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28/09/2000 | SUISSE | N°4C.167/2000

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 28 septembre 2000, 4C.167/2000


«AZA 3»

4C.167/2000

Ie C O U R C I V I L E
****************************

28 septembre 2000

Composition de la Cour: MM. Walter, président, Leu et
Corboz,
juges. Greffier: M. Ramelet.

__________

Dans la cause civile pendante
entre

Martial Vincent, à Vallamand, demandeur et recourant, repré-
senté par Me Robert Liron, avocat à Yverdon-les-Bains,

et

Mobilière Suisse, Société d'assurances, à Berne,
défenderesse
et intimée, représentée par Me Baptist

e Rusconi, avocat à
Lausanne;

(responsabilité civile du détenteur de véhicule automobile)

Vu les pièces du dossier d'où resso...

«AZA 3»

4C.167/2000

Ie C O U R C I V I L E
****************************

28 septembre 2000

Composition de la Cour: MM. Walter, président, Leu et
Corboz,
juges. Greffier: M. Ramelet.

__________

Dans la cause civile pendante
entre

Martial Vincent, à Vallamand, demandeur et recourant, repré-
senté par Me Robert Liron, avocat à Yverdon-les-Bains,

et

Mobilière Suisse, Société d'assurances, à Berne,
défenderesse
et intimée, représentée par Me Baptiste Rusconi, avocat à
Lausanne;

(responsabilité civile du détenteur de véhicule automobile)

Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:

A.- a) Martial Vincent, né le 17 mai 1954, exerce
la profession d'agriculteur à Vallamand. Marié et père de
trois enfants, il a collaboré jusqu'à la fin 1990 à l'exploi-
tation du domaine de son père, puis s'est vu confier la res-
ponsabilité du domaine, qu'il a exploité depuis lors en qua-
lité d'indépendant.

Le 3 octobre 1984, Robert Durussel, dont la respon-
sabilité civile de détenteur est couverte par la Mobilière
Suisse, Société d'assurances (ci-après: la Mobilière), a per-
du la maîtrise de son automobile sur la route reliant Valla-
mand-Dessus à Payerne et heurté de plein fouet la voiture
venant en sens inverse, conduite par Martial Vincent, lequel
a été grièvement blessé. Martial Vincent, qui ne portait pas
de ceinture de sécurité, a souffert d'un traumatisme crânio-
cérébral, d'une fracture ouverte multifragmentaire de la man-
dibule, de fractures médio-diaphysaires multifragmentaires
des deux fémurs ainsi que d'une fracture du péroné droit; il
a dû subir de multiples opérations, longues et douloureuses,
qui ont nécessité son hospitalisation à plusieurs reprises.

Il a été retenu que Durussel, asthmatique à l'épo-
que de l'accident, a perdu la maîtrise de son véhicule à la
suite d'une quinte de toux qui a entraîné une perte de cons-
cience momentanée. Il a été libéré au pénal de l'accusation
de lésions corporelles graves par négligence.

b) Après l'accident, en raison de la faiblesse mus-
culaire de ses jambes, Martial Vincent a dû progressivement
abandonner l'élevage du bétail dans les années 1985-1986. Il
n'a en outre plus exercé son activité accessoire de
chauffeur

poids lourds, qui lui procurait quelques milliers de francs
par an. Enfin, il a abandonné sa charge de municipal.

Martial Vincent a été incapable de travailler à
100 % du 3 octobre 1984 jusqu'en avril 1985, à 75 % depuis
lors qu'au 29 novembre 1986, à nouveau à 100 % du 30
novembre
1986 au 1er février 1987, à 75 % du 2 février 1987 jusqu'au
31 mars 1987, et, enfin, à 50 % depuis le 1er avril 1987. Il
a été mis au bénéfice d'une rente entière de l'assurance-
invalidité depuis 1985, puis d'une demi-rente depuis le 1er
janvier 1991.

c) En octobre 1991, le conseil de Martial Vincent a
confié une expertise à l'Office d'estimation de la Chambre
vaudoise d'agriculture, lequel a mandaté l'expert Olivier
David. Dans son rapport du 19 février 1992, celui-ci s'est
efforcé de déterminer le revenu potentiel du domaine de
Martial Vincent selon deux hypothèses de départ, la première
tenant compte de l'orientation ancienne du domaine incluant
l'élevage du bétail (Variante dite B) et la seconde
(Variante
dite A) retraçant l'orientation actuelle qu'a pris l'exploi-
tation après que l'agriculteur a dû renoncer à élever du bé-
tail. L'expert David a calculé les marges brutes des diffé-
rentes branches de production (blé d'automne, orge
d'automne,
betteraves à sucre, oignons, etc.) en se fondant notamment
sur le Dépouillement des données comptables pour la Suisse
romande de la FAT, Station fédérale de recherches en
économie
d'entreprise et en génie rural, à Tänikon, puis il a sous-
trait du total les charges réelles de structure (frais de
machines, de main d'oeuvre, d'amortissements, intérêts des
dettes, etc.). Dans la Variante A, le revenu agricole a été
fixé à 71 392 fr., alors que celui de la Variante B a été
arrêté à 112 506 fr. L'expert a conclu que la modification
de
la structure de son exploitation, surtout par l'abandon du
bétail, a fait subir à Martial Vincent pour l'année 1991 une

perte de revenu agricole d'environ 41 000 fr., ce qui repré-
sente 36,5 % du revenu potentiel.

d) Le 21 août 1992, Martial Vincent a ouvert action
contre la Mobilière et lui a réclamé paiement de
778 743 fr.40 en capital. Il a par la suite réduit ses
conclusions à 678 743 fr.40 après paiement d'un acompte de
100 000 fr., qui s'ajoutait à un précédent versement de
82 000 fr. opéré par la défenderesse avant procès. Le deman-
deur a décomposé ses prétentions de la manière suivante:

"- Perte de gain future Fr. 773'502.--
- Inv. supplémentaires (mécanisation) Fr. 82'500.--
- Perte de gain accessoire future Fr. 80'000.--
- Frais suppl.(exemption armée et pompiers) Fr. 3'260.--
- Frais de transport Fr. 7'595.40
- Indemnités aux tiers accompagnateurs Fr. 1'260.--
- Traitements dentaires futurs Fr. 4'176.--
- Frais de cure futurs Fr. 83'520.--
- Tort moral Fr. 50'000.--

soit au total Fr.1'085'813.40

Dont à déduire
- acomptes versés par la défenderesse Fr. 182'000.--
- prétentions récursoires AI du chef de
ses prestations futures Fr. 225'070.--

soit un total net en capital de Fr. 678'743.40".

En cours d'instance, l'expert comptable et fiscal
Jean-David Monribot a été chargé d'une expertise judiciaire;
il a déposé son rapport le 29 juin 1995, suivi d'un complé-
ment le 23 septembre 1996. Selon l'expert, dès lors que le
demandeur est seul responsable de l'exploitation depuis le
1er janvier 1991, c'est, à défaut de comptabilité, sur la

base des taxations fiscales liées à l'exploitation de l'en-
semble du domaine, effectuées au regard de normes de revenu
social tirées des statistiques FAT, qu'il convient de déter-
miner les revenus du domaine. Se fondant sur les
statistiques
FAT 1989/1991 et sur celles 1991/1993, l'expert Monribot a
arrêté le revenu de l'exploitation selon l'orientation nou-
velle (avec abandon du bétail, Variante A) à 71 392 fr. pour
la première période et à 57 858 fr. pour la seconde; selon
l'orientation ancienne (avec maintien de la production lai-
tière, Variante B), il a estimé ce même revenu à 112 506 fr.
(FAT 1989/1991) et 59 486 fr. (FAT 1991/1993). A suivre Mon-
ribot, la différence de revenu entre les deux variantes, dé-
terminée sur une base statistique, atteint ainsi 41 114 fr.
pour la période 1989/1991 et 1628 fr. pour la période
1991/1993.

Un second expert a été commis pendant l'instruc-
tion, à savoir Michel Nicolet, d'Audict Fiduciaire S.A.,
lequel a déposé son rapport le 13 juin 1998. Au regard des
normes FAT 1991/1993, cet expert a déterminé le revenu de
l'exploitation à 50 921 fr. selon la Variante A et à
90 070 fr. selon la Variante B, d'où une différence de
39 149 fr.

En procédure, le demandeur a admis que ses pré-
tentions en réparation du préjudice découlant de son incapa-
cité temporaire de travail avaient été couvertes par les
prestations de l'assurance-invalidité jusqu'au 31 décembre
1990.

La défenderesse a conclu à libération.

B.- Par jugement du 27 avril 1999, dont les consi-
dérants ont été notifiés le 6 avril 2000, la Cour civile du
Tribunal cantonal vaudois a rejeté les conclusions du deman-
deur. Admettant qu'aucun des détenteurs impliqués dans l'ac-

cident n'avait commis de faute, la cour cantonale a jugé, en
substance, que, nonobstant l'identité des risques inhérents
à
l'emploi des deux véhicules, la circonstance que Durussel se
soit porté sur la gauche de la chaussée en raison d'une
perte
de conscience justifiait que la défenderesse supporte l'en-
tier du dommage subi par le demandeur. Faisant application
de
l'art. 46 al. 1 CO, les magistrats vaudois ont considéré que
le demandeur n'avait pas établi l'existence d'une perte de
gain indemnisable, actuelle ou future, ni d'une atteinte à
son avenir économique. Si les juges cantonaux ont rejeté en-
tièrement les prétentions du demandeur tendant à l'octroi
d'une "perte de gain accessoire future", à l'indemnisation
du
dommage découlant de l'obligation de payer des taxes d'exemp-
tion ainsi qu'au paiement de "frais de cure futurs", ils lui
ont octroyé 82 500 pour les investissements en machines sup-
plémentaires rendus nécessaires par son handicap physique,
8500 fr. pour les frais de déplacement qu'il a consentis et
les indemnités qu'il a versées aux conducteurs qui l'ont
pris
en charge, 2400 fr. pour les traitements dentaires qui lui
ont été prodigués entre 1984 et 1994, montant ramené à
1600 fr. en raison du défaut de port de la ceinture de sécu-
rité (art. 59 al. 2 LCR), et, enfin, 25 000 fr. pour le tort
moral éprouvé, somme ramenée à 23 750 fr. après réduction de
5 % pour l'omission de porter ladite ceinture, d'où un total
de 116 350 fr. (82 500 fr. + 8500 fr. + 1600 fr. +
23 750 fr.). Toutefois, comme la défenderesse a versé un pre-
mier acompte de 82 000 fr. avant l'introduction du procès,
suivi d'une second acompte de 100 000 fr. en cours d'instan-
ce, l'autorité cantonale a admis qu'en payant les deux mon-
tants précités, la défenderesse avait déjà satisfait à ses
obligations, même compte tenu d'un intérêt compensatoire de
5 % l'an depuis la date de l'accident.

C.- Martial Vincent exerce un recours en réforme
au Tribunal fédéral, subsidiairement un recours en nullité.
Il conclut principalement que la défenderesse soit condamnée

à lui payer 488 530 fr. plus intérêts à 5 % dès le 21 août
1992. A titre subsidiaire, il requiert l'admission de son
recours en nullité, l'annulation du jugement déféré et le
renvoi de la cause à la cour cantonale pour nouvelle
décision
dans le sens des considérants.

L'intimée propose le rejet du recours.

C o n s i d é r a n t e n d r o i t :

1.- a) Le recourant interjette, par un mémoire
unique, un recours en réforme et, subsidiairement, un
recours
en nullité. Selon la jurisprudence, cette manière de
procéder
est admissible (ATF 126 I 50 consid. 1; 123 II 289 consid.
1a
p. 290). En vertu de la subsidiarité du recours en nullité
par rapport au recours en réforme (art. 68 al. 1 in initio
OJ), il convient ainsi d'examiner préalablement si la voie
de
la réforme est en l'occurrence ouverte, question que le Tri-
bunal fédéral examine d'office et librement (ATF 126 I 81
consid. 1; 126 III 274 consid. 1; 125 III 461 consid. 2).

Interjeté par la partie qui a intégralement succom-
bé dans ses conclusions en paiement et dirigé contre un juge-
ment final rendu en dernière instance cantonale par un tribu-
nal supérieur (art. 48 al. 1 OJ) sur une contestation civile
dont la valeur litigieuse dépasse largement le seuil de
8000 fr. (art. 46 OJ), le recours en réforme est recevable,
puisqu'il a été déposé en temps utile (art. 54 al. 1 OJ)
dans
les formes requises (art. 55 OJ).

b) Le recours en réforme est ouvert pour violation
du droit fédéral, mais non pour violation directe d'un droit
de rang constitutionnel (art. 43 al. 1 OJ).

Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral
doit conduire son raisonnement sur la base des faits
contenus
dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédé-
rales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il y ait
lieu à rectification de constatations reposant sur une inad-
vertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il faille complé-
ter les constatations de l'autorité cantonale parce que
celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents et réguliè-
rement allégués (art. 64 OJ; ATF 126 III 59 consid. 2a et
les
arrêts cités). Dans la mesure où le recourant présenterait
un
état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision
attaquée sans se prévaloir de l'une des exceptions qui vien-
nent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir comp-
te. Il ne peut être présenté de griefs contre les constata-
tions de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux
(art. 55 al. 1 let. c OJ).

Si le Tribunal fédéral ne peut aller au-delà des
conclusions des parties, lesquelles ne peuvent prendre de
conclusions nouvelles (art. 55 al. 1 let. b in fine OJ),
il n'est pas lié par les motifs qu'elles invoquent (art. 63
al. 1 OJ), pas plus que par ceux de la décision cantonale
(art. 63 al. 3 OJ; ATF 126 III 59 consid. 2a; 123 III 246
consid. 2).

2.- a) L'accident survenu le 3 octobre 1984 ré-
sulte de la collision entre deux voitures automobiles pilo-
tées par leurs détenteurs, laquelle a causé des lésions
corporelles. Comme l'a bien vu l'autorité cantonale, l'art.
61 LCR est applicable.

Selon le premier alinéa de cette disposition, le
dommage corporel subi par un détenteur sera supporté par les
détenteurs de tous les véhicules automobiles impliqués, en
proportion de leur faute, à moins que des circonstances
spéciales, notamment les risques inhérents à l'emploi du

véhicule, ne justifient un autre mode de répartition. Ce
texte légal tend ainsi à mettre la faute au premier plan
lors
de la répartition des dommages entre détenteurs (Message du
Conseil fédéral du 14 novembre 1973, in: FF 1973 II p.
1168/1169). Mais, si aucun des détenteurs ne peut se voir re-
procher une faute, c'est le risque inhérent de chaque véhi-
cule impliqué dans l'accident qui permettra de répartir les
responsabilités. Le principe est que chacun supporte son
propre dommage en tant que le préjudice résulte du risque in-
hérent attaché à son automobile. La jurisprudence a

cependant
admis que d'autres circonstances, principalement celles qui
sont mentionnées à l'art. 61 al. 2 LCR, autorisent un parta-
ge différent des responsabilités; il s'agit de l'incapacité
passagère de discernement du conducteur ou de la
défectuosité
du véhicule non imputable à faute au détenteur (ATF 123 III
274 consid. 1a/bb p. 279). Le Tribunal fédéral a encore pré-
cisé que si de telles circonstances, en compagnie des
risques
spécifiques, doivent jouer un rôle dans la responsabilité ci-
vile entre les divers détenteurs de véhicules automobiles,
elles ne peuvent justifier une responsabilité exclusive d'un
des détenteurs que tout au plus dans des cas exceptionnels,
par exemple si un détenteur circule sur la gauche de la
chaussée à la suite d'une perte de conscience ou d'une rup-
ture de direction (ATF 123 III 274 ibidem et les références
doctrinales).

L'examen des circonstances, au sens de l'art. 61
al. 1 LCR, fait largement appel au pouvoir d'appréciation du
juge. Le Tribunal fédéral contrôle certes librement la déci-
sion rendue dans l'exercice de ce pouvoir, mais il ne la re-
voit qu'avec réserve (ATF 123 III 274 consid. 1a/cc); il
n'intervient que si l'autorité cantonale s'est écartée sans
raison des règles établies par la doctrine et la jurispruden-
ce en matière de libre appréciation ou lorsqu'elle s'est ap-
puyée sur des faits qui, dans le cas particulier, ne
devaient
jouer aucun rôle ou, à l'inverse, lorsqu'elle n'a pas tenu

compte d'éléments qui auraient absolument dû être pris en
considération (cf. ATF 123 III 246 consid. 6a p. 255, 274
consid. 1a/cc; 122 III 262 consid. 2a/bb).

b) Les constatations de la cour cantonale relatives
aux circonstances et aux causes de l'accident relèvent de
l'appréciation des preuves; elles ressortissent au fait et
lient la juridiction fédérale de réforme (art. 55 al. 1 let.
c OJ). L'appréciation de la faute est en revanche une ques-
tion de droit que le Tribunal fédéral revoit sans entrave
(ATF 115 II 283 consid. 1a in fine).

En l'espèce, la Cour civile a retenu que le deman-
deur, détenteur lésé, alors que le fardeau de la preuve lui
incombait (art. 8 CC), n'avait pas établi que le conducteur
Durussel, libéré des fins de l'action pénale diligentée à
son
endroit, ait commis une quelconque faute. Elle a encore cons-
taté que la défenderesse n'avait jamais prétendu que le lésé
aurait été lui-même en faute. Ces points ne sont à bon droit
plus discutés et sont donc acquis.

Confrontée à l'absence de faute des détenteurs et
en présence de risques inhérents semblables (deux voitures),
la Cour civile a pourtant fait supporter l'entier du préju-
dice subi par le demandeur à la défenderesse, au motif que
l'assuré de celle-ci s'était porté sur la gauche en raison
d'une perte de conscience, ce qui constituait un cas excep-
tionnel au sens de la jurisprudence susrappelée. Quoi qu'en
pense l'intimée, ce raisonnement ne viole en rien le droit
fédéral. Le fait pour un détenteur de se déporter sur la
gauche de la route à cause d'une absence passagère de dis-
cernement constitue bel et bien une circonstance spéciale
telle que l'entend l'art. 61 al. 1 LCR. L'opinion des
auteurs
cités dans l'ATF 123 III 274 consid. 1a/bb in fine (cf.
Alfred Keller, Haftpflicht im Privatrecht, vol. II, 1ère
éd.,
p. 169 s.; Jürg Baur, Kollision der Gefährdungshaftung
gemäss

SVG mit anderen Haftungen, thèse Zurich 1979, p. 82, ch. 3),
qui se réfèrent tous deux à une telle occurrence, doit être
suivie. Il est vrai que dans ce précédent, où un camion de
lait de 12 tonnes, dont les freins avaient été mal réglés, a
dévié sur la gauche pour percuter une jeep de 2 tonnes
venant
en sens inverse, le Tribunal fédéral a jugé que l'autorité
cantonale n'avait pas abusé de son pouvoir d'appréciation en
ne faisant supporter au détenteur du camion que le 90 % du
dommage. Mais, comme le relève avec pertinence Alfred Keller
(Haftpflicht im Privatrecht, vol. II, 2e éd, p. 194) en com-
mentant cette jurisprudence, cela ne signifie nullement que
le Tribunal fédéral aurait sanctionné la cour cantonale si
elle avait admis l'entière responsabilité du détenteur du
poids lourd.

3.- a) D'après l'art. 46 al. 1 CO, la victime de
lésions corporelles a droit à la réparation du dommage qui
résulte de son incapacité de travail totale ou partielle,
ainsi que de l'atteinte portée à son avenir économique.

Le recourant déclare d'emblée qu'il n'entend plus
contester devant le Tribunal fédéral que les décisions de la
cour cantonale relatives à ses prétentions en indemnisation
de la perte de gain future et en réparation du tort moral.
Qu'il lui en soit donné acte.

b) Le dommage est une diminution involontaire de la
fortune nette. Il peut consister en une réduction de
l'actif,
en une augmentation du passif ou dans un gain manqué; il cor-
respond à la différence entre le montant actuel du
patrimoine
et le montant que celui-ci aurait atteint si l'événement dom-
mageable ne s'était pas produit (ATF 120 II 296 consid. 3b;
116 II 44 consid. 3a/aa). Dire qu'il y a eu dommage et
quelle
en est la quotité est une question de fait, soustraite à
l'examen du Tribunal fédéral en instance de réforme (ATF 123
III 241 consid. 3a; 122 III 61 consid. 2c/bb; 122 III 219

consid. 3b). C'est en revanche une question de droit que de
déterminer si le juge a perdu de vue l'exigence d'un dommage
au sens juridique ou a méconnu le sens de cette notion pour
s'être fondé sur des critères erronés ou dénués de
pertinence
pour calculer le préjudice (cf. ATF 120 II 296 consid. 3b et
les références).

4.- a) A propos du dommage futur allégué par le
recourant, les magistrats vaudois ont retenu que les experts
comptables et agricoles avaient apprécié différemment l'in-
fluence sur sa capacité de gain qu'a exercée l'atteinte à la
santé dont il a été victime le 3 octobre 1984. Ils ont
estimé
que la méthode adoptée par l'expert Monribot était convain-
cante. De fait, pour la période antérieure à 1993 où le de-
mandeur ne tenait pas de comptabilité, ont-ils poursuivi,
l'expert s'est référé aux taxations fiscales liées à l'ex-
ploitation du domaine, lesquelles s'appuient précisément sur
les normes de revenu social tirées des statistiques FAT, nor-
mes que les autres experts ont privilégiées sans pourtant
les
relier aux revenus imposés par le fisc. S'agissant de la pé-
riode 1993/1994, l'expert Monribot a encore intégré à ses
calculs les comptes établis par le demandeur. Dès lors que
les méthodes de calcul des autres experts étaient trop
abstraites, ce sont les données fournies par l'expert
Monribot qui permettent mieux de cerner l'évolution des re-
venus tirés de l'exploitation. Or, depuis que le demandeur a
dû abandonner l'élevage de bétail et la culture des pommes
de
terre dites de "consommation", les revenus cumulés du
domaine
suivent une tendance haussière, l'écart entre la variante B
(orientation ancienne) et la variante A (orientation nouvel-
le) étant passé de 41 114 fr. pour la période 1989/1991 à
1628 fr. pour la période 1991/1993. La Cour civile en a
déduit que cette évolution donne à penser que l'orientation
actuelle de la production peut se révéler à long terme plus
profitable que celle qui prévalait avant l'accident, de
sorte

qu'elle a admis que le demandeur n'a pas établi l'existence
d'une perte de gain future.

b) Le recourant élève plusieurs critiques contre le
raisonnement de l'autorité cantonale, lesquelles seront exa-
minées successivement. Il convient toutefois de lui rappeler
que l'appréciation in concreto de la valeur probante d'une
expertise ressortit au fait et ne peut donc pas être revue
en
instance de réforme (ATF 98 II 265 consid. II/2). Certes,
lorsqu'il est saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fé-
déral peut rechercher si l'expert s'est laissé guider par
des
critères juridiquement erronés. Mais, il n'appartient pas à
la juridiction fédérale de réforme de vérifier si l'expert a
correctement appliqué les méthodes de calcul propres à sa
spécialité et non critiquables en droit (ATF 107 II 222 con-
sid. II/2; arrêt non publié du 20 octobre 1986 dans la cause
C.175/1986, consid. 1b).

aa) Le recourant reproche à la Cour civile d'avoir
accordé une importance particulière aux conclusions de l'ex-
pert Monribot. La méthode suivie par ce spécialiste ne
serait
pas correcte. Au lieu de se fonder sur les déclarations et
taxations fiscales du demandeur ainsi que sur la
comptabilité
tenue par celui-ci dès 1993, Monribot aurait dû comparer en-
tre elles les normes FAT applicables aux exploitations sans
bétail (désignées par les experts Variante A) et les normes
applicables aux exploitations avec bétail (dites Variante
B),
comme l'a fait l'expert Nicolet. A suivre le recourant, les
chiffres de sa comptabilité ne sont qu'un des éléments qu'il
y a lieu de prendre en compte pour apprécier le préjudice
futur. Les termes de comparaison que l'expert Monribot a ti-
rés des normes FAT seraient inopérants, car ces normes ne
souffrent d'être rapprochées qu'entre elles.

In casu, l'autorité cantonale a préféré l'opinion
de l'expert Monribot à d'autres avis de spécialistes parce

qu'elles se fondait sur des données d'espèce précises, et
non
pas uniquement sur des éléments fournis par la statistique.
On cherche vainement en quoi, par ce choix, elle aurait pu
violer le droit fédéral. En effet, le juge doit rechercher
le
dommage qu'a effectivement subi le lésé, ce qui signifie
qu'il ne saurait se limiter à calculer abstraitement le pré-
judice, sans tenir compte des conditions personnelles de la
victime (cf. ATF 117 II 609 consid. 9 p. 624; 113 II 345
consid. 1a p. 347). C'est précisément ce qu'a fait l'expert
Monribot; pour déterminer l'évolution des revenus du domaine
selon les variantes dites A et B, celui-ci s'est fondé, pour
les années 1989 à 1992 où le demandeur ne tenait pas encore
de comptabilité, sur les déclarations et taxations fiscales
du recourant, lesquelles sont établies à partir des normes
de
revenu social déduites des statistiques FAT, et, pour 1993,
sur les chiffres de la comptabilité du lésé. Cette méthode,
qui tend à délimiter au mieux le préjudice qu'a réellement
éprouvé la victime, ne saurait être qualifiée de juridique-
ment erronée. Du reste, le recourant reconnaît implicitement
que le schématisme des données statistiques ne permet pas de
rendre compte de son préjudice lorsqu'il allègue, à la page
8
de son mémoire de recours, que ses revenus "n'ont évidemment
pas suivi au franc près l'évolution des normes FAT". Le
grief, en tant qu'il ne relève pas de l'appréciation des
preuves, est dénué de fondement.

bb) Le recourant soutient que les entreprises qui
ont continué l'élevage du bétail et la vente du lait sont de-
meurées plus prospères que les autres, malgré les
soubresauts
qu'a connus la politique agricole suisse. La cour cantonale
aurait mis en doute cette thèse, sans être en mesure de jus-
tifier cette appréciation.

Le moyen n'a rien à faire dans un recours en réfor-
me. Le recourant ne se plaint pas d'une fausse application
du
droit fédéral, mais s'en prend de manière irrecevable aux

motifs de la décision attaquée. A supposer qu'il invoque
l'obligation pour l'autorité de motiver sa décision, déduite
du droit d'être entendu, il se prévaudrait alors d'un droit
de rang constitutionnel qu'il aurait dû présenter à l'appui
d'un recours de droit public (art. 43 al. 1 in fine OJ). Le
moyen est du reste téméraire, car la Cour civile a expliqué,
in fine de son considérant III, que de nombreux agriculteurs
ont renoncé à l'élevage du bétail en raison des coûts impor-
tants de main d'oeuvre générés par cette activité.

cc) Le recourant prétend que c'est à tort que l'ex-
pert Monribot a pris en compte dans ses calculs les charges
de structure d'un domaine qui est exploité par son proprié-
taire. A l'en croire, les charges devaient être appréciées
sous l'angle du statut de fermier, dont il assure avoir tou-
tes les caractéristiques.

Le moyen se heurte d'emblée aux constatations sou-
veraines des magistrats vaudois, qui ont retenu que, depuis
1991, le demandeur a la responsabilité du domaine, qu'il ex-
ploite désormais en qualité d'indépendant. A cela s'ajoute
qu'appelé à se déterminer sur les constatations de l'expert
David qui préconisait l'emploi en l'espèce des charges de
structure valables pour les fermiers, l'expert Monribot a
indiqué, dans son rapport d'expertise complémentaire du 23
septembre 1996, que l'usage de ces normes statistiques con-
duisait à un écart de plus de 21 % avec les charges compta-
bilisées en 1993 par le demandeur, alors que l'emploi des
statistiques "pour propriétaire" donnait un résultat ne
s'éloignant que de 1,47 % des charges résultant des comptes
1993 du demandeur. La méthode utilisée par l'expert Monribot
ne prête donc nullement le flanc à la critique. Le grief est
privé de tout fondement, si tant est qu'il soit recevable.

5.- a) L'autorité cantonale a considéré que le
principe de l'allocation au demandeur d'une indemnité pour

tort moral était justifié, au vu des opérations longues et
douloureuses qu'il a subies, ainsi que des séquelles
durables
dont il souffre toujours. Elle a cependant jugé, au regard
de
deux décisions cantonales et d'un arrêt du Tribunal fédéral,
que l'indemnité réclamée, par 50 000 fr., était excessive
dans les circonstances de l'espèce. Partant, elle a octroyé
au recourant la somme de 25 000 fr., montant qu'elle a
réduit
de 5% en raison de la faute grave constituée par l'omission
de porter la ceinture de sécurité.

b) Le recourant est d'avis que l'indemnité de
50 000 fr.
qu'il avait requise était admissible. Rappelant
qu'il est bénéficiaire d'une demi-rente de l'assurance-
invalidité depuis le 1er janvier 1991, il signale que les
précédent mentionnés par la Cour civile sont relativement
anciens et que la tendance est à l'augmentation du montant
des indemnités satisfactoires.

c) Le juge peut, en tenant compte de circonstances
particulières, allouer à la victime de lésions corporelles
une indemnité équitable à titre de réparation morale (art.
47
CO). Cette indemnité a pour but exclusif de compenser le
préjudice que représente une atteinte au bien-être. Le prin-
cipe d'une indemnisation du tort moral et l'ampleur de la
réparation dépendent d'une manière décisive de la gravité de
l'atteinte et de la possibilité d'adoucir de façon sensible,
par le versement d'une somme d'argent, la douleur physique
ou
morale (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 315; 118 II 404
consid.
3 b/aa; 116 II 733 consid. 4f; 115 II 156 consid. 2). La
fixation de l'indemnité satisfactoire relève de l'apprécia-
tion du juge. Il s'agit d'une question de droit qui peut
être
revue en instance de réforme. Le Tribunal fédéral ne l'exami-
ne toutefois qu'avec retenue (ATF 123 III 306 consid. 9b p.
315; 118 II 404 consid. 3b/bb; 117 II 50 consid. 4a/aa; 116
II 295 consid. 5a). Il n'intervient que lorsque l'autorité
cantonale s'écarte sans motifs des critères fixés par la doc-

trine et la jurisprudence, prend en considération des faits
sans pertinence ou, au contraire, ignore ceux qu'elle aurait
dû considérer ou encore lorsque, dans son résultat, la somme
allouée apparaît manifestement inéquitable ou choquante.
Plus
spécialement quant au montant, il faut se garder de comparai-
sons schématiques avec d'autres causes, les circonstances de
chaque cas d'espèce étant déterminantes (ATF 123 III 306 con-
sid. 9b p. 315).

d) In casu, les juges cantonaux n'ont pas abusé de
leur pouvoir d'appréciation. Ils ont fait état des souffran-
ces endurées par le demandeur, des nombreuses hospitalisa-
tions qu'il a subies et des séquelles physiques de l'acci-
dent, lesquelles entraînent une réduction de la capacité de
travail que les médecins avaient estimée à 50 % en 1990.
Enfin, le montant alloué par la cour cantonale se tient dans
le cadre des indemnités accordées par la jurisprudence fédé-
rale et cantonale en matière d'atteinte permanente à l'inté-
grité corporelle (cf. les exemples plus ou moins comparables
cités par Klaus Hütte/Petra Ducksch, Die Genugtuung, 3e éd.,
état: février 1999):

- blessure au genou
fracture du tibia
risque d'arthrose post-traumatique
invalidité de 25 à 50%
(VIII/7 1987-1989, no 21) 16'500 fr.
- musculature de la jambe gauche
définitivement atteinte
douleurs à vie
invalidité de 50%
(VIII/9 1990-1994, no 23) 20'000 fr.
- fracture du tibia et du péroné
luxation de l'épaule, traumatisme
crânien, courte amnésie, complications,
troubles de la mémoire

invalidité de 25 %
(VIII/23 1995-1997, no 19b) 25'000 fr.
- syndrome de type "coup du lapin",
instabilité de la colonne
cervicale, douleurs persistantes
invalidité de 50% dans la profession
et de 20% dans la tenue du ménage
(VIII/8 1998 ff., no 17) 30'000 fr.

Il suit de là que l'indemnité de 25 000 fr. oc-
troyée par la Cour civile doit être approuvée. Le Tribunal
fédéral confirmera également la réduction de 5% pour faute
concomitante du lésé, qui ne fait d'ailleurs l'objet
d'aucune
critique.

6.- En définitive, le recours en réforme doit être
rejeté dans la mesure de sa recevabilité, le jugement
attaqué
étant confirmé. Comme tous les griefs du recourant pouvaient
être examinés en instance de réforme, son recours en nullité
est irrecevable (art. 68 al. 1 in initio OJ).

Les frais et dépens doivent être mis à la charge du
recourant qui succombe (art. 156 al. 1 et art. 159 al. 1 OJ).

Par ces motifs,

l e T r i b u n a l f é d é r a l :

1. Déclare le recours en nullité irrecevable;

2. Rejette le recours en réforme dans la mesure où
il est recevable et confirme le jugement attaqué;

3. Met un émolument judiciaire de 8000 fr. à la
charge du recourant;

4. Dit que le recourant versera à l'intimée une in-
demnité de 10 000 fr. à titre de dépens;

5. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties et à la Cour civile du Tribunal cantonal
vaudois.

___________

Lausanne, le 28 septembre 2000
ECH

Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,

Le Greffier,


Synthèse
Numéro d'arrêt : 4C.167/2000
Date de la décision : 28/09/2000
1re cour civile

Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2000-09-28;4c.167.2000 ?
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