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07/01/2002 | SUISSE | N°4C.296/2001

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 07 janvier 2002, 4C.296/2001


«/2»

4C.296/2001

Ie C O U R C I V I L E
****************************

7 janvier 2002

Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Corboz,
Mme Klett, Mme Rottenberg Liatowitsch et M. Favre, juges.
Greffier: M. Ramelet.

__________

Statuant sur le recours en réforme
et le recours de droit administratif
formés par

1. Nationale Suisse Assurances, défenderesse et recourante,
2. République et Canton du Jura, à Delémont, défenderesse et
recourante,

toutes deux rep

résentées par Me Michel Voirol, avocat à
Delémont,

contre

l'arrêt rendu le 16 juillet 2001 par la Chambre administ...

«/2»

4C.296/2001

Ie C O U R C I V I L E
****************************

7 janvier 2002

Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Corboz,
Mme Klett, Mme Rottenberg Liatowitsch et M. Favre, juges.
Greffier: M. Ramelet.

__________

Statuant sur le recours en réforme
et le recours de droit administratif
formés par

1. Nationale Suisse Assurances, défenderesse et recourante,
2. République et Canton du Jura, à Delémont, défenderesse et
recourante,

toutes deux représentées par Me Michel Voirol, avocat à
Delémont,

contre

l'arrêt rendu le 16 juillet 2001 par la Chambre administrati-
ve du Tribunal cantonal du Jura dans la cause qui oppose les
recourantes à Y.________, demandeur et intimé, représenté
par
Me Marco Locatelli, avocat à Delémont;

(responsabilité d'un canton; droit public cantonal; voie de
recours)

Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:

A.- Le mardi 22 mars 1994, Y.________ (ci-après:
le demandeur) a été victime d'un grave accident dans les cir-
constances suivantes.

Il était apprenti-agriculteur à l'Institut agricole
de Z.________, qui est un service de la République et Canton
du Jura, laquelle est assurée contre le risque de sa respon-
sabilité civile par la Nationale Suisse Assurances.

Le chef de l'exploitation, A.________, avait ordon-
né de nettoyer les bâtiments en vue d'une journée "portes ou-
vertes". Il avait loué à cette fin un pont roulant, d'une
hauteur de 4 mètres, qui ne comportait pas de barrières de
protection, ni de freins sur les roues. Il n'a pas donné
d'instructions sur la manière d'exécuter le travail et ne
s'est pas occupé de la surveillance. Il avait délégué cette
tâche à son collaborateur B.________, qui n'était pas
présent
au moment de l'accident.

Le demandeur se trouvait sur le pont roulant et la-
vait le plafond d'une écurie à l'aide d'un appareil de net-
toyage bruyant. Huit jeunes taureaux se trouvaient en
liberté
dans ce local, alors qu'il aurait été possible de les faire
sortir. Un autre apprenti, C.________, se chargeait de les
maintenir dans un coin de l'écurie en tenant une fourche, ce
qui n'offrait pas une protection suffisante. Un taurillon a
échappé à sa surveillance et a heurté le pont roulant, provo-
quant la chute du le demandeur.

Ce dernier a subi de graves lésions corporelles qui
ont entraîné son invalidité totale et permanente.

Par jugement du 27 février 1996, A.________ et
B.________ ont été reconnus coupables de lésions corporelles
graves par négligence.

B.- Par mémoire du 8 juin 1999 adressé à la Cour
civile du canton du Jura, le demandeur a réclamé à la Répu-
blique et Canton du Jura, avec dénonciation de l'instance à
la Nationale Suisse Assurances, la part non couverte de son
préjudice, évaluée à plusieurs centaines de milliers de
francs.

Estimant que le litige ne relevait pas de la compé-
tence des tribunaux civils, la cour cantonale a transmis le
dossier à la Cour constitutionnelle du canton du Jura, la-
quelle, par arrêt du 15 mai 2000, a retenu que la responsa-
bilité de l'Etat était fondée sur le droit public cantonal
et
a transmis en conséquence l'affaire à la Chambre administra-
tive du Tribunal cantonal jurassien.

La Chambre administrative, par arrêt du 16 juillet
2001, a admis la responsabilité "de principe" des défenderes-
ses et retenu que celles-ci ne pouvaient pas invoquer le pri-
vilège de l'art. 44 al. 2 de la loi fédérale du 20 mars 1981
sur l'assurance-accidents (LAA; RS 832.20).

C.- La République et Canton du Jura et la Nationa-
le Suisse Assurances exercent un recours au Tribunal
fédéral,
intitulé "recours en réforme éventuellement recours de droit
administratif". Elles concluent à ce que la juridiction fédé-
rale n'admette pas la responsabilité de principe des défende-
resses et à ce qu'elle déboute le demandeur de toutes ses
conclusions.

L'intimé conclut au rejet du recours en réforme
dans la mesure où il est recevable et au rejet du recours de
droit administratif.

La Chambre administrative a déclaré s'en remettre
aux considérants de son arrêt.

C o n s i d é r a n t e n d r o i t :

1.- a) Selon l'art. 61 al. 1 CO, la législation
cantonale peut déroger aux dispositions du Code des obliga-
tions en ce qui concerne la responsabilité encourue par des
fonctionnaires et employés publics pour le dommage ou le
tort
moral qu'ils causent dans l'exercice de leur charge. Cette
disposition habilite les cantons à soustraire au droit privé
fédéral et à soumettre à des règles de droit public cantonal
la responsabilité de la collectivité publique, de ses magis-
trats et fonctionnaires (cf. ATF 122 III 101 consid. 2a/bb
et
les références citées).

L'art. 61 al. 2 CO exclut cette possibilité lors-
qu'il s'agit d'actes se rattachant à l'exercice d'une indus-
trie, par quoi il faut entendre une activité qui ne relève
pas des tâches de l'Etat, notamment une activité exercée
dans
le seul but d'en tirer des ressources (cf. ATF 126 III 370
consid. 7b; 113 II 424 consid. 1a; 101 II 177 consid. 2a; 89
II 268).

L'exploitation d'un institut agricole tend à favo-
riser la formation professionnelle des cultivateurs et à
promouvoir une utilisation optimale du sol; on peut donc
considérer qu'il s'agit d'une tâche de l'Etat, relevant de
l'économie publique. Qu'un institut d'agriculture puisse
également être constitué sur une base purement privée n'y
change rien (cf. pour le cas des hôpitaux: ATF 122 III 101
consid. 2a/bb; 101 II 177 consid. 2a). Les recourantes ne le
contestent d'ailleurs pas. En conséquence, le canton du Jura
était habilité par l'art. 61 al. 1 CO à adopter des règles

autonomes de droit public pour régir sa responsabilité et
celle de ses fonctionnaires en relation avec l'exploitation
de cet institut agricole.

Il n'est pas contesté que le canton du Jura a adop-
té des dispositions qui régissent de façon générale la res-
ponsabilité de l'Etat, de ses magistrats et fonctionnaires.
Par conséquent, la responsabilité du canton du Jura est ré-
glée exclusivement par le droit public cantonal. Comme l'as-
sureur responsabilité civile n'est tenu de payer qu'à la con-
dition que la responsabilité de l'assuré soit engagée, son
obligation dépend également des règles de responsabilité
fixées par le droit public cantonal. Savoir si l'assureur
pourrait être condamné à paiement à l'égard du lésé directe-
ment est une question qui n'a pas été tranchée à ce stade
par
la cour cantonale et ne saurait donc être examinée ici.

Les recourantes tentent de soutenir que le droit
cantonal ne concernerait que la responsabilité de l'Etat à
l'égard des tiers, mais non pas à l'égard de ses propres em-
ployés. Cette interprétation est erronée. On ne voit pas
pourquoi le législateur cantonal aurait voulu soumettre sa
responsabilité au droit public lorsque le lésé est extérieur
à l'administration, tout en choisissant de la soumettre au
droit privé lorsque le lésé est un de ses agents. Une telle
distinction ne trouve aucun fondement objectif. Par tiers au
sens du droit cantonal, il faut donc entendre tout lésé qui
a
subi un acte dommageable imputable à l'Etat et à ses agents.
Cette question a d'ailleurs déjà été tranchée dans ce sens à
propos d'une disposition cantonale comparable (cf. arrêt
2C.1/1999 du 12 septembre 2000, consid. 2c).

Dès lors que le canton a fait valablement usage de
la faculté ouverte par l'art. 61 al. 1 CO, la prétention en
responsabilité est régie exclusivement par le droit public

cantonal, de sorte que la voie de la réforme est fermée (ATF
127 III 248 consid. 1b; 126 III 370 consid. 7d; 122 III 101
consid. 2a/cc).

En effet, le recours en réforme est ouvert en cas
de contestations civiles portant sur un droit de nature non
pécuniaire (art. 44 al. 1 OJ), en cas de contestations civi-
les portant sur un droit de nature pécuniaire d'une valeur
litigieuse suffisante (art. 46 OJ), en cas d'affaires
civiles
citées à l'art. 45 OJ, ou encore dans l'une des hypothèses
énumérées à l'art. 44 let. a à f OJ (qui n'entrent pas en
considération en l'espèce). Il n'est nulle part prévu qu'une
contestation de droit public cantonal puisse donner lieu à
un
recours en réforme.

Lorsque la prétention litigieuse relève du droit
public cantonal, le recours en réforme est exclu, même si le
droit cantonal incorpore des notions de droit fédéral (ATF
127 III 248 consid. 1b; 126 III 370 consid. 5; 116 II 91),
renvoie au droit fédéral en tant que droit cantonal
supplétif
(ATF 127 III 248 ibidem; 126 III 370 consid. 5; 119 II 297
consid. 3c) ou encore s'il faut trancher une question préala-
ble relevant du droit fédéral (ATF 125 III 461 consid. 2).

Le recours en réforme est donc en principe irrece-
vable.

b) Il n'est fait exception à la règle qui précède
que si le droit fédéral contient une norme dont le droit can-
tonal devait tenir compte et qui délimite les compétences
cantonales (cf. ATF 125 III 461 consid. 2; 119 II 297
consid.
4; 115 II 237 consid. 1c; 103 II 75 consid. 1).

Il se pose dans ce contexte le problème de l'art.
44 LAA, puisque l'art. 44 al. 2 LAA prévoit que les disposi-
tions spéciales sur la responsabilité civile contenues dans

les lois fédérales et cantonales ne sont pas applicables.
L'art. 44 al. 2 LAA restreint donc la possibilité pour les
cantons de déroger au droit fédéral.

En admettant qu'un recours immédiat soit ici possi-
ble (cf. art. 50 OJ), il ne peut qu'être rejeté. L'art. 44
al. 2 LAA exonère notamment l'employeur de sa responsabilité
en raison d'un accident professionnel à l'égard de son em-
ployé qu'il a assuré conformément à la LAA, à la condition
toutefois que l'accident n'ait pas été provoqué intentionnel-
lement ou par une négligence grave.

Lorsque l'employeur est une personne morale - comme
c'est le cas en l'occurrence -, il faut lui imputer les
actes
de ses organes (art. 55 al. 2 CC). Le chef de l'exploitation
était assurément un organe du canton dans la gestion de cet
institut agricole. Or, il lui est précisément reproché de ne
pas avoir donné des instructions adéquates et de ne pas
avoir
mis en place une surveillance appropriée. Les recourantes
font valoir que le chef d'exploitation ne peut pas être pré-
sent partout et régler ou surveiller toutes les activités
lui-même. Cependant, s'il a délégué ses compétences à son
collaborateur, celui-ci devient, en raison de cette déléga-
tion, un organe de l'employeur. Toute autre construction ju-
ridique reviendrait à dire qu'il suffit d'avoir une
structure
hiérarchisée pour que la responsabilité de l'employeur se di-
lue, ce qui n'est pas acceptable. Il faut rappeler que l'em-
ployeur est tenu d'assurer la sécurité de ses employés (art.
328 al. 2 CO).

La cour cantonale a bien montré que ce travail
avait été organisé en violant les règles de précaution les
plus élémentaires et les organes du canton du Jura en sont
responsables, dès lors qu'ils n'ont pas donné d'instructions
adéquates ni mis en place une surveillance idoine.
L'apprenti
devait nettoyer le plafond sur un pont roulant d'une hauteur

de 4 mètres qui n'était pas pourvu de barrières de
protection
ou d'un frein sur les roues; il effectuait son travail de la-
vage avec un appareil bruyant, propre à effrayer les jeunes
taureaux qui se trouvaient dans l'écurie, alors que la pru-
dence aurait commandé de les éloigner; ces animaux n'étaient
pas gardés avec sûreté, ce qui ne pouvait pas échapper à des
professionnels compétents. Du moment que l'accident était
prévisible en raison de la manière dangereuse de procéder au
nettoyage, les règles de précaution les plus élémentaires,
dont le respect s'imposait à toute personne raisonnable pla-
cée dans la même situation, ont été violées (cf. ATF 119 II
443 consid. 2a; 115 II 283 consid. 2a). En considérant dans
de pareilles circonstances qu'il y avait faute grave imputa-
ble à l'employeur et que celui-ci ne pouvait se prévaloir de
l'art. 44 LAA, la cour cantonale n'a pas transgressé le
droit
fédéral (cf., sur l'application de l'art. 44 LAA, arrêt
6S.542/1997 du 5 novembre 1997, consid. 3a).

Le recours en réforme doit ainsi être rejeté dans
la mesure où il est recevable.

c) Par le même acte, les recourantes ont déclaré
qu'elles formaient un recours de droit administratif.

Selon l'art. 97 al. 1 OJ, le Tribunal fédéral con-
naît en dernière instance des recours de droit administratif
contre des décisions au sens de l'art. 5 PA (RS 172.021).

L'art. 5 al. 1 PA qualifie de décisions les mesures
prises par les autorités dans des cas d'espèce, qui sont fon-
dées sur le droit public fédéral. Or, la prétention d'espèce
- comme on l'a vu - est fondée sur le droit public cantonal.
En conséquence, le recours de droit administratif est irrece-
vable.

De toute manière, la prétendue violation de l'art.
44 LAA a été débattue en instance de réforme (cf. ci-dessus
consid. 1b). Du reste, l'art. 44 LAA, par son objet, relève
plutôt du droit privé fédéral (responsabilité civile) que du
droit public fédéral.

d) Le recours interjeté ne peut pas être converti
en un recours de droit public (sur la possibilité d'une con-
version: cf. ATF 120 II 270 consid. 2; 116 II 376 consid. 3;
112 II 512 consid. 2). En effet, un recours de droit public
ne pourrait être interjeté en l'espèce que pour violation
des
droits constitutionnels des citoyens (art. 84 al. 1 let. a
OJ); or, un tel recours n'est recevable que si l'acte
indique
quel est le droit constitutionnel violé et en quoi consiste

cette violation (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 127 I 38 con-
sid. 3c; 127 III 279 consid. 1c; 126 III 524 consid. 1c, 534
consid. 1b; 125 I 492 consid. 1b). Dès l'instant où l'acte
de
recours ne précise pas le droit constitutionnel qui aurait
été enfreint, il ne peut pas être traité comme un recours de
droit public (ATF 116 II 376 consid. 3b; 112 II 145 consid.
2c).

2.- Il suit de là le rejet du recours en réforme
dans la mesure de sa recevabilité, l'irrecevabilité du re-
cours de droit administratif et la confirmation de l'arrêt
déféré. Partant, les frais et dépens doivent être mis soli-
dairement à la charge des recourantes qui succombent (art.
156 al. 1 et 7 et art. 159 al. 1 et 5 OJ).

Par ces motifs,

l e T r i b u n a l f é d é r a l :

1. Rejette le recours en réforme dans la mesure où
il est recevable, déclare irrecevable le recours de droit ad-
ministratif et confirme l'arrêt attaqué;

2. Met un émolument judiciaire de 7000 fr. solidai-
rement à la charge des recourantes;

3. Dit que les recourantes verseront solidairement
à l'intimé une indemnité de 7000 fr. à titre de dépens;

4. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties et à la Chambre administrative du
Tribunal
cantonal du Jura.

___________

Lausanne, le 7 janvier 2002
ECH

Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,

Le Greffier,


Synthèse
Numéro d'arrêt : 4C.296/2001
Date de la décision : 07/01/2002
1re cour civile

Analyses

Art. 61 al. 1 CO; recevabilité du recours en réforme dirigé contre une décision admettant la responsabilité d'un canton pour les actes de ses agents. Le recours en réforme est irrecevable lorsque les prétentions litigieuses sont soumises au droit public cantonal; il importe peu à cet égard que le lésé soit ou non un employé de la corporation publique (consid. 1a). Le recours en réforme est recevable si le privilège de responsabilité de l'employeur prévu à l'art. 44 al. 2 LAA doit être pris en compte (consid. 1b).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2002-01-07;4c.296.2001 ?
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