{T 0/2}
1A.78/2002/col
Arrêt du 21 mai 2002
Ire Cour de droit public
Les juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président
du
Tribunal fédéral,
Reeb, Féraud,
greffier Kurz.
A. ________,
C.________,
D.________,
recourants,
tous représentés par Me Olivier Péclard, avocat, rue St-Victor 12,
case
postale 473, 1211 Genève 12,
contre
Juge d'instruction du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case
postale 3344, 1211 Genève 3,
Cour de justice du canton de Genève, Chambre d'accusation, 1, place du
Bourg-de-Four, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Entraide judiciaire internationale en matière pénale avec la France
(recours de droit administratif contre l'ordonnance de la Chambre
d'accusation du 7 février 2002)
Faits:
A.
Le 20 avril 2001, le Juge d'instruction au Tribunal de Grande
Instance de
Nice a délivré une commission rogatoire à l'intention des autorités
suisses,
pour les besoins d'une information suivie contre E.________ et autres,
notamment B.________, des chefs d'escroquerie en bande, abus de biens
sociaux
et recel. La demande fait état d'un réseau constitué par des sociétés
nationales et internationales d'import-export de matériel
informatique se
livrant à des "opérations croisées" sans réelle justification
économique. Il
s'agirait d'une vaste escroquerie de type "carrousel à la TVA"
impliquant des
relations commerciales simulées entre fournisseurs et clients fictifs.
Diverses sociétés avaient été identifiées, dont les dirigeants
étaient mis en
examen. A.________ était également recherché pour avoir mis sur pied
l'infraction. En particulier, la société F.________, gérée par
E.________,
titulaire d'un compte auprès de la Banque Cantonale de Genève, aurait
opéré
des transferts de fonds importants auprès de banques zurichoises,
luganaises
et genevoises. Huit versements sont mentionnés, avec l'indication des
dates,
montants et bénéficiaires. L'autorité requérante demande notamment de
vérifier l'exactitude de ces données, de rechercher si E.________ et
A.________ disposent de comptes auprès des établissements mentionnés,
d'en
produire le cas échéant la documentation de 1997 à 2001, et
d'interroger le
personnel bancaire.
B.
Le canton de Genève ayant été désigné comme canton directeur, le Juge
d'instruction genevois est entré en matière le 18 juillet 2001, en
ordonnant
la saisie, auprès de diverses banques de Genève, Zurich et Lugano, de
tous
les documents relatifs aux comptes dont E.________, A.________ ou
B.________
seraient titulaires ou ayants droit. La participation d'enquêteurs
étrangers,
limitée à la consultation des pièces, a été admise.
C.
Par ordonnance de clôture du 31 août 2001, le juge d'instruction a
décidé de
transmettre les pièces remises le 14 août précédent par l'UBS de
Lugano
concernant les comptes suivants:
- n° aaa clôturé en mai 2000, détenu par A.________, avec les relevés
(en
Euro, FF et US$) de juin 1998 à juin 1999, et cinq avis de crédit;
- n° bbb clôturé en mai 2000, détenu par A.________, avec les relevés
(en
Euro, US$ et dossier de titres);
- n° ccc, ouvert en juin 2000 nom de C.________, dont A.________
était le
bénéficiaire, avec les documents d'ouverture et les relevés jusqu'au
31
décembre 2000;
- n° ddd, ouvert en juillet 2000 au nom de D.________, dont
A.________ était
le bénéficiaire, avec des documents similaires.
Le juge d'instruction a notamment considéré que les faits décrits
dans la
demande pouvaient être qualifiés, en droit suisse, d'escroquerie. Il a
rappelé le principe de la spécialité.
D.
Par ordonnance du 7 février 2002, la Chambre d'accusation a rejeté un
recours
formé par A.________, C.________ et D.________. La demande d'entraide
indiquait les personnes soupçonnées et décrivait suffisamment les
agissements
reprochés; il pouvait s'agir d'une escroquerie fiscale. Le principe
de la
proportionnalité était respecté.
E.
A.________, C.________ et D.________ forment un recours de droit
administratif contre cette dernière ordonnance. Ils concluent
principalement
à l'annulation des décisions attaquées et au refus de toute
transmission.
Subsidiairement, ils requièrent un avis de l'administration fédérale
des
contributions (AFC), la production d'un exposé complémentaire de la
part de
l'autorité requérante, ainsi qu'une prise de position de cette
dernière sur
l'exercice des droits de la défense, en particulier le droit d'accès
au
dossier et l'admission de l'avocat aux plaidoiries. Dans
l'intervalle, ils
demandent la suspension du traitement de la demande, puis la fixation
d'un
délai pour se déterminer, ainsi qu'une précision de la réserve de la
spécialité dans le sens d'une interdiction de transmettre les pièces
aux
Etats tiers.
La Chambre d'accusation se réfère aux considérants de sa décision.
L'Office
fédéral de la justice (OFJ) conclut au rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Interjeté dans le délai et les formes utiles contre une décision de
clôture
partielle confirmée en dernière instance cantonale, le recours de
droit
administratif est recevable (art. 80e let. a et 80f al. 1 de la loi
fédérale
sur l'entraide internationale en matière pénale - EIMP, RS 351.1).
Titulaires
des différents comptes au sujet desquels l'autorité d'exécution a
décidé
l'envoi de renseignements, les recourants ont qualité pour agir (art.
80h
let. b EIMP et 9a let. a OEIMP).
2.
Les recourants soutiennent que la demande d'entraide n'exposerait pas
de
manière suffisante en quoi consistent les infractions poursuivies. Il
n'y
aurait pas d'indication de date, de lieu, de sociétés et de montants.
L'exposé fourni serait confus et lacunaire. L'enquête serait
maintenant à son
terme et il conviendrait de se montrer plus exigeant quant à la
motivation de
la demande d'entraide. Celle-ci ne contiendrait pas la moindre
référence aux
factures fictives évoquées. En réalité, l'infraction serait de nature
purement fiscale, et rien ne permettrait de conclure à l'existence
d'une
escroquerie fiscale au sens de l'art. 3 al. 3 EIMP. L'évocation d'un
carrousel à la TVA ne serait pas suffisante, faute notamment
d'indiquer quel
type d'impôt aurait été soustrait, et quelle autorité fiscale en
aurait été
victime. A tout le moins conviendrait-il d'exiger des précisions de
la part
de l'autorité requérante (art. 80o EIMP), et de requérir l'avis de
l'AFC
(art. 24 al. 3 OEIMP).
2.1 Selon l'art. 14 CEEJ, la demande d'entraide doit notamment
indiquer son
objet et son but (ch. 1 let. b), ainsi que l'inculpation et un exposé
sommaire des faits (ch. 2). Ces indications doivent permettre à
l'autorité
requise de s'assurer que l'acte pour lequel l'entraide est demandée
est
punissable selon le droit des parties requérante et requise (art. 5
ch. 1
let. a CEEJ), qu'il ne constitue pas un délit politique ou fiscal
(art. 2 al.
1 let. a CEEJ), que l'exécution de la demande n'est pas de nature à
porter
atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l'ordre public ou à
d'autres
intérêts essentiels du pays (art. 2 let. b CEEJ), et que le principe
de la
proportionnalité est respecté (ATF 118 Ib 111 consid. 4b et les arrêts
cités). Le droit interne (art. 28 EIMP) pose des exigences
équivalentes,
encore précisées par l'art. 10 al. 2 OEIMP selon lequel doivent en
tout cas
figurer le lieu, la date et le mode de commission de l'infraction.
Lorsque l'acte poursuivi est une escroquerie fiscale, la jurisprudence
n'exige pas non plus une preuve stricte de l'état de fait; il suffit
qu'existent des soupçons suffisamment justifiés, afin d'éviter que
l'autorité
requérante invoque une telle infraction pour se procurer des preuves
destinées à la poursuite d'autres délits fiscaux pour lesquels la
Suisse
n'accorde pas l'entraide (art. 3 al. 3 EIMP, art. 2 let. a CEEJ; ATF
115 Ib
68 consid. 3b/bb). Dans tous les cas, l'autorité requérante n'a pas à
prouver
les faits qu'elle avance.
2.2 Selon l'art. 3 al. 3 EIMP, la demande d'entraide est irrecevable
si la
procédure étrangère vise un acte qui paraît tendre à diminuer les
recettes
fiscales; l'entraide peut en revanche être accordée pour la
répression d'une
escroquerie fiscale. L'EIMP ne définit pas cette notion, mais l'art.
24 al. 1
OEIMP renvoie à l'art. 14 al. 2 de la loi fédérale sur le droit pénal
administratif (DPA; RS 313). Cette disposition réprime celui qui, par
une
tromperie astucieuse, aura soustrait un montant important
représentant une
contribution. La définition générale de l'escroquerie figure à l'art.
146 CP.
Il y a ainsi escroquerie à l'impôt lorsque le contribuable obtient une
taxation injustement favorable, en recourant à des manoeuvres
frauduleuses
tendant à faire naître une vision faussée de la réalité. Si la
remise, à
l'autorité fiscale, de titres inexacts ou incomplets constitue
toujours une
escroquerie fiscale - en raison de la foi particulière qui est
attachée à ce
type de documents -, d'autres types de tromperie peuvent encore être
envisagés, lorsque l'intéressé recourt à une mise en scène (par
exemple, par
la production d'une correspondance fictive, ou l'interposition d'une
société
de complaisance), ou lorsqu'il fait de fausses déclarations dont la
vérification ne serait possible qu'au prix d'un effort particulier ou
ne
pourrait raisonnablement être exigée, ou lorsqu'il dissuade la
victime de les
contrôler, prévoit qu'un tel contrôle ne pourrait se faire sans grand
peine
ou mise sur un rapport de confiance (ATF 125 II 250 consid. 3 p. 252
et les
arrêts cités). A l'inverse, il n'y a point escroquerie lorsque la
victime
aurait pu se protéger elle-même en faisant preuve d'un minimum
d'attention
(ATF 120 IV 186 consid. 1a et les arrêts cités). L'astuce est ainsi
exclue
lorsque la situation dépeinte par l'auteur dans son ensemble - aussi
bien que
les allégations fallacieuses pour elles-mêmes - devaient
raisonnablement être
vérifiées et que la découverte d'un seul mensonge aurait entraîné la
découverte de l'ensemble de la tromperie (pour un résumé de la
jurisprudence
à ce sujet, ATF 128 IV 18 consid. 3a p. 20-21).
2.3 La demande du juge d'instruction de Nice n'est certes pas
dépourvue
d'ambiguïtés. Comme le relèvent les recourants, on ne comprend pas
l'indication, au premier paragraphe de la commission rogatoire, selon
laquelle il y aurait création d'une "masse monétaire fictive"
susceptible
d'être issue de remboursements indus de TVA. La suite de l'exposé est
cependant plus précise, puisqu'il est fait état d'une vingtaine de
sociétés
qui se seraient livrées à des opérations croisées sans justification
économique. Il s'agirait en fait d'une vaste escroquerie du type
"carrousel à
la TVA" intra-communautaire. Contrairement à ce que soutiennent les
recourants, ce genre d'agissements peut être clairement défini.
Phénomène
fréquent dans l'Union européenne, la fraude de type carrousel (ou
fraude
tournante) consiste à effectuer des opérations transfrontalières
répétées
d'achats et de ventes entre pays de la communauté, impliquant une
série de
sociétés qui se succèdent rapidement. Portant sur des marchandises de
faible
dimension et de valeur importante (tels les composants
informatiques), elle
est fondée sur le régime d'exemption dont bénéficie le pays d'origine
de la
marchandise et permet également aux sociétés de destination de ne pas
s'en
acquitter, à la faveur d'une chaîne longue et complexe d'opérations
mettant
en jeu un système de fausses factures. L'autorité requérante ne
mentionne
certes pas les montants qui auraient ainsi été soustraits au fisc,
mais cela
paraît difficile tant que l'ensemble du circuit financier n'aura pas
été
établi. La demande d'entraide mentionne en revanche un grand nombre de
sociétés dont les personnes mises en examen étaient les dirigeants.
Elle
s'intéresse en particulier à l'une d'entre elles, domiciliée à Madère
et
gérée par E.________, et dont les comptes bancaires auraient été
débités, à
hauteur de plusieurs millions de francs, en faveur de comptes à
Genève,
Zurich et Lugano. Ainsi, si elle n'est pas particulièrement
détaillée, la
demande expose son objet de manière suffisante.
2.4 Les recourants ne sauraient mettre en doute la punissabilité des
faits
décrits selon le droit suisse. L'obtention d'avantages fiscaux grâce
à de
fausses factures constitue en effet une escroquerie fiscale (ATF 125
II 250
consid. 3b p. 252). Il en va de même de l'utilisation de très
nombreuses
sociétés destinées à rendre, comme l'explique le magistrat requérant,
les
contrôles plus difficiles. Il n'y a dès lors pas lieu de requérir un
avis de
l'AFC, ni d'inviter l'autorité requérante à compléter sa demande.
3.
Les recourants invoquent également le principe de la
proportionnalité. Ils
partent également de la prémisse que la demande d'entraide ne serait
pas
suffisamment motivée. Trois des comptes visés n'auraient aucun lien
avec les
versements figurant dans la demande. Ces derniers ayant été effectués
entre
février et mai 1999, la production d'extraits pour la période de 1997
à 2001
serait elle aussi disproportionnée.
3.1 Le principe de la proportionnalité empêche d'une part l'autorité
requérante de demander des mesures inutiles à son enquête et, d'autre
part,
l'autorité d'exécution d'aller au-delà de la mission qui lui est
confiée (ATF
121 II 241 consid. 3a). L'autorité suisse requise s'impose
une grande
retenue
lorsqu'elle examine le respect de ce principe, car elle ne dispose
pas des
moyens qui lui permettraient de se prononcer sur l'opportunité de
l'administration des preuves. Saisi d'un recours contre une décision
de
transmission, le juge de l'entraide doit lui aussi se borner à
examiner si
les renseignements à transmettre présentent, prima facie, un rapport
avec les
faits motivant la demande d'entraide. Il ne doit exclure de la
transmission
que les documents n'ayant manifestement aucune utilité possible pour
les
enquêteurs étrangers (examen limité à l'utilité "potentielle", ATF
122 II 367
consid. 2c p. 371). La jurisprudence admet qu'on peut interpréter une
commission rogatoire de manière extensive, s'il apparaît que cela
correspond
à la volonté de son auteur et permet de prévenir une éventuelle
demande
complémentaire (ATF 121 II 241 consid. 3a in fine). Il faut toutefois
qu'ainsi comprise, la mission que se reconnaît l'autorité d'exécution
satisfasse aux conditions posées à l'entraide judiciaire (même arrêt).
3.2 En l'espèce, le juge d'instruction de Nice désire être renseigné
sur les
comptes destinataires de certains versements déterminés. Tel est le
cas du
compte de A.________ n° aaa. L'autorité requérante désire aussi, de
manière
plus générale, savoir si les personnes mises en examen possèdent des
comptes
bancaires, et en obtenir les relevés. Les renseignements concernant
les trois
autres comptes sont donc également directement visés par la demande,
puisque
A.________ en est soit le titulaire, soit le bénéficiaire. Quant à la
période
d'investigation, elle correspond à ce qui est requis par le magistrat
requérant et il n'est pas exagéré de l'étendre quelque peu par
rapport aux
dates des versements mentionnés, dès lors que ceux-ci ne constituent
manifestement que des exemples, susceptibles d'avoir été précédés ou
suivis
par d'autres opérations du même genre.
4.
Le grief relatif au principe de la spécialité n'apparaît pas mieux
fondé.
Compte tenu de la nature des infractions, il est certes possible que
des
instructions aient été ouvertes dans d'autres Etats de l'Union
européenne. Il
n'en demeure pas moins que l'interdiction de transmettre à un Etat
tiers les
renseignements communiqués par la Suisse, réservée par la Suisse à
propos de
l'art. 2 CEEJ, figure déjà dans l'ordonnance de clôture du juge
d'instruction; il y est mentionné expressément que "toute autre
utilisation"
est soumise à l'approbation de l'OFJ. Ce rappel sera également
formulé, dans
des termes identiques, par l'OFJ lors de la transmission des
documents, ce
qui est suffisant pour prévenir toute utilisation illicite.
5.
Les recourants demandent enfin que l'autorité requérante soit
interpellée
afin qu'elle garantisse le respect des droits de la défense, en
particulier
l'accès au dossier. Cette conclusion n'est toutefois étayée par aucune
motivation spécifique permettant de comprendre en quoi consistent les
craintes des recourants sur ce point. Partie à la CEDH et soumise aux
procédures de contrôle prévues par cet instrument, la France
bénéficie d'une
présomption générale de respect des droits de l'homme, et en
particulier de
conformité de ses procédures aux garanties découlant, notamment, de
l'art. 6
CEDH.
6.
Sur le vu de ce qui précède, le recours de droit administratif doit
être
rejeté, aux frais de ses auteurs (art. 156 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours de droit administratif est rejeté.
2.
Un émolument judiciaire de 5000 fr. est mis à la charge des recourants
3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire des
recourants, au
Juge d'instruction et à la Chambre d'accusation du canton de Genève,
ainsi
qu'à l'Office fédéral de la justice (B 126 405).
Lausanne, le 21 mai 2002
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: