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21/04/2004 | SUISSE | N°1P.426/2003

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 21 avril 2004, 1P.426/2003


{T 1/2}
1P.426/2003 /col

Séance du 21 avril 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour
et Président du Tribunal fédéral, Nay, Vice-président
du Tribunal fédéral, Aeschlimann, Reeb et Fonjallaz.
Greffier: M. Kurz.

Canton de Genève, 1200 Genève,
demandeur,
agissant par son Conseil d'Etat, représenté par
Me Bernard Ziegler, avocat,

contre

Conseil fédéral, 3003 Berne
Commission fédérale de recours en matière de marchés publics, avenue Tissot
8

, 1006 Lausanne,

art. 2c OMP,

réclamation de droit public; répartition des compétences en cas
d'adjudication comm...

{T 1/2}
1P.426/2003 /col

Séance du 21 avril 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour
et Président du Tribunal fédéral, Nay, Vice-président
du Tribunal fédéral, Aeschlimann, Reeb et Fonjallaz.
Greffier: M. Kurz.

Canton de Genève, 1200 Genève,
demandeur,
agissant par son Conseil d'Etat, représenté par
Me Bernard Ziegler, avocat,

contre

Conseil fédéral, 3003 Berne
Commission fédérale de recours en matière de marchés publics, avenue Tissot
8, 1006 Lausanne,

art. 2c OMP,

réclamation de droit public; répartition des compétences en cas
d'adjudication commune.

Faits:

A.
Le 14 octobre 2002, le Département genevois de l'aménagement, de l'équipement
et du logement (ci-après: le DAEL) a publié un appel à candidatures dans le
cadre de la sélection des pools de mandataires appelés à participer à la
phase d'avant-projet du lot n° 3 de la liaison ferroviaire Cornavin -
Eaux-Vives - Annemasse (CEVA). Ce lot comprend la construction du tunnel et
de la station de Pinchat. La phase d'avant-projet était menée en co-maîtrise
par le canton de Genève et les CFF, mais l'adjudicateur désigné
conventionnellement était le DAEL. Le droit applicable mentionné dans
l'appel, ainsi que dans les instructions et directives, était l'Accord OMC
sur les marchés publics du 15 avril 1994 (AMP; RS 0.632.231.422), la loi
fédérale sur le marché intérieur (LMI; RS 943.02), l'accord intercantonal sur
les marchés publics (AIMPu; RS 172.056.5) ainsi que le droit genevois sur les
marchés publics.

B.
Dans le délai imparti, le Groupement Coranne, composé de trois bureaux
genevois d'ingénieurs (ci-après: Coranne), a déposé sa candidature. Par
lettre du 18 décembre 2002, le DAEL l'a informé que sa candidature n'était
pas retenue pour la seconde phase de la sélection.
Après avoir demandé en vain une motivation détaillée, ainsi que l'indication
du droit applicable et de la voie de recours, Coranne a saisi le Tribunal
administratif genevois, ainsi que la Commission fédérale de recours en
matière de marchés publics (la commission), en demandant préliminairement à
ces deux instances de statuer sur leur propre compétence et sur le droit
applicable. Principalement, elle demandait à être admise à fournir une offre,
à ce que la décision de non-sélection soit annulée ou à ce qu'elle soit
déclarée illicite, faute de comporter une motivation suffisante quant à
l'importance respective des critères de sélection.
Le DAEL et les CFF ont contesté la compétence de la commission, en relevant
notamment que l'Etat de Genève devait avancer la totalité des coûts relatifs
à la phase d'étude de l'avant-projet, que le canton était l'autorité
d'adjudication, et que le droit applicable était l'AIMPu et le droit
genevois. Au terme d'un échange de vues, le Tribunal administratif a admis sa
compétence, en estimant que la quote-part financière de chacun des
adjudicateurs ne devait pas constituer un critère unique.

C.
Par décision du 4 mars 2003, la commission a admis le recours. Selon
l'avenant n° 2, du 14 mai 2002, à la convention passée entre le canton de
Genève et les CFF le 17 avril 2001 - ci-après, respectivement, l'avenant et
la convention -, l'Etat de Genève et les CFF avaient convenu d'une
co-maîtrise d'ouvrage durant la phase d'avant-projet de la ligne CEVA. En
présence d'un adjudicateur soumis au droit fédéral et d'un autre soumis au
droit cantonal, l'art. 2c de l'ordonnance du 11 décembre 1995 sur les marchés
publics (OMP; RS 172.056.11 - entré en vigueur le 1er juin 2002 et applicable
à un appel d'offre publié le 10 octobre suivant) prévoyait l'application du
droit de l'adjudicateur principal. Cette disposition sur la compétence était
de droit impératif: au contraire de l'art. 8 al. 3 AIMPu, elle ne contenait
aucune réserve en faveur d'une élection de droit. D'autres critères, comme le
lieu d'exécution des travaux ou l'intérêt prépondérant à la réalisation,
reviendraient à éluder systématiquement l'application du droit fédéral,
puisque la Confédération ne dispose pas de territoire propre. Selon le
protocole d'accord du 26 avril 2002 passé entre la Confédération, les CFF et
le canton, la participation financière au marché d'études d'avant-projet du
lot n° 3 était de deux tiers à la charge des CFF (un tiers subventionné par
la Confédération), et d'un tiers à celle du canton. Ce dernier avait certes
avancé les coûts des études d'avant-projet, mais il ne s'agissait que d'une
avance, qui ne permettait pas d'éluder la règle de l'art. 2c OMP. Assumant
finalement la plus grande part financière, les CFF devaient être considérés
comme l'adjudicateur principal. Certes, selon l'avenant, le DAEL était
désigné comme pouvoir adjudicateur pour les études d'avant-projet; toutefois,
le marché comportait aussi une option relative aux phases d'étude et de
réalisation; en outre, l'avenant était passé avec les seuls CFF et ne
pouvait, faute de délégation de compétence, déroger aux dispositions du
protocole auquel la Confédération était également partie; le canton de Genève
avait lui aussi agi de manière contradictoire, puisqu'il considérait que les
CFF étaient maître de l'ouvrage.
L'adjudication avait donc été faite par une autorité incompétente. Toutefois,
l'annulation ex tunc de l'ensemble de la procédure de passation serait
disproportionnée, d'autant que l'autorité compétente - les CFF - y avait déjà
participé et que les prescriptions de procédure étaient, à ce stade,
similaires en droit fédéral et cantonal. Les CFF devraient réévaluer la
candidature de Coranne sur la base du droit fédéral. Il appartiendrait
également au DAEL et aux CFF d'examiner l'opportunité de procéder de même à
l'égard des autres candidatures, la commission ne pouvant rendre une décision
d'annulation erga omnes.
Le même jour, la commission a rendu, sur recours du Groupe Coranne, une
décision identique concernant le lot n° 5 du projet CEVA (tunnel de Champel).

D.
Par acte du 11 juillet 2003, complété le 10 septembre 2003, le canton de
Genève, représenté par son Conseil d'Etat, forme une réclamation de droit
public par laquelle il demande au Tribunal fédéral de constater que les
décisions de la commission, ainsi que l'art. 2c OMP, violent la répartition
constitutionnelle des compétences entre Confédération et cantons. Il demande
une interprétation de l'art. 2c OMP selon laquelle l'adjudicateur principal
n'est pas exclusivement celui qui assume la plus grande part de financement,
mais celui qui dispose d'un intérêt prépondérant à la réalisation du projet,
et sous réserve des conventions contraires. Dans son premier mémoire, le
canton de Genève renonce à l'annulation de la décision attaquée, alors que
dans le second, il requiert l'annulation des décisions de la commission avec
effet dès le prononcé du Tribunal fédéral.
Le même jour, le canton de Genève a formé une dénonciation auprès du Conseil
fédéral, en concluant à une modification de l'art. 2c OMP, ou à une
intervention auprès de la commission afin de sanctionner son interprétation
de cette disposition. Il se plaint d'une violation des principes de
séparation des pouvoirs, de proportionnalité et de l'exigence de
coordination, ainsi que d'inopportunité. Le 19 décembre 2003, le Conseil
fédéral a décidé de ne pas entrer en matière sur cette dénonciation (JAAC
68/2004 n° 46 p. 571).
Le Conseil fédéral conclut à l'irrecevabilité de la réclamation de droit
public, subsidiairement à son rejet. Le Groupe Coranne et les CFF n'ont pas
été invités à se déterminer.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et avec une pleine cognition si et, le
cas échéant, dans quelle mesure la présente réclamation de droit public est
recevable (ATF 109 Ib 285 consid. 1 p. 287).

1.1 Selon les art. 189 al. 1 let. d Cst. et 83 let. a OJ, la voie de la
réclamation de droit public est ouverte pour les conflits de compétence entre
autorités fédérales d'une part et autorités cantonales d'autre part. Cette
voie de droit est ainsi ouverte lorsqu'il y a désaccord entre un canton et la
Confédération au sujet de la délimitation de leurs attributions respectives,
qu'il s'agisse d'un conflit de compétence positif ou négatif (ATF 129 I 419
consid. 1 p. 421). En l'occurrence, le conflit est positif, puisque le canton
de Genève dispute à la Confédération le droit de réglementer un marché
public; le conflit porte tant sur le droit applicable que sur l'autorité
adjudicatrice ainsi que, par voie de conséquence, sur l'autorité de recours
compétente.

1.2 Pour le Conseil fédéral, il s'agirait d'un simple problème
d'interprétation de l'art. 2c OMP; le canton de Genève ne contesterait pas
véritablement la compétence de la Confédération pour réglementer les marchés
en cause. La voie de la réclamation de droit public ne serait pas ouverte
chaque fois qu'un canton conteste l'interprétation d'une disposition fédérale
par une autorité fédérale de recours.
Même s'il est apparu à l'occasion d'une décision concrète de la commission
fédérale et réside en partie dans l'interprétation d'une disposition
fédérale, le présent litige ne se rapporte pas moins à un problème de
compétence. Le contenu de l'art. 2c OMP, ainsi que son interprétation
(notamment la détermination de l'adjudicateur principal en cas d'adjudication
commune) sont certes contestés, en tant que l'application du droit fédéral
serait indûment favorisée. Le conflit ne se limite toutefois pas à une simple
question d'application du droit fédéral (cf. ATF 103 Ib 247 consid. 1 p.
248-249), car le canton de Genève conteste également la compétence de la
Confédération pour adopter une norme de conflit telle que celle qui figure à
l'art. 2c OMP. Dans la mesure où elle vise à résoudre un tel conflit, la
réclamation est en soi recevable.
Le canton de Genève dispose d'un intérêt juridique évident au règlement du
différend qui l'oppose à la Confédération, non seulement dans le marché en
cause (à l'égard duquel les conclusions en annulation sont d'ailleurs
limitées), mais aussi en prévision d'adjudications futures. Même si elle est
en relation avec une décision concrète - contre laquelle il n'existe,
conformément à l'art. 27 de la loi fédérale du 16 décembre 1994 sur les
marchés publies (LMP; RS 172.056.1), aucun recours -, la réclamation n'est
soumise à aucun délai (ATF 74 I 29); tant l'écriture originale que son
complément du 10 septembre 2003 sont donc recevables.

1.3 Saisi d'une réclamation de droit public, le Tribunal fédéral examine
librement et d'office l'application des règles de droit matériel régissant le
litige (ATF 129 I 419; 117 Ia 233 consid. 4b p. 244). Il s'impose une
retenue, en particulier dans le cadre des conflits de compétence, lorsqu'il
s'agit de résoudre des questions d'ordre technique, politique, ou
d'opportunité (ATF 125 II 152 consid. 3 p. 160). Le Tribunal fédéral ne
saurait de surcroît, en tranchant une réclamation de droit public, procéder à
des choix politiques dont les autorités, législatives et gouvernementales,
fédérales et cantonales, ont la responsabilité exclusive (ATF 125 I 458
consid. 1g p. 466; 125 II 152 consid. 3 p. 160 et les références citées).

1.4 Le Tribunal fédéral ne peut en principe aller au-delà des conclusions des
parties (ATF 106 Ib 154 consid. 1b p. 158-159); il appartient à celles-ci
d'indiquer clairement quelles sont les mesures requises. Lorsque la seule
annulation d'un acte déterminé apparaît suffisante, le jugement n'a qu'un
effet cassatoire. Des conclusions en constatation sont aussi admissibles, le
Tribunal fédéral étant ainsi invité à indiquer quelle collectivité publique
est en droit d'agir (ATF 125 I 458 consid. 1d p. 464 et les références). En
l'occurrence, l'annulation des décisions contestées, dans la mesure requise
par le canton de Genève, ne mettrait pas un terme à la contestation, qui
concerne plus généralement l'interprétation à donner à l'art. 2c OMP. Aussi
le canton requiert-il du Tribunal fédéral une interprétation de cette règle
qui soit, selon lui, conforme à la répartition constitutionnelle des
compétences, en écartant le critère exclusif de la part de financement
prépondérante, au profit de l'intérêt à la réalisation, et sous réserve d'une
convention contraire. Ces conclusions sont recevables.

2.
Le canton de Genève relève que la Confédération et les cantons disposent, en
matière de marchés publics, de compétences parallèles. Le silence de la
Constitution fédérale dans ce domaine serait un silence qualifié, de sorte
que la Confédération ne pourrait réglementer que ses propres marchés publics;
elle ne serait pas légitimée à adopter une règle de conflit sans base
constitutionnelle explicite. En outre, l'interprétation faite par la
commission de l'art. 2c OMP négligerait d'autres critères comme celui de
l'intérêt de la collectivité à la réalisation du projet, ou les critères
posés à l'art. 8 al. 3 et 4 AIMPu. La mise à l'écart du droit cantonal ou
intercantonal violerait ainsi la répartition constitutionnelle des
compétences. Enfin, on ne saurait voir dans l'art. 2c OMP une disposition
impérative excluant toute convention contraire, d'autant que les parts de
financement sont de toute façon fixées par convention. La voie
conventionnelle serait la seule à même d'éviter un empiétement de
compétences.

2.1 Le Conseil fédéral relève lui aussi l'existence de compétences parallèles
dans le domaine des marchés publics. L'institution de l'adjudication commune
aurait été concrétisée, en droit fédéral, à l'art. 2c OMP, disposition
destinée à "mettre fin aux constructions juridiques délicates développées
dans la pratique". La définition du droit applicable par voie de convention
ne serait pas souhaitable, et les critères de l'AIMPu ne seraient pas
transposables; un critère propre devrait être défini, cette tâche revenant à
l'Etat central. Les cantons avaient d'ailleurs été associés à l'élaboration

de l'art. 2c OMP, et l'avaient accepté, y compris le canton de Genève, en
toute connaissance de cause. Le critère retenu permettrait de déterminer de
manière claire et directe le droit applicable, au contraire de ceux proposés
par le canton de Genève. La réserve d'une convention contraire avait été
délibérément écartée lors de l'élaboration de l'art. 2c OMP.

2.2 En présence d'un conflit entre la Confédération et un canton relativement
soit à la législation, soit à une décision, le Tribunal fédéral doit examiner
uniquement si l'ordre de répartition des compétences au sein de l'Etat
fédéral a été respecté (Haller, Commentaire de la Constitution fédérale de la
Confédération suisse, n. 14 ad art. 113 aCst.). Le rôle du Tribunal fédéral
se borne ainsi à déterminer la collectivité qui, dans un domaine particulier,
se trouve en "droit d'agir" (Saladin, Commentaire, ad art. 3 Cst. n. 79). Il
n'a pas à rechercher en outre, au sein de la collectivité compétente, de quel
organe (législatif ou exécutif) devait émaner l'acte normatif litigieux
(Birchmeier, Bundesrechtspflege, Zurich 1950, p. 285, 291 let. b). Si un
examen matériel de l'ordonnance litigieuse est nécessaire pour déterminer si
la Confédération est restée dans les limites de sa compétence (Birchmeier,
op. cit., p. 293-294; Huber, die Kompetenzkonflikt zwischen dem Bund und den
Kantonen, thèse Berne 1926, p. 60 ss), le Tribunal fédéral ne se prononce pas
sur la conformité matérielle de cet acte avec l'ensemble de la Constitution,
en particulier avec les droits constitutionnels des citoyens (ATF 125 II 152
consid. 3 p. 160). La question de savoir si, à cet égard, l'art. 2c OMP
repose sur une base légale suffisante (principe de la légalité; cf. infra
consid. 2.4) n'a pas non plus à être examinée dans le cadre de la présente
procédure (ATF 117 Ia 221 consid. 1b p. 226-227; Auer/Malinverni/Hottelier,
Droit constitutionnel suisse, Berne 2000, p. 735).

2.3 En l'espèce, la contestation porte, d'une part, sur la compétence de la
Confédération pour adopter la règle de conflit litigieuse et, d'autre part,
sur le contenu matériel et l'interprétation de cette règle. Dès lors que la
disposition litigieuse a aussi pour effet d'exclure une compétence cantonale
dans un domaine déterminé, son contenu doit, dans une certaine mesure, faire
l'objet d'un examen matériel. Ce dernier ne saurait toutefois s'exercer sans
limites, dès lors qu'il porte pour l'essentiel sur des questions relevant de
l'opportunité, voire de choix politiques, qu'il n'appartient pas au Tribunal
fédéral de sanctionner.

2.4 Une règle de conflit telle que celle de l'art. 2c OMP devrait en principe
figurer dans une loi au sens formel, car il en va de la détermination du
droit et de la procédure applicables (cf. art. 164 al. 1 let. g Cst.; rapport
explicatif sur la révision de l'ordonnance sur les marchés publics, décembre
2001, p. 13-14 ad art. 2c OMP). L'art. 2c OMP ne constitue toutefois
actuellement qu'une réglementation transitoire, compte tenu de la révision en
cours de la LMP. Le canton de Genève ne le conteste pas et, comme cela est
rappelé ci-dessus, il n'appartient pas au Tribunal fédéral, dans le cadre
d'une réclamation de droit public, d'examiner si le principe de la légalité -
ou de la séparation des pouvoirs, au niveau fédéral - a été respecté.

2.5 Aux termes de l'art. 3 Cst., les cantons sont souverains en tant que leur
souveraineté n'est pas limitée par la Constitution fédérale et exercent tous
les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral. L'art. 3 Cst. n'est
pas une règle de conflit; il ne fait qu'instituer une compétence générale et
résiduelle des cantons. Le partage des compétences entre autorités fédérales
et cantonales est opéré, sans lacunes, par le droit constitutionnel fédéral
écrit, notamment le titre 3 de la Constitution. L'art. 42 Cst. confirme les
compétences d'attribution de la Confédération.
Les dispositions attributives de compétences ne sont pas d'interprétation
littérale, mais doivent être interprétées selon les méthodes ordinaires. Il
n'est donc pas nécessaire que les compétences fédérales se fondent sur un
texte exprès, la Confédération ayant aussi des compétences "tacites". Ces
dernières comprennent les pouvoirs inhérents, soit ceux qui reviennent
naturellement à l'Etat central, par son essence même, et les compétences
implicites, étroitement liées à l'exercice d'une autre compétence (Saladin,
op. cit. n. 125 ss; Auer/ Malinverni/Hottelier, op. cit., p. 330). La
Confédération a toutes les compétences qu'elle peut fonder sur une
interprétation non pas littérale, mais raisonnable, de la Constitution
(Aubert/Mahon, Petit commentaire de la Constitution fédérale du 18 avril
1999, n. 5 ad art. 42 Cst.). Enfin, la question de savoir si une compétence
est exclusive, concurrente ou parallèle doit, elle aussi, être résolue par la
voie de l'interprétation (ATF 117 Ia 221 consid. 2 p. 227-228).

2.6 La réglementation sur les marchés publics, adoptée après la conclusion de
l'AMP - entré en vigueur le 1er janvier 1996 - et de l'Accord du 21 juin 1999
avec la Communauté européenne sur certains aspects relatifs aux marchés
publics - Accord CH-CE, entré en vigueur le 1er juin 2002 -, est une
compétence parallèle entre la Confédération et les cantons. Pour les cantons,
cela résulte de la clause générale de l'art. 3 Cst.: les cantons sont
compétents pour réglementer la passation de leurs propres marchés, sous
réserve du respect des accords internationaux (art. 5 al. 4 Cst.). Pour la
Confédération, il s'agit d'une compétence inhérente rappelée à l'art. 164 al.
1 let. g Cst.: l'Etat fédéral doit être à même de faire les acquisitions et
de requérir les services nécessaires à l'exercice des tâches qui lui sont
attribuées par la Constitution et par le droit international (cf. notamment
l'art. 81 Cst. concernant les travaux publics).

2.7 Même si elle dispose de la compétence externe pour conclure les accords
internationaux précités (art. 54 Cst.), la Confédération doit veiller, au
stade de la concrétisation de ces accords, au respect des compétences
parallèles des cantons (Clerc, L'ouverture des marchés publics: Effectivité
et protection juridique, thèse Fribourg 1997, p. 327). On ne saurait
toutefois prétendre, comme le fait le canton de Genève, à une étanchéité
absolue entre les réglementations fédérale et cantonales.

2.7.1 En premier lieu, la Confédération exerce une influence indirecte sur le
droit cantonal par le biais des accords qu'elle conclut en vertu de sa
compétence externe. Elle exerce ensuite une influence directe sur la pratique
cantonale, dans le cadre de sa mission d'unification de l'espace économique
suisse, et de son devoir d'assurer la fonction fédérative de la liberté
économique (art. 95 al. 2 Cst.); elle a ainsi adopté la LMI, dont certaines
dispositions (art. 5 et 9) sont applicables aux marchés publics cantonaux
(ATF 125 II 86 consid. 1c p. 91). Dans cette optique, la LMI se veut une base
légale pour des mesures visant à faciliter la mobilité professionnelle et les
échanges économiques en Suisse, à soutenir les efforts des cantons en vue
d'harmoniser les conditions d'accès au marché, à accroître ainsi la
compétitivité de l'économie suisse et à renforcer sa cohésion économique
(Zufferey, Les marchés publics dans la construction "Cinq ans après",
Journées suisses du droit de la construction 2001, p. 1-34, 13 ss).
Enfin, la pratique relative au droit fédéral des marchés publics constitue
une source d'interprétation pour l'application du droit cantonal (cf. ATF 125
II 86 consid. 7 p. 99; Zufferey/Dubey, Etude comparative en droit des marchés
publics de la Confédération et des cantons, rapport relatif au mandat de
recherche confié à l'Institut pour le droit suisse et international de la
Construction par la Commission des achats de la Confédération, Fribourg 2003,
p. 17-18).

2.7.2 Les collectivités fédérale et cantonales peuvent exercer simultanément
leurs compétences, en cas d'adjudication commune. Cela ne signifie pas que
l'adoption de toute règle de conflit est en principe exclue, et que les
questions, essentielles, de droit applicable et de compétence devraient
systématiquement être réglées par voie conventionnelle. La question du droit
applicable doit être d'emblée résolue, et l'adoption d'une règle de conflit
apparaît nécessaire, de toute façon, pour pallier l'absence de disposition
conventionnelle.

2.7.3 Selon l'art. 95 al. 2 Cst., la Confédération veille à créer un espace
économique unique. Cette disposition, qui figure au chapitre des compétences
fédérales, représente en premier lieu le fondement constitutionnel de la
législation sur le marché intérieur. Toutefois, elle confère également à la
Confédération des pouvoirs étendus dans la mise sur pied d'un espace
intérieur homogène, et l'Etat fédéral pourrait se fonder sur cette
disposition constitutionnelle pour harmoniser, sur certains points, le droit
des marchés publics (Vallender, Droit constitutionnel suisse, Zurich 2001, §
61 n. 17; Biaggini, Die Regelungsaufteilung im geltenden schweizerischen
Vergaberecht sowie Darstellung möglicher Alternativen, Etude réalisée sur
mandat de la Commission des achats de la Confédération, Zurich 2003, p. 71
ss). L'adoption d'une règle de conflit s'inscrit assurément dans la mission
d'harmonisation posée à l'art. 95 al. 2 Cst. (Zufferey/Amstutz/ Esseiva, Les
effets juridiques de la concurrence dans le secteur de la construction, DC
2003 p. 43-52, p. 46). En cas de projet commun entre la Confédération et un
canton, la mise sur pied d'une règle de conflit apparaît comme la compétence
minimale que l'on doit reconnaître à l'Etat fédéral. Laisser cette compétence
aux cantons permettrait la coexistence de nombreuses solutions différentes,
ce qui ne serait manifestement pas satisfaisant, dans le contexte de la
création d'un espace économique suisse homogène.

2.7.4 L'adoption d'une règle de conflit suppose nécessairement un certain
débordement de compétence au détriment d'une collectivité. Toutefois, dans un
système fondé sur le principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.),
la compétence législative propre de l'Etat fédéral lui permet, en cas de
compétences parallèles des cantons, d'adopter les dispositions susceptibles
d'éviter des conflits, positifs ou négatifs, de compétence. Cette prérogative
de l'Etat central peut aussi être vue soit comme une compétence implicite,
nécessaire à la définition du champ d'application de sa propre législation,
soit comme un cas d'application de l'art. 42 al. 2 Cst., qui permet à la
Confédération d'assumer les tâches qui doivent être réglées de manière
uniforme. L'organisation et le fonctionnement de l'Etat fédéral empêchent que
chaque canton décide de telles règles de conflit. La pratique actuelle
déplore les multiples divergences matérielles qui subsistent sur de très
nombreux points du droit des marchés publics, en dépit de l'effort
d'harmonisation du droit intercantonal (Zufferey/ Amstutz/Esseiva, op. cit.,
p. 45-46). La jurisprudence présente elle aussi des disparités importantes
compte tenu de l'intervention de juridictions cantonales différentes
appliquant leur propre procédure, et du rôle limité du Tribunal fédéral
(L'ouverture des marchés publics en suisse sous l'angle juridique et
économique, Rapport final à l'attention de la Commission de gestion du
Conseil national, mars 2002, p. 36; Zufferey/Dubey, op. cit., p. 88-92). Le
besoin d'uniformisation est indéniable, et l'intervention de la Confédération
pour définir le droit applicable aux marchés auxquels elle participe va
précisément dans ce sens, sans pour autant constituer un dépassement
inadmissible de ses compétences.

2.7.5 Il y a lieu de relever également que, dans le cas d'une norme de
conflit adoptée par la Confédération, les cantons disposent d'un droit de
participer au processus de décision (art. 45 Cst.), alors qu'aucune
prérogative de ce genre n'est reconnue à l'Etat fédéral dans l'élaboration du
droit cantonal.
Le canton de Genève ne saurait dès lors se contenter d'invoquer l'existence
de compétences parallèles pour dénier à la Confédération le droit d'adopter
une disposition telle que celle de l'art. 2c OMP.

3.
Le canton de Genève conteste ensuite l'interprétation faite par la commission
de la notion d'"adjudicateur principal". Le critère de l'intérêt prépondérant
à la réalisation du projet devrait être préféré à celui de la participation
financière; le canton se réfère aux critères figurant à l'art. 8 AIMPu (siège
de l'adjudicateur, activité principale), et relève que la construction du
projet CEVA a lieu essentiellement dans son intérêt. Par ailleurs, la
commission aurait admis à tort le caractère impératif de la norme.

3.1 Dans le cadre de la révision de l'OMP, suite à la conclusion de l'Accord
CH-CE, il a été constaté qu'en l'absence de base légale, la pratique des
adjudications communes avait développé des constructions juridiques délicates
(adjudications parallèles limitant l'efficacité des recours des
soumissionnaires), voire même non conformes (adjudications par délégation en
soumettant, sans base légale expresse, certains marchés à un autre régime que
le régime ordinaire; Rapport explicatif précité, p. 13 ad art. 2c OMP).
L'adoption de l'art. 2c OMP avait pour objectif de mettre un terme à ces
pratiques, en désignant le droit et la procédure applicables sur la base d'un
critère objectif unique.

3.2 L'expression "adjudicateur principal" peut certes s'entendre de plusieurs
manières. Il ressort toutefois clairement des travaux préparatoires que le
critère choisi se rapporte à la participation financière des différents
adjudicateurs, le droit applicable étant celui de l'adjudicateur dont la
participation financière est la plus importante (L'ouverture des marchés
publics en suisse sous l'angle juridique et économique, Rapport final du 14
mars 2002 à l'attention de la Commission de gestion du Conseil national, p.
11 note 23 et p. 36; Herbert
Lang, Neue Rechtsgrundlagen für das Vergabewesen
in der Schweiz - Das Abkommen CH-EU im öffentlichen Beschaffungswesen, ZBl
104/2003 p. 32 ss, 46, dont la critique porte sur la légitimation de la
Confédération pour adopter cette disposition, mais non sur la solution
retenue). Le droit des marchés publics a notamment pour objectif de favoriser
l'utilisation économique des fonds publics (art. 1 al. 1 let. c LMP). Il est
par conséquent logique que celui qui assume la participation financière la
plus importante dispose d'un droit de contrôle sur son investissement.

3.3 Cela étant, il ne suffit pas d'affirmer, comme le fait le canton de
Genève, que d'autres critères seraient envisageables, voire même préférables,
pour en déduire que la règle de l'art. 2c OMP - telle qu'elle a été
interprétée par la commission - serait contraire à la répartition
constitutionnelle des compétences. Le droit des marchés publics est
caractérisé par une grande diversité des sources (accords internationaux,
droits fédéral et cantonaux), lesquelles présentent de nombreuses divergences
des points de vue matériel et formel. La pluralité des instances de recours
ainsi que l'ouverture, pour les marchés publics cantonaux, du seul recours de
droit public, ne facilitent pas une pratique uniforme. Les principes de
transparence et d'ouverture s'en trouvent également compromis (cf. notamment
Zufferey/ Dubey, op. cit., p. 85-87). Dans ce contexte, le choix du critère
déterminant doit avant tout permettre d'assurer une solution claire et
prévisible. De ce point de vue, la solution retenue apparaît adéquate
puisqu'elle repose sur un critère objectif directement appréciable, alors que
la notion d'"intérêt prépondérant à la réalisation" est une notion
indéterminée difficilement applicable, source d'insécurité juridique pour les
tiers. Le présent cas en est l'illustration: il est malaisé de mettre en
balance, d'une part, l'intérêt économique que peut avoir l'exploitant de la
ligne ferroviaire (en l'occurrence les CFF) et, d'autre part, les retombées
générales du projet sur la politique des transports publics, l'aménagement et
l'économie du canton, voire de la région.
L'art. 2c OMP peut certes conduire à l'application plus fréquente du droit
fédéral. Cela présente toutefois l'avantage d'une uniformisation de la
pratique, notamment par l'intervention d'une autorité de recours unique (cf.
ATF 117 Ia 221 consid. 4c p. 232). A l'inverse, comme le relève la
commission, le critère préconisé par le canton de Genève conduirait
vraisemblablement à l'application exclusive des droits cantonaux, dès lors
que les projets auxquels la Confédération participe financièrement sont
réalisés sur territoire cantonal, dans l'intérêt souvent prépondérant de la
collectivité locale ou régionale.

3.4 Le canton de Genève conteste enfin le caractère impératif attribué par la
commission à l'art. 2c OMP. Son argumentation sur ce point repose toutefois
sur la seule prémisse, erronée, d'une violation de la répartition des
compétences entre cantons et Confédération. Si cette dernière dispose, comme
on l'a vu, de la compétence d'édicter une norme de conflits, et que les
critères de délimitation sont, eux aussi, conformes à la Constitution, la
possibilité d'y déroger par convention est un choix d'opportunité, nullement
dicté par un impératif constitutionnel. En l'occurrence, les considérations
de la commission sont fondées sur le texte même de la disposition, qui ne
laisse aucune place à une éventuelle solution conventionnelle, et sur la
considération que les normes de compétences sont en principe de nature
impérative, ce que le canton de Genève ne conteste pas. Tout élément
conventionnel n'est au demeurant pas écarté: les cantons et la Confédération
règlent indirectement la question du droit applicable lorsqu'ils conviennent
de leurs participations financières respectives. En revanche, la possibilité
d'une véritable élection de droit réintroduirait un élément d'incertitude que
l'auteur de la norme a précisément voulu écarter.

4.
Sur le vu de ce qui précède, la réclamation de droit public doit être
écartée. Conformément à la pratique relative aux différends de droit public
relevant de l'art. 83 let. a ou b OJ, il n'est pas perçu d'émolument
judiciaire ni alloué de dépens.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
La réclamation de droit public est rejetée.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire, ni alloué de dépens.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire du canton de Genève,
au Conseil fédéral et à la Commission fédérale de recours en matière de
marchés publics.

Lausanne, le 21 avril 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président: Le greffier:


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1P.426/2003
Date de la décision : 21/04/2004
1re cour de droit public

Analyses

Art. 2c OMP; Art. 3, 42 al. 2 et 95 al. 2 Cst. La Confédération est compétente pour édicter une règle de conflit déterminant le droit applicable et l'autorité compétente en cas d'adjudication commune (consid. 2). L'adjudicateur principal, au sens de l'art. 2c OMP, est celui dont la participation financière au projet est la plus élevée (consid. 3).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2004-04-21;1p.426.2003 ?
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