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08/12/2000 | SUISSE | N°1P.581/2000

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 08 décembre 2000, 1P.581/2000


«/2»

1P.581/2000

Ie C O U R D E D R O I T P U B L I C
**********************************************

8 décembre 2000

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Féraud et Jacot-Guillarmod. Greffier: M. Kurz.

Statuant sur le recours de droit public
formé par

la République du Kazakhstan, et la société H.________,
toutes
deux représentées par Me Alain Berger, avocat à Genève,

contre

l'ordonnance rendue le 29 juin 2000 par la Chambre d'accusa-

tion du canton de Genève;

(procédure pénale; saisie de documents et d'avoirs bancaires)

Vu les pièces du dossier d'o...

«/2»

1P.581/2000

Ie C O U R D E D R O I T P U B L I C
**********************************************

8 décembre 2000

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Féraud et Jacot-Guillarmod. Greffier: M. Kurz.

Statuant sur le recours de droit public
formé par

la République du Kazakhstan, et la société H.________,
toutes
deux représentées par Me Alain Berger, avocat à Genève,

contre

l'ordonnance rendue le 29 juin 2000 par la Chambre d'accusa-
tion du canton de Genève;

(procédure pénale; saisie de documents et d'avoirs bancaires)

Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:

A.- Le 13 juillet 1999, le Procureur général du can-
ton de Genève a ouvert une information pénale pour blanchis-
sage d'argent après avoir, dans l'exécution d'une commission
rogatoire belge, découvert notamment un compte "H.________"
auprès de X.________, qui aurait servi à des détournements
de
fonds commis par l'ancien Premier Ministre de la République
du Kazakhstan.

Le Juge d'instruction genevois chargé de la cause a
procédé le 22 juillet 1999 à la saisie conservatoire des
avoirs déposés sur le compte H.________, détenu par une so-
ciété du même nom, aux Iles Vierges Britanniques. Le 6 août
1999, il a requis la banque de faire connaître la provenance
de 20 transferts portés au crédit du compte H.________. Le
11
août 1999, il a désiré connaître la destination de 38 trans-
ferts au débit du compte.

B.- Par acte des 2, 10 et 12 août 1999, la Républi-
que du Kazakhstan et H.________ ont recouru auprès de la
Chambre d'accusation du canton de Genève contre ces
décisions
du juge d'instruction, ainsi que contre une décision anté-
rieure de verser au dossier de la procédure nationale les
documents bancaires saisis précédemment. Les recourantes ex-
pliquaient que X.________ était chargé d'assister le gouver-
nement du Kazakhstan dans le cadre des privatisations en
cours dans cet Etat, et dans les négociations relatives aux
concessions de droits pétroliers. Des comptes auraient été
ouverts par diverses sociétés, dont les ayants droit
seraient
des proches du chef de l'Etat. Se fondant sur un avis de
droit, elles soutenaient que les avoirs déposés seraient
affectés au service public et, partant, couverts par l'immu-
nité de juridiction. La mesure de saisie était en outre dis-
proportionnée, en l'absence d'indices sérieux permettant de

mettre les comptes bancaires en rapport avec les agissements
poursuivis. Les recourantes demandaient préalablement
l'accès
au dossier de la procédure pénale.

C.- Par ordonnance du 29 juin 2000, la Chambre d'ac-
cusation a joint les trois recours. Elle les a déclarés irre-
cevables en tant qu'ils émanaient de la République du
Kazakhstan. Seul le titulaire du compte concerné avait quali-
té pour recourir, à l'exception de son bénéficiaire économi-
que et, a fortiori, de l'Etat pour lequel ce dernier préten-
dait agir. H.________, société n'ayant aucun caractère éta-
tique, ne pouvait invoquer pour elle-même l'immunité. Les
soupçons d'infraction à l'art. 305bis CP étaient suffisants
pour justifier la mesure de saisie probatoire, compte tenu
de
la structure insolite et complexe adoptée, dont on pouvait
douter qu'elle serve à des opérations commerciales ordinai-
res. Le préjudice subi par la société recourante n'était pas
irréparable, en l'absence notamment de risques de révélation
de secrets commerciaux. Le séquestre conservatoire était lui
aussi justifié, en vue d'une éventuelle confiscation,
H.________ n'alléguant aucun préjudice sur ce point.

D.- La République du Kazakhstan et H.________ for-
ment un recours de droit public contre cette dernière ordon-
nance, dont elles demandent l'annulation. Elles invoquent
l'immunité de juridiction et d'exécution, ainsi que, s'agis-
sant de l'Etat recourant, un déni de justice formel et une
application arbitraire de l'art. 191 du code de procédure
pénale genevois (CPP/GE).

La Chambre d'accusation se réfère à son ordonnance.
Le Juge d'instruction et le Procureur général concluent au
rejet du recours, dans la mesure où il est recevable.

C o n s i d é r a n t e n d r o i t :

1.- Le Tribunal fédéral examine d'office et libre-
ment la recevabilité des recours qui lui sont soumis, notam-
ment en ce qui concerne le recours de droit public (ATF 126
I
207 consid. 1 p. 109 et les arrêts cités).

a) Le recours est dirigé contre plusieurs ordonnan-
ces de saisie confirmées en dernière instance cantonale. Les
saisies se rapportent tant à la documentation bancaire (sai-
sie probatoire) qu'aux avoirs déposés sur le compte (saisie
conservatoire). Dans cette dernière mesure en tout cas, le
recours satisfait aux exigences de l'art. 87 OJ car, s'il
est
dirigé contre des décisions incidentes, la jurisprudence con-
sidère que les décisions de saisie engendrent généralement
un
préjudice irréparable, en particulier lorsqu'elles portent
sur des valeurs patrimoniales (ATF 126 I 97 consid. 1b p.
100): l'atteinte au patrimoine de l'intéressé,
temporairement
privé de la libre disposition des objets ou avoirs séques-
trés, n'est pas susceptible d'être réparée par une décision
ultérieure favorable (cf. les arrêts cités dans l'ATF 126 I
97 précité, ATF 82 I 145 consid. 1 p. 148).

b) H.________, société titulaire du compte visé, a
manifestement qualité pour agir. La République du Kazakhstan
a, pour sa part, qualité pour se plaindre d'un déni de jus-
tice formel, découlant du refus de la cour cantonale
d'entrer
en matière sur ses recours.

c) L'avocat des recourantes a, par lettre du 2 no-
vembre 2000, demandé copie du procès-verbal d'un entretien
qui se serait déroulé le 29 juillet 1999 au Département fé-
déral des affaires étrangères, auquel le juge d'instruction
se réfère dans sa réponse. Ce document est toutefois sans
pertinence pour l'issue de la cause; il n'y a donc pas lieu
de donner suite à cette demande.

2.- Les recourantes soutiennent que les avoirs dépo-
sés notamment auprès du X.________ seraient des biens de
l'Etat, de sorte que l'immunité s'opposerait à toute mesure
d'investigation. L'immunité s'étendrait aux sociétés titu-
laires des comptes, chargées par l'Etat de tâches publiques.
La République du Kazakhstan se plaint d'une violation de
l'immunité, ainsi que d'un déni de justice formel et d'une
application arbitraire de l'art. 191 al. 1 let. e CPP/GE, en
raison du refus d'entrer en matière sur son recours
cantonal.
On ne voit toutefois pas en quoi la Chambre d'accusation
aurait violé l'art. 191 CPP/GE en déniant à l'Etat recourant
la qualité de tiers saisi, dès lors que ce dernier n'est ef-
fectivement ni titulaire, ni bénéficiaire des comptes soumis
aux investigations du juge d'instruction. Le recours de
droit
public n'est d'ailleurs guère motivé à ce propos. Les recou-
rantes n'expliquent pas clairement en vertu de quel droit ou
principe constitutionnel la Chambre d'accusation aurait dû
entrer en matière sur le recours formé par la République du
Kazakhstan, alors que le droit de procédure lui dénie la qua-
lité pour agir. De toute façon, les griefs d'ordre formel
peuvent difficilement être dissociés de la question de fond,
puisque la qualité pour recourir de la République du
Kazakhstan - supposée découler de l'existence d'une immunité
- dépend en partie de la nature des avoirs déposés sur les
comptes bancaires. Or, comme on le verra ci-après, l'appré-
ciation de la cour cantonale à ce sujet ne prête pas le
flanc
à la critique.

a) S'agissant de juger d'une mesure provisoire fon-
dée sur le droit cantonal, le pouvoir d'examen du Tribunal
fédéral est limité à l'arbitraire (ATF 122 I 279 consid. 8c
p. 291). Une décision est arbitraire, au sens de l'art. 9
Cst., lorsqu'elle viole gravement une règle de droit ou un
principe juridique clair et indiscuté, ou lorsqu'elle contre-
dit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de
l'équité. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution re-

tenue que si celle-ci est insoutenable, en contradiction ma-
nifeste avec la situation effective, si elle a été adoptée
sans motif objectif ou en violation d'un droit certain. La
décision doit apparaître arbitraire tant dans ses motifs que
dans son résultat (ATF 126 I 168 consid. 3a p. 170 et la ju-
risprudence citée). Lorsque le grief invoqué consiste dans
la
violation de l'immunité dont bénéficie un Etat ou ses dign-
itaires, le Tribunal fédéral ne saurait intervenir, au stade
des mesures provisoires, qu'en cas de violation évidente de
l'immunité, sur la base des faits que l'enquête a déjà
permis
d'établir.

b) La Chambre d'accusation a retenu que le compte
bancaire était détenu par une entité de droit privé, dis-
tincte de la République du Kazakhstan, qui ne pouvait se pré-
valoir de l'immunité dont bénéficie un Etat, une instance
étatique, voire un établissement de droit public. Elle a éga-
lement considéré que les soupçons portant sur des actes de
blanchiment étaient confortés par le caractère insolite des
structures mises en place, faisant appel à de multiples
comptes de passage et à l'interposition de plusieurs
sociétés
écran.

Les recourantes soutiennent que l'immunité devrait
s'étendre aux avoirs dont l'Etat n'est pas nommément titulai-
re, ni ses agents, mais dont il revendique la "maîtrise de
fait". Le critère essentiel serait l'affectation des fonds
déposés, indépendamment de l'identité de leurs titulaires
juridiques. Elles se fondent sur un avis de droit, et relè-
vent que, dans deux décisions du 29 juin 2000, la Chambre
d'accusation a levé des ordonnances de saisies probatoires
et
conservatoires affectant un compte "Trésor du Kazakhstan"
auprès d'une autre banque, au motif que les fonds concernés
pouvaient relever de l'activité déployée "iure imperii" par
cet Etat. Il conviendrait donc d'examiner l'affectation
réelle des avoirs déposés.

c) Les recourantes se fondent sur une conception
large de l'immunité, qui s'étendrait selon elles à tous les
avoirs affectés au service public, quelle que soit la forme
adoptée. Or, selon la conception restrictive qui prévaut en
Suisse, le principe de l'immunité de juridiction des Etats
étrangers n'est pas une règle absolue. L'Etat étranger peut
invoquer le principe de l'immunité de juridiction s'il a agi
en vertu de sa souveraineté (iure imperii); si, en revanche,
il a agi comme titulaire d'un droit privé ou au même titre
qu'un particulier (iure gestionis), il peut être soumis à la
juridiction suisse.

La distinction des actes iure gestionis et iure
imperii ne saurait se faire sur la seule base de leur ratta-
chement au droit public ou au droit privé. Ce critère dépend
en effet de la définition, malaisée, du droit public, laquel-
le diffère selon les Etats; il ne saurait constituer qu'un
indice parmi d'autres. De même, le but poursuivi par l'Etat
ne saurait être déterminant, car ce but vise toujours, en
dernière analyse, un intérêt étatique. On recherchera donc
prioritairement quelle est la nature intrinsèque de l'opéra-
tion mise sur pied par l'Etat: il s'agit de déterminer si
l'acte relève de la puissance publique, ou s'il s'agit d'un
rapport juridique qui pourrait, dans une forme identique ou
semblable, être conclu par deux particuliers (ATF 110 II 255
consid. 3a p. 259, 104 Ia 367 consid. 2c p. 371). La juris-
prudence range ainsi parmi les actes accomplis iure imperii
les activités militaires, et les actes analogues à une expro-
priation ou une nationalisation (ATF 113 Ia 172 consid. 3 p.
176); sont en revanche des actes accomplis iure gestionis
les
emprunts de l'Etat ou d'une banque centrale souscrits sur le
marché monétaire (ATF 104 Ia 376) et les contrats, par exem-
ple d'entreprise (ATF 112 Ia 148, 111 Ia 62). La jurispruden-
ce recourt aussi à des critères extérieurs à l'acte en
cause.
Elle voit par exemple l'indice d'un acte accompli iure ges-
tionis dans le fait que l'Etat est entré en relation avec un

particulier sur le territoire d'un autre Etat, sans que ses
relations avec ce dernier soient en cause (ATF 104 Ia 367
consid. 2c p. 371, 86 I 23 consid. 2 p. 29). Ces activités
commerciales, telles des accords de livraison de
marchandises
ou de prestations de service, ou des engagements financiers
comme, en particulier, des contrats de prêt ou de garantie,
ne sont évidemment pas couvertes par l'immunité
diplomatique.
Ce qui vaut pour l'immunité de juridiction vaut en principe
aussi pour l'immunité d'exécution, la seconde n'étant qu'une
simple conséquence de la première, sous la seule réserve que
les mesures d'exécution ne concernent pas des biens destinés
à l'accomplissement d'actes de souveraineté (ATF 124 III 382
consid. 4a p. 388/389).

d) En l'espèce, compte tenu du recours à des socié-
tés privées, dont l'Etat n'est d'ailleurs pas lui-même
l'ayant droit, on peut douter que la République du
Kazakhstan
puisse invoquer le bénéfice de l'immunité de juridiction
(cf.
arrêt du 8 mars 1999 précité, consid. 4 in fine, non publié
in SJ 1999 I 427). Les recourantes ne sauraient se contenter
d'invoquer l'affectation des fonds à des tâches publiques,
puisque ce critère n'est pas, à lui seul, déterminant. D'ail-
leurs, si elles soutiennent qu'il faudrait examiner dans cha-
que cas dans quelle mesure les fonds déposés étaient
destinés
à des tâches publiques, elles perdent de vue que tel est pré-
cisément le sens des investigations menées par le juge d'ins-
truction. La reconnaissance de l'immunité dépend ainsi des
résultats de ces investigations. A ce stade tout au moins,
la
Chambre d'accusation n'est pas tombée dans l'arbitraire en

refusant aux recourantes le bénéfice de l'immunité.

e) Pour le surplus, les recourantes ne soutiennent
pas que les autres conditions nécessaires au prononcé des me-
sures provisoires (soupçons suffisants, nécessités de l'en-
quête et perspective d'une éventuelle confiscation) ne
seraient pas réalisées.

3.- Sur le vu de ce qui précède, le recours doit
être rejeté, dans la mesure où il est recevable.
Conformément
à l'art. 156 al. 1 OJ, un émolument judiciaire est mis à la
charge des recourantes, qui succombent.

Par ces motifs,

l e T r i b u n a l f é d é r a l :

1. Rejette le recours dans la mesure où il est rece-
vable.

2. Met à la charge des recourantes un émolument ju-
diciaire de 5000 fr.

3. Communique le présent arrêt en copie au manda-
taire des recourantes, au Juge d'instruction, au Procureur
général et à la Chambre d'accusation du canton de Genève.

Lausanne, le 8 décembre 2000
KUR/col

Au nom de la Ie Cour de droit public
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,

Le Greffier,


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1P.581/2000
Date de la décision : 08/12/2000
1re cour de droit public

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2000-12-08;1p.581.2000 ?
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