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28/10/2003 | SUISSE | N°5P.308/2003

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 28 octobre 2003, 5P.308/2003


{T 1/2}
5P.308/2003 /frs

Arrêt du 28 octobre 2003
IIe Cour civile

MM. et Mme les Juges Raselli, Président,
Hohl et Marazzi.
Greffier M. Abrecht.

UEB (Switzerland), quai des Bergues 15-17, case postale, 1211 Genève
12,
recourante, représentée par Me Charles Poncet,
avocat, cours des Bastions 14, case postale 18, 1211 Genève 12,

contre

Éric Stauffer, rue des Grand-Portes 1, 1213 Onex,
intimé, représenté par Me Jaroslaw Grabowski, avocat, rue
Pierre-Fatio 8,
1204 Genève,
PremiÃ

¨re Section de la Cour de justice du canton de Genève, place du
Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.

...

{T 1/2}
5P.308/2003 /frs

Arrêt du 28 octobre 2003
IIe Cour civile

MM. et Mme les Juges Raselli, Président,
Hohl et Marazzi.
Greffier M. Abrecht.

UEB (Switzerland), quai des Bergues 15-17, case postale, 1211 Genève
12,
recourante, représentée par Me Charles Poncet,
avocat, cours des Bastions 14, case postale 18, 1211 Genève 12,

contre

Éric Stauffer, rue des Grand-Portes 1, 1213 Onex,
intimé, représenté par Me Jaroslaw Grabowski, avocat, rue
Pierre-Fatio 8,
1204 Genève,
Première Section de la Cour de justice du canton de Genève, place du
Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.

art. 9 Cst. (mesures provisionnelles fondées sur l'art. 28c CC),

recours de droit public contre l'arrêt de la première Section de la
Cour de
justice du canton de Genève du 19 juin 2003.

Faits

A.
United European Bank (Switzerland) (ci-après : UEB), dont le siège
est à
Genève, a repris les activités de la banque privée United Overseas
Bank
(ci-après : UOB).
Éric Stauffer est un homme d'affaires genevois. Par courrier du 28
mars 2002,
il a demandé à UEB de lui communiquer le montant des investissements
déposés
dans ses livres, dont Navin Ramgoolan, Vasant Bunwaree et France
Roussety
étaient titulaires ou ayant-droits économiques, pour le compte du
gouvernement mauricien; cette communication devait lui permettre de
déterminer le montant des commissions qui lui seraient dues en vertu
d'un
contrat de courtage conclu le 9 septembre 1996. UEB lui a répondu
n'avoir pas
trouvé trace de ces documents.
Le 30 mai 2002, après divers entretiens, UEB a confirmé à Éric
Stauffer ne
pas être en mesure de donner suite à sa demande. Elle lui a expliqué
que le
contrat de courtage qu'il invoquait avait été annulé en septembre
1997, date
d'entrée en vigueur du contrat de courtage signé le 24 avril 1997
avec Erton
Asset Management (ci-après Erton), société active dans la gestion de
fortune
dont Éric Stauffer avait été administrateur, puis liquidateur dans le
cadre
de sa faillite prononcée le 22 octobre 2001. UEB s'est étonnée qu'Éric
Stauffer n'ait pas, en tant qu'organe d'Erton, réclamé ces
commissions avant
la faillite de la société, laquelle les avait au demeurant perçues.
Dans ce même courrier, UEB a encore précisé à Éric Stauffer que ses
prétentions étaient sans fondement. La visite d'un de ses cadres à
l'ÃŽle
Maurice, sur son instigation, n'avait pas généré d'ouverture de
compte, en
Suisse ou dans ses filiales, de la part d'un titulaire ou ayant-droit
domicilié à l'Île Maurice ou de nationalité mauricienne.
Les plaintes pénales déposées par Éric Stauffer contre UEB auprès du
Parquet
genevois (pour escroquerie) respectivement auprès du Ministère public
de la
Confédération (pour corruption et blanchiment d'argent) ont été
classées.

B.
Dans son édition du 25/26 janvier 2003, le quotidien "La Tribune de
Genève" a
publié un article intitulé "Un document secret pourrait relancer
l'affaire
Stauffer", qui contenait les passages topiques suivants :
"Homme d'affaires genevois, au bénéfice d'un contrat d'apporteur de
clients
avec l'UEB, Eric Stauffer est un personnage très en vue en Île
Maurice dans
les années 1990 (...). "On a voulu m'abattre, parce que je suis le
seul à
savoir comment le parti de M. Ramgoolam a financé sa campagne
électorale",
pense-t-il (...). Eric Stauffer a toujours affirmé que ce financement
s'était
effectué avec l'aide de l'UEB. Le document que la Tribune a pu se
procurer
démontre que son hypothèse n'est pas totalement infondée. Il s'agit
d'un
rapport de voyage en Île Maurice, signé par un fondé de pouvoir de
l'établissement, aujourd'hui directeur général d'une autre succursale
de la
banque. Il relate sa rencontre, entre le 12 et le 17 février 1997,
avec le
Ministre des Finances mauricien de l'époque (Vasant Bunwaree) et la
société
d'intermédiaires Erton, propriété du genevois Eric Stauffer."
Ce document n'a été publié qu'en partie. Il s'agissait d'une note
interne
rédigée par un cadre d'UEB à son retour de l'Île Maurice. On pouvait
y lire
qu'un rendez-vous avait été organisé à l'initiative de l'apporteur
Erton afin
de finaliser une éventuelle entrée en relation pouvant débuter par un
dépôt
de 25'000'000 USD.
L'article précité de "La Tribune de Genève" comportait en outre un
encadré
intitulé "Petit précis de corruption active", dans lequel on pouvait
lire ce
qui suit :
"Tout est clair : pour remercier l'UOB de gérer "gratuitement" 25
millions de
dollars publics au bénéfice du PTr [Parti travailliste mauricien], ce
même
parti s'arrange pour lui confier, en plus, la gestion de 50 à 60
millions de
dollars. Erton peut encaisser les commissions."
L'article précité a été repris par les quotidiens "La Liberté" et "Le
Courrier" le 28 janvier 2003, ainsi que par la presse mauricienne.

C.
Le 31 janvier 2003, "La Tribune de Genève" a publié un second article
intitulé "Les OPF réclament 15 millions à l'UEB", qui contenait les
passages
topiques suivants :
"Ces 15 millions représentent les commissions que le genevois Eric
Stauffer
réclame depuis plusieurs mois à l'UEB suite à un contrat avec l'ancien
Gouvernement mauricien. Eric Stauffer en est certain l'UEB a bel et
bien
hébergé plusieurs dizaines de millions de dollars en provenance de
l'ÃŽle
Maurice. Mais elle refuse de lui verser les commissions qu'elle lui
doit à
titre d'apporteur de ce client (...). La banque a jusqu'ici toujours
nié
avoir conclu un tel contrat avec le Gouvernement mauricien (...).
Mais un
document interne de l'UEB, que la Tribune de Genève a publié samedi
dernier,
pourrait relancer l'affaire (...). On y apprend comment le ministre
proposait
à l'UOB (ancienne raison sociale de l'UEB) de financer la campagne
électorale
de son parti en l'an 2000. A cette époque, c'est la société Erton
Assets
Management SA, dont Eric Stauffer est l'actionnaire principal et le
liquidateur, qui présente le ministre mauricien à l'UOB. Le document
interne
de la banque est très clair à ce sujet : "Le rendez-vous était
organisé à
l'initiative de l'apporteur Erton (...) afin de finaliser une
éventuelle
entrée en relation, pouvant débuter par un dépôt de 25 millions de
dollars."
La conclusion de ce contrat supposait le versement de pots-de-vin.
C'est la
raison pour laquelle Eric Stauffer et sa société Erton y renoncent.
Pourtant
Eric Stauffer est persuadé que l'UOB a malgré tout accepté l'offre,
mais
"dans mon dos, pour éviter d'avoir à me verser les commissions. Et
surtout
parce que, en versant ces commissions, la banque reconnaîtrait
qu'elle a
accepté tous les aspects illicites de cette affaire" (...)."
Éric Stauffer a quant à lui rediffusé sur son site Internet
(http//mypage.bluewin.ch/EricStauffer) tous les articles de la presse
mauricienne et genevoise consacrés à ce sujet depuis fin janvier
2003, soit
plus d'une vingtaine d'articles au total.

D.
Le 13 février 2003, UEB a déposé devant le Tribunal de première
instance de
Genève une requête de mesures provisionnelles à l'encontre d'Éric
Stauffer.
Elle concluait à ce qu'il soit fait interdiction à ce dernier, sous
la menace
des peines prévues à l'art. 292 CP, de poursuivre sa campagne de
dénigrement,
de propager les articles de presse la concernant sur son site
Internet ou sur
celui d'un tiers. Elle concluait en outre à ce que le Tribunal
ordonne à Éric
Stauffer de s'abstenir de communiquer aux médias suisses et étrangers
de
fausses informations sur sa relation avec les entités mauriciennes,
de mettre
immédiatement un terme à la diffusion des articles de presse
incriminés via
son site Internet et de les retirer dudit site.
Par ordonnance du 28 mars 2003, le Tribunal de première instance a
fait droit
à cette requête, à l'exclusion des conclusions tendant à interdire la
propagation des articles incriminés sur tout autre site Internet
opéré par un
tiers, Éric Stauffer n'étant pas responsable des agissements de tiers
sur
leur propre site.

E.
Par arrêt du 19 juin 2003, la première Section de la Cour de justice
du
canton de Genève, admettant le recours formé par Éric Stauffer contre
l'ordonnance du 28 mars 2003, a annulé celle-ci, a condamné UEB aux
dépens
des deux instances et a débouté les parties de toutes autres
conclusions. La
motivation de cet arrêt est en substance la suivante
E.aSelon l'art. 28 CC, celui qui subit une atteinte illicite à sa
personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute
personne
qui y participe (al. 1); une atteinte est illicite, à moins qu'elle
ne soit
justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt
prépondérant
privé ou public, ou par la loi (al. 2). Celui qui rend vraisemblable
qu'il
est l'objet d'une atteinte illicite, imminente ou actuelle, et que
cette
atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable,
peut
requérir des mesures provisionnelles (art. 28c al. 1 CC). A ce titre,
le juge
peut notamment ordonner provisoirement l'interdiction ou la cessation
de
l'atteinte (art. 28c al. 2 ch. 1 CC).

E.b En l'espèce, Éric Stauffer a admis qu'au moment du dépôt de la
requête,
les articles incriminés étaient diffusés sur son site Internet. Il a
ainsi
participé activement à leur diffusion.
UEB rend également vraisemblable l'atteinte à sa personnalité. "La
Tribune de
Genève" du 25/26 janvier 2003 cite Éric Stauffer qui affirme "On a
voulu
m'abattre, parce que je suis le seul à savoir comment le parti de M.
Ramgoolam a financé sa campagne électorale", et elle poursuit en
disant "Éric
Stauffer a toujours affirmé que ce financement s'était effectué avec
l'aide
de l'UEB". Dans son édition du 31 janvier 2003, ce même quotidien
relate que
"Éric Stauffer en est certain l'UEB a bel et bien hébergé plusieurs
dizaines
de millions de dollars en provenance de l'ÃŽle Maurice. Mais elle
refuse de
lui verser les commissions qu'elle lui doit à titre d'apporteur de ce
client". De telles informations proviennent visiblement d'Éric
Stauffer, cité
comme référence. La publication de ces appréciations est propre à
diminuer la
considération dont jouit UEB, qui apparaît, même sans affirmation
concrète du
journal, comme un établissement bancaire abritant des fonds douteux
et ne
respectant pas ses engagements contractuels. D'ailleurs, Éric
Stauffer ne
conteste pas que les articles incriminés, également diffusés sur son
site
Internet, portent atteinte à la personnalité d'UEB; il invoque plutôt
un
intérêt prépondérant comme motif justificatif au sens de l'art. 28
al. 2 CC.

E.c En l'espèce, les buts poursuivis et les moyens utilisés par Éric
Stauffer
¿ soit la diffusion sur son site Internet des articles de presse
reprenant
ses déclarations à propos d'UEB ¿ ne paraissent pas dignes de
protection. Il
résulte en effet des articles de "La Tribune de Genève" qu'il
entendait avant
tout rendre public le fait que la banque ne lui payait pas les
commissions
qu'elle lui devrait, ce qui motivait ses dénonciations pénales, au
demeurant
classées, par lesquelles il accusait cette banque de corruption et de
blanchiment d'argent. Dans son mémoire de recours, il admet que son
but est
de réclamer le paiement de ses éventuelles créances, "en communiquant
ses
prétentions à des tiers". Un tel but, purement lucratif, ne saurait
être
justifié par un prétendu besoin légitime d'informer, ni constituer un
intérêt
digne de protection, d'ordre général ou privé, primant l'intérêt
d'UEB à la
protection de sa réputation professionnelle.
Lorsque l'atteinte à la personnalité paraît illicite, la menace d'un
préjudice difficilement réparable à défaut de l'octroi des mesures
requises
est généralement admise, car c'est, selon la doctrine, le propre des
atteintes à la personnalité que d'être souvent difficiles à réparer.

E.d Toutefois, le juge n'ordonnera une mesure que si elle est
proportionnée à
la gravité de l'atteinte contre laquelle elle est dirigée; une mesure
ne peut
dès lors être ordonnée que si elle est de nature à écarter le
préjudice
redouté.
Or en l'espèce, l'injonction faite à Éric Stauffer de retirer de son
site
Internet l'ensemble des articles litigieux et l'interdiction de les
propager
sur tout autre site apparaît inadéquate et disproportionnée par
rapport à
l'atteinte invoquée, car elle ne permet ni d'écarter ni même de
réduire le
préjudice redouté par UEB. En effet, le recours à un simple moteur de
recherche permet, par exemple avec les mots clés "Stauffer" et "UEB",
d'accéder à plusieurs autres sites Internet qui continuent à diffuser
les
articles de presse en cause. Dans ces circonstances, l'ordonnance du
premier
juge doit être annulée et UEB, qui succombe, condamnée aux dépens des
deux
instances.

F.
Agissant par la voie du recours de droit public au Tribunal fédéral,
UEB
conclut avec suite de frais et dépens à l'annulation de cet arrêt.
Parallèlement au recours, UEB a présenté une requête de mesures
provisionnelles, au sens de l'art. 94 OJ, tendant à l'octroi de
l'effet
suspensif. Le Président de la Cour de céans a fait droit à cette
requête par
ordonnance du 25 septembre 2003, après avoir invité l'intimé ainsi que
l'autorité cantonale à se déterminer tant sur l'octroi éventuel de
l'effet
suspensif que sur le recours lui-même. Sur le fond, l'intimé a
proposé de
rejeter le recours avec suite de frais et dépens, tandis que
l'autorité
cantonale a déclaré se référer aux considérants de son arrêt.


Le Tribunal fédéral considère en droit :

1.
Selon la jurisprudence, les décisions statuant sur des mesures
provisionnelles prises en dernière instance cantonale (cf. art. 86
al. 1 OJ)
peuvent toujours être attaquées par la voie du recours de droit
public au
regard de l'art. 87 OJ, qu'elles doivent être considérées comme des
décisions
finales ou, au contraire, comme de simples décisions incidentes
causant un
préjudice irréparable (cf. ATF 118 II 369 consid. 1; 116 Ia 446
consid. 2 et
les arrêts cités; arrêt non publié 4P.155/1994 du 4 décembre 1994,
reproduit
in RSPI 1996 II 241, consid. 2). La jurisprudence admet en effet qu'en
matière de mesures provisoires, un dommage irréparable est toujours à
craindre, car la mesure tombe avec le jugement final, rendant
impossible un
contrôle constitutionnel par le Tribunal fédéral (arrêt 4P.183/1995
du 24
septembre 1996, reproduit in sic! 1997 p. 414, consid. 1a; ATF 118 II
369
consid. 1; 116 Ia 446 consid. 2).
En l'espèce, le recours a été interjeté en temps utile (cf. art. 89
al. 1 OJ)
contre un arrêt sur mesures provisionnelles rendu en dernière instance
cantonale au sens de l'art. 86 al. 1 OJ. Dès lors que la recourante a
été
déboutée de sa requête de mesures provisionnelles, elle a qualité pour
recourir (art. 88 OJ).

2.
2.1La recourante reproche à l'autorité cantonale une violation
arbitraire de
l'art. 28c CC. Elle expose que les juges cantonaux ont retenu à juste
titre
que les conditions posées par cette disposition pour l'octroi de
mesures
provisionnelles étaient remplies, la recourante ayant rendu
vraisemblable
qu'elle était l'objet d'une atteinte à sa personnalité qui était
illicite,
actuelle et imminente et qui risquait de lui causer un préjudice
difficilement réparable. Or malgré cela, la cour cantonale a annulé
les
mesures provisionnelles ordonnées par le premier juge pour le motif
insoutenable qu'elles ne permettraient pas d'écarter ni même de
réduire le
préjudice subi par la recourante, car les articles attentatoires à la
personnalité de cette dernière seraient également accessibles par
d'autres
sites Internet. La recourante soutient qu'à suivre ce raisonnement,
il serait
impossible de requérir des mesures provisionnelles chaque fois qu'une
atteinte à la personnalité serait causée parallèlement par plusieurs
personnes, puisque l'injonction faite à l'un des auteurs n'éviterait
pas
l'atteinte portée à la victime par d'autres auteurs. Un tel résultat
serait
contraire à l'art. 28 al. 1 CC, qui permet précisément à la victime
d'une
atteinte à la personnalité d'agir "contre toute personne qui y
participe". Au
surplus, c'est justement la concentration des articles diffamatoires
sur un
seul site Internet qui aggrave le préjudice. Ainsi, le refus de
protection
contre une atteinte dont il a été constaté qu'elle causait un
préjudice grave
à la recourante serait arbitraire tant dans sa motivation que dans son
résultat.

2.2 Les mesures provisionnelles requises par la recourante étaient
fondées
sur l'art. 28c al. 1 CC. Conformément à cette disposition, il
appartient au
demandeur, qui peut en vertu de l'art. 28 al. 1 CC agir contre toute
personne
qui participe à l'atteinte, de rendre vraisemblable qu'il est l'objet
d'une
atteinte illicite à sa personnalité, que cette atteinte est imminente
ou
actuelle et qu'elle risque de lui causer un préjudice difficilement
réparable. Vu le caractère absolu des droits de la personnalité, toute
atteinte est en principe illicite (cf. art. 28 al. 2 CC; Pierre
Tercier, Le
nouveau droit de la personnalité, 1984, n. 591 s.; Andreas Bucher,
Personnes
physiques et protection de la personnalité, 4e éd., n. 623). Le
défendeur
peut cependant se prévaloir de l'un des motifs justificatifs prévus à
l'art.
28 al. 2 CC, en particulier d'un intérêt prépondérant privé ou
public; le
juge procédera alors à une pesée des intérêts en présence, en
examinant si le
but poursuivi par le défendeur et les moyens mis en oeuvre à cette
fin sont
dignes de protection (ATF 126 III 305 consid. 4a et les arrêts cités).

2.3 En l'occurrence, les juges cantonaux ont considéré, d'une manière
qu'il
n'y a pas lieu de revoir dans le cadre du présent recours de droit
public,
que la recourante avait rendu vraisemblable qu'elle était l'objet
d'une
atteinte à sa personnalité, atteinte à laquelle l'intimé participait
activement et qui était actuelle (cf. lettre E.b supra). Ils ont en
outre
retenu que cette atteinte était illicite, dès lors que les buts
poursuivis et
les moyens utilisés par l'intimé ¿ soit la diffusion sur son site
Internet
des articles de presse reprenant ses déclarations à propos de la
recourante,
dans le but de réclamer le paiement de ses éventuelles créances ¿
n'étaient
pas dignes de protection, et qu'elle risquait de causer à la
recourante un
préjudice difficilement réparable (cf. lettre E.c supra).
La cour cantonale a toutefois considéré que l'injonction faite à
l'intimé de
retirer de son site Internet l'ensemble des articles litigieux et
l'interdiction de les propager sur tout autre site apparaissait
inadéquate et
disproportionnée par rapport à l'atteinte invoquée; en effet, cette
mesure ne
permettait ni d'écarter ni même de réduire le préjudice redouté par la
recourante, dès lors que le recours à un simple moteur de recherche
permettait d'accéder à plusieurs autres sites Internet qui
continuaient à
diffuser les articles en cause (cf. lettre E.d supra).

2.4 Il découle de l'art. 28 al. 1 CC que celui qui est l'objet d'une
atteinte
illicite à sa personnalité peut décider d'intenter une action
défensive, y
compris par voie de mesures provisionnelles, à toute personne qui, de
près ou
de loin, participe à l'atteinte; s'il aura en règle générale avantage
à s'en
prendre à la personne dont l'influence est la plus grande, il reste
juge de
l'opportunité de son choix et peut même choisir de ne rechercher que
celui
qui joue un rôle secondaire (Tercier, op. cit., 1984, n. 841, 856 et
858;
Henri Deschenaux/Paul-Henri Steinauer, Personnes physiques et
tutelle, 4e
éd., 2001, n. 576). Le principe de la proportionnalité, qui doit être
respecté dans les actions défensives de l'art. 28a CC et dans les
mesures
provisionnelles de l'art. 28c CC (Tercier, op. cit., n. 959; Bucher,
op.
cit., n. 626), ne s'oppose pas à ce qu'une mesure soit prononcée à
l'encontre
du seul protagoniste, même secondaire, auquel le demandeur a décidé
de s'en
prendre (arrêt non publié 5P.254/2002, consid. 2.5). Selon ce
principe, toute
mesure ordonnée par le juge équivaut à une restriction imposée à la
liberté
du défendeur, et elle ne se justifie que si elle est proportionnée à
la
gravité de l'atteinte contre laquelle elle est dirigée et ne va pas
au-delà
du but poursuivi (Tercier, op. cit., n. 959 et 962; Bucher, op. cit.,
n.
626).

2.5 On peut en outre rattacher au principe de la proportionnalité
l'exigence
que la mesure soit adéquate, à savoir qu'elle paraisse effectivement
propre à
atteindre le résultat souhaité (cf. Tercier, op. cit., n. 955 et
1124; Hubert
Bugnon, Les mesures provisionnelles de protection de la personnalité,
in La
protection de la personnalité, Bilan et perspectives d'un nouveau
droit,
Fribourg 1993, p. 35 ss, spéc. p. 43 s.). On ne saurait cependant en
inférer
qu'une requête de mesures provisionnelles doit être rejetée chaque
fois que
la mesure ordonnée à l'égard d'une personne parmi plusieurs
participant à une
atteinte n'empêcherait pas que cette dernière puisse se produire à
travers
d'autres canaux respectivement d'autres personnes, sous peine de
rendre la
protection de la personnalité inopérante et illusoire.
En effet, comme on vient de le relever (cf. consid. 2.4 supra), le
législateur a précisément voulu permettre à la victime de s'en
prendre à
toute personne qui, par son comportement, joue objectivement un rôle
quelconque dans la création ou le développement d'une atteinte, car
c'est à
cette seule condition que l'on garantira une protection complète de la
personne (Tercier, op. cit., n. 842). Il suffit ainsi que la personne
recherchée contribue par son comportement à l'atteinte, même si elle
ne joue
dans celle-ci qu'un rôle secondaire (Tercier, op. cit., n. 845 et
847). Même
si la protection que la victime peut obtenir est nécessairement
limitée à la
sphère d'influence de la personne recherchée (Tercier, op. cit., n.
847), une
mesure visant celle-ci apparaît adéquate dès qu'elle est propre à
prévenir la
survenance ou le développement de l'atteinte du fait de cette
personne.
Ainsi, par exemple, l'interdiction faite à un libraire de vendre un
ouvrage
attentatoire à la personnalité est propre à prévenir l'atteinte
découlant de
la diffusion de l'ouvrage par ce libraire, même s'il devait être
possible de
se procurer l'ouvrage litigieux dans une autre librairie, ou encore
par le
truchement d'une librairie en ligne.

2.6 En l'espèce, l'autorité cantonale est ainsi tombée dans
l'arbitraire en
considérant que les mesures provisionnelles sollicitées par la
recourante
apparaissaient inadéquates et impropres à écarter ou même à réduire le
préjudice redouté, puisque plusieurs autres sites Internet
continuaient à
diffuser les articles litigieux. En effet, l'interdiction faite à
l'intimé
de rediffuser sur son site Internet les articles de la presse
mauricienne et
genevoise qui, reprenant ses déclarations à propos de la recourante,
portent
atteinte à la personnalité de cette dernière, est indéniablement
propre à
prévenir l'atteinte découlant de cette rediffusion. ll ne saurait être
question de rejeter les mesures provisionnelles requises à l'égard de
l'intimé pour le motif qu'il reste possible, en recourant à un moteur
de
recherche, d'accéder à plusieurs autres sites Internet qui continuent
à
diffuser les articles de presse en cause. Un tel raisonnement, qui
procède
d'une application insoutenable des dispositions du Code civil sur la
protection de la personnalité, conduit à priver arbitrairement la
recourante
de cette protection.

3.
En définitive, le recours doit être admis et l'arrêt entrepris annulé.
L'intimé, qui succombe, supportera les frais de la procédure devant le
Tribunal fédéral, ainsi que les frais engagés par la recourante pour
cette
procédure (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis et l'arrêt attaqué est annulé.

2.
Sont mis à la charge de l'intimé
2.1un émolument judiciaire de 3'000 fr.;
2.2une indemnité de 3'000 fr. à verser à la recourante à titre de
dépens.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties
et à la
première Section de la Cour de justice du canton de Genève.

Lausanne, le 28 octobre 2003

Au nom de la IIe Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président Le greffier


Synthèse
Numéro d'arrêt : 5P.308/2003
Date de la décision : 28/10/2003
2e cour civile

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2003-10-28;5p.308.2003 ?
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