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26/10/2004 | SUISSE | N°5C.88/2004

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 26 octobre 2004, 5C.88/2004


{T 0/2}
5C.88/2004/msi

Arrêt du 26 octobre 2004
IIe Cour civile

MM. et Mmes les Juges Raselli, Président, Nordmann, Escher, Hohl et Marazzi.
Greffière: Mme Michellod Bonard.

La Commune municipale de A.________ et la Commune bourgeoise de A.________,
défenderesses et recourantes, toutes deux représentées par Me Jean-Marie
Allimann, avocat,

contre

Demandeurs 1.,
Demandeurs 2. ,
Demandeurs 3. ,
Demandeurs 4. ,
demandeurs et intimés, tous les quatre représentés par Me François Boillat,

avocat,

5. Entreprise C.________,
appelée en cause, représentée par Me Dominique Amgwerd, avocat,

respo...

{T 0/2}
5C.88/2004/msi

Arrêt du 26 octobre 2004
IIe Cour civile

MM. et Mmes les Juges Raselli, Président, Nordmann, Escher, Hohl et Marazzi.
Greffière: Mme Michellod Bonard.

La Commune municipale de A.________ et la Commune bourgeoise de A.________,
défenderesses et recourantes, toutes deux représentées par Me Jean-Marie
Allimann, avocat,

contre

Demandeurs 1.,
Demandeurs 2. ,
Demandeurs 3. ,
Demandeurs 4. ,
demandeurs et intimés, tous les quatre représentés par Me François Boillat,
avocat,

5. Entreprise C.________,
appelée en cause, représentée par Me Dominique Amgwerd, avocat,

responsabilité selon la loi sur les explosifs,

recours en réforme contre l'arrêt de la Cour civile du Tribunal cantonal de
la République et Canton du Jura du 1er mars 2004.

Faits:

A.
Par convention du 20 novembre 1995, la Bourgeoisie de A.________ et la
Municipalité de A.________ (ci-après: les défenderesses) ont convenu
d'exploiter en commun la carrière de "X.________", feuillet n. 901 du ban de
A.________. Cette convention prévoyait que l'exploitation de la carrière
serait confiée par contrat à un bureau d'ingénieurs, les défenderesses
restant toutefois maîtres de l'ouvrage. Le bureau d'ingénieurs mettrait en
soumission l'extraction et la mise en valeur de la pierre. La convention
prévoyait en outre que le financement des installations ainsi que les charges
d'exploitation seraient à la charge des défenderesses, à part égale, et que
les revenus ou pertes seraient répartis entre elles selon la même clé de
répartition. Enfin, la vente des produits de la carrière relèverait
exclusivement des défenderesses.

B.
Le 9 avril 1996, les défenderesses ont conclu un contrat avec l'entreprise
B.________, portant notamment sur l'exploitation de la carrière.

L'entreprise B.________ a dressé un cahier des charges pour l'exploitation de
la carrière, sur la base duquel un appel d'offres a été lancé. Les travaux de
génie civil concernant l'exploitation de la carrière ont été attribués à
l'entreprise C.________ par contrat conclu le 23 avril 1996 entre cette
dernière et les défenderesses, en qualité de maîtres d'ouvrage, représentées
par l'entreprise B.________. Il ressort des annexes de ce contrat que,
n'étant pas spécialisée en matière de minage, l'entreprise C.________
confierait cette tâche à l'entreprise D.________.

C.
Entre le 21 mars 1996 et le 7 juillet 1998, l'entreprise D.________ a procédé
à 75 tirs de mines dans la carrière. Ces tirs ont été ressentis par les
habitants du village de Y.________, en particulier par quatre familles
(ci-après: les demandeurs), dont les habitations étaient situées à environ
500 mètres au nord de la carrière.

A la demande de l'entreprise D.________, l'entreprise E.________ a mesuré la
vitesse d'ébranlement de diverses maisons (dont celles des demandeurs) sises
à Z.________ et Y.________ entre le 30 mai 1996 et le 4 novembre 1997. Cette
entreprise est arrivée à la conclusion que l'on pouvait exclure tout risque
de danger pour les habitations contrôlées, compte tenu des vitesses et
fréquences enregistrées et sur la base de la norme SN 640 312a.

L'entreprise F.________ a également mesuré, le 1er septembre 1997, les
vibrations engendrées par les travaux de minage et a constaté que celles-ci
ne dépassaient pas les valeurs maximales admissibles selon la norme précitée.

D.
Par différents courriers adressés soit à la commune, soit à l'entreprise
B.________ entre décembre 1996 et août 1997, ainsi que par différentes
interpellations, les demandeurs se sont plaints de l'apparition de fissures
dans leurs bâtiments suite aux tirs de mines. Ils contestaient en outre la
validité des mesures prises par l'entreprise E.________ ainsi que le
classement de leurs habitations en classe 3, et exigeaient réparation de leur
dommage.

Deux séances d'information ont eu lieu les 14 mai et 25 août 1997, réunissant
les demandeurs, des représentants des défenderesses ou de leur assurance,
ainsi que l'entreprise B.________. Les représentants de l'assurance des
défenderesses ont refusé d'entrer en matière sur une quelconque réparation,
considérant que les demandeurs n'avaient pas apporté la preuve de leur
dommage ni d'un lien de causalité entre le dommage allégué et les minages.

E.
Par courrier du 30 août 1997, les demandeurs ont déposé une requête de preuve
à futur auprès du Président du Tribunal de district de W.________, tendant à
la nomination d'un expert afin de déterminer l'origine des fissures, les
mesures à prendre pour la réfection des bâtiments, leur coût ainsi que la
personne devant les assumer.

Le Président du Tribunal de district a fait droit à cette requête et a chargé
un expert de répondre à ces questions. Toutefois, au vu des montants
importants engagés pour les premières investigations de l'expertise, son
mandat a été réduit à la première question, à savoir la détermination de
l'origine des fissures.

L'expert a rendu son rapport le 23 mai 2000. Il estime que les fissures
apparues pendant la période des minages ne sont pas dues aux sollicitations
dynamiques causées par les tirs, les ébranlements mesurés étant trop faibles
pour cela. En revanche, les ébranlements dus aux minages ont pu réduire la
résistance des sols argileux lorsque les tirs étaient fréquents. Ils ont pu
également déstabiliser d'anciennes mines situées dans la région des tirs.
Selon l'expert, une partie des fissures résulte donc bien des tirs de mines,
qui ont déstabilisé puis entraîné le glissement du terrain.

F.
Le 30 avril 2001, les demandeurs ont déposé une requête en conciliation
tendant à la condamnation des défenderesses à payer à chacun d'eux un montant
supérieur à 20'000 fr. avec intérêts à 5% dès l'échéance.

Suite à l'échec de la conciliation, les demandeurs ont introduit leur demande
le 21 février 2002, concluant à la condamnation solidaire des défenderesses à
verser à chacun d'eux un montant à dire de justice, supérieur à 20'000 fr.,
avec intérêts à 5% dès l'échéance, ainsi qu'à leur rembourser les frais déjà
engagés.

Les défenderesses ont conclu au rejet de la demande. En outre, par courrier
du 28 mai 2002, elles ont dénoncé le litige aux entreprises B.________,
C.________ et D.________. L'entreprise C.________ a conclu au déboutement des
demandeurs, l'entreprise D.________ est tombée en faillite et l'entreprise
B.________ n'a pas répondu dans le délai imparti.

Par décision du 21 octobre 2003, la Cour civile du Tribunal cantonal
jurassien a restreint la procédure aux questions de la prescription, de la
légitimation passive et de la responsabilité de principe des défenderesses.

Par arrêt du 1er mars 2004, cette autorité a jugé que la responsabilité de
principe des défenderesses était engagée et que le montant exact du dommage
ferait l'objet d'un arrêt ultérieur.

G.
Les défenderesses interjettent un recours en réforme contre cet arrêt,
concluant au déboutement des demandeurs. Subsidiairement, elles concluent à
l'annulation de l'arrêt attaqué et au renvoi de la cause à l'autorité
cantonale pour nouvelle décision.

Les demandeurs n'ont pas été invités à se déterminer.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
1.1 La procédure ayant été restreinte aux questions de la prescription, de la
légitimation passive et de la responsabilité de principe des défenderesses,
l'arrêt attaqué n'est pas une décision finale au sens de l'art. 48 al. 1 OJ,
mais une décision incidente.

Aux termes de l'art. 50 al. 1 OJ, le recours en réforme est
exceptionnellement recevable contre les décisions préjudicielles ou
incidentes, prises séparément du fond et autres que celles relatives à la
compétence (art. 49 OJ), lorsqu'une décision finale peut ainsi être provoquée
immédiatement et que la durée et les frais de la procédure probatoire
seraient si considérables qu'il convient de les éviter en autorisant le
recours immédiat au Tribunal fédéral (ATF 127 III 433 consid. 1c/aa p. 436;
123 III 414 consid. 3b p. 420; 122 III 254 consid. 2a).

L'art. 50 al. 1 OJ exige en premier lieu qu'une décision finale puisse être
provoquée immédiatement. Tel est le cas lorsque le Tribunal fédéral lui-même
peut la rendre (ATF 105 II 317 consid. 3), ce qui suppose qu'il soit en
mesure de mettre fin définitivement à la procédure en jugeant différemment la
question tranchée dans la décision préjudicielle ou incidente. En d'autres
termes, il faut que la solution inverse de celle retenue dans la décision
préjudicielle soit finale au sens de l'art. 48 OJ (ATF 127 III 433 consid.
1c/aa p. 436; 122 III 254 consid. 2a et les références citées).

En l'espèce, l'autorité cantonale a admis le principe de la responsabilité
des défenderesses. Si cette responsabilité devait être niée par la Cour de
céans, la décision qui en résulterait serait finale, puisqu'elle aboutirait
au rejet de l'action en responsabilité (voir également Poudret, COJ II, Berne
1990, no 2.3.1.9 ad art. 50 OJ p. 349). La première des deux conditions
cumulatives à la réalisation desquelles la loi subordonne la possibilité
d'attaquer directement, par la voie du recours en réforme, les décisions
incidentes autres que celles ayant trait à la compétence est ainsi remplie.

L'application de l'art. 50 al. 1 OJ suppose, en second lieu, que le recours
immédiat au Tribunal fédéral permette d'éviter une procédure probatoire
longue et coûteuse. En l'espèce, il découle manifestement de la décision
attaquée que la poursuite de la procédure, soit la détermination du dommage
subi par les demandeurs et la fixation de l'indemnité, prendra un certain
temps et exigera des frais importants. Il y a dès lors lieu d'autoriser le
recours en réforme immédiat au Tribunal fédéral.

1.2 Le recours est interjeté par les parties qui ont succombé dans leurs
conclusions libératoires et est dirigé contre un arrêt rendu en dernière
instance, par le tribunal suprême du canton, sur une contestation civile dont
la valeur litigieuse atteint le seuil de 8'000 fr. (art. 46 OJ). Le recours a
en outre été formé en temps utile (art. 34 al. 1 let. a et 54 al. 1 OJ) et
dans les formes requises (art. 55 OJ).

1.3 Le recours en réforme est ouvert pour violation du droit fédéral (art. 43
al. 1 OJ). En revanche, il ne permet pas d'invoquer la violation directe d'un
droit de rang constitutionnel (art. 43 al. 1, 2e phrase OJ) ou la violation
du droit cantonal (art. 55 al. 1 let. c in fine OJ; ATF 127 III 248 consid.
2c).

Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral conduit son raisonnement
juridique sur la base des faits contenus dans la décision attaquée, à moins
que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées,
qu'il ne faille rectifier des constatations reposant sur une inadvertance
manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou compléter les constatations de l'autorité
cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents et
régulièrement allégués (art. 64 OJ).

Dans la mesure où la partie recourante présente un état de fait qui s'écarte
de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir avec précision
de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible
d'en tenir compte (ATF 127 III 248 consid. 2c). Il ne peut être présenté de
griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve
nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ). Le recours en réforme n'est donc pas
ouvert pour se plaindre de l'appréciation des preuves et des constatations de
fait qui en découlent (ATF 128 III 271 consid. 2b/aa p. 277; 127 III 519
consid. 2a p. 522 in fine).

1.4 Dans son examen du recours, le Tribunal fédéral ne peut aller au-delà des
conclusions des parties, lesquelles ne peuvent en prendre de nouvelles (art.
55 al. 1 let. b OJ); en revanche, il n'est lié ni par les motifs que les
parties invoquent (art. 63 al. 1 OJ), ni par l'argumentation juridique de la
cour cantonale (art. 63 al. 3 OJ). Il peut donc admettre un recours pour
d'autres motifs que ceux invoqués par la partie recourante et peut également
rejeter un recours en adoptant une autre argumentation juridique que celle
retenue par la cour cantonale (ATF 129 III 129 consid. 8; 128 III 22 consid.
2e/cc p. 29).

2.
Les défenderesses contestent avoir la qualité d'exploitantes au sens de
l'art. 27 de la loi fédérale du 25 mars 1977 sur les substances explosibles
(LExpl.; RS 941.41). Elles estiment que la responsabilité objective aggravée
instituée par cette disposition ne saurait viser les personnes qui n'ont pas
la maîtrise effective de l'activité dangereuse, même si elles engrangent les
bénéfices en résultant et en supportent le risque économique. Les
défenderesses rappellent avoir en l'espèce confié, contre rémunération, la
direction technique des travaux à l'entreprise B.________ et leur réalisation
à l'entreprise C.________ et s'être entièrement fondées sur les avis de ces
deux entreprises pour prendre les décisions relatives à l'exploitation de la
carrière. Elles soutiennent que l'entreprise B.________ dirigeait
effectivement le chantier et assumait par conséquent la responsabilité de
l'ensemble de l'exploitation de la carrière.

2.1 A teneur de l'art. 27 LExpl., l'exploitant d'une entreprise ou d'une
installation où sont fabriqués, entreposés ou utilisés des matières
explosibles ou des engins pyrotechniques répond des dommages occasionnés par
leur explosion. Les dispositions générales du code des obligations traitant
des actes illicites sont au surplus applicables (al. 1). Celui qui prouve que
le dommage est dû à la force majeure ou à la faute grave du lésé ou d'un
tiers, est libéré de sa responsabilité (al. 2). La responsabilité de la
Confédération, des cantons et des communes est également soumise à ces
dispositions (al. 3).

2.2 La loi s'interprète pour elle-même, c'est-à-dire selon sa lettre,
son
esprit et son but, ainsi que selon les valeurs sur lesquelles elle repose,
conformément à la méthode téléologique. Le juge s'appuiera sur la ratio
legis, qu'il déterminera non pas d'après ses propres conceptions subjectives,
mais à la lumière des intentions du législateur.

Le but de l'interprétation est de rendre une décision juste d'un point de vue
objectif, compte tenu de la structure normative, et d'aboutir à un résultat
satisfaisant fondé sur la ratio legis. Ainsi, une norme dont le texte est à
première vue clair peut être étendue par analogie à une situation qu'elle ne
vise pas ou, au contraire, si sa teneur paraît trop large au regard de sa
finalité, elle ne sera pas appliquée à une situation par interprétation
téléologique restrictive (ATF 128 III 113 consid. 2a p. 114 et les arrêts
cités).
Si la prise en compte d'éléments historiques n'est pas déterminante pour
l'interprétation, cette dernière doit néanmoins s'appuyer en principe sur la
volonté du législateur et sur les jugements de valeur qui la sous-tendent de
manière reconnaissable, tant il est vrai que l'interprétation des normes
légales selon leur finalité ne peut se justifier par elle-même, mais doit au
contraire être déduite des intentions du législateur qu'il s'agit d'établir à
l'aide des méthodes d'interprétation habituelles (ATF 128 I 34 consid. 3b p.
40 s.; 121 III 219 consid. 1d/aa p. 224 s.).
2.3 La notion "d'exploitant d'une entreprise ou d'une installation" doit être
déduite de la ratio legis de l'art. 27 LExpl. Cette norme de responsabilité
n'a été introduite qu'au cours des travaux parlementaires dans une loi
destinée principalement à mettre sous contrôle l'ensemble du commerce civil
des matières explosives et accessoirement à favoriser la prévention des
accidents (Bulletin officiel du Conseil des Etats, 1976 p. 170/171), après
que les Chambres eurent renoncé à l'obligation générale d'assurance
responsabilité civile prévue dans le projet du Conseil fédéral, considérée
comme difficilement praticable (sur la genèse de cette règle, cf. Widmer,
Fonction et évolution de la responsabilité pour risque, RDS 1977 I p. 435 s.;
Tercier, Une nouvelle règle de responsabilité: l'art. 27 de la loi sur les
explosifs, RSJ 1980 p. 341 ss, spécialement p. 341/342).

Selon l'intention du législateur, le dommage inéluctable résultant de la
manipulation d'explosifs doit être supporté par celui qui profite de cette
activité particulièrement dangereuse et néanmoins tolérée (Bulletin officiel
du Conseil national, 1976 p. 945 et 947). L'art. 27 al. 1 LExpl. institue
ainsi une responsabilité objective aggravée (Gefährdungshaftung) en raison du
danger particulier qu'entraîne l'exercice d'une activité liée à l'utilisation
d'explosifs (Deschenaux/Tercier, La responsabilité civile, 2e éd., Berne
1982, § 17 n. 120 s.; Tercier, op. cit., p. 342; Rey, Ausservertragliches
Haftpflichtrecht, 3e éd., Zurich 2003, n. 1257; Keller, Haftpflicht im
Privatrecht, T. I, 6e éd., Berne 2002, p. 335 s.; Honsell, Schweizerisches
Haftpflichtrecht, 3e éd., Zurich 2000, § 22 n. 48 s.; idem, Die Reform der
Gefährdungshaftung, RDS 1997 I p. 300/301).

Selon la jurisprudence, la responsabilité causale à raison du risque doit
être supportée, en vertu du principe d'intérêt ou d'utilité, par celui qui
tire un avantage particulier et direct de l'activité dangereuse (ATF 129 III
102 consid. 2.2 p. 104 et les références). En effet, dans les cas où une
situation ou une activité présentant un risque élevé est tolérée par la loi,
l'entrepreneur ou le bénéficiaire doit, en compensation du privilège qui lui
est accordé d'exercer ou d'exploiter cette activité dangereuse, en assumer
les conséquences lorsque le risque se réalise et cause un préjudice à autrui.
Le critère d'imputation est essentiellement économique, mais l'avantage tiré
peut également être idéal (Widmer, Privatrechtliche Haftung, in: Münch/Geiser
(éd.), Schaden-Haftung-Versicherung, Bâle, Genève, Munich, 1999, n. 2.11;
Widmer/Wessner, Révision et unification du droit de la responsabilité civile,
Rapport explicatif, Office fédéral de la justice (éd.) 1999, n. 1.2.2.1.3 et
n. 2.4.4.5).

L'exploitant au sens de l'art. 27 al. 1 LExpl. est donc celui qui, en
contrepartie du privilège qui lui est accordé d'exercer une activité
comprenant un degré élevé de risque, en tire avantage et a un pouvoir de
disposition réel direct, en ce sens qu'il peut décider d'exercer cette
activité à tout moment en fonction de ses propres besoins et dans son propre
intérêt (cf. aussi dans ce sens: Oftinger/Stark, Schweizerisches
Haftpflichtrecht, T. II, partie spéciale, Zurich 1987, § 31 n. 73/74;
Tercier, op. cit., p. 344).

S'agissant de l'utilisation d'explosifs dans l'exploitation d'une carrière,
activité présentant un danger particulièrement élevé, le responsable au sens
de la loi est ainsi celui qui tire un avantage économique de la carrière et
qui a le pouvoir de décider en tout temps d'effectuer des tirs d'explosifs ou
de les faire cesser selon ses propres besoins et dans son propre intérêt .

Lorsque celui qui assume les frais et les risques recourt à un spécialiste,
le critère du pouvoir de disposition et de la compétence de donner des
instructions techniques ne l'emporte pas sur le critère économique,
contrairement à ce que semblent affirmer Oftinger et Stark (op. cit., § 31 n.
75). Le responsable demeure celui qui tire avantage de l'activité dangereuse
conformément au principe de la compensation "utilité-risque" (Prinzip der
"Nutzen-Risiko"-Kompensation) qui est à la base de la responsabilité
objective aggravée de la LExpl.; les tiers auxquels il a été fait appel ne
sont que des auxiliaires de l'exploitant.

2.4 En l'espèce, la cour cantonale a retenu que les défenderesses
supportaient les risques économiques et encaissaient les bénéfices résultant
de l'exploitation de la carrière. Elles avaient confié la direction technique
des travaux et leur réalisation à des entreprises, agissant ainsi en qualité
de maîtres de l'ouvrage. Elles assumaient la direction générale du chantier,
devaient ratifier les appels d'offres, être informées des travaux qui
seraient confiés à des sous-traitants, se réservant le droit de les accepter.
Elles devaient procéder pendant toute la durée du chantier à différents
contrôles. Elles pouvaient à tout moment interrompre les tirs, car elles
étaient responsables de l'ensemble du chantier. Elles avaient le contrôle de
l'activité dangereuse et exerçaient la surveillance générale.

Dans ces circonstances, les défenderesses tirent avantage de l'activité
dangereuse et disposent réellement et directement de celle-ci en ce sens
qu'elles peuvent décider en tout temps d'effectuer des tirs d'explosifs ou de
les faire cesser selon leurs propres besoins et dans leur propre intérêt.
C'est donc à raison que la cour cantonale a qualifié les défenderesses
d'exploitantes au sens de l'art. 27 LExpl.

3.
Les défenderesses soutiennent que l'action en responsabilité des demandeurs
est prescrite, puisque ceux-ci avaient une connaissance suffisante du dommage
et de la personne qui en était l'auteur au mois de septembre 1998 au plus
tard et qu'ils n'ont ouvert action que le 30 avril 2001. En d'autres termes,
ils ne pouvaient attendre le rapport d'expertise du 23 mai 2000 et agir
ensuite dans le délai d'un an.

3.1 La prescription de l'action en responsabilité fondée sur l'art. 27 LExpl.
est régie par les dispositions générales du code des obligations relatives
aux actes illicites (art. 27 al. 1 in fine LExpl.).

A teneur de l'art. 60 al. 1 CO, l'action en dommages-intérêts ou en paiement
d'une somme d'argent à titre de réparation du tort moral se prescrit par un
an à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi
que de la personne qui en est l'auteur et, dans tous les cas, par dix ans dès
le jour où le fait dommageable s'est produit.

3.1.1 Selon la jurisprudence relative à l'art. 60 al. 1 CO, le créancier
connaît suffisamment le dommage lorsqu'il apprend, touchant son existence, sa
nature et ses éléments, les circonstances propres à fonder et à motiver une
demande en justice; le créancier n'est pas admis à différer sa demande
jusqu'au moment où il connaît le montant absolument exact de son préjudice,
car le dommage peut devoir être estimé selon l'art. 42 al. 2 CO (ATF 111 II
55 consid. 3a p. 57 s. et les arrêts cités).

3.1.2 Quant à la connaissance de la personne auteur du dommage au sens de
l'art. 60 al. 1 CO, il s'agit plus précisément de la personne contre laquelle
l'action en responsabilité pourrait être engagée. Cette connaissance n'est
pas acquise dès l'instant où le lésé présume que la personne en cause
pourrait devoir réparer le dommage, mais seulement lorsqu'il connaît les
éléments propres à fonder et à motiver une demande en justice contre elle
(cf. ATF 96 II 39 consid. 2a p. 41; 111 II 55 consid. 3a p. 57; 112 II 118
consid. 4 p. 122 s.; 114 II 253 consid. 2a p. 255 s.). En revanche, il n'est
pas nécessaire qu'il connaisse également le fondement juridique de l'action
(ATF 82 II 43 consid. 1a p. 44 s.; arrêt 4C.234/1999 du 12 janvier 2000,
consid. 5c/cc, reproduit in SJ 2000 I p. 421 s.; arrêt 4C.43/1993 du 7 avril
1994, consid. 5c, reproduit in SJ 1995 p. 167 s.).

Par ailleurs, il n'y a pas encore de "connaissance" au moment où le lésé
aurait pu découvrir la personne de l'auteur en faisant preuve de l'attention
commandée par les circonstances, et ce à tout le moins s'il n'est pas
renseigné sur les éléments essentiels de sa prétention (cf. ATF 111 II 55
consid. 3a p. 57 s.; à propos de l'art. 67 al. 1 CO, ATF 109 II 433 consid. 2
p. 434 s.). La notion de "connaissance" ne dépend pas, en soi, de l'existence
d'un moyen de preuve (Brehm, Commentaire bernois, n. 61 ad art. 60 CO;
contra: Oser/Schönenberger, Commentaire zurichois, n. 13 ad art. 60 CO).
Toutefois, dans certaines circonstances exceptionnelles, lorsque le rapport
de causalité naturelle ne peut être établi que par une expertise
scientifique, le lésé n'aura une connaissance certaine de la personne
responsable qu'à réception de cette expertise.

L'introduction par le lésé d'une procédure de preuve à futur (qui n'a pas
pour effet d'interrompre la prescription, cf. art. 135 ch. 2 CO et ATF 93 II
498 consid. 3 p. 502 s.) n'impose pas de conclure à la connaissance de la
personne de l'auteur.

3.2 Les défenderesses affirment que la simultanéité entre les tirs de mines
et l'apparition des fissures a permis aux demandeurs d'établir un lien de
causalité entre l'exploitation de la carrière et leurs dommages, de sorte
qu'ils étaient en mesure d'intenter une action en justice bien avant la
réception du rapport d'expertise, le 23 mai 2000. La question de la
responsabilité des défenderesses avait en outre été évoquée lors des séances
d'information organisées les 14 mai et 25 août 1997. Le dommage ayant cessé
d'évoluer en septembre 1998 au plus tard, le délai d'une année avait commencé
à courir à cette date.

3.3 D'après les faits retenus par l'autorité cantonale, il apparaît que les
demandeurs ont d'emblée supposé que les tirs de mines effectués dans la
carrière étaient à l'origine des fissures qui lézardaient leurs murs. Ils ont
en effet rapidement sollicité que soient effectuées des mesures d'intensité
des vibrations lors des tirs et écrit plusieurs courriers aux défenderesses à
ce sujet. Les résultats des mesures se sont toutefois révélés inférieurs aux
limites admissibles, permettant notamment aux défenderesses de nier, le 25
août 1997, tout lien de causalité entre les fissures et l'exploitation de la
carrière. Souhaitant connaître l'origine exacte de ces dégâts, les demandeurs
ont alors requis du tribunal de district, le 30 août 1997, l'ouverture d'une
procédure de preuve à futur.

L'expertise effectuée dans le cadre de cette procédure a conclu qu'une partie
des fissures résultait des tirs de mines, qui avaient déstabilisé le terrain
puis entraîné le glissement de celui-ci. L'expert a en outre relevé qu'il
était difficile pour un profane d'établir un lien de causalité entre les tirs
et les fissures, étant donné la distance de 500 mètres séparant les bâtiments
endommagés et la carrière, le respect de la norme SN 640 312a, ainsi que la
faible intensité des vibrations enregistrées lors des tirs. L'autorité
cantonale a par conséquent retenu que les demandeurs n'avaient disposé
d'éléments suffisants pour agir en responsabilité contre les défenderesses
qu'à réception du rapport d'expertise établissant le rapport de causalité
naturelle entre les tirs et les fissures.

Dans ces circonstances, qui lient le Tribunal fédéral (art. 63 al. 2 OJ),
l'autorité cantonale a correctement appliqué la jurisprudence relative à
l'art. 60 al. 1 CO en considérant que le délai de prescription d'une année
n'avait commencé à courir qu'au moment où les demandeurs avaient été
informés, par le biais de l'expertise, des causes relativement complexes de
l'apparition des fissures dans leurs maisons. En effet, jusqu'à la réception
de l'expertise, les demandeurs en étaient réduits à supposer que
l'exploitation de la carrière était à l'origine de leur dommage. Or selon la
jurisprudence, une supposition du lésé quant à la personne responsable ne
suffit pas pour que le délai de prescription relatif d'une année commence à
courir. Le grief sera donc rejeté.

4.
Les défenderesses contestent enfin le caractère adéquat du lien de causalité
retenu par l'autorité cantonale entre les tirs de mines et l'apparition des
fissures dans les habitations des demandeurs. Elles estiment que la cour
cantonale n'a pas suffisamment tenu compte de la structure géologique
particulière de la région, notamment de la présence d'anciennes galeries
minières ayant fragilisé le terrain, de l'absence de lien de causalité entre
les fissures et les sollicitations dynamiques causées par les tirs de mines
et du fait que seule une partie des habitations, situées de part et
d'autre
du village, avaient été endommagées. Ces différentes circonstances
démontreraient que, selon le cours ordinaire des choses et l'expérience
générale de la vie, ces tirs n'étaient pas propres à entraîner l'apparition
de fissures sur les façades des bâtiments, en tout cas dans une telle mesure.

4.1 Le rapport de causalité est adéquat lorsque l'acte incriminé est propre,
d'après le cours ordinaire des choses et l'expérience générale de la vie, à
entraîner un résultat du genre de celui qui s'est produit (ATF 123 III 110
consid. 3a p. 112 s.; 122 IV 17 consid. 2c/bb p. 23 s.; 112 II 439 consid. 1d
p. 442 s.). Pour savoir si un fait est la cause adéquate d'un préjudice, le
juge procède à un pronostic rétrospectif objectif : se plaçant au terme de la
chaîne des causes, il lui appartient de remonter du dommage dont la
réparation est demandée au chef de responsabilité invoqué et de déterminer
si, dans le cours normal des choses et selon l'expérience générale de la vie
humaine, une telle conséquence demeure dans le champ raisonnable des
possibilités objectivement prévisibles, le cas échéant aux yeux d'un expert;
en matière de responsabilité causale, la prévisibilité subjective ne joue
aucun rôle; seule la prévisibilité objective du résultat est pertinente (ATF
119 Ib 334 consid. 5b p. 344 s.; 112 II 439 consid. 1d p. 442 s.; 101 II 69
consid. 3a p. 73).

La jurisprudence a précisé que, pour qu'une cause soit adéquate, il n'est pas
nécessaire que le résultat se produise régulièrement ou fréquemment. Si un
événement est en soi propre à provoquer un effet du genre de celui qui s'est
produit, même des conséquences singulières, c'est-à-dire extraordinaires,
peuvent constituer des conséquences adéquates de cet événement (ATF 119 Ib
334 consid. 5b p. 344 s.; 112 V 30 consid. 4b p. 38; 107 V 173 consid. 4b p.
176; 96 II 392 consid. 2 p. 396; 87 II 117 consid. 6c p. 127 s.; 80 II 338
consid. 2b p. 343 s.).
L'existence d'un rapport de causalité adéquate doit être appréciée de cas en
cas par le juge selon les règles du droit et de l'équité, conformément à
l'art. 4 CC. Il s'agit de déterminer si un dommage peut encore être
équitablement imputé à l'auteur, eu égard au but de la norme de
responsabilité applicable (ATF 123 III 110 consid. 3a p. 112 s. et les
références citées).

4.2 En l'espèce, la cour cantonale a admis l'existence d'un rapport de
causalité adéquate sans la motiver. On ignore en effet son appréciation
concernant l'aptitude des tirs à provoquer les fissures selon le cours
ordinaire des choses et l'expérience générale de la vie, eu égard au but de
l'art. 27 al. 1 LExpl. La cour de céans, comme juge de l'action, exercera
donc librement son pouvoir d'appréciation (cf. arrêt du 23 septembre 2004,
5C.167/2003, consid. 12.2.2, destiné à la publication).

4.3 Il est établi que les tirs ont respecté les valeurs limites admissibles
et la distance aux bâtiments. Ils ont entraîné des phénomènes de mouvement et
d'affaissement du sol, en raison notamment de la présence d'anciennes
galeries minières - dont il n'est au demeurant pas établi qu'elle serait
extraordinaire dans cette région. Selon le cours ordinaire des choses et
l'expérience générale de la vie, et compte tenu du principe de compensation
"utilité-risque" sur lequel repose l'art. 27 al. 1 LExpl., principe selon
lequel celui qui tire avantage de l'activité dangereuse doit en supporter les
conséquences, des tirs de mine - qu'ils respectent ou non les valeurs limites
admissibles - sont aptes à produire des phénomènes de mouvement et
d'affaissement du sous-sol et ceux-ci sont également des éléments
objectivement aptes à entraîner des fissures dans des bâtiments. Il y a donc
lieu d'admettre le rapport de causalité adéquate entre les tirs et les
fissures. Les arguments soulevés par les défenderesses n'infirment en rien
cette conclusion.

4.4 Les défenderesses ajoutent que si les nouvelles fissures alléguées par
les demandeurs trouvaient leur cause dans les mouvements du terrain, cela
tendrait à démontrer que les fissures antérieures n'étaient pas dues aux tirs
de mines mais également à l'instabilité du sol. Elles y voient un motif
d'interruption du lien de causalité adéquate.

Les défenderesses s'écartent des constatations de l'arrêt attaqué en se
prévalant de nouvelles fissures, ce qui n'est pas admissible dans un recours
en réforme (cf. supra, consid. 1.3). Par ailleurs, leur dernier argument
consiste plus à remettre en cause l'existence d'un lien de causalité
naturelle qu'à démontrer la rupture du lien de causalité adéquate. Or, la
causalité naturelle retenue entre les tirs de mines et les fissures relève
des constatations de fait cantonales (ATF 123 III 110 consid. 2) et ne peut
donc être discutée dans un recours en réforme (cf. supra, consid. 1.3).

5.
Au vu de ce qui précède, le recours sera rejeté dans la mesure où il est
recevable et il appartiendra aux défenderesses, qui succombent, d'assumer les
frais judiciaires de la procédure fédérale, à parts égales et solidairement
entre elles (art. 156 al. 1 et 7 OJ). Il n'y a en revanche pas lieu d'allouer
de dépens aux demandeurs, dès lors qu'ils n'ont pas été invités à répondre au
recours et n'ont donc pas eu à assumer de frais en relation avec la procédure
devant le Tribunal fédéral (art. 159 al. 1 et 2 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
Un émolument judiciaire de 5'000 fr. est mis à la charge des défenderesses,
qui le supporteront à parts égales entre elles et solidairement.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Cour civile du Tribunal cantonal de la République et Canton du Jura.

Lausanne, le 26 octobre 2004

Au nom de la IIe Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président: La greffière:


Synthèse
Numéro d'arrêt : 5C.88/2004
Date de la décision : 26/10/2004
2e cour civile

Analyses

Art. 27 al. 1 de la loi fédérale sur les substances explosibles. Qualité d'exploitant au sens de l'art. 27 al. 1 LExpl (consid. 2). Art. 60 al. 1 CO; prescription, connaissance de l'auteur du dommage. La notion de connaissance ne dépend pas, en soi, de l'existence d'un moyen de preuve. Toutefois, dans certaines circonstances exceptionnelles, lorsque le rapport de causalité naturelle entre l'événement dommageable et le dommage ne peut être établi que par une expertise scientifique, le lésé n'aura une connaissance certaine de la personne responsable qu'à réception de cette expertise (consid. 3).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2004-10-26;5c.88.2004 ?
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