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21/11/2000 | SUISSE | N°2A.12/2000

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 21 novembre 2000, 2A.12/2000


«AZA 1/2»
2A.12/2000
2A.13/2000

IIe C O U R D E D R O I T P U B L I C
***********************************************

21 novembre 2000

Composition de la Cour: MM. et Mme les Juges Wurzburger,
président, Hartmann, Hungerbühler, R. Müller et Yersin.
Greffière: Mme Dupraz.

Statuant sur les recours de droit administratif
formés par

la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR),
à Berne, Daniel M o n n a t, à Genève, et Hans-Ulrich
J o s t, à Lausanne, tous les trois repr

ésentés par le Ser-
vice juridique de la Société suisse de radiodiffusion et té-
lévision (SSR), Giacomettistras...

«AZA 1/2»
2A.12/2000
2A.13/2000

IIe C O U R D E D R O I T P U B L I C
***********************************************

21 novembre 2000

Composition de la Cour: MM. et Mme les Juges Wurzburger,
président, Hartmann, Hungerbühler, R. Müller et Yersin.
Greffière: Mme Dupraz.

Statuant sur les recours de droit administratif
formés par

la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR),
à Berne, Daniel M o n n a t, à Genève, et Hans-Ulrich
J o s t, à Lausanne, tous les trois représentés par le Ser-
vice juridique de la Société suisse de radiodiffusion et té-
lévision (SSR), Giacomettistrasse 3, à Berne,

contre

les décisions prises le 27 août 1999 par l'Autorité indépen-
dante d'examen des plaintes en matière de radio-télévision,
dans les causes qui opposent la Société suisse de radiodif-
fusion et télévision (SSR) d'une part à Jacques P a g a n,
Frédy S a v i o z, Edmond D u c o r et 20 cosignataires et
d'autre part à Paul-Emile D e n t a n et 105 cosignataires;

("Temps présent" des 6 et 11 mars 1997:
"L'honneur perdu de la Suisse")

Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:

A.- Les 6 et 11 mars 1997, dans le cadre de "Temps pré-
sent", la Télévision suisse romande (TSR) a diffusé un re-
portage sur l'attitude de la Suisse pendant la deuxième
guerre mondiale intitulé "L'honneur perdu de la Suisse".

Cette émission a suscité six réclamations qui ont fait
l'objet d'un avis de médiation le 7 mai 1997.

Le 5 juin 1997, Paul-Emile Dentan, domicilié à Genève,
a déposé plainte contre ladite émission auprès de l'Autorité
indépendante d'examen des plaintes en matière de radio-télé-
vision (ci-après: l'Autorité de plainte), appuyé par 105 si-
gnataires. Le 7 juin 1997, Jacques Pagan, Frédy Savioz et
Edmond Ducor, membres de l'Union démocratique du centre du
canton de Genève domiciliés à Genève, en ont fait de même,
conjointement et avec l'appui de 20 signataires. Les plai-
gnants ont notamment invoqué les art. 55bis aCst. ainsi que
3 et 4 de la loi fédérale du 21 juin 1991 sur la radio et la
télévision (LRTV; RS 784.40).

Au cours de l'instruction de ces plaintes, l'Autorité
de plainte a interrogé par écrit deux historiens: les pro-
fesseurs Jean-Claude Favez de l'Université de Genève et
Georg Kreis de l'Université de Bâle; puis, elle a procédé à
leur audition le 19 septembre 1997. Par décisions du 24 oc-
tobre 1997, elle a admis les deux plaintes.

La Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR)
a formé deux recours de droit administratif au Tribunal fé-
déral contre les décisions de l'Autorité de plainte du 24
octobre 1997. Par arrêt du 1er décembre 1998, le Tribunal
fédéral a admis ces recours, annulé les décisions attaquées

et renvoyé la cause à l'Autorité de plainte pour nouvelles
décisions après complément d'instruction. Il a considéré que
l'Autorité de plainte, qui s'était largement fondée sur les
avis des experts, avait violé le droit d'être entendue de la
SSR. Elle aurait dû donner connaissance à la SSR des décla-
rations des experts et l'inviter à se déterminer sur leurs
rapports écrits ainsi que sur le procès-verbal de la séance
susmentionnée du 19 septembre 1997.

B.- Le 21 décembre 1998, l'Autorité de plainte a invité
la SSR et les plaignants à se déterminer sur les questions
qu'elle avait posées aux deux experts, sur leurs rapports et
sur le procès-verbal de leur audition du 19 septembre 1997.
Elle a tenu, le 23 juin 1999, une séance d'audition à la-
quelle ont participé les deux experts, une délégation de la
SSR et une des plaignants Paul-Emile Dentan et ses cosigna-
taires, les autres plaignants s'étant excusés. La SSR a en-
core pu déposer une prise de position sur le fond.

Par décisions du 27 août 1999, l'Autorité de plainte a
admis les plaintes de Paul-Emile Dentan et ses cosignataires
ainsi que de Jacques Pagan, Frédy Savioz, Edmond Ducor et
leurs cosignataires. Elle a constaté que l'émission "L'hon-
neur perdu de la Suisse" diffusée par la TSR les 6 et 11
mars 1997 avait violé le droit des programmes. Elle a enfin
invité la SSR à lui fournir les mesures propres à remédier à
cette violation, conformément à l'art. 67 al. 2 LRTV, dans
un délai de soixante jours dès la réception de ces déci-
sions.

C.- La SSR, Daniel Monnat et Hans-Ulrich Jost ont dépo-
sé deux recours de droit administratif contre les deux déci-
sions prises le 27 août 1999 par l'Autorité de plainte. Ils
demandent au Tribunal fédéral, sous suite de frais et dé-
pens, d'annuler les décisions attaquées et de juger que
l'émission en cause n'a pas violé le droit fédéral des pro-

grammes. Ils se plaignent de violation du droit fédéral et
d'abus du pouvoir d'appréciation, au sens de l'art. 104 let-
tre a OJ. Les recourants, qui affirment que l'art. 93 al. 2
Cst. a été respecté, reprochent à l'Autorité de plainte
d'avoir violé en particulier les art. 16 (libertés d'opinion
et d'information), 17 (liberté des médias) et 20 (liberté de
la science) Cst., 10 CEDH (liberté d'expression) ainsi que 4
LRTV.

L'Autorité de plainte a expressément renoncé à répondre
aux recours. Jacques Pagan, Frédy Savioz, Edmond Ducor et
leurs cosignataires concluent, sous suite de frais et dé-
pens, au rejet du recours 2A.12/2000 dans la mesure où il
est recevable. Paul-Emile Dentan et ses cosignataires con-
cluent, sous suite de frais et dépens, au rejet du recours
2A.13/2000 et à la confirmation de la décision qui y est at-
taquée.

C o n s i d é r a n t e n d r o i t :

1.- Les deux recours de droit administratif contien-
nent les mêmes arguments et sont dirigés contre deux déci-
sions de l'Autorité de plainte, dont la teneur est prati-
quement identique et qui concernent la même émission. Il se
justifie dès lors de les joindre et de statuer à leur égard
dans un seul et même arrêt.

2.- Le Tribunal fédéral examine d'office et librement
la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 125 II
497 consid. 1a p. 499).

a) Déposés en temps utile et dans les formes prescrites
par la loi contre des décisions prises par l'Autorité de
plainte et fondées sur le droit public fédéral, les présents

recours sont en principe recevables en vertu des art. 97 ss
OJ, ainsi que de la règle particulière de l'art. 65 al. 2
LRTV.

b) La qualité pour recourir contre une décision de
l'Autorité de plainte se détermine exclusivement selon
l'art. 103 OJ et ne résulte pas simplement de la participa-
tion à la procédure devant cette autorité. Conformément à
l'art. 103 lettre a OJ, le recourant doit être touché par
la décision attaquée plus que la généralité des administrés
et le rapport qu'il a avec l'objet du litige doit être par-
ticulier et digne d'être pris en considération; le recourant
doit avoir un intérêt digne de protection à l'annulation ou
à la modification de la décision attaquée (ATF 125 II 497
consid. 1a/bb p. 499).

aa) En tant que concessionnaire, la SSR a qualité, au
sens de l'art. 103 lettre a OJ, pour recourir contre une dé-
cision constatant une violation du droit des programmes qui
l'atteint dans son autonomie de concessionnaire garantie
constitutionnellement (ATF 125 II 624, consid. 1 non publié;
Martin Dumermuth, Die Programmaufsicht bei Radio und Fern-
sehen in der Schweiz, Bâle 1992, n. 7, p. 241/242).

bb) En l'espèce, Daniel Monnat n'a pas de responsabili-
té propre. Il est subordonné à la SSR pour qui il travaille.
D'ailleurs, l'art. 70 al. 1 lettre c LRTV, qu'il invoque, ne
lui a pas été appliqué dans le cas particulier. On ne voit
dès lors pas en quoi les décisions attaquées, qui admettent
la violation du droit des programmes (cf. l'art. 4 LRTV) par
le diffuseur, le toucheraient personnellement. Seul l'inté-
rêt de la SSR est en cause ici, même si Daniel Monnat est
l'auteur de l'émission litigieuse. Ce dernier n'a donc pas
la qualité pour recourir en l'espèce.

cc) Hans-Ulrich Jost est intervenu dans l'émission que-
rellée pour donner son point de vue en tant qu'historien,
soit comme expert. L'Autorité de plainte n'a formulé aucune
critique sur sa position de spécialiste. Il ne saurait dès
lors se prévaloir d'une atteinte personnelle du fait que les
décisions entreprises reconnaissent la violation du droit
des programmes (cf. l'art. 4 LRTV) par le diffuseur. Il y a
donc lieu de lui dénier la qualité pour recourir.

3.- Les recourants se réfèrent à plusieurs dispositions
de la nouvelle Constitution fédérale entrée en vigueur le
1er janvier 2000. Comme le litige porte sur une émission de
télévision, le droit applicable est celui qui était en vi-
gueur au moment où cette émission a été diffusée, soit l'an-
cienne Constitution fédérale.

4.- Conformément à l'art. 104 lettre a OJ, le recours
de droit administratif peut être formé pour violation du
droit fédéral, y compris l'excès et l'abus du pouvoir d'ap-
préciation. Le Tribunal fédéral vérifie d'office l'applica-
tion du droit fédéral, qui englobe notamment les droits
constitutionnels des citoyens (ATF 124 II 517 consid. 1
p. 519; 123 II 385 consid. 3 p. 388), sans être lié par les
motifs invoqués par les parties (art. 114 al. 1 in fine OJ).
Comme l'Autorité de plainte, il doit notamment prendre en
considération le fait que l'art. 55bis al. 3 aCst. garantit
l'autonomie dans la conception des programmes. Compte tenu
de la nature particulière du contrôle que l'Autorité de
plainte puis le Tribunal fédéral sont appelés à opérer sur
les émissions, la jurisprudence a reconnu à l'Autorité de
plainte, spécialisée en matière de radio-télévision, une
marge d'appréciation, que le Tribunal fédéral doit respec-
ter, pour déterminer la limite entre ce qui est encore per-
mis dans le cadre de la liberté de conception et ce qui
contrevient à la concession (ATF 119 Ib 166 consid. 2a/bb
p. 169; 116 Ib 37 consid. 2a p. 40). Ainsi, dans la mesure

où la décision de l'Autorité de plainte se fonde sur des
considérations techniques, le Tribunal fédéral observe une
certaine retenue (cf. dans cet ordre d'idées Franziska
Barbara Grob, Die Programmautonomie von Radio und Fernsehen
in der Schweiz, thèse Zurich 1994, p. 336/337).

Lorsque le recours est dirigé contre la décision d'une
autorité judiciaire, le Tribunal fédéral est lié par les
faits constatés dans cette décision, sauf s'ils sont mani-
festement inexacts ou incomplets ou s'ils ont été établis au
mépris de règles essentielles de procédure (art. 104 lettre
b et 105 al. 2 OJ). Depuis l'entrée en vigueur, le 1er avril
1992, de la loi fédérale sur la radio et la télévision,
l'Autorité de plainte doit être assimilée à une autorité ju-
diciaire (ATF 122 II 471 consid. 2a p. 475; 121 II 359 con-
sid. 2b p. 363; 119 Ib 166 consid. 2b p. 169/170), de sorte
que le Tribunal fédéral est en principe lié par les faits
qu'elle a retenus (Martin Dumermuth, op. cit., n. 8.4,
p. 258).

Enfin, le Tribunal fédéral ne peut pas revoir l'oppor-
tunité des décisions entreprises, le droit fédéral ne pré-
voyant pas un tel examen en la matière (art. 104 lettre c
ch. 3 OJ).

Les présents recours doivent dès lors être examinés
dans ces limites.

5.- a) aa) L'art. 55bis al. 2 et 3 aCst. dispose:

"2La radio et la télévision contribuent au dévelop-
pement culturel des auditeurs et téléspectateurs, à
la libre formation de leur opinion et à leur diver-
tissement. Elles tiennent compte des particularités
du pays et des besoins des cantons. Elles présen-
tent les événements fidèlement et reflètent équita-
blement la diversité des opinions.

3L'indépendance de la radio et de la télévision
ainsi que l'autonomie dans la conception des pro-
grammes sont garanties dans les limites fixées au
2e alinéa."

bb) L'art. 3 LRTV, qui est intitulé "Mandat", prévoit,
à son alinéa 1 lettre a, que la radio et la télévision doi-
vent dans l'ensemble contribuer à la libre formation de
l'opinion des auditeurs et des téléspectateurs, leur fournir
une information générale diversifiée et fidèle, pourvoir à
leur formation générale et à leur divertissement et dévelop-
per leurs connaissances civiques.

Quant à l'art. 4 LRTV, ayant pour titre "Principes ap-
plicables à l'information", il a la teneur suivante:

"1Les programmes présentent fidèlement les événe-
ments. Ils reflètent équitablement la pluralité de
ceux-ci ainsi que la diversité des opinions.

2Les vues personnelles et les commentaires doivent
être identifiables comme tels."

En outre, l'art. 5 LRTV, intitulé "Indépendance et au-
tonomie", qui reprend l'art. 55bis al. 3 aCst., établit, à
son alinéa 1, que les diffuseurs conçoivent librement leurs
programmes et en assument la responsabilité.

b) Selon la jurisprudence, l'art. 4 LRTV soumet les
programmes à une obligation d'objectivité: l'auditeur ou le
téléspectateur doit pouvoir se faire l'idée la plus juste
possible des faits et opinions rapportés et être à même de
se forger son propre avis. Le principe de la véracité impli-
que que le diffuseur restitue les faits objectivement; le
téléspectateur doit être informé des points controversés
pour qu'il puisse se faire son idée (ATF 119 Ib 166 consid.
3a p. 170; 116 Ib 37 consid. 5a p. 44). Les dispositions lé-
gales relatives aux programmes n'excluent ni les prises de
position ou les critiques du concepteur de programmes ni le

journalisme engagé, pour autant que la transparence à ce su-
jet soit garantie (ATF 121 II 29 consid. 3b p. 34). On parle
de journalisme engagé lorsque le journaliste se fait l'avo-
cat d'une thèse et émet des critiques spécialement acerbes
(cf. par analogie la jurisprudence traitant de l'"anwalt-
licher Journalismus": ATF 122 II 471 consid.
4a p. 478/479,
121 II 29 consid. 3b p. 34). De manière générale, les exi-
gences à satisfaire doivent être établies dans le cas d'es-
pèce eu égard aux circonstances ainsi qu'au caractère et
aux particularités de l'émission (ATF 121 II 29 consid. 3a
p. 33/34). Elles sont d'autant plus élevées que les criti-
ques sont importantes: recherche très soigneuse, vérifica-
tion scrupuleuse de toutes les sources d'information, renon-
ciation à la divulgation d'informations dont l'authenticité
est douteuse (Martin Dumermuth, op. cit., n. 8.2, p. 366).
Ainsi, le journalisme engagé doit respecter des règles de
diligence accrue. Les exigences d'objectivité et de transpa-
rence susmentionnées impliquent une différenciation précise
des faits d'une part et de leur interprétation, voire de
commentaires à leur sujet, d'autre part. En ce qui concerne
l'autonomie du diffuseur quant à ses programmes, il faut
prendre en compte qu'une intervention dans le cadre de la
surveillance des programmes ne se justifie pas du seul fait
qu'une émission n'est pas satisfaisante à tous égards, mais
seulement lorsque, prise dans son ensemble, elle viole les
exigences minimales du droit des programmes de l'art. 4 LRTV
(arrêt non publié du 6 octobre 1997 en la cause F. contre
Autorité de plainte et SSR, consid. 2). Par ailleurs, la
doctrine a précisé que, lorsque la diversité des opinions
doit résulter de plusieurs émissions, il faut évidemment que
ces émissions aient entre elles un rapport thématique. Ce
rapport existe lorsque les émissions ont le même sujet net-
tement défini ou lorsqu'elles forment un tout homogène ou
encore lorsqu'elles ont été annoncées comme telles par le
diffuseur (Gabriel Boinay/Catherine Schallenberger, La con-

testation des émissions de la radio et de la télévision,
Porrentruy 1996, n. 154, p. 57).

L'émission contestée traite d'un sujet historique -
l'attitude de la Suisse pendant la deuxième guerre mondia-
le - qui est redevenu d'actualité en raison de la question
des fonds en déshérence. En diffusant une émission sur un
sujet faisant l'objet d'un débat public, la SSR remplissait
le mandat qui lui est attribué et, à juste titre, elle n'a
pas essuyé de reproche à cet égard. Par son aspect histori-
que, l'émission en cause se heurte à un problème de sources:
les témoins des événements relatés se font rares et certains
éléments pouvant expliquer les comportements de l'époque
s'estompent, comme le relèvent les décisions attaquées. Dès
lors, l'explication de faits historiques repose sur des hy-
pothèses pouvant servir de base à l'élaboration de théories.
Dans ces conditions, le journaliste doit vérifier ses hypo-
thèses et, le cas échéant, les modifier même s'il n'est pas
censé révéler une vérité absolue. Il doit impérativement
respecter les règles de diligence journalistique. Ainsi,
dans ce contexte, il doit en particulier indiquer les doutes
qui subsistent, signaler les contradictions entre les témoi-
gnages et mentionner les interprétations divergentes soute-
nues par certains historiens. En raison de son caractère
d'actualité, l'émission litigieuse s'inscrit dans un débat
et peut être qualifiée de journalisme engagé au sens rappelé
ci-dessus. Elle doit satisfaire à des exigences de diligence
journalistique d'autant plus élevées qu'elle émet des criti-
ques pouvant être spécialement douloureuses. Il convient de
vérifier si les règles de diligence applicables en l'espèce
ont été respectées, en précisant que ce contrôle doit être
accompli compte tenu de la situation existant au moment où
l'émission critiquée a été diffusée.

6.- a) L'émission contestée, qui s'intitule "L'honneur
perdu de la Suisse", commence par évoquer l'histoire de la

Suisse pendant la deuxième guerre mondiale, telle qu'elle
est supposée avoir été vécue par la population de l'époque
et enseignée dans les écoles durant des années. La Suisse
est présentée comme un petit Etat courageux qui a résisté
aux puissances démoniaques du nazisme. Bien que neutres, les
Suisses étaient de coeur du côté de la démocratie, soit des
Alliés. Ils avaient dissuadé les nazis de les attaquer par
leur détermination à résister, au besoin grâce au Réduit,
sorte de forteresse inexpugnable dans les Alpes. Ils avaient
fait preuve de générosité en accueillant près de 230'000
personnes fuyant les camps d'extermination et en recevant
temporairement des enfants victimes de la guerre. La Suisse
avait introduit le secret bancaire pour que les Juifs puis-
sent mettre leurs économies à l'abri dans ce pays. Après ce
rappel du "mythe", le journaliste déclare: "Le réveil a été
plutôt brutal". L'émission se poursuit par des déclarations
sévères de personnalités - juives, pour la plupart, - sur
l'attitude de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale,
puis par des avis contrastés de Suisses ayant vécu cette
époque et de jeunes ne la connaissant que par le "mythe".
Vient ensuite une affirmation du journaliste révélant que,
depuis vingt-cinq ans, des historiens qui se sont penchés
sur cette période ont dévoilé une bonne partie de la vérité.
Puis, l'émission décrit l'attitude de la Suisse, notamment
de dirigeants politiques et militaires, durant la deuxième
guerre mondiale, en soulignant leurs affinités supposées
avec l'extrême droite et leurs velléités de rapprochement
avec l'Allemagne. La question de l'antisémitisme suisse est
ensuite analysée, ainsi que celle des relations économiques
et financières entre la Suisse et l'Allemagne; l'émission
souligne que le Réduit aurait servi les intérêts économiques
de l'Allemagne et insiste sur le blanchiment de l'argent
nazi par la Suisse de même que sur le rôle des banques et
des assurances suisses dans l'affaire des fonds en déshéren-
ce. Le journaliste conclut ainsi: "Les experts de la commis-
sion Volker et les historiens de la commission Bergier vont
sans doute confirmer que les élites politiques et économi-
ques suisses de cette époque difficile se sont un peu trop
bien adaptées aux circonstances. Leur plus grande faute,
c'est sans doute de n'avoir pas reconnu et assumé cette at-
titude après la guerre. De ne pas avoir reconnu que les
Suisses n'ont pas été des héros, mais des gens normaux bal-
lottés par les événements. Des Suisses qui ont bien su tirer
parti, pour eux et pour leurs descendants, de la plus terri-
ble crise mondiale du 20e siècle."

b) L'Autorité de plainte, qui n'a pas critiqué le con-
tenu de l'émission litigieuse, a estimé que la SSR avait
violé l'art. 4 LRTV en utilisant une technique, qualifiée de
journalisme engagé dans les décisions attaquées, qui n'au-
rait pas permis aux téléspectateurs de se faire leur propre
opinion. La SSR n'aurait pas satisfait aux principes de di-
ligence journalistique, puisqu'elle n'avait jamais laissé
entendre qu'il existait des avis divergents parmi les histo-
riens qui avaient pris leurs distances par rapport au "my-
the" développé quant à l'attitude de la Suisse pendant la
deuxième guerre mondiale.

c) La SSR conteste que l'émission querellée puisse être
considérée comme du journalisme engagé, auquel s'appliquent
des règles de diligence spécialement sévères. Au demeurant,
cette émission aurait de toute façon respecté de telles rè-
gles. Par ailleurs, la SSR se plaint d'abus du pouvoir d'ap-
préciation. Elle reproche à l'autorité intimée d'avoir main-
tenu les conclusions de ses décisions du 24 octobre 1997,
alors que l'instruction complémentaire en avait pratiquement
anéanti l'argumentation, et d'être tombée dans l'arbitraire,
en s'arrogeant le rôle de dernière instance de la science
historique.

7.- a) Comme le relève l'Autorité de plainte, l'émis-
sion contestée oppose le "mythe" à "la vérité" que les his-

toriens mettent à jour, sans faire état des controverses qui
existent entre eux. Dans différents domaines tels que le
fondement des relations économiques de la Suisse avec l'Al-
lemagne nazie, la fonction du Réduit ou l'explication de
l'indépendance de la Suisse, elle ne mentionne pas d'avis
divergents, alors que ces questions sont loin de faire
l'unanimité, comme l'a démontré l'Autorité de plainte. Dans
le même ordre d'idées, les décisions attaquées relèvent que
l'émission querellée se contente de fournir une seule expli-
cation du comportement d'une personnalité comme le général
Guisan, sans signaler qu'il en existe d'autres aussi vala-
bles, si ce n'est plus.

Tout en reprochant au moins implicitement aux autorités
suisses d'avoir trompé la population pendant une cinquantai-
ne d'années avec un "mythe", l'émission litigieuse donne
également, sans le dire, sa propre interprétation sans plus
de nuances. Cette impression est du reste renforcée par des
interviews: d'une part, des hommes et des femmes de la rue,
qui ont vécu les événements en cause et expriment plus ou
moins bien leurs émotions, défendent le "mythe" et, d'autre
part, des historiens supposés maîtriser leur sujet avec ri-
gueur apportent "la vérité". Comme l'Autorité de plainte le
souligne à juste titre, l'émission querellée tourne en ridi-
cule la génération de la guerre, en retenant des témoignages
erronés, excessifs ou traduisant une autosatisfaction dépla-
cée qui contrastent avec la logique froide des historiens.
Cela donne à penser que l'interprétation développée dans
l'émission contestée est corroborée par tous les spécialis-
tes et qu'elle est donc le reflet d'une vérité historique
unique. Il existe dès lors un risque qu'un mythe soit rem-
placé par un autre et seul le respect de règles de diligence
journalistique strictes peut éviter un dérapage. En outre,
l'émission ne replace pas non plus toujours avec la préci-
sion souhaitable les événements historiques qu'elle évoque
dans le contexte de l'époque. Elle tient compte de manière

insuffisante de certains éléments importants (par exemple,
les menaces pesant sur la Suisse vu son encerclement par les
pays de l'Axe, l'attitude des autres pays neutres ou même
alliés) pour que le téléspectateur puisse se forger une opi-
nion ou les minimalise. Enfin, elle ne permet pas toujours
de faire la différence entre les faits et les commentaires
(cf. le discours prononcé le 7 mai 1995 par Kaspar Villi-
ger).

b) La SSR soutient à tort que l'Autorité de plainte au-
rait dû tenir compte de l'ensemble de ses émissions pour ju-
ger si la diversité des opinions des historiens avait été
représentée. Elle invoque à ce sujet l'émission spéciale sur
le général Guisan du 19 février 1997 "La Suisse dans la
tourmente" et le débat "La Suisse neutre ou pleutre" du 21
mai 1997; au surplus, elle annonce des compléments à l'émis-
sion litigieuse en fonction des résultats des travaux des
commissions mises en oeuvre par le Conseil fédéral. On relè-
vera cependant que l'émission contestée apparaît comme un
tout. Elle ne se réfère pas à l'émission antérieure du 19
février 1997 et ne mentionne pas l'émission ultérieure du 21
mai 1997. D'ailleurs, ces trois émissions n'ont pas été an-
noncées par la SSR comme formant un tout homogène et le té-
léspectateur ne pouvait pas se douter en regardant l'émis-
sion querellée qu'elle faisait partie d'un ensemble d'émis-
sions, pour autant que tel ait effectivement été le cas.

c) L'émission contestée défend une position très criti-
que face à l'attitude de la Suisse pendant la deuxième guer-
re mondiale, ce qui est licite. Toutefois, elle omet d'indi-
quer qu'elle ne révèle pas "la vérité", mais une des diffé-
rentes interprétations expliquant les relations entre la
Suisse et l'Allemagne durant la période précitée. Dès lors,
le téléspectateur ne dispose pas de tous les éléments qui
lui permettraient de forger sa propre opinion. De plus,
l'émission en cause manque d'objectivité et de transparence,

dans la mesure où elle ne mentionne jamais ni l'existence
d'autres interprétations de l'attitude de la Suisse pendant
la deuxième guerre mondiale ni leur teneur, alors que celle
qu'elle présente ne fait pas l'unanimité parmi les histo-
riens.

L'Autorité de plainte a rappelé le mandat culturel don-
né à la SSR, l'autonomie dont cette dernière jouit et les
conflits pouvant intervenir entre ces deux éléments. Sur
cette base, elle est arrivée à la conclusion que l'émission
litigieuse n'avait pas violé l'art. 3 lettre d LRTV. L'Auto-
rité de plainte a ensuite mentionné les principes applica-
bles à l'information, en s'attachant spécialement au princi-
pe de la diligence journalistique. Elle a souligné les dif-
ficultés inhérentes aux émissions traitant de sujets histo-
riques. Par ailleurs, elle a défini de façon précise son
pouvoir d'examen. Après avoir ainsi délimité le cadre de son
intervention, l'Autorité de plainte a procédé à l'analyse de
l'émission contestée. Elle a étudié la construction de cette
émission et la méthode utilisée dans la présentation du su-
jet. En outre, elle a fait des recherches pour vérifier si
la diversité des points de vue était restituée avec une fi-
délité suffisante. C'est au terme d'un examen fouillé, que
l'Autorité de plainte a estimé que l'émission litigieuse
avait violé l'art. 4 LRTV. Elle n'a pas excédé ou abusé de
son pouvoir d'appréciation. En effet, elle est restée dans
le cadre de ses attributions, ce qui excluait, comme elle
l'a elle-même souligné, qu'elle se prononce sur le déroule-
ment et l'interprétation d'événements historiques, ainsi que
sur la valeur des points de vue des historiens qui sont in-
tervenus dans l'émission querellée. Les reproches qu'elle a
faits à la SSR ne portent du reste pas sur le contenu de
cette émission, mais uniquement sur la façon dont ladite
émission a présenté aux téléspectateurs l'attitude de la
Suisse durant la deuxième guerre mondiale. En définitive,
on ne saurait critiquer l'Autorité de plainte qui, dans le

respect du droit fédéral, a conclu à la violation, par

l'émission contestée, de l'art. 4 LRTV qui est la concréti-
sation légale de l'art. 55bis al. 2 aCst.

Au demeurant, il n'est pas étonnant que l'Autorité de
plainte soit arrivée aux mêmes conclusions que dans ses dé-
cisions précédentes du 24 octobre 1997. En effet, les mesu-
res d'instruction complémentaires ont permis de clarifier
sur certains points le contenu de l'émission contestée, sans
toutefois que sa forme et son style n'en soient modifiés.

d) Au surplus, c'est à tort que la SSR se plaint de
la violation de son indépendance (liberté d'opinion, des mé-
dias, de la science). Elle oublie que la liberté dont elle
bénéficie n'est pas absolue, mais qu'elle est limitée par
l'art. 4 LRTV que doit appliquer l'Autorité de plainte. Le
contrôle du respect de la disposition précitée par cette
dernière ne saurait donc constituer en lui-même une atteinte
à l'indépendance de la SSR.

8.- a) La SSR prétend que les décisions attaquées vio-
leraient l'art. 10 CEDH. Cette disposition garantit la li-
berté d'expression qui comprend la liberté d'opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou
des idées (art. 10 par. 1 CEDH). Cette liberté n'est pas ab-
solue (art. 10 par. 2 CEDH).

b) D'après la jurisprudence, des restrictions à la li-
berté d'expression consacrée par cette disposition sont ad-
missibles si elles sont prévues par la loi, fondées sur un
but légitime au regard de l'art. 10 par. 2 CEDH et nécessai-
res, dans une société démocratique, pour l'atteindre (arrêt
non publié du 12 janvier 1996 en la cause B. contre Direc-
tion générale de l'Entreprise des PTT suisses, consid. 3b).
Du reste, en matière de liberté d'expression, l'art. 10 CEDH
ne garantit pas de meilleure protection que le droit consti-

tutionnel non écrit (ATF 119 Ia 71 consid. 3a p. 73, 505
consid. 3a p. 506; 117 Ia 472 consid. 3b p. 477). Le Tribu-
nal fédéral a également précisé que l'art. 10 CEDH ne donne
pas une protection plus étendue que l'art. 5 LRTV au diffu-
seur - pour autant qu'il puisse s'en prévaloir. En effet, la
liberté qu'il garantit de recevoir ou de communiquer des in-
formations ou des idées sans ingérence d'autorités publiques
englobe la liberté de la radio et de la télévision, mais
cette liberté n'est pas illimitée (ATF 122 II 471 consid. 4b
p. 479).

c) Il y a lieu d'écarter le grief de la SSR. Les repro-
ches faits par l'Autorité de plainte à la SSR sont fondés
sur un but légitime au sens de l'art. 10 par. 2 CEDH, puis-
qu'ils visent à protéger le droit des téléspectateurs de re-
cevoir une information objective et transparente.

9.- Vu ce qui précède, les recours doivent être rejetés
dans la mesure où ils sont recevables.

Succombant, les recourants doivent supporter les frais
judiciaires (art. 156 al. 1, 153 et 153a OJ) et n'ont pas
droit à des dépens (art. 159 al. 1 OJ).

Il n'y a pas lieu d'allouer des dépens à Paul-Emile
Dentan et ses cosignataires ainsi qu'à Jacques Pagan, Frédy
Savioz, Edmond Ducor et leurs cosignataires. En effet, les
plaignants (cf. l'art. 63 al. 1 lettre a LRTV) n'ont pas la
qualité de partie dans la procédure de recours de droit ad-
ministratif au Tribunal fédéral. Ils doivent être informés
de l'issue d'une telle procédure et peuvent le cas échéant
être invités à donner leur avis, mais ils n'ont pas droit à
des dépens (cf. ATF 126 II 7 consid. 2c et 7b/aa non pu-
bliés). Au surplus, les avocats qui ont participé à la pré-
sente procédure ne sont pas apparus comme les mandataires
des plaignants.

Par ces motifs,

l e T r i b u n a l f é d é r a l :

1. Prononce la jonction des causes 2A.12/2000 et
2A.13/2000.

2. Rejette les recours dans la mesures où ils sont re-
cevables.

3. Met à la charge des recourants, solidairement entre
eux, un émolument judiciaire de 3'000 fr.

4. Dit qu'il n'est pas alloué de dépens.

5. Communique le présent arrêt en copie au représentant
des recourants, à l'Autorité indépendante d'examen des
plaintes en matière de radio-télévision et aux représentants
des plaignants.

Lausanne, le 21 novembre 2000
DAC/mnv

Au nom de la IIe Cour de droit public
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,

La Greffière,


Synthèse
Numéro d'arrêt : 2A.12/2000
Date de la décision : 21/11/2000
2e cour de droit public

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2000-11-21;2a.12.2000 ?
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