La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/07/2002 | SUISSE | N°U.28/01

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 18 juillet 2002, U.28/01


{T 7}
U 28/01 /mh

Arrêt du 18 juillet 2002
IIIe Chambre

MM. les Juges Borella, Président, Meyer et Kernen.
Greffier : M. Métral

Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents, Service
juridique,
Fluhmattstrasse 1, 6004 Lucerne, recourante,

contre

P.________, intimé, représenté par Me Jürg Maron, Avocat,
Möhrlistrasse 55,
8006 Zürich

Tribunal administratif du canton de Genève, Genève

(Jugement du 5 décembre 2000)

Faits :

A.
P. ________, d

omicilié en France, travaillait au service de
l'entreprise
X.________ A ce titre, il était assuré auprès de la Caisse nationale
sui...

{T 7}
U 28/01 /mh

Arrêt du 18 juillet 2002
IIIe Chambre

MM. les Juges Borella, Président, Meyer et Kernen.
Greffier : M. Métral

Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents, Service
juridique,
Fluhmattstrasse 1, 6004 Lucerne, recourante,

contre

P.________, intimé, représenté par Me Jürg Maron, Avocat,
Möhrlistrasse 55,
8006 Zürich

Tribunal administratif du canton de Genève, Genève

(Jugement du 5 décembre 2000)

Faits :

A.
P. ________, domicilié en France, travaillait au service de
l'entreprise
X.________ A ce titre, il était assuré auprès de la Caisse nationale
suisse
d'assurance en cas d'accidents (ci-après : CNA).

Au cours de l'été 1995, sa femme quitta le domicile conjugal avec sa
fille et
son fils, alors âgés de 11 et 12 ans, puis demanda le divorce.
P.________
obtint néanmoins de pouvoir fêter le 1er janvier 1996 chez lui, avec
ses
enfants. Ce jour-là, il tira sur eux avec une carabine avant de
retourner
l'arme contre lui. Les enfants décédèrent et le prénommé subit de
graves
lésions à la mâchoire et à l'oeil droit, dont l'énucléation fut
nécessaire.
Incarcéré dès le mois de mai 1996 à la maison d'arrêt de Y.________,
il a été
condamné le 12 juin 1998 à trente ans de réclusion par la Cour
d'assise du
département de Z.________, en France.

Par décision du 6 décembre 1999, la CNA refusa d'allouer toute
prestation à
P.________, au motif qu'il avait provoqué ses blessures
intentionnellement.
Celui-ci s'opposa à cette décision, faisant valoir qu'il n'était pas
en
possession de toutes ses facultés au moment de son acte. Le 15
février 2000,
la CNA leva l'opposition et confirma sa décision initiale.

B.
L'assuré saisit le Tribunal administratif du canton de Genève d'un
recours
contre la décision sur opposition du 15 février 2000. En cours de
procédure,
il produisit une copie d'une expertise psychiatrique réalisée le 2
mai 1997
par les docteurs A.________ et B.________ pour les besoins de
l'instruction
pénale française ouverte contre lui. Par jugement du 5 décembre 2000,
la
juridiction cantonale a admis le recours et renvoyé la cause à la CNA
pour
qu'elle mette en oeuvre une expertise psychiatrique et rende une
nouvelle
décision.

C.
La CNA interjette un recours de droit administratif contre ce
jugement, dont
elle demande l'annulation. Elle conclut, principalement, au maintien
de sa
décision sur opposition du 15 février 2000, et, subsidiairement, au
renvoi de
la cause à la juridiction cantonale pour instruction complémentaire et
nouveau jugement. L'intimé, qui demande à être mis au bénéfice de
l'assistance judiciaire, conclut au rejet du recours, alors que
l'Office
fédéral des assurances sociales a renoncé à se déterminer.

D.
En cours de procédure, le Tribunal fédéral des assurances a constaté
que
l'expertise des docteurs A.________ et B.________ ne lui avait pas été
communiquée avec le dossier du Tribunal administratif du canton de
Genève.
Interpellé, ce dernier n'a pas été en mesure de produire la pièce
faisant
défaut, mais la CNA a pu en déposer une copie, sur laquelle l'intimé
s'est
déterminé.

Considérant en droit :

1.
Le litige porte sur le point de savoir si la recourante était en
droit de
refuser ses prestations au motif que P.________ avait volontairement
porté
atteinte à son intégrité physique. Il s'agit en particulier de
déterminer si
le prénommé peut se voir reprocher son comportement, eu égard à son
état de
santé psychique au moment de ses actes.

2.
L'intimé fait d'abord valoir que les autorités françaises avaient
interdit la
reproduction de l'expertise des docteurs A.________ et B.________, de
sorte
que la copie de cette pièce remise par la CNA au Tribunal fédéral des
assurances constituerait un moyen de preuve illicite. Il ne soutient
toutefois pas que la copie ne correspondrait pas à l'exemplaire
produit
devant la juridiction cantonale.

L'opposition de l'intimé à l'utilisation de l'expertise litigieuse
doit
cependant être rejetée, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer
sur le
caractère licite ou illicite de la copie effectuée par la recourante.
En
effet, dans la mesure où il en a lui-même remis un exemplaire aux
premiers
juges, il adopte un comportement contradictoire incompatible avec le
principe
de la bonne foi en procédure en tentant d'écarter cette pièce, ou une
copie
de cette pièce, après avoir reçu un jugement défavorable (cf. ATF 121
I 38 et
les références; voir également ATF 125 III 259 consid. 2a et les
références).
Par ailleurs, les preuves obtenues de manière contraire au droit
peuvent être
prises en considération si l'autorité eût pu en avoir connaissance
régulièrement (cf. ATF 120 V 439 sv. consid. 3b, 99 V 15). Tel est
bien le
cas en l'espèce : il n'y a aucun motif de qualifier d'illicite la
production
par l'assuré, en procédure cantonale, de l'expertise le concernant,
laquelle
aurait par la suite dû figurer au dossier remis par les premiers
juges au
Tribunal fédéral des assurances, conformément à l'art. 110 al. 2 OJ.

3.
Le recourant laisse ensuite entendre que l'expertise des docteurs
A.________
et B.________ aurait été effectuée en violation des règles imposées
par la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés
fondamentales, du 4 novembre 1950 (CEDH). A cet égard, il se borne
toutefois
à indiquer avoir mis en cause la validité de cette expertise dans un
recours
adressé à la Cour européenne des droits de l'homme, à la suite du
jugement du
12 juin 1998 de la Cour d'assises du département de Z.________. Dans
la
mesure où il ne motive pas davantage en quoi l'expertise aurait été
rendue en
violation des droits découlant de la CEDH, il n'y a pas lieu d'entrer
en
matière sur ce grief.

4.
4.1Quant au fond, les dispositions légales applicables, en
particulier les
art. 37 al. 1 LAA et 48 OLAA ont été exposées correctement dans le
jugement
entrepris, auquel il convient de renvoyer.

On ajoutera cependant que, selon la jurisprudence, le suicide comme
tel n'est
un accident assuré, conformément à l'art. 48 OLAA, que s'il a été
commis dans
un état de totale incapacité de discernement au sens de l'art. 16 CC.
Par
conséquent, il faut, pour entraîner la responsabilité de
l'assureur-accidents, qu'au moment de l'acte et compte tenu de
l'ensemble des
circonstances objectives et subjectives, l'intéressé ait été privé de
toute
possibilité de se déterminer raisonnablement, en raison notamment
d'une
maladie mentale ou d'une faiblesse d'esprit (ATF 113 V 62 consid. 2;
RAMA
1990 no U 96 p. 185 consid. 2; ATF 115 V 151 consid. 2b publié dans
la RAMA
1989 no U 84 p. 448). L'existence d'une maladie psychique ou d'un
grave
trouble de la conscience doit être établie conformément à la règle du
degré
de vraisemblance prépondérante. Il doit s'agir de symptômes
psychopathologiques comme la folie, les hallucinations, la stupeur
profonde,
le raptus, etc. Le motif qui a conduit au suicide ou à la tentative
doit
être en relation avec les symptômes psychopathologiques. L'acte doit
apparaître «insensé». Un simple geste disproportionné, au cours
duquel le
suicidaire apprécie unilatéralement et précipitamment sa situation
dans un
moment de dépression et de désespoir ne suffit pas (arrêts non publié
A. du
25 octobre 1996 [U 160/95], B. du 10 septembre 1996 [U 165/94], F. du
22 mai
1996 [U 223/94]; Kind, Suizid oder «Unfall», Die psychiatrischen
Voraussetzungen für die Anwendung von Art. 48 UVV, RSA 1993 p. 291).

4.2 En l'espèce, il ressort notamment du rapport établi le 17 janvier
1996
par les docteurs C.________ et D.________, du département de
psychiatrie des
Hôpitaux W.________, que le recourant souffrait, au moment de sa
tentative de
suicide, d'un trouble dépressif majeur sévère. A la date de son
examen par
ces praticiens, il ne présentait toutefois pas de traits psychotiques
évidents. Par ailleurs, selon les docteurs A.________ et B.________,
P.________ présentait une personnalité pathologique immature,
dépressive et
narcissique, de sorte que sa capacité interne de liberté psychique
était
limitée. Dans le même sens, le docteur E.________, psychiatre à
l'institut
V.________ de médecine légale, a indiqué que la séparation d'avec sa
famille
avait provoqué chez l'assuré un sentiment de perte et une atteinte
narcissique ayant entraîné des mécanismes de défenses archaïques
capables
d'altérer le rapport à la réalité.

Ces rapports médicaux permettent de retenir que les facultés
cognitive et
volitive de l'assuré étaient altérées par ses troubles de la
personnalité et
sa grave dépression. On ne saurait toutefois en déduire que celui-ci
était
incapable de discernement au moment de son acte. A cet égard, les
docteurs
A.________ et B.________ ont clairement précisé que les troubles
psychiques
dont souffrait P.________ n'avaient pas complètement aboli, altéré ou
entravé
son discernement ou le contrôle de ses actes. Ces conclusions sont
corroborées par les circonstances objectives et subjectives entourant
le
drame. D'après les renseignements donnés par la soeur du recourant,
celui-ci
lui avait remis, le 31 décembre 1995, une mallette fermée contenant de
l'argent, des chèques et une lettre indiquant à qui ces biens devaient
revenir; il lui avait par ailleurs déjà confié cette mallette à
plusieurs
reprises depuis qu'il était en conflit avec son épouse. On peut en
déduire
que le recourant avait déjà envisagé le suicide avant le 1er janvier
1996.
Dans une certaine mesure, son acte était ainsi prémédité et
n'apparaît pas
comme résultant d'une pulsion totalement irrationnelle et
incontrôlable.
Aussi convient-il de nier l'absence de discernement du recourant au
moment de
son acte, sans qu'un complément d'instruction soit nécessaire.

5.
La procédure porte sur l'octroi ou le refus de prestations
d'assurances, de
sorte qu'elle est gratuite (art. 134 OJ). Par ailleurs, l'intimé
succombe, de
sorte qu'il ne peut prétendre de dépens (art. 159 OJ). Il convient
cependant
de lui accorder l'assistance judiciaire, dans la mesure où
l'assistance d'un
avocat était indiquée, sans que ses moyens lui permettent d'assumer
ses frais
de défense (art. 152 OJ, en relation avec l'art. 135 OJ; cf.
également ATF
125 V 202 consid. 4a, 372 consid. 5b et les références). L'intimé est
rendu
attentif au fait qu'il devra rembourser la caisse du tribunal s'il
devient
ultérieurement en mesure de le faire (art. 152 al. 3 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral des assurances prononce :

1.
Le recours est admis et le jugement du 5 décembre 2000 du Tribunal
administratif du canton de Genève est annulé.

2.
Il n'est pas perçu de frais de justice.

3.
L'assistance judiciaire est accordée à l'intimé. Les honoraires (y
compris la
taxe à la valeur ajoutée) de Me Maron, avocat d'office, sont fixés à
2500 fr.
pour la procédure fédérale et seront supportés par la caisse du
tribunal.

4.
Le présent arrêt sera communiqué aux parties, au Tribunal
administratif du
canton de Genève et à l'Office fédéral des assurances sociales.

Lucerne, le 18 juillet 2002
Au nom du Tribunal fédéral des assurances

Le Président de la IIIe Chambre: Le Greffier:


Synthèse
Numéro d'arrêt : U.28/01
Date de la décision : 18/07/2002
Cour des assurances sociales

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2002-07-18;u.28.01 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award