«AZA 3»
4C.302/1998
Ie C O U R C I V I L E
****************************
16 mars 2000
Composition de la Cour: MM. Walter, président, Corboz, juge,
et Gillioz, juge suppléant. Greffier: M. Carruzzo.
___________
Dans la cause civile pendante
entre
Crédit Lyonnais (Suisse) S.A., à Genève, demanderesse et re-
courante, représentée par Me Pierre Ochsner, avocat à
Genève,
et
1. Rolf Schneider, à St-Légier,
2. José Antonio Gomis, à Dully,
défendeurs et intimés, tous deux représentés par Me Jean-
François Marti, avocat à Genève,
3. UBS S.A., pl. Cornavin 12, à Genève, défenderesse et in-
timée,
(interprétation d'une garantie personnelle)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:
A.- a) Au début de l'été 1993, Teamco S.A. se trou-
vait en situation de surendettement. Elle a engagé des pour-
parlers avec son principal créancier, la banque Crédit Lyon-
nais (Suisse) S.A. (ci-après: la Banque), à qui elle devait
plus de 1 300 000 fr. Il s'agissait d'éviter sa mise en fail-
lite ou, du moins, d'y surseoir et de limiter ainsi la perte
financière de la Banque. La Banque a accepté de réduire sa
créance de 400 000 fr. et d'en postposer le solde; elle ju-
geait alors raisonnable d'espérer que sa débitrice puisse
rembourser celui-ci en cinq ans grâce aux bénéfices qu'elle
réaliserait sur les nouvelles affaires. En contrepartie du
geste fait par la Banque, Rolf Schneider et José Antonio Go-
mis, actionnaires (et administrateurs) de Teamco S.A. ont
consenti à garantir personnellement le remboursement de la
dette de cette société jusqu'à concurrence de 100 000 fr., à
raison d'une moitié chacun, et à fournir une garantie bancai-
re à cette fin. Selon une lettre de la Banque du 23 août
1993, l'appel de la garantie des actionnaires ne devait in-
tervenir qu'en 1996, "et ce uniquement si la société en deux
années d'exercice n'avait pas été en mesure de régler le pre-
mier franc de capital sur le prêt postposé".
Le 25 octobre 1993, la Banque et Teamco S.A. ont
conclu une convention dont l'art. 6 a la teneur suivante:
"Si à la clôture de l'exercice s'achevant le 31 dé-
cembre 1995, Teamco S.A. n'a pu couvrir que les in-
térêts dus sur la créance postposée mais est demeu-
rée dans l'incapacité de rembourser une partie de
la créance postposée, le Crédit Lyonnais pourra
faire appel à la garantie de Fr. 100'000.--. [pre-
mier alinéa]
Il est expressément convenu que toute réduction en
capital de la créance postposée entraînera ipso
facto une réduction proportionnelle de la garantie.
La présente garantie demeurera en vigueur jusqu'à
extinction des engagements de Teamco SA envers le
Crédit Lyonnais (Suisse) S.A." [second alinéa]
La troisième et dernière phrase de cette clause
avait été ajoutée à la demande expresse de la Banque, qui en
avait rédigé le texte.
b) A fin janvier 1994, la Banque Cantonale Vaudoise
(BCV) et la Société de Banque Suisse (SBS) se sont portées
cautions solidaires, respectivement, de Rolf Schneider et de
José Antonio Gomis pour le montant de 39 000 fr. chacun, eu
égard à la réduction proportionnelle de la garantie consécu-
tive à un remboursement partiel de la créance postposée.
Teamco S.A. a été déclarée en faillite le 22 août
1995. La Banque a produit une créance de 640 229 fr.50 repré-
sentant le 73,62% de sa créance initiale. Compte tenu de la
réduction correspondante de la garantie fournie par Rolf
Schneider et José Antonio Gomis, elle a réclamé à chacun de
ceux-ci le paiement de 36 810 fr., faute de quoi elle ferait
appel aux cautions. Se fondant sur la clause précitée, les
deux garants ont contesté leur obligation de suppléer la dé-
bitrice au motif que cette dernière avait remboursé partiel-
lement la créance postposée.
B.- Le 17 avril 1996, la Banque a ouvert deux ac-
tions en paiement, l'une contre Rolf Schneider et la BCV,
l'autre contre José Antonio Gomis et la SBS. Dans les deux
cas, elle a conclu à ce que les défendeurs soient condamnés
solidairement à lui payer la somme de 36 810 fr., ramenée
par
la suite à 33 145 fr. en raison du dividende perçu dans la
faillite de Teamco S.A., ainsi que les intérêts y afférents.
La demanderesse a sollicité, en outre, la mainlevée définiti-
ve des oppositions faites par les défendeurs Schneider et Go-
mis aux commandements de payer qui leur avaient été notifiés
à sa requête.
Les deux causes ont été jointes. En cours de pro-
cès, la demanderesse s'est désistée de son action visant la
BCV.
Par jugement du 27 novembre 1997, le Tribunal de
première instance du canton de Genève a débouté la demande-
resse de toutes ses conclusions.
Statuant par arrêt du 19 juin 1998, sur appel de la
demanderesse, la Cour de justice a confirmé ce jugement.
C.- La demanderesse interjette un recours en réfor-
me au Tribunal fédéral. Elle y reprend les conclusions qu'el-
le avait formulées en seconde instance cantonale.
Rolf Schneider et José Antonio Gomis (ci-après: les
défendeurs) proposent le rejet du recours et la confirmation
de l'arrêt attaqué. Quant à l'UBS S.A., qui a repris les ac-
tifs et passifs de la SBS, elle s'en rapporte à justice.
C o n s i d é r a n t e n d r o i t :
1.- Le litige porte uniquement sur l'interprétation
de l'art. 6, précité, de la convention du 25 octobre 1993.
Il
ne concerne d'ailleurs que le point de savoir si la demande-
resse est fondée à rechercher les défendeurs sur la base de
ladite clause. En revanche, la validité de celle-ci et la na-
ture juridique de l'engagement que les défendeurs y ont pris
n'ont pas donné lieu à contestation devant les juridictions
cantonales. Ces questions, que les parties ne soulèvent pas
davantage à ce stade de la procédure, ne seront donc exami-
nées, ci-après, que pour le cas et dans la mesure seulement
où elles influeraient sur le sort du différend soumis au Tri-
bunal fédéral.
2.- Dans un premier moyen, la demanderesse invoque
une violation de l'art. 18 al. 1 CO. Elle reproche à la Cour
de justice d'avoir considéré à tort que la réelle et commune
intention des parties, qui est décisive selon cette disposi-
tion, ne pouvait pas être établie en l'espèce.
La cour cantonale est parvenue à la conclusion
qu'il n'était pas possible de déterminer la réelle et
commune
intention des parties. Il s'agit là d'une question d'appré-
ciation des preuves, qui ne peut être remise en cause dans
un
recours en réforme (ATF 125 III 305 consid. 2b p. 308 in me-
dio et l'arrêt cité).
Le premier moyen soulevé par la demanderesse est,
dès lors, irrecevable.
3.- La demanderesse soutient ensuite que les juges
précédents ont méconnu le principe "in dubio contra stipula-
torem" (au sujet de cette règle d'interprétation, cf. Gauch/
Schluep/Schmid/Rey, Schweizerisches Obligationenrecht, Allge-
meiner Teil, vol. I, 7e éd., n. 1231 ss avec de nombreuses
références). Elle leur fait grief d'avoir retenu que la troi-
sième phrase de l'art. 6 de la convention était en contradic-
tion avec la première phrase de la même clause, alors
qu'elle
aurait dû aboutir à la conclusion inverse.
Semblable critique n'a rien à voir avec l'"Unklar-
heitsregel". Son auteur conteste, en réalité, non pas l'ap-
plication de cette règle en tant que telle, mais l'objet au-
quel celle-ci a été appliquée. Concrètement, il ne nie pas
avoir rédigé le passage de l'art. 6 que la cour cantonale a
jugé ambigu, mais estime que ce qualificatif aurait dû être
utilisé pour un autre passage dont il conteste la paternité.
Or, savoir quel est, parmi les différents éléments constitu-
tifs d'une clause contractuelle, celui qui manque de clarté
est une pure question d'appréciation, laquelle doit être ré-
solue à l'aide des moyens d'interprétation ordinaires, un re-
cours éventuel au principe "in dubio contrat stipulatorem"
ne
se justifiant que si ces moyens-là ne permettent pas de tran-
cher la question (ATF 123 III 35 consid. 2c/bb p. 44 et les
références; Gauch/Schluep/Schmid/Rey, op. cit., n. 1232).
Le deuxième grief formulé par la demanderesse tombe
ainsi à faux.
4.- Sous le titre "violation de l'article 2 CCS",
la demanderesse allègue, par ailleurs, que l'interprétation
de la clause incriminée, telle qu'elle a été faite par la
cour cantonale, contredit manifestement le principe de la
confiance. A son avis, le fait que la garantie fournie par
les défendeurs ne pouvait être appelée qu'à compter du 31 dé-
cembre 1995 n'excluait pas la mise en oeuvre ultérieure de
cette garantie. De plus, il n'aurait jamais été question, se-
lon elle, que le remboursement d'un seul franc sur la
créance
postposée rendît caduque la garantie. En effet, si tel avait
été le cas, celle-ci n'eût pas été émise, dès lors qu'un rem-
boursement partiel de la dette était intervenu peu après la
signature de la convention. Or, elle l'a été, les défendeurs
ayant ainsi ratifié, par cet acte concluant, la volonté, ma-
nifestée par eux dans la susdite convention, de garantir la
demanderesse.
a) Lorsque, comme en l'espèce, la volonté intime et
concordante des parties ne peut pas être établie, le juge
doit rechercher leur volonté présumée en interprétant leurs
déclarations de volonté selon le principe de la confiance;
cette interprétation dite objective consiste à rechercher le
sens que chacune des parties pouvait et devait raisonnable-
ment prêter aux déclarations de volonté de l'autre, en
tenant
compte des termes utilisés ainsi que du contexte et de l'en-
semble des circonstances dans lesquelles elles ont été émi-
ses. Il s'agit d'une question de droit qui peut être revue
librement dans un recours en réforme (ATF 125 III 305
consid.
2b p. 308, 124 III 363 consid. 5a p. 368, 123 III 165
consid.
3a, 122 III 106 consid. 5a, 420 consid. 3a, 121 III 118 con-
sid. 4b/aa).
b) Selon la demanderesse, l'art. 6 de la convention
du 25 octobre 1993 devrait être interprété en ce sens que
les
défendeurs pouvaient être recherchés dès le 1er janvier 1996
et jusqu'à l'extinction de la dette, chaque remboursement
partiel du capital par Teamco S.A. donnant lieu, toutefois,
à
une réduction proportionnelle des montants dus par les ga-
rants.
Semblable interprétation ne tient cependant aucun
compte des circonstances qui ont précédé la conclusion de la-
dite convention, en particulier du contenu des lettres de la
demanderesse des 15 juillet, 23 août et 16 septembre 1993,
mentionnées dans l'arrêt attaqué. Si l'on examine le premier
alinéa de la clause litigieuse à la lumière de ces circons-
tances, il en ressort clairement que les parties ont entendu
lier le droit de la demanderesse d'appeler les garanties
fournies par les défendeurs et les cautions à l'événement in-
certain que constituait à l'époque le défaut de tout rembour-
sement, même partiel ("le premier franc"), du solde du capi-
tal de la créance postposée incombant à Teamco S.A. En d'au-
tres termes et juridiquement parlant, l'obligation des défen-
deurs était assortie d'une condition suspensive négative, au
sens des art. 151 ss CO, consistant dans l'absence de tout
amortissement de cette créance, si minime fût-il, entre le
25
octobre 1993 et le 31 décembre 1995. Les défendeurs étaient
donc fondés, selon les règles de la bonne foi, à admettre
que
leur engagement était soumis à cette condition suspensive né-
gative et, en vertu des mêmes règles, la demanderesse ne pou-
vait pas attribuer une autre signification au premier alinéa
de cette clause, car c'était elle qui avait mentionné pareil-
le condition dans les trois lettres sus-indiquées.
Contrairement à la thèse soutenue par la demande-
resse, le premier alinéa de la clause en question, qui
inclut
la condition suspensive négative énoncée ci-dessus, n'est
pas
incompatible avec le second alinéa, qui a trait à la réduc-
tion proportionnelle de la garantie (première phrase) et à
la
durée de celle-ci (seconde phrase). La cour cantonale a cons-
taté souverainement que les prévisions formulées par la de-
manderesse pour servir de base à la convention du 25 octobre
1993 concernaient une période de cinq ans et que les deux
premières années devaient permettre à Teamco S.A. "d'établir
son image sur le marché sans pénalisation de ses
dirigeants".
Ceci autorisait des parties de bonne foi à voir dans le
texte
de ce second alinéa la réglementation de la situation qui
prévaudrait en cas d'avènement, au début 1996, de la condi-
tion négative suspensive (inexistence d'amortissements au
terme des exercices annuels précédents), suivie de rembourse-
ments encore espérés au terme des exercices subséquents: ces
remboursements réduiraient proportionnellement l'engagement
des défendeurs et des cautions. Dans ce contexte, l'adjonc-
tion de la dernière phrase de la clause litigieuse, relative
au maintien des engagements jusqu'à extinction de la dette
de
restitution, pouvait simplement confirmer la prévision
d'amortissements opérés à termes différés.
Cela étant, la Cour de justice a appliqué correcte-
ment le principe de la confiance en excluant la possibilité
pour la demanderesse de se prévaloir de la clause litigieuse
pour faire appel à la garantie fournie pas les défendeurs,
après avoir constaté que le remboursement partiel de la
créan-
ce postposée avait été effectué par Teamco S.A. avant le 31
décembre 1995.
5.- Dans un dernier moyen, la demanderesse invoque
une violation de l'art. 8 CC. A son avis, la cour cantonale
aurait procédé à une appréciation juridique erronée d'un
fait
(art. 43 al. 4 OJ) en retenant, d'une part, que le premier
franc
remboursé par Teamco S.A. sur le capital de la créance
postposée rendait la garantie caduque et, d'autre part, que
celle-ci avait été émise uniquement pour couvrir de
nouvelles
affaires de cette société.
L'art. 43 al. 4 OJ concerne l'application du droit
aux faits (Poudret, COJ, n. 5 ad art. 43). Il n'a rien à
voir
avec l'art. 8 CC, qui règle la question du fardeau de la
preuve et celle du droit à la preuve (ATF 122 III 219
consid.
3c p. 223) et à la contre-preuve (ATF 115 II 305). La tenta-
tive de la demanderesse de faire sanctionner, au titre de la
violation de l'art. 8 CC, l'application prétendument erronée
du droit dont elle se plaint est dès lors vouée à l'échec.
6.- Dans ces conditions, le présent recours ne peut
qu'être rejeté dans la mesure où il est recevable, ce qui en-
traîne la confirmation de l'arrêt attaqué. La demanderesse,
qui succombe, devra payer l'émolument judiciaire (art. 156
al. 1 OJ) et verser des dépens aux défendeurs Schneider et
Gomis, créanciers solidaires (art. 159 al. 1 OJ). L'UBS S.A.
n'a fait que s'en rapporter à justice; elle n'a pas droit à
des dépens.
Par ces motifs,
l e T r i b u n a l f é d é r a l :
1. Rejette le recours dans la mesure où il est re-
cevable et confirme l'arrêt attaqué;
2. Met un émolument judiciaire de 2000 fr. à la
charge de la recourante;
3. Dit que la recourante versera aux intimés Rolf
Schneider et José Antonio Gomis, créanciers solidaires, une
indemnité de 3000 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux parties
et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de
Genève.
___________
Lausanne, le 16 mars 2000
ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,