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16/07/2002 | SUISSE | N°1P.35/2002

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 16 juillet 2002, 1P.35/2002


{T 0/2}
1P.35/2002/col

Arrêt du 16 juillet 2002
Ire Cour de droit public

Les juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président
du
Tribunal fédéral,
Catenazzi, Pont Veuthey, juge suppléante,
greffier Zimmermann.

Les époux A.________,
recourants, représentés par Me François Bolsterli, avocat, quai des
Bergues
23, 1201 Genève,

contre

Le Boulet, Association de sauvegarde du Vieux-Carouge, case postale
1443,
1227 Carouge,
intimé,
Conseil d'Etat du can

ton de Genève, 1211 Genève 3, représenté par le
Département de l'aménagement,
de l'équipement et du logement du canton de Genè...

{T 0/2}
1P.35/2002/col

Arrêt du 16 juillet 2002
Ire Cour de droit public

Les juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président
du
Tribunal fédéral,
Catenazzi, Pont Veuthey, juge suppléante,
greffier Zimmermann.

Les époux A.________,
recourants, représentés par Me François Bolsterli, avocat, quai des
Bergues
23, 1201 Genève,

contre

Le Boulet, Association de sauvegarde du Vieux-Carouge, case postale
1443,
1227 Carouge,
intimé,
Conseil d'Etat du canton de Genève, 1211 Genève 3, représenté par le
Département de l'aménagement,
de l'équipement et du logement du canton de Genève, rue David-Dufour
5, case
postale 22, 1211 Genève 8,
Tribunal administratif du canton de Genève, rue des Chaudronniers 3,
1204
Genève.

classement d'un bâtiment en tant que monument historique,

recours de droit public contre l'arrêt du Tribunal administratif du
canton de
Genève du 27 novembre 2001.

Faits:

A.
Les époux A.________, nés en 1928 et en 1932, sont copropriétaires de
la
parcelle n°219 du Registre foncier de Carouge. Ce bien-fonds de 371
m2, sis à
l'angle de la Place du Marché et de la rue St-Joseph, est classé dans
la zone
protégée du Vieux-Carouge, régie par les art. 94 à 104 de la loi
genevoise
sur les constructions et installations diverses, du 14 avril 1988
(LCI), mis
en relation avec l'art. 29 let. e de la loi genevoise d'application
de la
LAT, du 4 juin 1987 (LALAT). La parcelle n°219 est aussi comprise
dans le
périmètre du plan de site du Vieux-Carouge, au sens de l'art. 95 LCI,
mis en
relation avec les art. 38ss de la loi genevoise sur la protection de
monuments, de la nature et des sites, du 4 juin 1976 (LPMNS), adopté
le 21
juillet 1982 par le Conseil d'Etat du canton de Genève.
En 1928, a été construit sur la parcelle n°219 un bâtiment (désigné
sous la
rubrique A1035) abritant une salle de cinéma de 313 places, à
l'enseigne du
Capitol jusqu'en 1952, puis du Vox jusqu'en 1972 et du Bio 72 dès
cette
époque.
Le 23 juin 1999, saisi d'une requête formée par l'Association de
sauvegarde
du Vieux-Carouge - "Le Boulet" (ci-après: l'Association), le Conseil
d'Etat a
ordonné le classement du bâtiment A1035, en application des art. 10ss
LPMNS.
Le Conseil d'Etat a fondé sa décision notamment sur le rapport établi
le 5
juin 1998 par l'architecte Henri Duboule. Selon ce rapport, le coût
estimatif
d'une démolition du bâtiment et de la construction à sa place d'un
immeuble
de rapport s'élèverait à 4'160'000 fr. L'expert avait exclu la
possibilité de
reconstruire une salle de dimensions analogues, compte tenu de la
situation
économique extrêmement précaire des petites salles de cinéma.
S'agissant de
la valeur en l'état du bâtiment, l'expert avait distingué le cas où
une
démolition serait interdite de celui où un immeuble de rapport
pourrait être
reconstruit. Dans le premier cas, la valeur vénale serait de 640'000
fr. et
de 1'310'000 fr. dans le second cas. Enfin, l'expert avait évalué les
frais
de rénovation à 420'000 fr.

Le 8 février 2000, le Tribunal administratif du canton de Genève a
rejeté le
recours formé par les époux A.________ contre l'arrêté de classement
du 23
juin 1999.

Par arrêt du 28 juin 2000, le Tribunal fédéral a admis le recours de
droit
public formé par les époux A.________ contre l'arrêt du 8 février
2000 qu'il
a annulé (procédure 1P.183/2000; ATF 126 I 219), au motif que la
mesure de
classement, telle que prévue par l'arrêté du 23 juin 1999,
constituait une
atteinte disproportionnée au droit de propriété garanti par l'art. 26
Cst.
Après avoir rappelé le très mauvais état du bâtiment A1035, souligné
par le
rapport d'expertise, et le faible rendement de l'exploitation (consid.
2g/aa), le Tribunal fédéral a jugé la perspective d'une vente de gré
à gré
pour un prix correspondant à la valeur vénale d'autant moins
envisageable
qu'aucune collectivité publique ne semblait prête à s'engager en ce
sens; la
mesure de classement obligeait de fait les propriétaires à maintenir
une
salle déficitaire, qu'ils n'avaient pas les moyens de rénover et
qu'ils ne
pouvaient raisonnablement espérer ni vendre, ni louer à l'expiration
du bail,
fixée au 30 avril 2003 (consid. 2g/bb). L'hypothèse d'utiliser la
salle à
d'autres fins que la projection de films, retenue par les autorités
cantonales pour justifier la mesure, ne reposait sur aucun élément
concret
(consid. 2g/cc). Le Tribunal fédéral a posé la règle selon laquelle
"l'autorité qui ordonne le classement d'un bâtiment doit s'entourer de
précautions particulières lorsque cette mesure produit concrètement
l'effet
de maintenir l'affectation du bâtiment et oblige, comme en l'espèce,
le
propriétaire à poursuivre, même contre son gré, une activité
économique
déterminée. S'agissant d'une restriction grave au droit de propriété
(...),
l'autorité doit, en premier lieu, établir les faits de telle manière
qu'apparaissent clairement toutes les conséquences du classement,
tant pour
ce qui concerne le bâtiment lui-même et son utilisation future, que le
rendement que le propriétaire pourra désormais en escompter. A cette
fin,
l'autorité et le propriétaire doivent se concerter pour examiner tous
les
effets du classement, étudier d'éventuelles variantes et solutions
alternatives, fixer les modalités, les charges et les conditions de
l'utilisation future. Cette obligation de collaborer ne change pas la
nature
de l'acte de classement, qui n'en devient pas négociable pour autant,
et
demeure une prérogative exclusive et unilatérale de l'Etat. De même,
l'éventuel défaut de coopération du propriétaire dans la phase de
l'instruction de la cause n'empêchera pas l'Etat d'ordonner le
classement, si
l'état de fait est établi clairement et complètement. Cela fait, et
après la
pesée des intérêts en présence, une mesure de classement est
proportionnée,
partant compatible avec l'art. 26 al. 1 Cst., si elle garantit au
propriétaire un rendement acceptable. Celui-ci peut soit résulter de
la
continuation de l'activité économique antérieure, soit d'une
reconversion
totale ou partielle, pourvu que les frais de celle-ci puissent être
raisonnablement mis à la charge du propriétaire. A défaut, l'Etat
doit ou
renoncer à la mesure de classement envisagée, ou en réduire la
portée, ou
encore la maintenir, mais à la condition, dans ce dernier cas, de
prêter son
concours, y compris financier, au changement d'affectation
nécessaire, voire
à l'exploitation future du bâtiment" (consid. 2h). L'arrêt précise
qu'"il
appartiendra au Tribunal administratif, statuant à nouveau, de
réexaminer le
point de savoir si la mesure de classement du bâtiment litigieux est
compatible avec l'intérêt des recourants d'en tirer un rendement
acceptable
selon le considérant 2h. Si tel ne devait pas être le cas, l'arrêté de
classement devrait être annulé ou modifié, à moins que les recourants
et les
collectivités publiques ne puissent s'accorder, d'une manière ou
d'une autre,
sur la conservation du bâtiment" (consid. 3).

B.
Reprenant l'affaire, le Tribunal administratif a imparti aux parties
un délai
pour se déterminer sur l'affectation future et possible du bâtiment
A1035.
Dans ce cadre, le Conseil d'Etat a soumis à la cour cantonale deux
projets
d'exploitation de la salle de cinéma. Le premier tendait à sa
transformation
en un café-cinéma, le deuxième à une nouvelle gestion du cinéma,
tournée à la
fois vers un public "généraliste" et les enfants. Les deux projets,
accompagnés d'un plan financier, présupposaient que la commune de
Carouge
acquière le bâtiment pour un prix de 1'200'000 fr. Le 28 février
2001, a été
présenté un troisième projet, synthèse des deux précédents. Le 5 mars
2001,
les époux A.________ ont critiqué ces propositions et conclu à
l'annulation
de l'arrêté du 23 juin 1999. Le 10 mai 2001, la commune s'est
déclarée prête
à acquérir le bâtiment pour un prix de 1'200'000 fr. et à envisager
l'octroi
aux futurs exploitants de la salle d'une subvention annuelle variant
entre
100'000 fr. et 150'000 fr. Le Conseil d'Etat a invité le Tribunal
administratif à confirmer l'arrêté de classement, en mentionnant la
possibilité pour l'Etat de verser une subvention unique de 200'000
fr. pour
la réalisation du projet. Le 12 juin 2001, les époux A.________ ont
considéré
que l'offre de la commune ne suffisait pas pour satisfaire aux
exigences de
l'arrêt du 28 juin 2000. Ils ont persisté dans leurs conclusions
antérieures.

Après avoir procédé à des mesures d'instruction complémentaires, le
Tribunal
administratif a, par arrêt du 27 novembre 2001, rejeté derechef le
recours et
confirmé l'arrêté du 29 juin 1999. Après avoir considéré que les trois
projets présentés ne pouvaient être retenus, faute d'assurer aux
recourants
un rendement acceptable, le Tribunal administratif a estimé que
l'offre
d'achat présentée par la commune de Carouge était "raisonnable et
respectueuse des intérêts des propriétaires" et rendait "purement et
inexistant (sic) le dommage économique dont se prévalent les
propriétaires".

C.
Agissant par la voie du recours de droit public, les époux A.________
demandent au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du 27 novembre 2001
et de
dire que le bâtiment A1035 ne peut être classé en l'état. Ils
invoquent les
art. 9, 26, 27 et 29 Cst.

Le Tribunal administratif se réfère à son arrêt. Le Conseil d'Etat
propose le
rejet du recours. L'Association ne s'est pas déterminée.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
En règle générale, le recours de droit public ne peut être dirigé que
contre
des décisions cantonales de dernière instance (art. 86 et 87 OJ). A
titre
exceptionnel, la conclusion tendant à l'annulation de la décision de
l'autorité inférieure est recevable, lorsque le pouvoir d'examen de
l'autorité cantonale de recours est plus restreint que celui du
Tribunal
fédéral dans la procédure du recours de droit public (ATF 128 I 46
consid. 1c
p. 51; 125 I 492 consid. 1a p. 493/494; 118 Ia 165 consid. 2b p. 169,
et les
arrêts cités). Tel n'est pas le cas en l'espèce, le Tribunal
administratif
disposant en l'occurrence d'un plein pouvoir d'examen et de décision
(art. 61
et 69 de la loi genevoise sur la procédure administrative, du 12
septembre
1985 - LPA). Partant, la conclusion subsidiaire du recours, tendant
de fait à
l'annulation de l'arrêté de classement du 29 juin 1999, est
irrecevable.

2.
L'arrêt du 28 juin 2000 précise les conditions dans lesquelles le
classement
du bâtiment A1035 pourrait être compatible avec le principe de la
proportionnalité, dont le respect s'impose pour toute mesure
restreignant le
droit de propriété garanti par l'art. 26 al. 1 Cst. (cf. art. 36 al.
3 Cst.;
ATF 126 I 219 consid. 2 p. 221ss.).
2.1 Selon l'arrêt du 28 juin 2000, la mesure de classement devait
être
modifiée pour être rendue conforme aux exigences de l'art. 26 Cst. Il
ne
restait dès lors au Tribunal administratif que le choix d'admettre le
recours, ce qui le plaçait ensuite devant l'alternative ou bien de
réformer
l'arrêté du 29 juin 1999 ou bien de l'annuler, avec la possibilité,
dans ce
dernier cas, de renvoyer la cause au Conseil d'Etat pour nouvelle
décision
(art. 69 al. 3 LPA). En aucun cas, le Tribunal administratif ne
pouvait opter
pour la solution retenue dans l'arrêt attaqué et qui aboutit à
maintenir tel
quel l'arrêté de classement du 29 juin 1999 qui viole la
Constitution. Si le
Tribunal fédéral n'avait pas lui-même annulé l'arrêté du 29 juin
1999, c'est
à cause de la règle de la subsidiarité qui régit le recours de droit
public
(cf. consid. 1 de l'arrêt du 28 juin 2000; consid. 1 ci-dessus).

2.2 Invité à réexaminer le point de savoir si le classement pouvait
être
rendu compatible avec l'intérêt des recourants à en tirer un rendement
acceptable (consid. 3 de l'arrêt du 28 juin 2000), le Tribunal
administratif
a repris la cause dans l'état où elle se trouvait avant le prononcé de
l'arrêt du 28 juin 2000. Il a ordonné diverses mesures d'instruction,
qui ont
conduit à la présentation de trois projets de reprise du Bio 72 selon
de
nouvelles formules d'exploitation, d'animation et de gestion. Or, le
Tribunal
administratif a constaté lui-même, dans l'arrêt attaqué, qu'aucune de
ces
propositions n'était propre à assurer aux recourants le rendement
acceptable
auquel ils ont droit en cas de classement du bâtiment A1035. Il n'y a
pas
lieu pour le Tribunal fédéral de s'écarter de cette appréciation qui
devait à
elle seule conduire à l'annulation de l'arrêté de classement, comme
indiqué
dans l'arrêt du 28 juin 2000 (consid. 3).

2.3 Le Tribunal administratif a cru pouvoir se dispenser de cette
mesure à
cause de l'offre de la commune d'acquérir le bâtiment pour le prix de
1'200'000 fr. Sans doute, le Tribunal fédéral avait-il réservé la
possibilité
d'un accord entre les parties, assurant la conservation du bâtiment.
Une
solution transactionnelle ne pouvait cependant être envisagée que
dans le
cadre d'une réforme de l'arrêté de classement, voire indépendamment de
celui-ci. L'offre de la commune constituait assurément un fait
nouveau et un
revirement important de position. Toutefois, elle ne pouvait être
prise en
considération que si les recourants consentaient à une vente de gré à
gré.
Or, ceux-ci ont décliné l'offre et réitéré leur demande de ne pas
voir leur
bâtiment classé. Le Tribunal administratif
devait en conclure que
toutes les
possibilités de réformer l'arrêté de classement, telles qu'indiquées
dans
l'arrêt du 28 juin 2000, avaient été épuisées. Il ne lui restait
d'autre
choix que d'annuler l'arrêté de classement, quitte à renvoyer la
cause au
Conseil d'Etat. En ne le faisant pas, le Tribunal administratif a
violé
l'art. 26 al. 1 et 2 Cst.

3.
Dans la mesure où il est recevable, le recours doit être admis pour
ce seul
motif et l'arrêt attaqué annulé, sans qu'il soit nécessaire
d'examiner, pour
le surplus, les autres griefs soulevés par les recourants. Il est
statué sans
frais (art. 156 al. 2 OJ). L'Etat de Genève versera aux recourants une
indemnité de 4000 fr. à titre de dépens (art. 159 OJ). Il n'y a pas
lieu de
mettre des dépens à la charge de l'Association qui ne s'est pas
déterminée
dans la présente cause et qui agit essentiellement dans des buts
idéaux.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis dans la mesure où il est recevable. L'arrêt
rendu le 27
novembre 2001 par le Tribunal administratif du canton de Genève est
annulé.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

3.
L'Etat de Genève versera aux recourants une indemnité de 4000 fr. à
titre de
dépens.

4.
Il n'est pas alloué de dépens pour le surplus.

5.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux parties, au Conseil
d'Etat et au
Tribunal administratif du canton de Genève.

Lausanne, le 16 juillet 2002

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président: Le greffier:


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1P.35/2002
Date de la décision : 16/07/2002
1re cour de droit public

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2002-07-16;1p.35.2002 ?
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