par. 22]
Bref, selon le juge Major, il était clair que, puisque le régime législatif précisait ce qui devait être restitué, tout ce qui n’était pas visé par les catégories énoncées pouvait être conservé par la Couronne. Autrement dit, la Loi sur les pêches prévoyait que la Couronne conserverait un avantage dans certaines situations.
[66] Ces décisions illustrent des cas où la loi a empêché le recouvrement fondé sur l’enrichissement sans cause. Il convient de souligner que dans chacun des cas, le recouvrement a été refusé parce que la loi en cause exigeait expressément ou implicitement le transfert de richesse entre le demandeur et le défendeur, et justifiait par conséquent que le défendeur conserve l’avantage qu’il avait reçu au détriment du demandeur. Ainsi, la loi applicable peut être interprétée comme « refusant » ou « interdisant » le recouvrement par voie de restitution, et constitue ainsi un motif juridique justifiant le fait que le défendeur conserve l’avantage.
[67] Que devrait‑on alors penser des par. 190(1) et 191(1) de la Loi sur les assurances? Le premier permet à l’assuré d’identifier la personne à qui les sommes assurées devront être versées au décès de l’assuré et, conjugué au contrat d’assurance, il enjoint à l’assureur de verser le produit à la personne ainsi désignée. Le par. 191(1), quant à lui, dispose que cette désignation peut être faite de manière irrévocable.
[68] Puisqu’une loi interdira le recouvrement pour enrichissement sans cause lorsqu’elle exige (soit en termes exprès, soit par déduction nécessaire) que le défendeur se soit enrichi au détriment du demandeur, les dispositions de la Loi sur les assurances peuvent donc constituer un motif juridique justifiant l’enrichissement du défendeur vis‑à‑vis de tout appauvrissement correspondant que l’assureur pouvait avoir subi au moment où les sommes assurées sont finalement versées. Pour cette raison, toute action pour enrichissement sans cause intentée par l’assureur contre le bénéficiaire désigné (révocable ou irrévocable) serait forcément rejetée à ce stade‑ci; les droits et obligations statutaires et contractuels qui existent dans ce contexte justifient l’enrichissement du bénéficiaire au détriment de l’assureur (Saskatchewan Crop Insurance Corp. c. Deck, 2008 SKCA 21, 307 Sask. R., par. 47‑54).
[69] La désignation valide d’un bénéficiaire en vertu de la Loi sur les assurances a également été jugée comme étant un motif juridique qui fait obstacle au droit d’un tiers à l’intégralité de la prestation de décès dans des situations où ce tiers a payé une partie des primes en croyant à tort qu’il ou elle était le bénéficiaire désigné. Dans Richardson (Estate Trustee of) c. Mew, 2009 ONCA 403, 96 O.R. (3d) 65, le défunt avait maintenu la désignation de sa première épouse comme bénéficiaire d’une police d’assurance‑vie. Sa deuxième épouse, qui n’avait pas de droit contractuel d’être nommée bénéficiaire, croyait à tort qu’il avait effectué un changement de bénéficiaire en sa faveur, et elle a payé une partie des primes de la police d’abord à partir d’un compte de banque qu’elle partageait avec le défunt et, ensuite, à même son propre compte de banque. Elle a demandé l’imposition d’une fiducie par interprétation en sa faveur sur le produit de la police d’assurance, soutenant qu’aucun motif juridique ne justifiait l’enrichissement de la première épouse. Même en acceptant que la deuxième épouse ait pu subir un appauvrissement correspondant, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la conclusion du premier juge selon laquelle la désignation valide d’un bénéficiaire en vertu de la Loi sur les assurances constituait un motif juridique qui faisait obstacle au droit de la deuxième épouse d’obtenir les sommes assurées payables à la première épouse du défunt. Je tiens à faire remarquer que la demanderesse dans cette affaire réclamait une fiducie par interprétation sur toute la prestation de décès, et non seulement le remboursement de tout paiement effectué sur la base de sa croyance erronée; la Cour d’appel n’a pas décidé si elle aurait droit au remboursement de ces paiements, et nous ne sommes pas saisis de cette question aujourd’hui.
[70] Or, il s’agit en l’espèce de savoir si une désignation effectuée conformément aux par. 190(1) et 191(1) de la Loi sur les assurances fournit un motif en droit ou en justice permettant à Risa de conserver la prestation en litige malgré le droit contractuel antérieur de Michelle de demeurer la bénéficiaire désignée et, par conséquent, de recevoir le produit de la police d’assurance. Autrement dit, la loi empêche‑t‑elle le recouvrement dans le cas d’un demandeur qui, comme Michelle, est privé de l’avantage de la police d’assurance dans des circonstances comme celles de l’espèce? À mon sens, la réponse est négative. Rien dans la Loi sur les assurances ne peut être considéré comme excluant les droits que peuvent avoir, en common law ou en equity, d’autres personnes que le bénéficiaire désigné sur le produit de la police d’assurance. Comme l’a expliqué notre Cour dans Rawluk c. Rawluk, [1990] 1 R.C.S. 70, à la p. 90, le « législateur est présumé ne pas s’écarter du droit existant “sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire” » (voir aussi Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la Fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298). Dans KBA Canada Inc. c. 3S Printers Inc., 2014 BCCA 117, 59 B.C.L.R. (5th) 273, par exemple, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que la Personal Property Security Act, R.S.B.C. 1996, c. 359, prévoyait un [traduction] « ensemble complet de règles déterminant l’ordre de priorité » « conçues pour remplacer les règles alambiquées issues de la common law, de l’equity et de la loi qui font régner la complexité et l’incertitude en droit des sûretés mobilières » (par. 21 et 27, citant Banque de Montréal c. Innovation Credit Union, 2010 CSC 47, [2010] 3 R.C.S. 3). Dans ces circonstances, il n’était pas « possible d’établir les priorités en fonction des principes de la common law ou de l’equity » (par. 22). Inversement, bien que la Loi sur les assurances prévoie le mécanisme de désignation des bénéficiaires et que ces derniers aient par le fait même droit au versement du produit de la police d’assurance, aucune partie de cette loi ne s’applique avec la « clarté incontestable » voulue pour exclure l’existence de droits contractuels ou en equity à ce produit d’assurance une fois que celui‑ci a été versé au bénéficiaire désigné.
[71] Le raisonnement formulé par la juge McKinlay (tel était alors son titre) de la Haute Cour de justice de l’Ontario dans Shannon c. Shannon (1985), 50 O.R. (2d) 456, est particulièrement instructif à cet égard. À l’instar de Michelle, la demanderesse dans Shannon était l’ancienne épouse d’un assuré qui avait accepté par contrat de la nommer à titre de seule bénéficiaire de la police d’assurance‑vie en son nom, et [traduction] « de ne jamais révoquer cette désignation dans le futur » (p. 458). Peu de temps après, et en contravention de son obligation contractuelle, l’assuré a furtivement changé la désignation du bénéficiaire en faveur de sa nièce et de son neveu. Il est décédé plusieurs années plus tard, et lorsque la demanderesse a découvert le changement de désignation, elle a intenté une action dans laquelle elle invoquait son droit au produit de l’assurance‑vie de son ancien époux. La juge McKinlay a conclu en sa faveur et a formulé les observations suivantes (p. 461) :
[traduction] Il semble ressortir du par. 167(2) [le prédécesseur du par. 190(2) de la Loi sur les assurances] que l’assuré peut en tout temps avant le dépôt d’une déclaration irrévocable modifier ou révoquer une désignation existante par voie de déclaration.
Les défendeurs sont d’avis que c’est précisément ce que l’assuré a fait, et que toute conclusion de la cour à l’égard d’une fiducie en faveur de la demanderesse donnerait à penser que la cour tente d’annuler une disposition législative claire.
Or, la Loi sur les assurances fournit un cadre législatif visant à protéger l’assuré, l’assureur et les bénéficiaires; l’equity impose des obligations de conscience aux parties sur le fondement de leur relation et de leurs rapports les unes avec les autres qui ne relèvent pas du champ d’application de la loi. Lorsqu’il a conclu l’entente de séparation avec sa femme, le défunt s’est engagé à maintenir la police en vigueur, ce qu’il a fait; il s’est également engagé à la maintenir en vigueur au bénéfice de sa femme, ce qu’il n’a pas fait. [Je souligne.]
[72] La décision Shannon étaye donc la proposition que, même si la Loi sur les assurances peut conférer au bénéficiaire le droit au versement du produit de l’assurance, elle [traduction] « n’écarte pas expressément l’existence de droits qui ne relèvent pas de ses dispositions » (p. 461). De même, dans Chanowski c. Bauer, 2010 MCBA 96, 258 Man. R. (2d) 244, la Cour d’appel du Manitoba a admis que les tribunaux reconnaissent volontiers que les droits contractuels au produit d’une police d’assurance peuvent s’exercer au détriment des bénéficiaires désignés :
[traduction]
En général, les tribunaux imposent des fiducies par interprétation à titre de réparation dans des circonstances factuelles où le défunt n’a pas respecté une entente concernant les prestations d’assurance‑vie. Cela se produit la plupart du temps dans des cas où le mari a signé un accord de séparation par lequel il promettait de garder son ex‑femme comme bénéficiaire de sa police d’assurance‑vie et il a rompu sa promesse avant sa mort en désignant comme bénéficiaire son épouse actuelle ou un autre membre de la famille.
[73] Si l’on tient pour acquis que des droits contractuels de réclamer le produit d’une police d’assurance peuvent exister hors de la Loi sur les assurances, une désignation irrévocable au sens de cette loi peut‑elle constituer néanmoins un motif juridique justifiant l’appauvrissement de Michelle? À mon avis, la réponse est non. Il en est ainsi parce que les dispositions statutaires applicables n’exigent ni expressément ni implicitement qu’un bénéficiaire conserve le produit à l’encontre d’un demandeur ayant intenté une action pour enrichissement sans cause qui est privé de son droit contractuel antérieur de réclamer ce produit à la mort de l’assuré. En n’écartant pas les droits antérieurs qui pourraient avoir été accordés par contrat ou en equity à des tiers sur ce produit, la Loi sur les assurances permet au bénéficiaire irrévocable de recevoir les sommes assurées qui peuvent être visées par des droits antérieurs, mais elle ne confère donc pas à ce bénéficiaire un droit absolu à ces sommes (Shannon, p. 461). En clair, la loi oblige la compagnie d’assurance à payer Risa, mais elle ne conférait pas à cette dernière le droit de conserver le produit à l’encontre de Michelle, dont le contrat avec Lawrence prévoit en termes exprès qu’elle paierait toutes les primes pour son seul bénéfice. Que ce soit par mention directe ou par déduction nécessaire, la loi (a) n’empêche pas le tiers privé de son droit contractuel de réclamer le produit de l’assurance en faisant valoir avec succès une allégation d’enrichissement sans cause contre le bénéficiaire désigné — à titre révocable ou irrévocable — ni (b) n’interdit d’imposer une fiducie par interprétation dans des circonstances comme celles de l’espèce (voir Central Guaranty Trust Co. c. Dixdale Mortgage Investment Corp. (1994), 24 O.R. (3d) 506 (C.A.); voir aussi KBA Canada).
[74] C’est pourquoi les dispositions applicables de la Loi sur les assurances se distinguent d’autres textes de loi qui, selon les tribunaux, empêchent le recouvrement, comme les dispositions statutaires valides exigeant le paiement de taxes au gouvernement (voir Renvoi sur la TPS, p. 476‑477; Zaidan Group Ltd. c. London (City) (1990), 71 O.R. (2d) 65 (C.A.), p. 69, conf. par [1991] 3 R.C.S. 593). Dans ce contexte, l’action pour enrichissement sans cause du demandeur doit échouer parce que la loi permet au défendeur de s’enrichir même si le demandeur subit un appauvrissement correspondant. On ne peut toutefois en dire autant du cadre législatif en cause dans la présente affaire; rien dans la Loi sur les assurances ne justifie le fait que Michelle, qui a le droit contractuel de réclamer le produit de la police d’assurance, soit néanmoins privée de ce droit au profit de Risa.
[75] Qui plus est, le fait que la décision Shannon a été rendue avant les arrêts Soulos et Garland m’apparaît sans importance (décision de la Cour d’appel, par. 84 et 89). Bien que ces arrêts nous aident à comprendre le droit en matière de fiducie par interprétation et d’enrichissement sans cause, ils ne minent d’aucune manière la conclusion tirée dans Shannon concernant l’effet de la Loi sur les assurances dans des circonstances comme celles de la présente affaire.
[76] Les juges majoritaires de la Cour d’appel sont parvenus à la conclusion contraire sur cette question. Ayant examiné le régime législatif régissant les désignations de bénéficiaire en Ontario, le juge Blair a conclu que le cadre de la Loi sur les assurances [traduction] « penche fortement en faveur du versement du produit de polices d’assurance‑vie aux personnes désignées bénéficiaires irrévocables, alors qu’il continue également à reconnaître le droit de l’assuré, en tout temps avant une telle désignation, de modifier ou de révoquer la désignation du bénéficiaire qui n’appartient pas à cette catégorie » (par. 83). Il a conclu sur ce fondement que le régime législatif en vertu duquel Risa a été désignée bénéficiaire irrévocable de la police d’assurance‑vie de Lawrence fournissait un motif juridique lui permettant de recevoir le produit, car il constituait à la fois une disposition légale et une obligation statutaire (par. 99).
[77] Avec égards, je ne souscris pas à deux aspects des motifs du juge Blair. Premièrement, il a estimé que la question en litige était celle de savoir si les dispositions applicables de la Loi sur les assurances, en vertu desquelles Risa avait été désignée bénéficiaire irrévocable, constituaient un motif juridique permettant à Risa de recevoir le produit de l’assurance (par. 26(iii) et 83). À mon avis, ce n’est pas la bonne façon d’aborder la troisième étape de l’analyse de l’enrichissement sans cause. Comme je l’ai déjà dit, les sources indiquent que le tribunal devrait concentrer son examen non seulement sur la raison pour laquelle le défendeur a reçu l’avantage, mais également sur la question de savoir si la loi donne au défendeur le droit de conserver cet avantage à l’encontre du demandeur privé en conséquence. En l’espèce, la Loi sur les assurances éteint‑elle la demande fondée sur l’enrichissement sans cause présentée par le demandeur au détriment duquel le bénéficiaire désigné s’est enrichi (Renvoi sur la TPS, p. 477; Kerr, par. 31)? Compte tenu du point de vue exprimé plus tôt dans les présents motifs, je suis d’avis que la Loi sur les assurances ne le fait pas.
[78] Deuxièmement, le juge Blair a accordé beaucoup d’importance à la distinction entre les bénéficiaires révocables et les bénéficiaires irrévocables, ainsi qu’à la certitude et à la prévisibilité associées au régime statutaire régissant les désignations à titre irrévocable. Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’un bénéficiaire désigné à titre irrévocable a un [traduction] « droit prévu par la loi de demeurer le bénéficiaire désigné », et a donc « droit aux sommes assurées à moins de consentir à la révocation de sa désignation » (par. 82), je ne suis toujours pas convaincue que l’art. 191 de la Loi sur les assurances puisse être interprété comme interdisant la restitution à un tiers qui établit que ce bénéficiaire irrévocable ne peut, en toute conscience, conserver ces sommes malgré l’action pour enrichissement sans cause de ce tiers. Pour reprendre les termes des professeurs Maddaugh et McCamus, [traduction] « le fait que l’assureur est obligé en vertu de la loi, implicitement, si ce n’est directement, de verser les sommes assurées au bénéficiaire irrévocable n’empêche pas le recouvrement par le premier bénéficiaire lorsque la conservation des sommes par le bénéficiaire irrévocable constituerait un enrichissement sans cause » (The Law of Restitution, p. 35‑16). Par conséquent, le fait que Risa a été désignée conformément au par. 191(1) de la Loi sur les assurances, par opposition au par. 190(1), ne lui est d’aucun secours contre Michelle dans les circonstances de la présente affaire.
[79] Je ferais également remarquer que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont refusé d’[traduction] « aller jusqu’à dire que la désignation d’un bénéficiaire à titre irrévocable en vertu de la Loi sur les assurances l’emporte toujours contre un demandeur antérieur » (par. 91), mais ils ont néanmoins conclu que cette loi l’emportait sur le demandeur antérieur en l’espèce. C’est avec cette dernière affirmation que je suis en désaccord; comme je l’ai dit précédemment, je suis d’avis que le régime statutaire n’empêche pas le demandeur ayant un droit contractuel antérieur d’avoir gain de cause dans une action pour enrichissement sans cause contre le bénéficiaire désigné.
[80] Mes collègues sont d’avis que la Loi sur les assurances fournit un motif juridique pour l’enrichissement de Risa, parce qu’elle prévoit précisément que, dès qu’il est versé au bénéficiaire irrévocable, le produit est à l’abri des réclamations des créanciers de l’assuré. Ils soutiennent que, puisque « les droits de Michelle sont de nature contractuelle, cela fait d’elle une créancière de la succession de Lawrence et elle n’a donc pas droit au produit suivant la Loi sur les assurances » (par. 122). Bien qu’il ne soit pas contesté que Michelle a peut‑être un droit d’action contre la succession de Lawrence, à mon avis elle est aussi une personne au détriment de laquelle Risa s’est enrichie — et elle a donc la qualité requise pour intenter une action pour enrichissement sans cause contre Risa. Par ailleurs, bien que la Loi sur les assurances empêche expressément les créanciers d’intenter des poursuites sur le fondement d’une obligation de la succession de l’assuré, elle ne dispose pas « de façon incontestablement claire » qu’une action pour enrichissement sans cause — c.‑à‑d. fondée sur une autre cause d’action — intentée contre le bénéficiaire désigné par un demandeur qui a également le droit contractuel de réclamer le produit de l’assurance doit nécessairement échouer.
[81] Pour tous les motifs qui précèdent, je fais mienne la conclusion à laquelle est parvenu le juge Lauwers, dissident en Cour d’appel : [traduction] « [L]’application de la Loi sur les assurances ne fait aucunement obstacle au droit de [Michelle] au produit de l’assurance réclamé par [Risa], ni n’influe sur ce droit », de sorte qu’en l’espèce, la loi « ne constitue pas une disposition légale permettant à [Risa] de conserver le produit de l’assurance‑vie » (par. 229).
[82] Personne n’ayant laissé entendre qu’une autre catégorie établie de motif juridique s’appliquerait dans les circonstances, je conclus à ce premier stade que Michelle a établi une preuve prima facie.
(b) Deuxième étape — Les considérations d’intérêt public militent en faveur de Michelle
[83] La deuxième étape de l’analyse du motif juridique donne au défendeur l’occasion de réfuter la preuve prima facie du demandeur en établissant qu’il existe un motif résiduel de refuser le recouvrement. À ce stade, divers autres facteurs entrent en jeu, comme les attentes raisonnables des parties et les arguments de morale et d’intérêt public — y compris les facteurs relatifs à la façon dont les parties structurent leur union (Garland, par. 45‑46; Pacific National Investments, par. 25; Kerr, par. 44‑45).
[84] Il est clair que les deux parties s’attendaient à toucher le produit de la police d’assurance‑vie. D’après l’entente verbale, Michelle avait un droit contractuel de demeurer désignée comme bénéficiaire tant qu’elle continuait de payer les primes et maintenait la police en vigueur durant la vie de Lawrence. Certes, elle aurait pu mieux protéger ses intérêts en obligeant Lawrence à la désigner à titre irrévocable, mais ses attentes à l’égard des sommes assurées — découlant de l’entente verbale — sont manifestement raisonnables et légitimes.
[85] Risa, en revanche, s’attendait à recevoir les sommes assurées au décès de Lawrence du fait qu’elle avait été validement désignée comme bénéficiaire irrevocable. Or, comme elle a été désignée après que Lawrence et Michelle eurent conclu l’entente verbale, je suis d’avis que l’attente de Risa ne peut l’emporter sur le droit contractuel antérieur de Michelle de demeurer la bénéficiaire désignée, peu importe si Risa savait que Michelle l’était en fait. Pour reprendre les conclusions du juge de première instance :
[traduction] Même si rien n’indique que [Risa] savait que [Michelle] payait les primes de la police, elle savait que [Lawrence] n’était pas en mesure de le faire. Elle affirme qu’elle croyait que le frère [de Lawrence] payait les primes, mais il n’y a rien au dossier concernant la motivation ou l’intention du frère qui rendrait raisonnable cette croyance de [Risa]. [par. 49]
[86] De plus, je ne suis pas convaincue que la nature orale de l’entente entre Michelle et Lawrence mine les attentes de Michelle, ou sert de considérations d’intérêt public favorisant la conservation du produit par Risa. La force juridique des ententes non écrites est reconnue depuis longtemps par les tribunaux de common law. Et bien que les ententes privées puissent dans certains cas donner lieu à des situations où les parties ne comprennent pas la signification juridique de leur entente ou ne voulaient pas lui donner une telle signification, ce n’est pas le cas en l’espèce; les parties ne contestent pas la conclusion selon laquelle Michelle et Lawrence ont bel et bien conclu une entente verbale, aux termes de laquelle la première paierait les primes de la police et, en échange, aurait droit au produit de la police au décès du dernier (décision de la Cour supérieure de justice, par. 17; décision de la Cour d’appel, par. 22). En fait, l’existence de l’entente verbale est clairement corroborée par le fait que Michelle a payé les primes à la suite de sa séparation d’avec Lawrence.
[87] En dernier lieu, il me semble que les facteurs résiduels soulevés à cette étape de l’analyse établie dans l’arrêt Garland militent en faveur de Michelle, puisque sa contribution au paiement des primes a effectivement permis de maintenir la police d’assurance en vigueur et rendu possible le droit de Risa de recevoir le produit au décès de Lawrence. Qui plus est, il serait déplorable de négliger le fait que Lawrence a amené Michelle par la ruse à payer les primes de la police au bénéfice d’une autre personne de son choix.
[88] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de conclure que Risa ne s’est pas acquittée du fardeau de réfuter la preuve prima facie de Michelle. Par conséquent, Michelle a établi chacun des éléments requis de l’action pour enrichissement sans cause.
B. La réparation appropriée : l’imposition d’une fiducie par interprétation
[89] Pour remédier à l’enrichissement sans cause, le tribunal accorde une restitution qui peut prendre deux formes : une réparation personnelle ou une réparation fondée sur le droit de propriété. La réparation personnelle est essentiellement une dette ou une obligation pécuniaire — p. ex. des dommages‑intérêts — dont l’exécution peut être réclamée par le demandeur contre le défendeur (Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38, p. 47). Dans la plupart des cas, cette réparation sera suffisante pour parvenir à la restitution, et elle peut donc être considérée comme la réparation « par défaut » pour remédier à l’enrichissement sans cause (Lac Minerals, p. 678; Kerr, par. 46).
[90] Dans certains cas, toutefois, le tribunal peut accorder au demandeur une réparation fondée sur le droit de propriété, c’est‑à‑dire la possibilité [traduction] « de faire respecter ses droits à l’égard d’un bien en particulier » (McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, p. 1295). La réparation fondée sur le droit de propriété la plus répandue et la plus importante pour remédier à l’enrichissement sans cause est la fiducie par interprétation — une réparation qui, selon le juge Dickson (plus tard juge en chef),
est imposé[e] indépendamment de l’intention de créer une fiducie, et son but est de remédier à un résultat autrement injuste. C’est un outil général, souple et juste qui permet aux tribunaux d’apprécier toutes les circonstances de l’espèce, y compris les contributions respectives des parties, et de déterminer le droit de propriété véritable.
(Pettkus, p. 843‑844)
[91] Bien que la fiducie par interprétation soit un puissant outil de réparation, on ne peut l’accorder dans toutes les circonstances où le demandeur établit le bien‑fondé de son allégation d’enrichissement sans cause. En fait, les tribunaux n’assujettiront le bien contesté à une fiducie par interprétation que si le demandeur peut établir deux choses : premièrement, qu’une réparation personnelle serait insuffisante; et deuxièmement, que la contribution du demandeur à la base de l’action a un lien ou un rapport de causalité avec le bien qui serait grevé d’une fiducie par interprétation (IPFPC, par. 149; Kerr, par. 50‑51; Peter, p. 988). Et même lorsque le tribunal estime qu’une fiducie par interprétation serait une réparation convenable, elle ne sera imposée que dans la mesure de la contribution proportionnelle du demandeur (directe ou indirecte) à l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien (Kerr, par. 51; Peter, p. 997‑998).
[92] Le juge de première instance a conclu que Michelle avait établi avoir droit à l’intégralité du produit de la police d’assurance‑vie sur le fondement de l’enrichissement sans cause, et, par conséquent, il a ordonné à Risa de détenir ce produit en fiducie par interprétation pour le compte de Michelle (par. 52). Il a précisément conclu que Michelle avait démontré [traduction] « un “lien ou un rapport de causalité” clair entre ses contributions, qui ont continué pendant toute la durée de la police, et le produit de la police » (par. 50).
[93] Même si mon analyse du droit de Michelle au recouvrement pour remédier à l’enrichissement sans cause diffère de celle du juge de première instance, je ne vois aucune raison de modifier sa conclusion concernant l’à‑propos d’imposer une fiducie par interprétation dans les circonstances. Habituellement, l’octroi d’une réparation pécuniaire conviendrait dans les cas où le bien en jeu est de l’argent. Or, en l’espèce, le produit d’assurance en litige a été déposé au greffe du tribunal et il est facile de lui imposer une fiducie par interprétation. En outre, si l’on ordonne que l’argent consigné au tribunal soit versé à Risa, puis que Michelle fasse exécuter le jugement à l’encontre de Risa en personne, cela compliquerait inutilement le processus permettant à Michelle d’obtenir la réparation à laquelle elle a droit. Cela ferait naître aussi le risque que l’argent soit dépensé ou pris entre‑temps par d’autres créanciers.
[94] De plus, le juge de première instance a conclu que le paiement des primes par Michelle avait un lien de causalité avec le maintien en vigueur de la police en vertu de laquelle Risa s’est enrichie. Puisque chacun de ces versements a permis de maintenir la police en vigueur et que le droit de Risa en tant que bénéficiaire désignée a forcément privé Michelle de son droit contractuel de toucher l’intégralité du produit de l’assurance, je suis d’avis d’imposer une fiducie par interprétation à hauteur du produit en faveur de Michelle.
[95] Le pourvoi étant ainsi tranché, point n’est besoin de décider si l’arrêt Soulos de notre Cour devrait être interprété comme interdisant le recours à la fiducie par interprétation, outre les cas d’enrichissement sans cause et de conduites fautives, comme le manquement à une obligation fiduciaire. De même, la mesure dans laquelle notre Cour aurait incorporé, dans Soulos, les « fiducies institutionnelles anglaises traditionnelles » au cadre d’analyse des fiducies par interprétation imposées en guise de réparation déborde la portée du présent pourvoi. Ces questions demeurent certes en suspens, mais j’estime qu’il vaudra mieux les étudier à une autre occasion.
VI. Conclusion
[96] Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi sans frais et d’ordonner l’imposition d’une fiducie par interprétation en faveur de Michelle sur le produit de la police d’assurance, ainsi que les intérêts accumulés, et, par conséquent, le retrait de ces sommes du greffe du tribunal et leur versement au bénéfice de Michelle.
Version française des motifs rendus par
Les juges Gascon et Rowe —
I. Introduction
[97] Le présent pourvoi est sans aucun doute difficile à trancher. Michelle et Risa sont deux victimes innocentes de la rupture de contrat de Lawrence et elles méritent beaucoup de sympathie. Michelle a versé environ 7 000 $ pour garder en vigueur une police d’assurance moyennant la promesse qu’elle toucherait le produit si Lawrence mourait pendant la durée de la police. Risa s’est occupée de Lawrence et l’a soutenu durant 13 ans et elle s’attendait, en tant que bénéficiaire irrévocable, à toucher ce produit s’il mourait. La promesse trahie de Lawrence ayant été mise au jour, Michelle réclame l’imposition d’une fiducie par interprétation sur le produit en invoquant l’enrichissement sans cause ou la « bonne conscience », alors que Risa insiste pour dire que sa désignation en tant que bénéficiaire irrévocable est inattaquable.
[98] Malheureusement, le décès d’une personne s’accompagne parfois d’incertitude et de conflit au sujet du patrimoine laissé par le défunt. Le litige qui en découle peut entraîner pendant longtemps le blocage de fonds que le défunt comptait utiliser pour soutenir les êtres qui lui sont chers, ce qui ajoute des difficultés financières à la tragédie. Afin de soustraire le produit d’une police d’assurance‑vie à pareille querelle, le législateur ontarien a habilité les titulaires d’une police d’assurance‑vie à désigner un « bénéficiaire à titre irrévocable » (Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, par. 191(1)). Une telle désignation assure que le versement du produit de la police puisse être effectué à l’abri des réclamations visant la succession, ce qui confère une certitude tant à l’assuré qu’à l’assureur et au bénéficiaire. Il y a lieu de donner pleinement effet à cette disposition.
[99] Il n’y a aucune raison d’imposer une fiducie par interprétation dans les circonstances de la présente affaire. Nous convenons avec le juge Blair, de la Cour d’appel de l’Ontario, que Michelle n’a pas établi la nécessité d’imposer une fiducie par interprétation fondée sur la « bonne conscience » (2017 ONCA 182, 134 O.R. (3d) 721). Nous nous appuyons sur ses motifs pour trancher ce moyen d’appel. Nous convenons en outre que Michelle n’a pas établi le bien‑fondé d’une action pour enrichissement sans cause. À cet égard, nous nous dissocions des juges majoritaires de la Cour sur la question de savoir s’il est possible de démontrer l’enrichissement sans cause au vu des faits de l’espèce. Michelle n’a fait que revendiquer des droits contractuels au produit et n’a pas prouvé qu’elle détenait un intérêt propriétal ou en equity dans le produit lui‑même. À notre avis, il n’y a aucun appauvrissement corrélatif entre les attentes contractuelles non réalisées de Michelle et l’enrichissement de Risa. En outre, la Loi sur les assurances fournit un motif juridique clair à l’appui de tout enrichissement dont aurait bénéficié Risa par le biais de la perte subie par Michelle en tant que créancière de la succession insolvable de Lawrence. Exposer les désignations irrévocables de bénéficiaires aux contestations des créanciers de l’assuré risque de constituer une recette parfaite pour entraîner des litiges, une situation que le législateur souhaitait manifestement éviter. Ainsi, pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Analyse
A. Le droit d’action de Michelle
[100] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont eu raison de dire, en parlant du droit d’action de Michelle, qu’elle avait conclu un contrat avec Lawrence afin d’obtenir le produit de la police et qu’elle se servait de ce contrat pour avoir droit à la restitution des fonds sur la base du principe de l’enrichissement sans cause. D’après l’affidavit de Michelle, le contrat visait à faire en sorte qu’elle ait le [traduction] « droit de toucher le produit de la police » en échange du paiement des primes (d.a., p. 138). Il est cependant difficile de voir en quoi le contrat qu’elle a déposé en preuve donne naissance à un droit de propriété sur le produit. Le simple fait d’être désigné bénéficiaire ne donne pas droit au produit avant la mort de l’assuré. Le droit de réclamer le produit ne se matérialise qu’au décès de l’assuré. De plus, à titre de bénéficiaire révocable, Michelle n’avait pas le droit de contester la nouvelle désignation, si ce n’est en poursuivant Lawrence pour rupture de contrat. Par conséquent, les seuls droits que possédait Michelle à l’égard du contrat d’assurance‑vie lorsque Lawrence est décédé étaient ses droits contractuels.
[101] Si elle avait présenté des demandes différentes et un dossier plus étoffé, Michelle aurait peut‑être été en mesure d’établir que le contrat lui accordait un intérêt propriétal dans le produit par le truchement d’une cession en equity de la chose non possessoire de Lawrence. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu à juste titre que cette voie de recours n’avait jamais été régulièrement portée à l’attention du juge de première instance, et Michelle n’a pas non plus défendu cette thèse. On ne peut donc considérer qu’en invoquant seulement des droits contractuels, Michelle a un droit de propriété sur le produit. Son entente avec Lawrence ne doit plutôt être comprise que comme le droit contractuel de rester la bénéficiaire désignée de la police pendant qu’elle en paie les primes. Si Lawrence était mort alors qu’elle était désignée bénéficiaire, Michelle aurait ainsi touché le produit, mais le contrat lui‑même ne peut conférer à Michelle un droit sur le produit en soi.
[102] Bien sûr, Lawrence a contrevenu à ses obligations contractuelles en désignant Risa bénéficiaire irrévocable, ce qui a permis à cette dernière de toucher le produit de la police lors du décès de Lawrence. Même si Michelle avait un droit d’action contre la succession de Lawrence pour rupture de contrat, l’insuffisance d’actifs dans la succession a rendu tout recours inutile. Le pourvoi formé par Michelle devant notre Cour a plutôt pour objet d’annuler le prétendu enrichissement sans cause de Risa, une bénéficiaire innocente de la rupture de contrat de Lawrence.
[103] Risa a fait valoir que l’enrichissement sans cause ne devrait pas servir à protéger les attentes envers un contrat valide. En fait, la possibilité d’invoquer l’enrichissement sans cause afin de poursuivre indirectement les bénéficiaires innocents d’une rupture de contrat suscite une grande controverse chez les universitaires. Le professeur Birks, bien que généralement favorable à la possibilité d’exercer des recours indirects, a opiné qu’une règle générale interdit de se soustraire à un contrat validement formé par la voie de l’enrichissement sans cause (P. Birks, Unjust Enrichment (2e éd. 2005), p. 90). Il prétend que cette règle existe notamment parce qu’une partie contractante [traduction] « ne doit pas esquiver le risque d’insolvabilité » inhérent aux rapports contractuels (p. 90). Le professeur Burrows reconnaît lui aussi l’existence de cette règle, vu la difficulté logique d’établir un lien de causalité entre l’appauvrissement du requérant et l’enrichissement du défendeur (A. Burrows, The Law of Restitution (3e éd. 2011), p. 70‑71). Dans la même veine, le professeur Virgo a relevé un « principe de lien contractuel » applicable à l’enrichissement sans cause voulant que les bénéficiaires indirects d’un avantage ne soient généralement pas tenus de le restituer (G. Virgo, The Principles of the Law of Restitution (3e éd. 2015), p. 105). En revanche, l’ouvrage de référence de lord Goff et du professeur Jones sur la restitution tend à indiquer qu’il n’y a aucune interdiction générale de cette nature et que le lien de causalité peut être établi à l’aide d’une simple analyse du « facteur déterminant » (Goff et Jones : The Law of Unjust Enrichment (9e éd. 2016), par. C. Mitchell, P. Mitchell et S. Watterson, p. 77 et 176). Ils précisent pourtant que les tribunaux devraient hésiter à octroyer de telles réparations lorsque celles‑ci auraient pour effet de saper un régime d’insolvabilité ou d’éviter la répartition du risque prévue au contrat (p. 77).
[104] Les sources canadiennes en la matière sont rares et nous ne voyons rien qui étaye l’opinion selon laquelle le principe de l’enrichissement sans cause protège les attentes contractuelles d’une personne contre des tiers innocents. Bien entendu, notre Cour a reconnu que le droit de la restitution garantit que, dans le cas où un demandeur a été privé d’une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, cette richesse lui sera rendue (Air Canada c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, p. 1202‑1203). Toutefois, le bien attendu a généralement été restitué lorsqu’un défendeur avait manqué à un devoir en equity (Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, p. 668‑670). Dans ces affaires, le défendeur, par un quelconque acte répréhensible, intercepte le bien autrement destiné au demandeur. Pour reprendre les termes employés dans Lac Minerals, « si [la défenderesse] ne l’avait pas intercepté », la demanderesse « aurait acquis ce bien‑fonds » (p. 669). Ce qui est d’une importance capitale, c’est que le demandeur n’a aucun recours contre le tiers. Son seul droit d’action vise la chose même qui se trouve entre les mains du défendeur. À notre avis, il y a lieu de distinguer cette situation du cas où la demanderesse a une attente contractuelle valide vis‑à‑vis le tiers (en l’occurrence Lawrence) suivant laquelle elle recevrait un bien, mais cette attente ne s’est pas réalisée en raison d’une insolvabilité qui empêche l’indemnisation complète du dommage causé par la rupture de contrat. Les enseignements que nous tirons de l’arrêt Lac Minerals sont résumés par les remarques du professeur McInnes sur l’octroi du bien attendu :
[traduction] Le demandeur a le droit d’exiger la réception d’un avantage qui, sous l’angle de la sécurité juridique, aurait été obtenu d’un tiers, n’eût été l’intervention du défendeur. La situation est cependant très différente s’il est possible d’accorder réparation simplement parce que le défendeur a réalisé un gain en profitant d’une occasion sans commettre d’acte répréhensible. [Nous soulignons.]
(M. McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution (2014), p. 179)
Si l’on permet aux demandeurs d’imposer des attentes contractuelles à des tiers innocents, on risque de « passer dangereusement de l’annulation de transferts injustifiés au dépouillement de profits non répréhensibles » (McInnes, p. 183).
[105] Michelle a évoqué plusieurs cas dits de « bénéficiaires déçus » à l’appui de son recours. Même si bon nombre de ces cas concernaient de tels recours indirects pour enrichissement sans cause, aucun d’entre eux ne justifie d’utiliser le principe de l’enrichissement sans cause pour exécuter indirectement une attente contractuelle non réalisée dans le but de toucher le produit d’une police. Dans un grand nombre de ces cas, on a prétendu que l’assuré comptait désigner un nouveau bénéficiaire, mais qu’il ne l’avait pas fait avant de mourir (voir p. ex. Love c. Love, 2013 SKCA 31, 359 D.L.R. (4th) 504, par. 10; Holowa Estate c. Stell‑Holowa, 2011 ABQB 23, 330 D.L.R. (4th) 693, par. 14; Richardson (Estate Trustee of) c. Mew, 2009 ONCA 403, 96 O.R. (3d) 65, par. 18; Roberts c. Martindale (1998), 55 B.C.L.R. (3d) 63 (C.A.), par. 17). Les tribunaux ont accordé des réparations pour enrichissement sans cause lorsque le défendeur avait renoncé à son droit à quelque avantage que ce soit (Holowa, par. 23 et 25; Roberts, par. 26). Nous estimons qu’il convient de distinguer ces cas où le défendeur a renoncé à son droit au produit et qu’ils sont par conséquent peu utiles.
[106] Les cas qui s’apparentent davantage au présent pourvoi sont ceux où l’assuré a changé de bénéficiaire en contravention d’une obligation en equity ou en common law (voir p. ex. Milne Estate c. Milne, 2014 BCSC 2112, 54 R.F.L. (7th) 328, par. 3; Ladner c. Wolfson, 2011 BCCA 370, 24 B.C.L.R. (5th) 43, par. 3; Schorlemer Estate c. Schorlemer (2006), 29 E.T.R. (3d) 181 (C.S.J. Ont.), par. 5; Steeves c. Steeves (1995), 168 N.B.R. (2d) 226 (B.R.), par. 29; Gregory c. Gregory (1994), 92 B.C.L.R. (2d) 133 (C.A.); Shannon c. Shannon (1985), 50 O.R. (2d) 456 (H.C.)). Dans ces affaires, les tribunaux ont généralement accordé le produit lorsqu’ils ont conclu que l’assuré était lié par une obligation en equity ou lorsque les droits de l’assuré étaient par ailleurs détenus en fiducie au profit du demandeur. Par exemple, dans Schorlemer, l’assuré avait désigné la défenderesse à titre de bénéficiaire en contravention d’un accord écrit de séparation, et la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que les droits de l’assuré étaient détenus en fiducie au profit de la demanderesse. De même, dans Gregory, Milne et Steeves, des affaires où l’assuré a changé de bénéficiaire en violation d’une ordonnance judiciaire, on a jugé que celle‑ci avait imposé une mise en tutelle à l’assuré au profit de la demanderesse. L’affaire Shannon portait bel et bien sur un accord contractuel rompu; par contre, comme nous l’expliquons en détail ci‑dessous, les motifs de la juge McKinlay nous semblent plutôt compatibles avec la conclusion selon laquelle l’accord écrit de séparation a créé en soi une fiducie. Quoi qu’il en soit, les questions sérieuses que pose l’exercice de droits contractuels par la voie de l’enrichissement sans cause n’ont pas été prises en compte dans Shannon.
[107] Ainsi, notre Cour est appelée en l’espèce à trancher des questions épineuses à propos de la façon dont un transfert de richesse est mesuré en matière d’enrichissement sans cause et du traitement qu’il convient de réserver aux réclamations qui en découlent dans l’analyse du motif juridique. Soyons clairs, nous ne voulons faire aucune remarque générale au sujet des affaires dites d’« esquive ». Mais lorsqu’on applique les faits plaidés et établis de l’espèce au droit actuel de l’enrichissement sans cause, nous ne pouvons nous convaincre que Michelle a droit à l’imposition d’une fiducie par interprétation sur l’ensemble du produit.
B. Appauvrissement correspondant
[108] Dans une action pour enrichissement sans cause, le demandeur doit prouver qu’il a subi un appauvrissement correspondant. Cette démonstration requiert un transfert de richesse selon une analyse économique simple (Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, par. 35; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, p. 990). Bien que les exemples les plus patents de transferts de ce genre se produisent dans les cas où il y a paiement et réception d’une somme d’argent (comme dans Garland et Air Canada), l’appauvrissement correspondant peut être établi dans la mesure où le demandeur a engagé une dépense au profit du défendeur (comme dans Peter) ou lorsque le défendeur a reçu un bien destiné au demandeur mais dans le but de commettre un délit (comme dans Lac Minerals). Dans ce type d’affaire, la question de la correspondance peut se passer de commentaire, mais il faut bien garder en tête l’importance de ce cadre au moment d’examiner d’autres cas où le lien entre le demandeur et le défendeur est moins évident. Quel que soit le contexte factuel à l’origine d’un transfert apparent de richesse du demandeur au défendeur, il est crucial que l’enrichissement du défendeur corresponde dans les faits à l’appauvrissement du demandeur. Comme l’explique notre Cour dans Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660, « les éléments d’enrichissement et d’appauvrissement rendent compte du même phénomène, mais sous des angles différents » (par. 151). L’enrichissement et l’appauvrissement sont « essentiellement comme les deux côtés d’une pièce de monnaie » (Peter, p. 1012).
[109] L’importance que revêt le caractère bilatéral de l’enrichissement sans cause ressort du fait que, contrairement à bien d’autres causes d’action, l’enrichissement sans cause permet au demandeur de recouvrer quelque chose du défendeur sans que ce dernier n’ait commis quelque faute que ce soit. Par exemple, le défendeur doit restituer au demandeur tout paiement qui lui a été versé par erreur. Lorsque la responsabilité du défendeur est engagée en l’absence d’une faute de sa part, le fondement normatif de cette responsabilité est strictement limité. Comme l’explique le professeur Smith :
[traduction] [l]a responsabilité stricte en matière d’enrichissement sans cause dépend à la fois d’un gain matériel du défendeur et d’une perte matérielle du demandeur. En outre, la perte et le gain doivent être deux côtés de la même médaille; il doit toujours y avoir un transfert de richesse du demandeur au défendeur. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons justifier la responsabilité au moyen d’une faille normative chez une partie à l’opération. [. . .] Un simple lien de causalité entre le demandeur et le défendeur ne suffit pas, pas plus que dans une action pour négligence, car il n’a pas une force normative suffisante.
(L. Smith, « Restitution : The Heart of Corrective Justice » (2001), 79 Tex. L. Rev. 2115, p. 2156).
Bien que formaliste en apparence, la correspondance entre l’appauvrissement et l’enrichissement est fondamentale. Selon le professeur McInnes, une correspondance appropriée [traduction] « s’entend du lien entre les parties — un plus et un moins en tant que manifestations contraires du même fait — qui identifie seulement le demandeur comme la personne pouvant réclamer la restitution » (McInnes, p. 149).
[110] La logique qui permet le recouvrement dans un cas d’enrichissement sans cause dicte aussi l’ampleur de toute restitution. Le défendeur ne peut être tenu de « restituer » au demandeur davantage que ce qu’il a reçu même si le demandeur a subi une perte plus grande que le gain du défendeur. Il n’y a aucune raison d’obliger le défendeur, une partie innocente, à restituer quoi que ce soit de plus. Inversement, le demandeur ne peut pas recouvrer du défendeur plus que ce qu’il a perdu. Il importe peu que le gain du défendeur excède la perte du demandeur. Ce dernier n’a qualité que pour se faire indemniser des pertes qu’il a subies. La responsabilité pour enrichissement sans cause se limite à « la moindre des deux sommes, l’enrichissement ou l’appauvrissement » (Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67, p. 77, cité dans McIness, p. 183).
[111] Il est suffisamment clair que, n’eût été les paiements de Michelle, la police d’assurance se serait éteinte et que, n’eût été la rupture de contrat de Lawrence, elle aurait été la bénéficiaire au moment de son décès. Nous estimons cependant que ces faits ne suffisent pas à établir que l’appauvrissement et l’enrichissement correspondent. Risa ne s’est pas enrichie aux dépens de Michelle. Une hypothèse l’illustre fort bien : supposons que la succession de Lawrence était solvable. Dans ce cas, Risa aurait conservé son enrichissement — le produit de l’assurance — et Michelle n’aurait subi aucun appauvrissement, car elle détiendrait alors une cause d’action pour rupture de contrat dont la valeur équivaut à celle du produit. Comment peut‑il alors y avoir correspondance si l’enrichissement et l’appauvrissement peuvent coexister en théorie? Risa ne s’enrichit pas aux dépens de Michelle parce que son enrichissement n’est pas tributaire de l’appauvrissement de cette dernière. Ce que Risa a reçu (un droit reconnu par la loi au produit) diffère de l’appauvrissement de Michelle (l’incapacité d’exercer ses droits contractuels); ce ne sont pas « deux côtés de la même médaille ». Il ne suffit pas que l’appauvrissement de Michelle équivaille au gain de Risa; ils doivent être [traduction] « forcément égaux », de sorte qu’il s’agit d’un « jeu à somme nulle » (L. D. Smith, « Three‑Party Restitution : A Critique of Birks’s Theory of Interceptive Subtraction » (1991), 11 Oxford J. Leg. Stud. 481, p. 482‑483, italiques ajoutés).
[112] À cet égard, nous constatons que les juges majoritaires cherchent à établir une correspondance entre l’enrichissement de Risa et l’appauvrissement de Michelle au motif que les contributions de Michelle aux paiements de prime ont gardé la police en vigueur. Le fait que Michelle a préservé la police n’indique toutefois pas si son appauvrissement correspond à l’enrichissement de Risa. Et même si les paiements de prime versés par Michelle pouvaient donner lieu à une correspondance suffisante, son appauvrissement devrait se limiter au montant de ses contributions, et non à ses attentes contractuelles. Son appauvrissement ne se mesure pas en fonction de la valeur de l’entente qui l’a incitée à payer les primes. Ce principe se dégage de l’arrêt Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575. Dans cette affaire, l’appelante avait cherché à faire maintenir une action pour enrichissement sans cause intentée contre la ville de Victoria pour des améliorations qu’elle avait apportées à des ouvrages publics conformément à un accord conclu avec cette dernière. La ville intimée avait modifié le zonage du projet de l’appelante à mi‑parcours des travaux, ce qui, soutenait l’appelante, avait sapé la raison d’être des améliorations. Le fait que l’appelante avait exécuté les travaux en application de leur accord n’a pas changé la portée de l’appauvrissement qu’elle a subi. La restitution à laquelle a eu droit l’appelante équivalait non pas aux profits qu’elle prévoyait réaliser grâce à l’accord, mais uniquement au coût de l’exécution des travaux qui avaient effectivement été réalisés gratuitement pour le compte de l’intimée. Par conséquent, même d’après la conception qu’ont les juges majoritaires de la correspondance, Michelle ne devrait avoir droit qu’au remboursement des paiements de prime.
[113] Selon nous, Michelle n’a pas établi un appauvrissement corrélatif entre le droit de Risa au produit de la police et son attente contractuelle non réalisée suivant laquelle elle serait nommée bénéficiaire. Puisque Risa a admis sa responsabilité à l’égard des quelques 7 000 $ payés en primes d’assurance, nous n’avons pas à nous demander si Michelle aurait été en mesure d’établir convenablement un appauvrissement correspondant de ce montant.
C. Motif juridique
[114] Même si l’on tient pour acquis l’existence d’un appauvrissement correspondant, nous ne pouvons conclure que Risa s’est enrichie sans cause aux dépens de Michelle. Il en est ainsi parce qu’un motif juridique justifie l’enrichissement de Risa : les dispositions de la Loi sur les assurances.
[115] Dans Garland, notre Cour a fixé le critère indiquant dans quelles circonstances il y a lieu d’annuler un transfert de richesse. Avant cet arrêt, les tribunaux canadiens avaient soit suivi les directives données par notre Cour dans Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436, qui suggérait une approche axée sur le motif juridique, soit adopté l’approche anglaise, qui consistait à chercher un élément « sans cause » pour annuler un transfert de richesse contesté (Garland, par. 40‑41). En présence de cette divergence d’opinions, le juge Iacobucci a confirmé la « façon proprement canadienne d’interpréter » le motif juridique en matière d’enrichissement sans cause (par. 42). En plus d’afficher clairement une préférence pour la conception du motif juridique, le juge Iacobucci a répondu aux critiques dont elle est l’objet. Reconnaissant qu’il est difficile de prouver un fait négatif — l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement d’un défendeur —, le juge Iacobucci a formulé une analyse en deux temps des motifs juridiques. Au premier stade de l’analyse, le demandeur doit prouver l’absence de motif juridique à partir d’une liste exhaustive de catégories établies, notamment une disposition législative et une obligation légale. Si le demandeur établit qu’il n’y a aucun motif juridique appartenant à l’une de ces catégories, il aura démontré qu’à première vue, la chose en litige doit lui être restituée. Au second stade de l’analyse, le défendeur peut réfuter la preuve prima facie en démontrant qu’il existe un autre motif de refuser le recouvrement (par. 45). Même s’ils devraient examiner « toutes les circonstances de l’opération » afin de décider s’il convient de refuser le recouvrement, les tribunaux doivent tenir compte de deux facteurs : « les attentes raisonnables des parties et les considérations d’intérêt public » (par. 46).
[116] Bien que le test se veuille souple et susceptible de tenir compte des « perceptions changeantes de la justice » (Garland, par. 43, Peel (municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, p. 788), il importe de se rappeler que ce qui était à l’origine de cette formulation du test, c’était le besoin « d’éviter que l’analyse du motif juridique soit “purement subjecti[ve]”, ajoutant à l’analyse de l’enrichissement injustifié un “pouvoir discrétionnaire incommensurable” inacceptable qui allait permettre le “cas par cas” » (Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269, par. 43, citant Garland, par. 40). Les attentes raisonnables des parties et les considérations d’intérêt public ne doivent donc être prises en compte qu’au second stade de l’analyse, pourvu que l’on ne constate aucun motif juridique établi (Kerr, par. 44‑45). Pour dire les choses simplement, si une catégorie établie de motif juridique s’applique, l’analyse prend fin et l’action fondée sur l’enrichissement sans cause est rejetée. Les attentes raisonnables et l’intérêt public ne sauraient écarter une catégorie établie de motif juridique lorsqu’on conclut à son application.
[117] Les circonstances propres à la demande de restitution de Michelle, une demande visant indirectement des tiers, exige une étude plus poussée de l’objet du motif juridique. C’est‑à‑dire, un motif juridique justifiant quoi? Les juges majoritaires laissent entendre à divers endroits qu’un motif juridique doit à la fois justifier l’enrichissement du défendeur et indiquer pourquoi cet enrichissement doit se faire aux dépens du demandeur. C’est cette approche qui semble avoir mené les juges majoritaires à attacher une grande importance à la distinction entre la réception et la conservation d’un avantage. Nous ne pouvons nous convaincre de l’utilité d’entreprendre cette tâche. Nous estimons plutôt suffisant de dire qu’un motif juridique doit uniquement justifier l’enrichissement du défendeur, comme cela a été constamment repris dans la jurisprudence (Kerr, par. 32; Garland, par. 30; Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, par. 66; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, p. 848).
[118] L’on peut aisément comprendre pourquoi cet aspect important du motif juridique peut être facilement négligé et laissé pour compte en bonne partie. Dans les cas paradigmatiques d’enrichissement sans cause où il y a seulement deux parties et le transfert se fait directement entre elles, les questions d’enrichissement et d’appauvrissement ne font bien souvent qu’une. Par exemple, si le transfert prend la forme d’un don du demandeur au défendeur, l’intention de donner du demandeur est à la fois un motif juridique justifiant la conservation de la richesse par le défendeur et un motif justifiant l’enrichissement du défendeur aux dépens du demandeur. Après tout, c’est le demandeur qui voulait faire le don à même ses actifs. À notre avis, le fait que, dans bien des cas, le motif juridique justifiant l’enrichissement du défendeur explique aussi pourquoi cet enrichissement se produit au détriment du demandeur n’en fait pas une exigence du test applicable.
[119] La situation est évidemment fort différente lorsque plusieurs parties sont concernées et que la richesse n’est pas transférée directement de l’une à l’autre. Dans les cas de ce genre, même s’il existe une raison expliquant pourquoi chacun a droit à une chose en particulier et pourquoi une autre personne n’y a plus droit, il sera pratiquement impossible de trouver une explication qui vise les deux scénarios à la fois. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un cas d’enrichissement sans cause, l’exemple qui suit est instructif. La personne qui reçoit une voiture pourrait la vendre à quelqu’un d’autre qui n’a aucun lien avec le donateur initial. Le donateur et l’acquéreur sont en fait des étrangers aux yeux de la loi. Dans ces situations, exiger la présence d’un motif qui explique en même temps pourquoi l’acquéreur a droit à la voiture et pourquoi le donateur n’y a plus droit revient à imposer un fardeau impossible. Pour dire les choses simplement, la raison pour laquelle l’acquéreur a la voiture n’est tout simplement pas la même pour laquelle le donateur ne l’a pas. Les rapports juridiques entre ces personnes s’opèrent par l’intermédiaire d’autres cadres juridiques et acteurs et ne se prêtent pas à une seule explication. Si l’analyse de l’enrichissement sans cause requiert que les motifs juridiques aient ce genre de pouvoir explicatif, les demandeurs parviendront presque toujours à prouver leur absence dans les cas mettant en cause plusieurs parties et des transferts indirects de richesse.
(1) La Loi sur les assurances établit un motif juridique justifiant l’enrichissement de Risa
[120] En l’espèce, la question qui se pose au premier stade de l’analyse est de savoir si une désignation de bénéficiaire faite en vertu des par. 190(1) et 191(1) de la Loi sur les assurances fournit un motif juridique permettant à Risa de recevoir et de conserver le produit de l’assurance. Pour répondre à cette question, il faut examiner les dispositions de la Loi sur les assurances et les rapports juridiques entourant le transfert (allégué). À notre avis, non seulement la Loi sur les assurances — conjuguée à la police d’assurance du défunt — prescrit explicitement le versement du produit à Risa, mais elle le prévoit expressément malgré le type même de réclamation présenté par Michelle.
[121] Selon le par. 191(1) de la Loi sur les assurances, l’assuré peut désigner un bénéficiaire à titre irrévocable dans une police d’assurance‑vie et lui accorder ainsi une protection spéciale. À partir du moment où elle est ainsi désignée, la personne en question a un droit sur la police elle‑même : le produit de l’assurance n’est pas sous l’emprise de l’assuré ni ne peut être réclamé par ses créanciers et le bénéficiaire doit consentir à tout changement subséquent de désignation d’un bénéficiaire. Puisqu’il est admis que Risa était la bénéficiaire validement désignée à titre irrévocable de la police, elle a droit au produit à l’abri de toutes les réclamations des créanciers de Lawrence. En somme, la directive de ce régime légal exhaustif, conjuguée à la police d’assurance du défunt, constitue un motif juridique justifiant l’enrichissement de Risa (Chanowski c. Bauer, 2010 MBCA 96, 258 Man. R. (2d) 244; Richardson; Love).
[122] Le fait que Michelle a conclu une entente avec Lawrence en vue de toucher le produit de la police ne compromet pas l’existence de ce motif juridique. Comme les droits de Michelle sont de nature contractuelle, cela fait d’elle une créancière de la succession de Lawrence et elle n’a donc pas droit au produit suivant la Loi sur les assurances. En effet, la Loi sur les assurances met explicitement les bénéficiaires irrévocables à l’abri des réclamations des créanciers du défunt. La version anglaise du par. 191(1) dispose que, quand l’assuré désigne un bénéficiaire à titre irrévocable, le produit de l’assurance « is not subject to the control of the insured, is not subject to the claims of the insured’s creditor and does not form part of the insured’s estate ». Donc, contrairement à ce que suggèrent les juges majoritaires, la Loi sur les assurances « exclu[t] l’existence de droits contractuels [. . .] [au] produit d’assurance » avec une clarté incontestable (motifs de la majorité, par. 70 (italiques ajoutés). La version française du par. 191(1) de la Loi est tout aussi claire, indiquant que les sommes assurées « ne peuvent être réclamées par les créanciers de l’assuré et ne font pas partie de sa succession ».
[123] L’historique de la Loi sur les assurances étaye lui aussi le droit de Risa de conserver le produit de l’assurance malgré la réclamation de Michelle. Cet historique révèle que les dispositions de la Loi sur les assurances visaient à protéger le droit des bénéficiaires de conserver le produit et ne permettaient aucunement au payeur des primes de supposer qu’il aurait droit à l’éventuel produit. Au tout début, les lois sur les assurances visaient en grande partie à s’assurer que le produit serve à subvenir aux besoins des bénéficiaires d’un assuré. En 1865, ce qui était à l’époque la province du Canada (laquelle englobait ce qui est aujourd’hui l’Ontario) a adopté une loi permettant à toute personne de conclure un contrat pour assurer sa vie au bénéfice de sa femme et de ses enfants et mettre le produit à l’abri des réclamations de tous ses créanciers (Act pour assurer aux femmes et aux enfants le bénéfice des assurances sur la vie de leurs maris et parents, S. Prov. C. 1865, 29 Vict., c. 17, art. 3 et 5). Plus tard, en 1884, comme le souligne le mémoire de Risa, [traduction] « la loi a permis à un groupe de bénéficiaires qui étaient des proches parents de l’assuré (appelés subséquemment les « bénéficiaires privilégiés ») d’obtenir l’exécution du contrat et d’ester en justice en leur nom. Elle l’a fait au moyen d’une fiducie légale en faveur des bénéficiaires privilégiés » (m.i., par. 73; voir aussi An Act to Secure to Wives and Children the Benefit of Life Insurance, S.O. 1884, c. 20, art. 5; E.H. McVitty, A Commentary on the Life Insurance Laws of Canada (1962), p. 36). Les versions subséquentes des lois de la province sur les assurances offraient également une protection aux « bénéficiaires à titre onéreux », soit des gens qui donnaient une contrepartie à l’assuré en échange de leur désignation en qualité de bénéficiaires (The Insurance Act, R.S.O. 1960, c. 190). Cependant, même sous ce régime, les bénéficiaires à titre onéreux n’étaient protégés que si une description écrite de la désignation avait été faite (par. 164(1) et art. 165).
[124] En 1962, de grands changements de principe ont été apportés à la Insurance Act, notamment l’abolition des fiducies légales et du statut de bénéficiaire à titre onéreux (McVitty, p. 36‑39 et 137‑138). Au lieu de défendre les intérêts des bénéficiaires au moyen d’une fiducie légale, la Insurance Act moderne reconnaissait aux bénéficiaires révocables une cause d’action leur permettant de faire exécuter à leur profit des contrats d’assurance contre l’assureur (Insurance Act, art. 195). La Insurance Act moderne a également [traduction] « modifié le régime de manière à enlever aux bénéficiaires tout contrôle ou intérêt propriétal sur le produit. Les seules exceptions étaient les bénéficiaires valablement désignés par l’assuré à titre irrévocable — un statut créé en 1962 — et les cessionnaires en règle » (m.i., par. 75). Ces changements au régime d’assurance ontarien témoignent de l’intention continue de la législature de mettre les bénéficiaires à l’abri des réclamations des créanciers de l’assuré et de souligner que le droit du bénéficiaire au produit n’est pas compromis par son statut de « simple volontaire ». Un bénéficiaire n’a pas plus ou moins droit au produit du fait de sa contribution aux primes de la police d’assurance. La Loi sur les assurances fait délibérément abstraction de la source des paiements de prime et fait perdre toute pertinence aux gestes des payeurs en ce qui concerne les bénéficiaires.
[125] Bien entendu, les bénéficiaires qui paient les primes ne sont pas laissés sans protection aucune par la Loi. Ces bénéficiaires — comme tout autre bénéficiaire — peuvent avoir priorité sur le produit de l’assurance en demandant d’être désignés bénéficiaires d’une police à titre irrévocable ou en requérant la cession de la police. Cela permet au destinataire d’une promesse de se protéger contre le risque d’inexécution de contrat. Faute de telles mesures, il n’y a aucune garantie pour les bénéficiaires qui paient des primes : la Loi sur les assurances fait explicitement et délibérément abstraction de la source des paiements de prime.
[126] Conformément au régime, les tribunaux ont refusé d’ordonner la restitution du produit de l’assurance lorsque le demandeur paie les primes de la police en croyant à tort qu’il a été nommé bénéficiaire. Dans Richardson, la demanderesse contestait le versement du produit de la police d’assurance contractée par son mari à son ex‑femme, la défenderesse, qui était restée la bénéficiaire désignée de la police. La demanderesse a fait valoir qu’elle avait payé les primes de la police en croyant erronément qu’elle était en fait la bénéficiaire désignée et, donc, que la défenderesse s’était injustement enrichie en conservant le produit. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision du juge saisi de la requête de rejeter l’action de la demanderesse fondée sur l’enrichissement sans cause. La contribution de la demanderesse aux paiements de prime n’a pas rendu injustifié l’enrichissement de la défenderesse. Un motif juridique justifiait son enrichissement : sa désignation à titre de bénéficiaire de la police.
[127] Si nous devions imposer aux motifs juridiques l’exigence qu’ils expliquent simultanément l’enrichissement du défendeur et la perte du demandeur, nous concevons mal comment la Loi sur les assurances pourrait alors constituer un motif juridique dans quelque litige portant sur le produit d’une assurance et impliquant un tiers. Si les demandeurs peuvent établir une correspondance quelconque relativement à une partie du produit — p. ex. au moyen du versement par erreur de primes —, la Loi sur les assurances ne fera probablement jamais obstacle à leur demande fondée sur l’enrichissement sans cause. Ce résultat nous paraît particulièrement troublant au regard de l’historique de cette loi; il contrecarrerait le choix délibéré du législateur de séparer le droit au produit du paiement des primes.
[128] Se fondant sur cette conception du motif juridique, les juges majoritaires n’estiment pas que la Loi sur les assurances puisse constituer pareil motif en l’espèce. À leur avis, il en est ainsi parce que la Loi sur les assurances n’écarte pas explicitement les droits d’action contractuels antérieurs de tiers sur le produit de la police d’assurance. Ils se fondent sur la décision de la Haute Cour de justice de l’Ontario dans Shannon et concluent qu’elle étaye la proposition [traduction] « que, même si la Loi sur les assurances peut conférer au bénéficiaire le droit au paiement du produit, elle “n’exclut pas expressément l’existence de droits non visés par ses dispositions” », notamment les droits contractuels comme ceux de Michelle (motifs de la majorité, par. 72).
[129] Nous convenons avec le juge Blair qu’on ne sait pas avec certitude quelle proposition est appuyée par la décision Shannon. Dans cette affaire, la demanderesse a soutenu qu’une fiducie avait été imposée sur l’accord de séparation et que la désignation d’autres bénéficiaires en violation de l’accord constituait une aliénation de biens en fiducie. Signalons que la désignation d’un autre bénéficiaire ne peut constituer une aliénation de biens en fiducie que si la fiducie a pris naissance au moment de la conclusion de l’accord. La juge McKinlay a expliqué qu’il serait injuste que les [traduction] « droits clairement accordés à la demanderesse par un accord conclu avec son mari pour une contrepartie valable lui soient enlevés en faveur d’une nièce et d’un neveu qui n’ont donné aucune contrepartie pour ces droits » (p. 461). Selon elle, une fiducie était imposée en faveur de la demanderesse sur le produit de la police d’assurance. Elle n’a pas précisé s’il s’agissait d’une fiducie délibérée (constituée au moment de sa création) ou par interprétation (réparatrice). Dans la mesure où les motifs laissent entendre que la désignation de bénéficiaires conformément à la Loi sur les assurances ne constitue pas un motif juridique parce que les bénéficiaires sont de simples volontaires, nous rejetons cet argument. L’objet même de cette loi est de remettre le produit de la police aux bénéficiaires en raison de leur désignation à ce titre, sans égard à leur contribution directe aux primes ou à l’assuré.
[130] On peut considérer plutôt que Shannon et la jurisprudence qui l’a suivie étayent la proposition selon laquelle, au vu des faits d’une affaire donnée, une entente de séparation peut donner naissance soit à une fiducie, soit à une obligation en equity sur le produit de l’assurance. En effet, c’est la proposition à l’appui de laquelle Shannon est couramment citée. Dans Fraser c. Fraser (1995), 9 E.T.R. (2d) 136, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, citant Shannon, a conclu que [traduction] « la convention visant à maintenir le bénéficiaire désigné dans l’accord de séparation équivaut à une désignation à titre irrévocable selon les dispositions de la Loi sur les assurances » (par. 18). Dans Ontario Teachers’ Pension Plan Board c. Ontario (Superintendent of Financial Services) (2004), 70 O.R. (3d) 61, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que, dans le cadre d’une pension acquise aux termes du régime de retraite des enseignants de l’Ontario, les prestations de décès avant la retraite avaient été valablement cédées à un ancien conjoint du participant au régime par suite d’un accord de séparation et que [traduction] « la personne qui se marie après la cession valide d’une prestation de décès avant la retraite à un ex‑conjoint ne devrait pas raisonnablement s’attendre à recevoir l’intérêt déjà cédé » (par. 62 (nous soulignons)). Dans Snider c. Mallon, la Cour supérieure de l’Ontario, citant Shannon, a déclaré que [traduction] « c’est donc un principe bien établi qu’un engagement pris dans un accord de séparation crée un droit fiduciaire qui protégera le bénéficiaire si l’auteur de l’engagement ne respecte pas celui‑ci » (par. 13). Il en va de même dans Bielny c. Dzwiekowski, [2002] I.L.R. I‑4018 (C.S.J. Ont.), où le tribunal a conclu que le [traduction] « droit relatif à la désignation de bénéficiaire à titre irrévocable dans des accords de séparation est établi depuis un certain temps » (par. 8, conf. par [2002] O.J. No. 508 (QL) (C.A.). Contrairement aux cas susmentionnés, l’intérêt de Michelle dans la police d’assurance découle non pas du contrat en soi, mais de la violation de celui‑ci.
[131] Nous ne sommes donc pas d’avis que la décision Shannon appuie la thèse selon laquelle une entente antérieure visant à désigner le bénéficiaire d’une police d’assurance suffit en soi à compromettre l’application d’un motif juridique établi. Un droit contractuel est insuffisant pour faire naître ce genre d’intérêt dans la police ou son produit. La décision Milne illustre ce principe : avant de mourir, le défunt, en violation d’une ordonnance rendue dans une instance en matière familiale, a remplacé la demanderesse, son ex‑conjointe, par sa conjointe actuelle à titre de bénéficiaire désignée. L’ex‑conjointe a soutenu que, par suite de la violation de l’ordonnance, qu’elle a assimilée à un contrat en droit de la famille, elle avait droit au produit. La cour a jugé que, même si elle n’avait pas droit au produit, elle avait droit à des dommages‑intérêts correspondant au produit pour la rupture du contrat. Bien que cette affaire se distingue du présent pourvoi en ce que la solvabilité de la succession n’était pas en cause, elle est néanmoins instructive. De même, dans Kang c. Kang Estate, 2002 BCCA 696, 44 C.C.L.I. (3d) 52, l’appelante a prétendu que son mari lui avait promis de la désigner bénéficiaire de sa police d’assurance‑vie si elle venait avec lui au Canada. Elle a accompagné son mari au Canada, mais il a gardé sa sœur à titre de bénéficiaire désignée de sa police d’assurance‑vie. La Cour d’appel a rejeté les prétentions de l’appelante et distingué l’affaire d’autres cas où [traduction] « le juge de première instance a imposé une fiducie par interprétation pour remédier au manquement du mari à l’obligation fiduciaire qu’il avait envers sa femme après la séparation », une obligation qui découle de la convention figurant dans un accord de séparation (par. 9). L’entente ne suffisait pas en soi pour accorder à la demanderesse quelque droit que ce soit sur le produit et fonder une action pour enrichissement sans cause.
[132] Les juges majoritaires attachent de l’importance au fait que Michelle avait conclu un contrat lui conférant explicitement le produit de la police. Elle a continué de payer les primes de la police pour cette raison. Autrement dit, selon la majorité, Michelle n’est pas une créancière ordinaire de la succession de Lawrence; elle se trouve plutôt dans une situation particulière vis‑à‑vis le produit de la police. Avec égards, nous ne pouvons convenir que cela modifie la nature du droit de Michelle au produit de la police. En mettant les bénéficiaires à l’abri des réclamations des créanciers de l’assuré, la Loi sur les assurances ne fait aucune distinction entre les différents types de créanciers. Les créanciers de la succession de l’assuré n’ont tout simplement pas droit au produit de l’assurance. Rien ne justifie d’établir une catégorie spéciale de créancier qui serait soustraite au texte clair de la Loi sur les assurances. Compte tenu de l’historique des dispositions applicables de cette loi et de leur clarté, ni les contributions de Michelle à la police, ni son contrat avec Lawrence ne suffisent pour l’exclure de ce régime exhaustif et lui accorder un statut particulier et privilégié.
[133] Cela dit, nous ne nous inscrivons pas en faux contre l’affirmation du juge Blair selon laquelle la [traduction] « désignation d’un bénéficiaire à titre irrévocable en vertu de la Loi sur les assurances [ne] l’emporte [pas] toujours sur le détenteur d’une créance antérieure » (par. 91). La réponse à la question de savoir si cette loi ne l’emporte pas sur le détenteur d’une créance antérieure dépend du caractère de cette créance. Lorsque, par une entente quelconque ou un autre moyen, l’assuré a « placé la police ou le produit de celle‑ci hors de son emprise et, par conséquent, hors de sa faculté de faire la prétendue désignation irrévocable », la Loi sur les assurances ne constitue pas un motif juridique justifiant l’enrichissement d’un bénéficiaire (par. 91). Par exemple, si une demanderesse parvient à établir qu’une fiducie a été imposée sur la police ou son produit avant la désignation d’un bénéficiaire à titre irrévocable, son intérêt bénéficiaire ou propriétal dans la police aurait empêché l’assuré de désigner un bénéficiaire à titre irrévocable. Toute désignation de ce genre serait invalide. Dans les circonstances, la Loi sur les assurances ne saurait constituer un motif juridique justifiant l’enrichissement d’un défendeur.
[134] Mais en temps normal, un contrat conclu entre deux parties n’empêche pas le promettant, que ce soit pour un motif en droit ou en equity, de disposer du bien visé par le contrat. Dans Ladner Estate, Re, 2004 BCCA 366, 40 B.C.L.R. (4th) 298, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a examiné la réparation qu’il convient d’accorder pour la violation par le défunt des engagements qu’il avait pris dans un accord de séparation de verser en permanence à l’appelante une pension alimentaire et de garder en vigueur une police d’assurance pour garantir le paiement de ces aliments. Au lieu de respecter l’accord, le défunt avait fait en sorte que le produit de ses polices d’assurance soit payable à sa succession et puisse donc servir à acquitter les frais d’administration de la succession et être exposé aux réclamations des créanciers non garantis. L’appelante avait soutenu que le droit des contrats ne permettait pas à une partie (ou à sa succession) de tirer profit d’une inconduite. La Cour d’appel n’en a pas été convaincue, jugeant que le comportement fautif d’un promettant [traduction] « ne confère pas un droit de propriété ou une priorité à l’autre partie au contrat » (par. 23).
[135] C’est en effet ce qui se dégage des motifs des juges majoritaires, qui reconnaissent qu’en temps normal, Michelle pourrait exercer un recours pour rupture de contrat contre la succession de Lawrence. C’est uniquement parce que la succession de Lawrence ne dispose pas d’éléments d’actif importants susceptibles de respecter une ordonnance de paiement que le produit de l’assurance est réclamé. Ainsi, même selon eux, l’intérêt de Michelle dans le produit de la police ne se réalise qu’à la mort de Lawrence, soit bien après que Lawrence eut désigné Risa bénéficiaire à titre irrévocable. Donc, contrairement à ce qu’indiquent les motifs dissidents du juge Lauwers, de la Cour d’appel, l’entente n’empêchait pas Lawrence de disposer de la police ou de son produit.
[136] Nous constatons que l’essentiel de la jurisprudence que Michelle cherche à invoquer à l’appui de sa position reconnaît explicitement ou implicitement qu’un recours pour enrichissement sans cause ne peut être intenté que s’il existe un droit propriétal ou en equity sur le produit de l’assurance. Dans Steeves, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick a estimé que l’assuré [traduction] « détenait le produit non réalisé de la police d’assurance en fiducie pour la demanderesse au cas où il décéderait » (par. 36). Dans Schorlemer, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a résumé en ces termes les principes juridiques pertinents : [traduction] « . . .l’accord de séparation qui oblige l’assuré à désigner l’autre partie ou leurs enfants à titre de bénéficiaires empêche la désignation d’une autre personne à ce titre. . . » (par. 48). À notre avis, cette jurisprudence confirme qu’une action pour enrichissement sans cause visant à toucher le produit d’une police d’assurance‑vie ne peut se fonder sur un simple droit contractuel.
[137] Malgré cela, les juges majoritaires n’acceptent pas que l’interdiction claire, dans la Loi sur les assurances, des réclamations des créanciers à l’encontre des bénéficiaires suffit pour écarter la demande de Michelle contre Risa. Ils reconnaissent certes que la réclamation de Michelle pour violation de contrat fait d’elle une créancière de la succession de Lawrence, mais ils insistent néanmoins pour dire que cela n’a aucune incidence sur une réclamation potentielle pour enrichissement sans cause. Soit dit en tout respect, nous ne sommes pas d’accord. Que ce soit en droit des contrats ou sur la foi des principes de l’enrichissement sans cause, Michelle n’a pas démontré l’existence d’un droit de propriété ou en equity sur le produit. Elle s’appuie sur ses droits en tant que créancière contractuelle pour ancrer une demande fondée sur l’enrichissement sans cause. Nous estimons que la Loi sur les assurances écarte explicitement les réclamations de cette nature.
[138] En somme, nous considérons que la Loi sur les assurances témoigne de la décision de principe délibérée de verser le produit de l’assurance directement au bénéficiaire désigné et de le soustraire à toute réclamation d’un créancier. La Loi est un motif juridique justifiant le transfert à Risa. La jurisprudence applicable, y compris la décision Shannon, n’écarte ni n’affaiblit le libellé clair de la loi. En fait, les décisions confirment qu’à défaut d’un quelconque droit de propriété ou en equity sur le produit de l’assurance, les créanciers ne peuvent utiliser des réclamations fondées sur l’enrichissement sans cause pour saper la Loi sur les assurances et la désignation valide faite par l’assuré.
(2) Les considérations de politique générale militent contre la décision d’accueillir l’action de Michelle pour enrichissement sans cause
[139] Même si la Loi sur les assurances, en soi, n’établissait pas un motif juridique justifiant l’enrichissement de Risa, nous ajoutons que les considérations de politique générale intervenant au second stade de l’analyse du motif juridique favoriseraient néanmoins le refus de restituer le produit à Michelle.
[140] La décision de la législature de faire en sorte que les bénéficiaires désignés touchent le produit prend sa source dans les solides considérations de politique générale qui sous‑tendent ce choix. La liquidation d’une succession engendre souvent des litiges et donne lieu à des poursuites longues et coûteuses. Le blocage du produit de l’assurance lors d’une action en justice peut occasionner d’énormes difficultés aux bénéficiaires, dont un grand nombre sont en proie à l’instabilité financière sans le soutien de leur conjoint maintenant décédé. Lorsqu’il y a un délai considérable entre la mort d’un assuré et la réception du produit de l’assurance, les bénéficiaires désignés peuvent avoir du mal à s’occuper des dépenses ménagères ou à répondre à des besoins essentiels. Tel est le cas de Risa.
[141] La Loi sur les assurances est conçue en grande partie pour réduire au minimum ces difficultés. La désignation d’un bénéficiaire à titre irrévocable a pour objet de donner à l’assuré tout comme au bénéficiaire la certitude que le produit de l’assurance sera touché en temps opportun à l’abri des réclamations des créanciers. Aux termes du par. 196(1) de la Loi sur les assurances, « [l]orsqu’un bénéficiaire est désigné, les sommes assurées ne font pas partie de la succession de l’assuré et ne peuvent être réclamées par les créanciers de l’assuré, dès la survenance de l’événement qui rend les sommes assurées exigibles ». Cette loi prévoit une protection encore plus grande de la police et de son produit en cas de désignation d’un bénéficiaire à titre irrévocable. Dès qu’une telle désignation est faite, la police et son produit échappent aux réclamations de l’un ou l’autre des créanciers de l’assuré et sont à l’abri de toute tentative de nouvelle désignation. L’impossibilité pour les créanciers et l’assuré d’obtenir le produit de la police ou d’avoir une emprise sur celui‑ci offre à l’assuré et au bénéficiaire la certitude que ce dernier recevra le soutien qu’il était censé avoir.
[142] C’est au détriment des considérations susmentionnées que les juges majoritaires semblent insister sur l’intérêt de la Loi sur les assurances à offrir une certitude aux assureurs, mais non aux assurés ou aux bénéficiaires de leur choix. La Loi sur les assurances est censée indiquer qui doit toucher le produit, mais non qui doit le conserver. Michelle avance le même argument. Certes, le régime d’assurance en sort gagnant quand les assureurs peuvent identifier avec certitude la personne qui a droit au produit de la police, mais les dispositions de la Loi sur les assurances vont plus loin. Si les intérêts protégés par les dispositions applicables aux bénéficiaires étaient en majeure partie ceux des assureurs, il ne serait pas nécessaire de protéger le produit des réclamations des créanciers ou de contourner la succession de l’assuré. Une loi pourrait garantir la certitude de l’assureur en disposant simplement que le produit doit être versé à la succession de l’assuré et réparti selon ses dispositions testamentaires. Ces dispositions n’ont pas simplement pour fonction de faire en sorte que le bénéficiaire touche le produit, et elles ne doivent pas être considérées comme telles.
[143] En fait, si Risa a seulement le droit de toucher le produit, et non de le conserver, il semblerait que tous les produits d’assurance soient exposés aux réclamations des créanciers, contrairement aux termes exprès des dispositions. Partant, si l’on acceptait — ce que nous ne faisons pas — qu’il y a une raison de principe de distinguer les créanciers comme Michelle des autres créanciers de la succession d’un assuré, le produit de l’assurance finirait tout de même par être l’objet de différends et de poursuites en justice. Divers créanciers feraient valoir qu’ils ont eux aussi un statut privilégié qui devrait les soustraire à l’application de la Loi sur les assurances. Que les actions de tels créanciers pour enrichissement sans cause soient finalement accueillies ou non, le résultat auquel parviennent les juges majoritaires les incite néanmoins à tenter de piger dans le produit de la police de l’assuré et de bloquer le produit lors de poursuites qui risquent de s’avérer longues et coûteuses, contrairement à l’objet de la Loi sur les assurances. Pire encore, cela pourrait laisser les bénéficiaires désignés à la merci non seulement des créanciers, mais aussi des personnes qui ont maintenu la police d’assurance en vigueur pour quelque période que ce soit. Les bénéficiaires et les assurés se verront par conséquent privés de la certitude qu’offre par ailleurs cette loi.
III. Conclusion
[144] La mort s’accompagne parfois d’énormément d’incertitude et de querelles. La Loi sur les assurances atténue autant que possible cette incertitude en instaurant un régime complet pour toutes les parties à un contrat d’assurance‑vie. Nonobstant notre opinion selon laquelle Michelle ne subit aucun appauvrissement correspondant, le transfert à Risa est également justifié par un motif juridique; nous estimons inopportun d’atténuer le régime judicieux mis de l’avant par la législature. Puisque Michelle n’a pas établi le bien‑fondé de son allégation d’enrichissement sans cause, nous rejetterions le pourvoi.
Pourvoi accueilli, les juges Gascon et Rowe sont dissidents.
Procureurs de l’appelante : Hull & Hull, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Torys, Toronto.
[1] Les parties ne contestent pas que l’entente orale a été conclue quelque temps avant la date à laquelle Lawrence a désigné Risa comme bénéficiaire irrévocable (transcription de l’audience, p. 6 et 7).
[2] L’exception prévue au paragraphe (4) ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce.
[3] Il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider si une fiducie par interprétation peut être imposée en guise de réparation seulement en cas d’enrichissement sans cause ou de conduite fautive (voir par. 95).