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19/09/2000 | SUISSE | N°4P.126/2000

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 19 septembre 2000, 4P.126/2000


«/2»

4P.126/2000

Ie C O U R C I V I L E
****************************

19 septembre 2000

Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Leu,
M. Corboz, Mme Rottenberg Liatowitsch et M. Nyffeler, juges.

Greffière: Mme de Montmollin Hermann.

__________

Statuant sur le recours de droit public
formé par

X.________ Limited, représentée par Me Nicolas Peyrot,
avocat
à Genève,

contre

l'arrêt rendu le 4 mai 2000 par la Ière Section de la Cour
de

justice genevoise dans la cause qui oppose la recourante à
K.________, représenté par Me Charles de Bavier, avocat à
Genève;

(ex...

«/2»

4P.126/2000

Ie C O U R C I V I L E
****************************

19 septembre 2000

Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Leu,
M. Corboz, Mme Rottenberg Liatowitsch et M. Nyffeler, juges.

Greffière: Mme de Montmollin Hermann.

__________

Statuant sur le recours de droit public
formé par

X.________ Limited, représentée par Me Nicolas Peyrot,
avocat
à Genève,

contre

l'arrêt rendu le 4 mai 2000 par la Ière Section de la Cour
de
justice genevoise dans la cause qui oppose la recourante à
K.________, représenté par Me Charles de Bavier, avocat à
Genève;

(exécution d'un jugement étranger; Convention de Lugano; ex-
ception de jeu; ordre public)

Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:

A.- Le 2 décembre 1998, la High Court of Justice,
Queen's Bench Division, à Londres, a condamné K.________ à
payer à X.________ Ltd 768 273,88 £ représentant le solde,
avec les intérêts courus, de deux chèques remis pour payer
une dette de jeu; à ce montant ont été ajoutés 714 £ de
frais. Ce jugement est exécutoire.

B.- Le 7 juin 1999, X.________ Ltd a fait notifier
à K.________, à Genève, un commandement de payer
1 867 487 fr.06 (contre-valeur de 768 987,88 £) avec
intérêts
à 8% dès le 2 décembre 1998.

Le poursuivi a formé opposition. X.________ Ltd a
requis la mainlevée définitive, en demandant préalablement
l'exequatur du jugement anglais rendu le 2 décembre 1998.

K.________ s'est opposé à la requête, en faisant
valoir l'exception de jeu.

C.- Par jugement du 10 février 2000, le Tribunal de
première instance du canton de Genève a fait droit aux con-
clusions de X.________ Ltd, estimant que le jugement anglais
n'était pas incompatible avec l'ordre public suisse.

Saisie d'un appel du débiteur, la Cour de justice
du canton de Genève, par arrêt du 4 mai 2000, a au contraire
débouté la requérante.

D.- X.________ Ltd interjette un recours de droit
public au Tribunal fédéral. Invoquant une violation de la
Convention conclue à Lugano le 16 septembre 1988 concernant
la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en ma-

tière civile et commerciale (CL; RS 0.275.11), et soutenant
que la condamnation prononcée en Angleterre n'est pas con-
traire à l'ordre public suisse, elle conclut à l'annulation
de l'arrêt du 4 mai 2000 ainsi qu'au prononcé de l'exequatur
et de la mainlevée définitive.

L'intimé propose le rejet du recours.

C o n s i d é r a n t e n d r o i t :

1.- a) Le recours de droit public au Tribunal fé-
déral est en principe ouvert contre une décision cantonale
pour violation des traités internationaux (art. 84 al. 1
let.
c OJ), à moins que la prétendue violation ne puisse être sou-
mise par un autre moyen de droit quelconque au Tribunal fédé-
ral ou à une autre autorité fédérale (art. 84 al. 2 OJ).

Les litiges relatifs à la reconnaissance et l'exé-
cution en Suisse des jugements étrangers ne sont pas des con-
testations civiles, de sorte que le recours en réforme est
exclu (ATF 120 II 270 consid. 1; 118 Ia 118 consid. 1a; 116
II 376 consid. 2; 95 II 374 consid. 1; 78 II 174). Ils ne
peuvent pas davantage donner lieu à un recours en nullité
(ATF 118 Ia 118 p. 120; 116 II 376 consid. 3), un recours du
droit des poursuites (ATF 118 Ia 118 p. 120; 116 II 625 con-
sid. 3b) ou à un recours de droit administratif (ATF 118 Ia
118 p. 123). L'art. 37 ch. 2 CL prévoit expressément que les
décisions prises en cette matière sur recours par un
tribunal
cantonal ne peuvent faire l'objet que d'un recours de droit
public au Tribunal fédéral. La règle de la subsidiarité du
recours du droit public (art. 84 al. 2 OJ) est donc
respectée.

b) Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal
fédéral n'examine que les griefs invoqués et suffisamment mo-
tivés dans l'acte de recours (ATF 125 I 492 consid. 1b et
les
références). En conséquence, il appartenait à la recourante,
en se fondant sur la décision attaquée, d'indiquer quelles
dispositions du traité auraient été violées, en précisant en
quoi consiste la violation (cf. art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF
110 Ia 1 consid. 2a). En l'espèce, elle a invoqué une viola-
tion de l'art. 27 ch. 1 CL, qui prévoit que la décision
étrangère n'est pas reconnue si la reconnaissance est con-
traire à l'ordre public de l'Etat requis. Seule cette ques-
tion sera examinée.

c) En règle générale, le recours de droit public
n'a qu'un caractère cassatoire (ATF 124 I 327 consid. 4a et
les références).

Par exception, il a été admis notamment que le Tri-
bunal fédéral, saisi d'un recours de droit public, pouvait
décider lui-même de la mainlevée à l'exécution d'un jugement
condamnatoire rendu par un tribunal étranger lorsque la si-
tuation était claire (ATF 124 I 327 consid. 4b/aa; 116 II
625
consid. 2; 102 Ia 406 consid. 1c; 101 Ia 154 consid. 4). En
l'espèce, il ressort des observations de l'intimé qu'il
n'émet aucune objection quant à la procédure de poursuite,
qu'il ne conteste pas le montant réclamé, qu'il admet l'ap-
plication de la CL et qu'il reconnaît que les conditions po-
sées par ce traité sont réunies, hormis la question litigieu-
se de l'ordre public suisse. En conséquence, seule la ques-
tion de droit débattue devant l'autorité cantonale se pose,
de sorte que le Tribunal fédéral serait en mesure de pronon-
cer lui-même la mainlevée définitive s'il admettait le re-
cours. Les conclusions prises à ce sujet par la recourante
sont donc recevables.

2.- a) Il est constant que la recourante fait va-
loir une dette de jeu.

Selon la jurisprudence, le jeu est un contrat par
lequel les parties, sans cause économique, se promettent ré-
ciproquement et sous une condition contraire une prestation
déterminée - somme d'argent, objet en nature - de telle
sorte
qu'il y a nécessairement un gagnant et un perdant, désignés
par l'accomplissement ou la défaillance de la condition (ATF
77 II 45 consid. 3). Il y a jeu de hasard lorsque c'est ce
dernier qui décide de l'obtention ou non d'un gain en argent
ou d'un autre avantage matériel (cf. art. 3 al. 1 de la loi
fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeux du 18
décembre 1998 [LMJ; RS 935.52]).

Sauf élection de droit, le contrat de jeu est régi
par la loi du lieu où se déroule le jeu (Keller/Kren
Kostkiewicz, IPRG-Kommentar, n° 127 ad art. 117; Bernard
Dutoit, Commentaire de la loi fédérale du 18 décembre 1987,
2ème éd., p. 327 n° 44; Giovanoli, Commentaire bernois, Vor-
bemerkungen zu Art. 513-515 OR, n° 3).

En l'espèce, il ressort de l'arrêt cantonal et des
explications des parties que le jeu à l'origine de la dette
s'est déroulé dans un casino exploité par la recourante en
Grande-Bretagne.

A défaut d'élection de droit, la dette de jeu est
donc régie par le droit anglais, en tant que droit du lieu

la maison de jeu a fourni la prestation caractéristique (cf.
art. 117 LDIP).

Le code des obligations ne régit par principe que
les contrats soumis au droit suisse. Il n'est donc pas ques-
tion d'appliquer directement l'art. 513 ou l'art. 515a CO.
Dès lors, toute la discussion sur le moment déterminant pour

décider d'appliquer ou non le nouvel art. 515a CO est dépour-
vue de pertinence.

Au surplus, le juge suisse, chargé de statuer sur
l'exécution d'un jugement étranger, n'a pas à réexaminer lui-
même le fond, selon les règles applicables en vertu du droit
international privé suisse. Il doit se borner à examiner si
le jugement au fond déjà intervenu à l'étranger est ou non
susceptible d'être exécuté en Suisse, en vertu des disposi-
tions topiques qui régissent cette question, en l'occurrence
la CL.

b) A juste titre, les parties ne contestent pas que
l'exécution du jugement civil anglais doit être examinée à
la
lumière de la CL, qui est entrée en vigueur en 1992 pour la
Suisse et le Royaume-Uni (RS 0.275.11 p. 39).

Les parties admettent que le seul point qui puisse
faire obstacle à la reconnaissance du jugement anglais
serait
son éventuelle incompatibilité avec l'ordre public au sens
de
l'art. 27 ch. 1 CL.

c) De façon générale, la réserve de l'ordre public
doit permettre au juge de ne pas apporter la protection de
la
justice suisse à des situations qui heurtent de manière cho-
quante les principes les plus essentiels de l'ordre juridi-
que, tel qu'il est conçu en Suisse (ATF 125 III 443 consid.
3d).

En adoptant un traité international qui prévoit, à
certaines conditions, la reconnaissance et l'exécution en
Suisse de jugements rendus à l'étranger, le législateur a né-
cessairement pris en compte et accepté l'éventualité que cer-
taines décisions émanant d'autorités judiciaires étrangères
ne correspondent pas, quant au fond, à celles qui seraient
prises par un juge suisse en application du droit suisse. Il

ne saurait donc être question d'en appeler à l'ordre public
suisse chaque fois que la loi étrangère diffère, même sensi-
blement, du droit fédéral (cf. ATF 125 III 443 consid. 3d).

Autrement dit, le problème à résoudre est de savoir
si le jugement anglais, qui condamne à payer une dette de
jeu, heurte de manière choquante les principes les plus es-
sentiels de l'ordre juridique, tel qu'il est conçu en
Suisse.

Il est vrai que la jurisprudence ancienne, évoquant
l'art. 513 CO, avait exclu de mettre à disposition la
justice
suisse pour le recouvrement d'une dette de jeu, même lorsque
le jeu avait eu lieu à l'étranger, considérant qu'il s'agis-
sait d'un principe d'ordre public. Cependant, les derniers
arrêts publiés du Tribunal fédéral qui vont dans ce sens da-
tent de 1935 (cf. ATF 61 I 271 consid. 2; 61 II 114 consid.
1).

L'ordre public est une notion relative dans le
temps (cf. parmi d'autres: Vischer, IPRG-Kommentar, n° 5 ad
art. 17; en Allemagne: IPRax 1992 p. 380; pour le domaine du
jeu: Mouquin, La notion du jeu de hasard en droit public,
thèse Lausanne 1980, p. 77 ss) et il faut se demander si cet-
te conception est encore valable aujourd'hui.

Il doit être tout d'abord rappelé que le peuple
suisse avait adopté, le 21 mars 1920, une disposition cons-
titutionnelle prononçant l'interdiction d'ouvrir et d'exploi-
ter des maisons de jeu (RO 37 p. 303; FF 1914 III 728, IV
360, 1916 III 1, 1919 V 771, 773, 775, 1007, 1920 I 161, II
425, III 595, IV 289, 1921 II 295). C'est manifestement dans
cet état d'esprit qu'a été rendue l'ancienne jurisprudence
citée.

Par votation populaire du 7 mars 1993, le peuple
suisse a cependant levé l'interdiction générale d'ouvrir et

d'exploiter des maisons de jeu (cf. art. 35 aCst., devenu
art. 106 Cst.). Il en résulte qu'il y a eu, en tout cas dans
les années 1990, une évolution notable de l'opinion publique
à l'égard des maisons de jeu, par rapport à l'opinion qui
prévalait en 1935. Cela justifie un réexamen de la jurispru-
dence.

Le 26 février 1997, le Conseil fédéral a présenté
un projet de loi sur les jeux de hasard et les maisons de
jeu
(FF 1997 III 137). La nouvelle loi a été adoptée le 18 dé-
cembre 1998 et comporte l'introduction d'un nouvel art. 515a
CO (RO 2000 p. 694). Selon cette disposition, les jeux de ha-
sard dans les maisons de jeu donnent un droit de créance
dans
la mesure où ils se sont déroulés dans une maison de jeu au-
torisée par l'autorité compétente. Cette norme déroge donc à
l'art. 513 al. 1 CO pour les dettes de jeu contractées dans
une maison autorisée. Le délai référendaire a expiré le 9
avril 1999 sans avoir été utilisé et la loi est entrée en vi-
gueur le 1er avril 2000 (RO 2000 p. 692). Il ressort de ces
événements, en particulier du vote parlementaire, que les
idées ont profondément évolué en cette matière par rapport à
celles qui régnaient en 1935.

Au moment où la cour cantonale devait examiner la
question juridique de la compatibilité avec l'ordre public,
elle devait tenir compte de cette évolution, concrétisée par
l'entrée en vigueur récente du nouvel art. 515a CO.

Dès lors que même le droit interne permettrait à un
casino autorisé de recouvrer une dette de jeu, on ne voit
pas
ce qui permet d'affirmer, au moment de l'arrêt cantonal,
qu'un jugement anglais parvenant au même résultat - même si
les règles sont différentes - contredirait dans ses effets
un
principe essentiel de l'ordre juridique, tel qu'il est conçu
en Suisse.

Au moins lorsque la dette de jeu a été contractée
dans une maison autorisée (comme c'est le cas en l'espèce),
la mise à disposition de la justice et des voies d'exécution
forcée ne heurte pas, selon les idées régnant depuis
quelques
années, l'ordre public suisse. Le recours doit donc être
admis.

3.- Les frais et dépens seront mis à la charge de
la partie qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).

Par ces motifs,

l e T r i b u n a l f é d é r a l :

1. Admet le recours et annule l'arrêt attaqué;

2. Prononce la mainlevée définitive de l'opposition
formée au commandement de payer, poursuite n° Y.________, n-
otifié par l'Office des poursuites et faillites Arve-Lac de
Genève;

3. Met un émolument judiciaire de 15 000 fr. à la
charge de l'intimé.

4. Dit que l'intimé versera à la recourante une in-
demnité de 18 000 fr. à titre de dépens.

5. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties et à la Ière Section de la Cour de
justice
genevoise.

_______________

Lausanne, le 19 septembre 2000
ECH

Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le président,

La greffière,


Synthèse
Numéro d'arrêt : 4P.126/2000
Date de la décision : 19/09/2000
1re cour civile

Analyses

Exequatur d'un jugement étranger; Convention de Lugano; exception de jeu; ordre public (art. 27 CL, art. 513 ss CO). Litiges en matière de reconnaissance et d'exécution en Suisse des jugements étrangers; recevabilité du recours de droit public; exception à la nature en principe purement cassatoire de ce recours (consid. 1). Dette de jeu née en Grande-Bretagne; droit applicable au fond (consid. 2a); applicabilité de la Convention de Lugano (CL) à l'exécution en Suisse du jugement condamnatoire prononcé en Grande-Bretagne (consid. 2b); notion et portée de la réserve de l'ordre public au sens de l'art. 27 ch. 1 CL; moment déterminant; compatibilité avec l'ordre public suisse du jugement anglais portant sur une dette de jeu contractée dans une maison de jeu autorisée (consid. 2c; changement de jurisprudence).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;2000-09-19;4p.126.2000 ?
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