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10/10/2002 | SUISSE | N°1E.1/2002

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 10 octobre 2002, 1E.1/2002


{T 0/2}
1E.1/2002 /col

Arrêt du 10 octobre 2002
Ire Cour de droit public

Les juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président
du
Tribunal fédéral,
Aeschlimann, Reeb, Féraud, Fonjallaz,
greffier Jomini.

Etat de Genève,
recourant, représenté par Me David Lachat, avocat,
rue du Rhône 100, case postale 3403, 1211 Genève 3,

contre

R.S.________,
C.S.________,
intimées,
toutes deux représentées par Me Jean-Daniel Borgeaud, avocat,
boulevard des
Tranc

hées 16, case postale 328, 1211 Genève 12,
Commission fédérale d'estimation du 1er arrondissement, p.a. M.
Jean-Marc
Strubin, ...

{T 0/2}
1E.1/2002 /col

Arrêt du 10 octobre 2002
Ire Cour de droit public

Les juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président
du
Tribunal fédéral,
Aeschlimann, Reeb, Féraud, Fonjallaz,
greffier Jomini.

Etat de Genève,
recourant, représenté par Me David Lachat, avocat,
rue du Rhône 100, case postale 3403, 1211 Genève 3,

contre

R.S.________,
C.S.________,
intimées,
toutes deux représentées par Me Jean-Daniel Borgeaud, avocat,
boulevard des
Tranchées 16, case postale 328, 1211 Genève 12,
Commission fédérale d'estimation du 1er arrondissement, p.a. M.
Jean-Marc
Strubin, président-suppléant, Tribunal de première instance, case
postale
3736, 1211 Genève 3.

Expropriation, droits de voisinage,

recours de droit administratif contre la décision de la Commission
fédérale
d'estimation du 1er arrondissement du 12 décembre 2001

Faits:

A.
R. S.________ est actuellement propriétaire des parcelles n° 4229 et
4230 du
registre foncier, sur le territoire de la commune de Vernier. Sa fille
C.S.________ est propriétaire de la parcelle adjacente n° 4231. Ces
trois
parcelles sont issues de la division, en 1998, de l'ancienne parcelle

3620, d'une contenance de 3'127 m2, acquise le 2 avril 1982 par
R.S.________.
Il dépend de ces parcelles la copropriété de la parcelle n° 1799,
servant de
voie d'accès (chemin de Crotte-au-Loup, chemin du Sorbier).

Les parcelles n° 4229 (bâtie), 4230 (non bâtie) et 4231 (bâtie) sont
classées
dans la 5e zone (zone de villas); elles se trouvent à un peu plus d'un
kilomètre et demi de l'extrémité sud-ouest de la piste de l'aéroport
international de Genève.

B.
Le 27 août 1992, R.S.________ a écrit au Département des travaux
publics de
la République et canton de Genève (actuellement: Département de
l'aménagement, de l'équipement et du logement) pour demander une
indemnité
d'expropriation, en relation avec les nuisances causées par
l'exploitation de
l'aéroport. Elle faisait valoir que ces nuisances entraînaient une
dévaluation de sa propriété - à l'époque la parcelle n° 3620, avec la
villa
s'y trouvant, ainsi que la part de copropriété de la parcelle n° 1799
-, pour
laquelle elle prétendait à une réparation à concurrence de 600'000 fr.
L'instruction de cette affaire a été suspendue jusqu'au mois de mai
1999.

Le 11 mai 1999, R.S.________ et C.S.________ ont adressé à la
Commission
fédérale d'estimation du 1er arrondissement une demande en
indemnisation,
dans laquelle elles ont précisé et complété les prétentions à
l'encontre de
l'Etat de Genève, déjà annoncées en 1992. R.S.________ concluait, en
substance, au versement d'une somme de 936'000 fr., avec intérêts dès
le 1er
janvier 1985, et à la réalisation, par l'Etat de Genève, de mesures
d'isolation acoustique de sa villa. Ces conclusions ont été prises, à
titre
principal, par R.S.________ seule, qui demandait une indemnité en
raison de
la dévaluation de ses deux parcelles et de celle de sa fille, ce qui
correspondait à l'ancienne parcelle n° 3620 (avec la parcelle
dépendante n°
1799); elle se prévalait en effet de l'acte de donation de la
parcelle n°
4231 à sa fille (le transfert de propriété a été inscrit au registre
foncier
le 4 février 1998), acte stipulant que l'ancienne propriétaire restait
"titulaire des droits d'indemnisation en raison des nuisances de
l'aéroport".
A titre subsidiaire toutefois, C.S.________ a conclu au paiement d'une
indemnité d'expropriation de 145'000 fr. avec intérêts.
Le 1er septembre 1999, le Département fédéral de l'environnement, des
transports, de l'énergie et de la communication a octroyé à l'Etat de
Genève
le droit d'expropriation, sur la base de la loi fédérale du 21
décembre 1948
sur l'aviation (LA; RS 748.0), afin qu'il puisse faire ouvrir, par le
Président de la Commission fédérale d'estimation du 1er
arrondissement, une
procédure dans laquelle il serait statué sur les prétentions de
R.S.________
et C.S.________.

C.
R.S.________ et C.S.________ ont fourni à la Commission fédérale
d'estimation
des indications au sujet des propriétaires successifs du terrain
litigieux.

R. S.________ est devenue propriétaire le 2 avril 1982 de l'ancienne
parcelle
n° 3620 (divisée en 1998 en trois parcelles, 4229, 4230 et 4231),
ainsi que
de la part de copropriété de la parcelle dépendante n° 1799. Elle a
reçu
cette propriété de ses parents D.________ et E.________ (donation
entre vifs,
avec dispense de rapport).
Ce bien-fonds avait été acquis en 1931 par F.________, lequel avait
ensuite
épousé G.________, la soeur de D.________. F.________ avait vendu son
terrain
(qui portait alors le n° 1884 du cadastre et avait une contenance de
9'136
m2), le 16 juin 1962, à D.________. Le contrat de vente immobilière
comportait la constitution d'un droit d'habitation viager au profit
des époux
F.________; les parties à ce contrat ayant estimé la valeur de
l'immeuble à
72'800 fr., D.________s'engageait à reprendre une dette hypothécaire
de
12'800 fr. et à verser aux époux F.________ une rente annuelle et
viagère de
3'000 fr. Cette rente n'aurait jamais été payée.
Avant la vente de son bien-fonds, F.________ avait institué son épouse
héritière unique et universelle (testament du 21 mars 1953); il avait
ensuite
institué sa nièce R.S.________ héritière unique et universelle en cas
de
prédécès de son épouse, à charge pour elle de laisser à ses parents
l'usufruit de la succession (codicille du 25 février 1961). D'après
R.S.________, la vente de la propriété familiale par son oncle
F.________ à
son père D.________ en 1962 avait été conclue dans le but que ce
dernier
puisse la lui transmettre en temps voulu.

D.
La Commission fédérale d'estimation a rendu le 12 décembre 2001 une
décision
partielle dans laquelle elle dit que "les conditions d'octroi d'une
indemnité
aux expropriées pour l'expropriation formelle de leurs droits de
voisinage
attachés aux parcelles n° 4229, 4230, 4231 et 1799, feuille 51, de la
commune
de Vernier, sont satisfaites" (ch. 1 du dispositif) et que "les
conditions de
l'octroi d'une indemnité aux expropriées pour le survol des parcelles
précitées sont également satisfaites" (ch. 2 du dispositif). Il a dès
lors
été ordonné "l'estimation des bâtiments sis sur la parcelle précitée
par les
membres de la Commission fédérale d'estimation du 1er arrondissement"
(ch. 3
du dispositif); la suite de l'instruction et le sort des frais et
dépens ont
été réservés (ch. 4 du dispositif).
Dans sa décision, la Commission s'est prononcée sur les conditions
auxquelles
la jurisprudence subordonne l'octroi d'une indemnité pour
l'expropriation des
droits de voisinage à cause des immissions de bruit du trafic aérien,
à
savoir l'imprévisibilité, la spécialité et la gravité. Elle a
considéré que
ces conditions étaient remplies dans le cas particulier, le montant de
l'indemnité devant être fixé ultérieurement sur la base d'une
expertise. La
Commission a également admis le principe d'une indemnité
d'expropriation à
cause du survol des parcelles litigieuses par les aéronefs
atterrissant à
l'Aéroport international de Genève, en se référant à une décision
rendue au
sujet d'une parcelle directement voisine.

E.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, l'Etat de
Genève
demande au Tribunal fédéral d'annuler la décision de la Commission
fédérale
d'estimation et de rejeter les demandes d'indemnités de R.S.________
et
C.S.________, tant pour l'expropriation formelle des droits de
voisinage
qu'en raison du survol de leurs parcelles. Il soutient que la
condition de
l'imprévisibilité n'est pas réalisée, ce qui exclurait l'octroi d'une
indemnité d'expropriation tant pour les immissions de bruit que pour
le
survol.

R. S.________ et C.S.________ concluent au rejet du recours.

La Commission fédérale d'estimation a renoncé à répondre au recours.

F.
Le juge délégué a invité l'Etat de Genève à produire une carte
figurant l'axe
défini pour l'approche de l'aéroport et l'atterrissage sur la piste
orientée
sud-ouest/nord-est (piste 05). Cette carte montre que l'axe de la
piste longe
la limite nord-ouest des parcelles n° 4230 et 4231 (correspondant à
la limite
nord-ouest de l'ancienne parcelle n° 3620). La carte indique par
ailleurs la
"zone survolée à l'atterrissage", soit une bande de terrain, de part
et
d'autre de l'axe, délimitée en fonction d'un écart latéral de plus ou
moins
0,5° par rapport à l'origine de la "zone de touché des roues" sur la
piste
(Touch Down Zone, TDZ). La moitié environ des parcelles n° 4230 et
4231 est
comprise dans cette "zone survolée à l'atterrissage". Dans une note
jointe à
cette carte, la direction de l'Aéroport (Division environnement et
affaires
juridiques) donne les explications complémentaires suivantes: "Selon
l'OFAC
[Office fédéral de l'aviation civile], la variation maximale
admissible dans
le plan de descente est de plus ou moins 1,25° à droite et à gauche
de l'axe
de la piste. Cependant [...], les FOM [Flight Operation Manual] des
compagnies aériennes peuvent imposer des règles plus restrictives à
leurs
pilotes. Généralement, ceux-ci doivent maintenir leur avion à
l'intérieur
d'une zone comprise entre plus ou moins 0,5° par rapport à l'origine
de l'axe
du LLZ [Localizer, ou radiophare d'alignement de l'axe de piste]".

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recours de droit administratif est recevable contre une décision
prise par
une commission fédérale d'estimation (art. 77 al. 1 LEx, art. 115 al.
1 OJ).
L'Etat de Genève, qui agit en tant qu'expropriant, a qualité pour
recourir
(art. 78 al. 1 LEx). Les autres conditions de recevabilité étant
remplies -
notamment l'observation du délai de recours de trente jours contre une
décision partielle sur le fond (art. 77 al. 2 LEx et art. 106 al. 1
in initio
OJ; cf. ATF 118 Ib 196 consid. b p. 198; arrêt 1E.25/2001 du 28 mai
2002,
consid. 1 non publié aux ATF 128 II 231, et la jurisprudence citée)
-, il y a
lieu d'entrer en matière.

2.
Le recourant conteste qu'une indemnité d'expropriation soit due, tant
au
titre des immissions de bruit qu'au titre du survol, car la condition
de
l'imprévisibilité ne serait selon lui pas satisfaite.

2.1 D'après la jurisprudence élaborée sur la base des art. 5 LEx et
684 CC,
la collectivité publique, en sa qualité d'expropriante, peut être
tenue
d'indemniser le propriétaire foncier voisin d'une route nationale,
d'une voie
de chemin de fer ou d'un aéroport s'il subit, à cause des immissions
de
bruit, un dommage spécial, imprévisible et grave (cf. ATF 128 II 231
consid.
2.1 p. 233; 124 II 543 consid. 3a p. 548 et 5a p. 551; 123 II 481
consid. 7a
p. 491 et les arrêts cités). S'agissant du bruit du trafic aérien sur
l'un
des aéroports nationaux, le Tribunal fédéral a précisé que l'on ne
tenait pas
compte de la condition de l'imprévisibilité quand le bien-fonds
exposé au
bruit avait été acquis par l'exproprié - ou par son prédécesseur, en
cas de
succession ou d'avancement d'hoirie - avant le 1er janvier 1961 (ATF
121 II
317 consid. 6b p. 334 ss). En revanche, si l'exproprié a acquis son
bien-fonds à partir du 1er janvier 1961, il faut considérer que les
effets de
l'exploitation de l'aéroport, avec le développement du trafic aérien,
étaient
prévisibles voire connus, ce qui exclut l'octroi d'une indemnité
d'expropriation fondée sur l'art. 5 LEx (ATF 128 II 231 consid. 2.2
p. 234;
121 II 317 consid. 6c p. 337 s.). Ces règles, s'appliquant à propos
des
immissions de bruit, ne sont pas discutées dans la présente
procédure. Le
recourant soutient en revanche que la condition de l'imprévisibilité
devrait
aussi s'appliquer lorsqu'un propriétaire foncier, voisin de
l'aéroport,
demande une indemnité à cause du survol de son bien-fonds.

2.2 Dans sa jurisprudence, en matière d'expropriation formelle,
concernant
les nuisances provoquées par l'exploitation des aéroports nationaux,
le
Tribunal fédéral fait une distinction entre les atteintes aux
biens-fonds
survolés et celles subies dans le voisinage de l'aéroport, sur les
biens-fonds ne se trouvant pas dans l'axe de la piste. Dans les deux
cas,
l'immeuble est exposé au bruit du trafic aérien; mais quand en outre
il est
survolé, il est encore soumis à d'autres nuisances ou effets
indésirables.
Ainsi, dans son arrêt Tranchet du 24 juin 1996 (ATF 122 II 349 ss), le
Tribunal fédéral a considéré que le passage régulier, à une centaine
de
mètres au-dessus d'une habitation familiale, d'un engin dont les
dimensions
étaient nettement plus importantes que celles du bâtiment survolé,
était de
nature à déranger ou perturber de façon sensible les habitants de
cette
maison (ATF 122 II 349 consid. 4a/cc p. 355); il a aussi mentionné les
risques accrus de subir un dommage par l'effet des turbulences ou par
la
chute d'objets se détachant des fuselages (ATF 122 II 349 consid. 4b
p. 356 -
à propos des remous consécutifs au passage d'un avion, cf. Marc
Lahusen, Die
unerlaubte Handlung durch Immissionen nach Art. 138 IPRG, thèse
Zurich 2001,
p. 284).

2.3 Cette distinction a également un fondement juridique: le survol
- ou
survol stricto sensu - est une intrusion ou une ingérence directe dans
l'espace aérien d'un fonds, tandis que le bruit est une immission, à
savoir
une conséquence indirecte que l'exercice de la propriété sur un fonds

peut
avoir sur les fonds voisins (cf. ATF 122 II 349 consid. 4b p. 356; cf.
également arrêt 1E.7/1999 du 21 février 2000, consid. 4a).
Lorsque le droit civil est seul applicable - dans le voisinage d'un
aérodrome
privé, par exemple -, un propriétaire foncier peut toujours s'opposer
à ce
que son bien-fonds soit survolé à faible altitude par des aéronefs.
Si ce
survol est nécessaire au regard de la situation ou des conditions
d'exploitation de l'aérodrome, il incombe au propriétaire de cette
installation d'acquérir préalablement le droit de passer dans
l'espace aérien
du bien-fonds voisin (droit de survol - cf. ATF 104 II 86; arrêt
1P.323/1994
du 12 mai 1995, publié in ZBl 97/1996 p. 416, consid. 4b). A défaut
d'un
droit de survol, l'usurpation que représente le survol peut être
repoussée
(art. 641 al. 2 CC). Il n'y a cependant une ingérence dans l'espace
aérien du
fonds que lorsque le passage des aéronefs s'effectue à faible
altitude: un
passage à plus haute altitude, au-delà de la limite de l'espace
aérien du
fonds, n'est plus une usurpation (il n'est alors plus question de
survol
stricto sensu). Le droit civil n'a pas fixé une fois pour toutes cette
altitude car, d'après l'art. 667 al. 1 CC, c'est l'intérêt que
présente
l'exercice du droit de propriété - notamment l'intérêt à s'opposer aux
ingérences de tiers, en fonction de la situation de l'immeuble et
d'autres
circonstances concrètes - qui définit dans chaque cas l'extension
verticale
de la propriété foncière (cf. ATF 123 II 481 consid. 8 p. 494; 122 II
349
consid. 4a/aa p. 352; 104 II 86 et les arrêts cités). Dans l'espace
aérien de
la parcelle, le droit civil ne prévoit donc pas que le propriétaire
doive
tolérer le survol, quand bien même l'existence d'un aéroport aurait
créé,
dans son voisinage, un "usage local". Demeure éventuellement réservé
le
passage nécessaire, que le voisin pourrait être tenu de céder au
propriétaire
de l'aéroport "moyennant pleine indemnité", conformément aux
conditions de
l'art. 694 al. 1 CC (la situation juridique pourrait alors être
comparée à
celle créée par le passage d'un téléphérique dans l'espace aérien
d'une
parcelle; cf. à ce propos ATF 71 II 83 consid. 4 p. 85; Arthur
Meier-Hayoz,
Commentaire bernois, n. 15 ad art. 694 CC; Karin Caroni-Rudolf, Der
Notweg,
thèse Berne 1969, p. 60; Charles Knapp, note in JdT 1945 I p. 521).
S'agissant des atteintes indirectes sous la forme d'immissions -
l'art. 684
al. 2 CC énumère à ce propos les émissions de fumée ou de suie, les
émanations incommodantes, les bruits et les trépidations -, le droit
civil
impose au propriétaire touché un certain devoir de tolérance. En
effet,
l'art. 684 al. 2 CC ne contient pas une interdiction générale des
immissions,
mais seulement de celles "qui excèdent les limites de la tolérance
que se
doivent les voisins eu égard à l'usage local, à la situation et à la
nature
des immeubles" (au sujet de l'obligation de tolérer les immissions non
excessives, cf. notamment Heinz Rey, Commentaire bâlois, 1998, n. 1
ad art.
684 CC). Le propriétaire qui est à l'origine d'immissions excessives
ne peut
par principe pas se prévaloir de l'antériorité de son établissement;
néanmoins, l'utilisation préexistante des immeubles, avec les
immissions
qu'elle provoque, peut avoir une influence sur l'évolution de l'usage
local
réservé à l'art. 684 al. 2 CC, et donc sur le degré de tolérance que
l'on
peut imposer aux voisins (cf. Rey, op. cit., n. 13 ad art. 684 CC;
Meier-Hayoz, Commentaire bernois, n. 140 ss ad art. 684 CC). Les
moyens de
défense du droit privé - ceux prévus par l'art. 679 CC, consacrant la
responsabilité du propriétaire foncier qui excède son droit - ne sont
donc
efficaces que si les immissions en cause peuvent être qualifiées
d'excessives
d'après l'usage local.

2.4 Conformément à la jurisprudence de droit public, les moyens de
défense
du droit privé, tant contre le survol stricto sensu que contre les
immissions
excessives, ne sont plus disponibles si ces atteintes proviennent de
l'utilisation, conforme à sa destination, d'un aéroport public, le
droit
fédéral prévoyant l'octroi du droit d'expropriation au
concessionnaire pour
la réalisation et la mise en exploitation d'une telle installation
(cf. art.
36a al. 4 LA). La prétention au versement d'une indemnité
d'expropriation se
substitue aux actions du droit privé et il appartient non plus au
juge civil,
mais au juge de l'expropriation de statuer sur l'existence du droit
ainsi que
sur la nature et le montant de l'indemnité (cf. art. 5 LEx; ATF 124
II 543
consid. 3 p. 548; 123 II 481 consid. 7a p. 490; 122 II 349 consid. 4b
p. 355,
et les arrêts cités). De ce point de vue, la jurisprudence ne fait
donc pas
la distinction entre l'indemnité d'expropriation due en raison du
survol,
usurpation ou atteinte directe, et celle due en raison du bruit,
immission ou
atteinte indirecte.

2.5 Cela étant, la jurisprudence subordonne l'octroi d'une indemnité
d'expropriation en raison d'immissions de bruit excessives à la
réalisation
de trois conditions - l'imprévisibilité, la spécialité et la gravité
(cf.
supra, consid. 2.1) -, tandis qu'elle ne prévoit pas ces conditions
pour
l'indemnité en raison du survol stricto sensu. Cette différence
ressort
clairement de l'arrêt Tranchet précité: il y est exposé que le juge de
l'expropriation, appelé à se prononcer sur des prétentions à une
indemnité en
raison du survol, n'a en principe pas à appliquer ces trois
conditions, en
particulier celle de l'imprévisibilité (ATF 122 II 349 consid. 4b p.
356; cf.
également l'arrêt E.22/1992 du 24 juin 1996, consid. 9d - arrêt rendu
le même
jour que l'arrêt Tranchet). Cette règle jurisprudentielle a été
rappelée dans
un arrêt plus récent (ATF 124 II 543 consid. 5d p. 557); la doctrine
y a
également fait référence, sans du reste la discuter (cf. Grégory
Bovey,
L'expropriation des droits de voisinage, thèse Lausanne 2000, p. 155
n. 692;
Tobias Jaag, Der Flughafen Zürich im Spannungsfeld von lokalem,
nationalem
und internationalem Recht, in Festschrift Lendi, Zurich 1998, p. 226).

En déclarant ainsi inapplicable la condition de l'imprévisibilité en
matière
de survol stricto sensu, le Tribunal fédéral a résolu pour la
première fois,
dans l'arrêt Tranchet, une question qu'il n'avait pas abordée dans
l'arrêt
Jeanneret du 12 juillet 1995 (ATF 121 II 317 ss). Certes, dans ce
dernier
arrêt, le survol avait été mentionné comme un élément caractéristique
des
nuisances du trafic aérien, par opposition à celles du trafic routier
ou
ferroviaire. Il s'agissait alors uniquement d'examiner si le
préjudice causé
par le bruit des avions - bruit pouvant également résulter du passage
des
aéronefs à la verticale des biens-fonds touchés, et dont la source ne
se
trouve donc pas toujours sur des terrains voisins appartenant à
l'expropriant
- était si spécifique ou différent qu'il eût fallu soumettre
l'indemnité pour
expropriation de droits de voisinage à d'autres conditions. Le
Tribunal
fédéral a répondu négativement à cette question, qualifiant dans ce
contexte
le survol d'élément secondaire (ATF 121 II 317 consid. 5b p. 331/332).

2.6 C'est donc dans l'arrêt Tranchet du 24 juin 1996 (ATF 122 II
349) que le
Tribunal fédéral a reconnu, pour la première fois, qu'un propriétaire
pouvait
prétendre à une indemnité d'expropriation pour le survol stricto
sensu,
indépendamment de son droit à une indemnité en raison des immissions
de
bruit, et que la condition de l'imprévisibilité n'entrait pas en
considération pour le survol. Nonobstant ce double fondement, une
indemnité
globale a cependant été allouée dans cette affaire (ATF 122 II 349
consid. 4b
in fine p. 357), conformément au principe de l'unité de l'indemnité
d'expropriation (ATF 121 II 350 consid. 5d p. 354).

L'inapplicabilité de la condition de l'imprévisibilité a pour
conséquence
qu'une indemnité pour le survol peut être allouée au propriétaire d'un
bien-fonds situé dans l'axe de la piste, même si ce bien-fonds a été
acheté à
une époque où il était déjà survolé par les avions du trafic
commercial ou de
lignes. En posant ce principe dans l'arrêt Tranchet, le Tribunal
fédéral
s'est référé aux "règles (matérielles) du droit civil" (ATF 122 II 349
consid. 4b p. 356). Cela signifie d'une part que, même si la présence
d'un
aéroport national a pu faire évoluer l'usage local dans les zones à
bâtir
environnantes (cf. à ce propos: Walter J. Müller, Ansprüche aus
Fluglärmimmissionen in der Umgebung von Flughäfen nach
schweizerischem Recht,
thèse Bâle 1987, p. 146), le juge de l'expropriation n'a pas à tenir
compte
de cette circonstance puisqu'il ne lui incombe pas d'évaluer le
caractère
tolérable d'une immission indirecte (cf. art. 684 al. 2 CC), mais
bien de se
prononcer sur les conséquences d'une usurpation au sens de l'art. 641
al. 2
CC, qu'aucun usage local ne saurait obliger à tolérer (cf. supra,
consid.
2.3). D'autre part, le Tribunal fédéral n'entendait pas, pour le
survol
stricto sensu, prévoir la même dérogation au régime des art. 679 ss
CC qu'en
matière d'immissions de bruit (car c'est bien, en définitive, par la
condition de l'imprévisibilité que le régime de la loi fédérale sur
l'expropriation diffère sensiblement de celui du code civil; cf.
Meier-Hayoz,
Commentaire bernois, n. 250 et 253 ad art. 684 CC). Le survol à basse
altitude provoque en effet des nuisances si particulières, au-dessus
des
maisons d'habitation, qu'on ne saurait reconnaître à la collectivité
publique
le privilège d'obliger, unilatéralement et sans indemnité, les
propriétaires
de biens-fonds survolés à tolérer pareille atteinte ou intrusion dès
le
moment où le développement de l'aéroport et de ses conditions
d'exploitation
étaient devenus prévisibles.

Le recourant n'est donc pas fondé à déduire de la jurisprudence,
spécialement
de l'arrêt Jeanneret (ATF 121 II 317), que l'octroi d'une indemnité
d'expropriation en raison du survol stricto sensu est subordonné à
l'imprévisibilité de cette atteinte.

2.7 Si la prévisibilité ou l'antériorité de l'exploitation de
l'aéroport
n'ont aucune influence sur l'existence du droit à une indemnité
d'expropriation en raison du survol, ces éléments peuvent cependant
être pris
en considération lors de la fixation de l'indemnité.

S'agissant des immissions excessives (art. 684 al. 2 CC), la
jurisprudence
civile du Tribunal fédéral admet que, pour des raisons d'équité, on
réduise
les dommages-intérêts alloués sur la base de l'art. 679 CC en tenant
compte
de l'antériorité de l'établissement de l'installation d'où
proviennent les
immissions (ATF 88 II 10 consid. 1a p. 13; 40 II 445 consid. 2 p.
452; cf.
également ATF 110 Ib 43 consid. 4 p. 49). D'après la doctrine, il ne
serait
pas équitable que celui qui, à cause de cette circonstance, a pu
obtenir du
vendeur un prix plus bas lors de l'achat de l'immeuble, reçoive en
outre des
dommages-intérêts fixés sans égard au prix d'achat; le propriétaire
touché
obtiendrait sinon, en quelque sorte, une double indemnisation (cf.
Meyer-Hayoz, op. cit., n. 139 ad art. 684 CC; Hans Schlegel, Die
Immissionen
des Art. 684 ZGB in ihrem Verhältnis zu den zürcherischen kantonalen
Eigentumsbeschränkungen, thèse Zurich 1949, p. 69; Arthur Bauhofer,
Immissionen und Gewerberecht, thèse Zurich 1916, p. 121). Ces
considérations
sont aussi valables, en matière d'expropriation, pour l'indemnisation
du
survol stricto sensu. Puisque la condition de l'imprévisibilité n'est
pas
applicable, l'acquéreur récent d'un immeuble effectivement survolé
depuis
plusieurs années peut prétendre à une indemnité; si cet élément a
influencé
sensiblement le prix de vente, le juge de l'expropriation pourra en
tenir
compte et réduire le cas échéant, pour des motifs d'équité,
l'indemnité
d'expropriation calculée en principe sur la base de l'art. 19 let. b
LEx
(méthode de la différence - cf. notamment ATF 122 II 337 consid. 4c
p. 343).

2.8 Par ailleurs, l'indemnité due pour le survol stricto sensu - que
l'on
peut assimiler en quelque sorte à une indemnité pour la constitution
forcée
d'une servitude par voie d'expropriation (cf. ATF 124 II 543 consid.
5d p.
557; 123 II 560 consid. 3a p. 564; 122 II 349 consid. 4b p. 356; 121
II 317
consid. 4a p. 326, 350 consid. 5e p. 354 et les arrêts cités) - ne
peut être
allouée qu'une seule fois; elle vise à compenser une fois pour toutes
la
moins-value subie par l'immeuble. Les propriétaires successifs d'un
bien-fonds survolé ne sauraient donc prétendre, chacun, à une telle
indemnité.

2.9 Il faut encore que l'indemnité ait été demandée en temps utile.
D'après
la jurisprudence du Tribunal fédéral, les mêmes règles doivent en
principe
s'appliquer en matière de prescription, quel que soit le fondement des
prétentions des propriétaires voisins de l'aéroport de Genève
(immissions de
bruit ou survol - cf. ATF 124 II 543 consid. 5d p. 557 et arrêt
1E.7/1999 du
21 février 2000, non publié, consid. 4c). Ainsi, l'expropriant ne
saurait
opposer la prescription aux propriétaires voisins qui ont annoncé
leurs
prétentions dans les cinq ans suivant la publication, le 2 septembre
1987, de
la décision d'approbation du plan des zones de bruit de l'aéroport; en
revanche la prescription est en principe acquise quand les
prétentions ont
été produites une fois échu ce délai quinquennal (ATF 124 II 543
consid.
5c/cc p. 555; arrêt 1E.6/1999 du 24 décembre 1999,
consid. 3c/cc).
Cette
question n'a toutefois pas à être examinée plus avant dans le présent
arrêt.

3.
Le dossier de la cause démontre que le terrain litigieux (les
actuelles
parcelles n° 4229, 4230 et 4231, ou l'ancienne parcelle n° 3620) est
survolé
par les avions atterrissant sur la piste 05 orientée
sud-ouest/nord-est. En
effet, en raison de l'écart latéral admissible par rapport à l'axe de
la
piste (0,5°, voire 1,25°) et compte tenu de l'envergure des avions
employés
pour le trafic de lignes (souvent plus de 40 m, parfois 60 m - cf.
ATF 122 II
349 consid. 4a/cc p. 355), ce terrain est entièrement inclus dans le
"couloir" d'approche de l'aéroport ("Glide Path"). D'après la décision
attaquée, l'altitude de survol est d'environ 108 m au-dessus du
niveau du sol
(le terrain litigieux est directement voisin de celui des consorts
Tranchet -
cf. ATF 122 II 349 consid. 4a/cc p. 355). Ces éléments de fait ne
sont pas
contestés.
Comme dans l'affaire Tranchet, il faut considérer en l'espèce que le
passage
régulier d'avions de ligne à une centaine de mètres au-dessus d'une
maison
d'habitation familiale constitue une ingérence ou une intrusion dans
l'espace
aérien de la parcelle (ATF 122 II 349 consid. 4a/cc p. 355; cf. supra,
consid. 2.2). R.S.________, qui a demandé une indemnité
d'expropriation avant
le 2 septembre 1992, fait valoir des prétentions à cause de ce
survol; comme
les conditions de l'imprévisibilité, de la spécialité et de la
gravité ne
s'appliquent pas, rien ne s'opposait à ce que la Commission fédérale
d'estimation lui reconnût, en principe, le droit à une indemnité
d'expropriation en raison du survol (ch. 2 du dispositif de la
décision
attaquée). Les griefs du recourant à ce sujet sont donc mal fondés.
Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de se prononcer, à ce stade,
sur le
sort des conclusions prises à titre subsidiaire, devant la Commission
fédérale d'estimation, par C.S.________.

4.
Dans la situation que l'on vient d'exposer, il faut considérer que les
nuisances provoquées par les passages des avions - bruit intense lors
de
chaque atterrissage, remous d'air, effluves provenant des moteurs,
sentiment
de crainte ou d'inconfort dû à la présence au-dessus de soi d'une
masse
importante en mouvement, etc. - prennent une importance
prépondérante. Les
immissions de bruit "résiduelles" - provoquées lors des décollages,
sans
intrusion dans l'espace aérien de la parcelle, ou lors
d'atterrissages sur la
piste opposée, ou encore lors de manoeuvres au sol - revêtent dès
lors un
caractère accessoire; elles n'influencent plus sensiblement
l'estimation de
moins-value de l'immeuble causée par l'exploitation de l'aéroport.
C'est
pourquoi, dans le cas particulier, il n'est pas nécessaire de
déterminer si
les expropriées ont droit à une compensation spécifiquement en raison
des
immissions de bruit, car l'indemnité d'expropriation due au titre du
survol
doit être fixée de manière à réparer entièrement le dommage subi.

Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu d'examiner si les expropriées
pouvaient ou
non se prévaloir de la condition de l'imprévisibilité.
L'argumentation du
recourant à ce sujet est dès lors sans pertinence. Néanmoins, ses
conclusions
tendant à l'annulation du ch. 1 du dispositif de la décision
attaquée, lequel
reconnaît aux expropriées le droit à une indemnité pour
l'expropriation de
droits de voisinage à cause des immissions de bruit, sont fondées. En
effet,
il était superflu de se prononcer sur ce second fondement éventuel de
l'indemnité d'expropriation. Dès lors que le Tribunal fédéral n'est
lié que
par les conclusions des parties, et non pas par les motifs qu'elles
invoquent
(art. 114 al. 1 OJ), il faut admettre partiellement, sur ce point, le
recours
de droit administratif, et partant annuler le ch. 1 du dispositif de
la
décision attaquée.

5.
Ni la décision attaquée ni le présent arrêt ne mettent fin à la
procédure
d'estimation, toujours pendante dès lors qu'une indemnité
d'expropriation est
en principe due (cf. supra, consid. 3). Le dossier doit donc être
renvoyé à
la Commission fédérale, pour la suite de l'instruction (cf. ch. 3 et
4 du
dispositif de la décision attaquée).
Les frais et dépens de la présente procédure de recours sont mis à la
charge
de l'expropriant (art. 116 al. 1, 1re phrase LEx).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours de droit administratif est partiellement admis, et le ch.
1 du
dispositif de la décision prise le 12 décembre 2001 par la Commission
fédérale d'estimation du 1er arrondissement est annulé; le recours
est rejeté
pour le surplus et l'affaire est renvoyée à cette autorité pour la
suite de
l'instruction.

2.
Un émolument judiciaire de 1'500 fr. est mis à la charge de l'Etat de
Genève.

3.
Une indemnité de 1'500 fr., à payer à titre de dépens à R.S.________
et
C.S.________, prises solidairement, est mise à la charge de l'Etat de
Genève.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties
et à la
Commission fédérale d'estimation du 1er arrondissement.

Lausanne, le 10 octobre 2002

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président: Le greffier:


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1E.1/2002
Date de la décision : 10/10/2002
1re cour de droit public

Analyses

Expropriation formelle, droits de voisinage, nuisances d'un aéroport (art. 5 LEx). Distinction juridique entre les atteintes provoquées par l'intrusion des avions dans l'espace aérien d'un bien-fonds (survol stricto sensu) et celles provoquées par les seules immissions de bruit (consid. 2.1-2.3). Les trois conditions auxquelles la jurisprudence subordonne l'octroi d'une indemnité d'expropriation en cas d'immissions de bruit (imprévisibilité, spécialité, gravité) ne s'appliquent pas en cas de survol stricto sensu (consid. 2.4-2.6). L'indemnité due au propriétaire d'un bien-fonds survolé peut toutefois être réduite pour des motifs d'équité, dans certaines circonstances (consid. 2.7). Dans le cas particulier, comme le terrain litigieux se trouve à proximité de l'aéroport dans l'axe suivi par les avions à l'atterrissage, les nuisances liées au survol prennent une importance prépondérante et l'indemnité d'expropriation due à ce titre vise à réparer la totalité du dommage provoqué par le trafic aérien. Il n'y a donc pas à examiner si les conditions pour une indemnité en raison des immissions de bruit sont également satisfaites (consid. 3 et 4).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2002-10-10;1e.1.2002 ?
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