«AZA 3»
4C.2/2000
Ie C O U R C I V I L E
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15 mars 2000
Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Leu,
M. Corboz, Mme Klett et Mme Rottenberg Liatowitsch, juges.
Greffier: M. Ramelet.
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Dans la cause civile pendante
entre
Suisa, Société suisse pour les droits des auteurs d'oeuvres
musicales, avenue du Grammont 11bis, à Lausanne,
demanderesse
et recourante,
et
Onex Télévision S.A., ch. de Cressy 25, à Onex, défenderesse
et intimée;
(droit d'auteur)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:
A.- Onex Télévision S.A. a pour but social l'ex-
ploitation d'un commerce d'appareils de télévision, caméras
de télévision en circuit fermé, radios, magnétophones, chaî-
nes de haute fidélité ainsi que de tous articles similaires
et accessoires. Elle effectue des copies, procède à des
transferts et des transcodages de supports audiovisuels -
lesquels peuvent contenir de la musique - pour des entrepri-
ses ou organisations nationales et internationales ainsi que
pour des studios de production et de post-production
audiovisuels.
La Suisa, Société suisse pour les droits des au-
teurs d'oeuvres musicales (ci-après: Suisa) gère à titre fi-
duciaire les droits des auteurs d'oeuvres musicales non théâ-
trales qui lui ont été cédés par les auteurs et éditeurs à
cette fin. Elle est au bénéfice d'une autorisation délivrée
par l'Office fédéral de la propriété intellectuelle, confor-
mément à l'art. 41 de la loi fédérale sur le droit d'auteur
et les droits voisins du 9 octobre 1992 (LDA; RS 231.1),
tant
pour la gestion des droits exclusifs des auteurs à l'exécu-
tion et la diffusion des oeuvres musicales non théâtrales
ainsi qu'à la confection de phonogrammes ou de vidéogrammes
de telles oeuvres que pour l'exercice de leurs droits à rému-
nération prévus aux art. 13, 20, 22 et 35 LDA.
En juin 1995, Suisa a présenté un projet de contrat
à Onex Télévision S.A., aux termes duquel la seconde s'enga-
geait à informer la première de toutes les duplications de
supports opérées, dans les 30 jours après leur réalisation,
avec mentions du nom et de l'adresse du producteur, du titre
du support s'il était connu, du type de support (Single/LP/
MC/VC etc.), du nombre de copies et de leur destination à
supposer qu'elle fût connue; Onex Télévision S.A. devait en-
core fournir au producteur tous les renseignements dont elle
disposait et dont le producteur avait besoin pour traiter
avec Suisa, à l'exemple des informations afférentes aux sé-
quences musicales utilisées dans le support, ainsi que deman-
der à Suisa les autorisations nécessaires à ses propres pro-
ductions et payer les redevances y relatives, la conclusion
d'un accord distinct permettant l'octroi de rabais étant ré-
servée.
Onex Télévision S.A. n'a pas signé cette conven-
tion, faisant valoir qu'elle n'était pas un fabricant et que
Suisa devait s'adresser directement aux producteurs.
B.- Le 12 février 1999, Suisa a déposé contre Onex
Télévision S.A. devant la Cour de justice du canton de
Genève
une demande fondée sur les art. 10 et 51 LDA. La
demanderesse
concluait à ce que la défenderesse lui remette, sous la mena-
ce de la condamnation de son administrateur Jean-Pierre
Masmejan selon l'art. 292 CP, "les renseignements suivants
relatifs aux reproductions de vidéogrammes contenant des oeu-
vres musicales non théâtrales, dont les droits sont gérés
par
Suisa, qu'elle a effectuées du 1er janvier 1998 au 31 décem-
bre 1999: a) nom et adresse de la personne ayant commandé la
reproduction; b) titre de l'oeuvre audiovisuelle fixée sur
le
support reproduit, si ce titre est connu; c) type de support
sur lequel la duplication est effectuée (vidéocassettes, fil-
ms 35 mm, DVD, etc.); d) nombre de copies effectuées; e) des-
tination des copies si elle est connue (ex.: vente au
public,
remise gratuite aux membres d'une société, projection
interne
dans le cadre d'une entreprise, etc.)".
Par arrêt du 12 novembre 1999, la Cour de justice
du canton de Genève a rejeté la demande. Elle a considéré en
substance que la défenderesse n'était pas un utilisateur
d'oeuvres au sens de l'art. 51 LDA, dès lors qu'elle ne fai-
sait qu'exécuter des travaux techniques pour le compte des-
dits utilisateurs. Or, seuls les producteurs des supports au-
diovisuels étaient à même de déterminer si ces supports con-
cernaient des oeuvres protégées soumises à la gestion de la
Suisa. Les informations que la demanderesse exigerait de la
défenderesse sortiraient du cadre de l'obligation de rensei-
gnement imposée aux utilisateurs par l'art. 51 LDA. La deman-
deresse chercherait à utiliser la défenderesse comme une sor-
te d'agent chargé de récupérer des redevances par des
mesures
investigatoires. Or, transformer un tiers en auxiliaire
d'une
société de gestion ne serait pas conforme au principe de la
proportionnalité. En outre, la demande de la Suisa se heurte-
rait à la protection des données. Enfin, les art. 50 et 51
CO
ne seraient d'aucun secours à la demanderesse, dès lors que
celle-ci ne demande pas des renseignements dans une affaire
particulière, mais souhaite obtenir des informations d'ordre
général d'une société qui n'est pas concernée par la percep-
tion de redevances dont les clients de celle-ci sont redeva-
bles.
C.- Parallèlement à un recours de droit public qui
a été déclaré irrecevable par arrêt de ce jour, Suisa
recourt
en réforme au Tribunal fédéral. Elle reprend principalement
ses conclusions d'instance cantonale; à titre subsidiaire,
elle conclut au renvoi de l'affaire à la Cour de justice
pour
nouvelle décision dans le sens des considérants.
L'intimée propose le rejet du recours.
C o n s i d é r a n t e n d r o i t :
1.- La recourante prétend que la cour cantonale a
commis des inadvertances manifestes au sens de l'art. 55 al.
1 let. d OJ. Elle admet toutefois elle-même que les rectifi-
cations auxquelles elle demande au Tribunal fédéral de procé-
der portent partiellement sur des faits notoires (tarifs pu-
bliés de la Suisa), dont la juridiction fédérale peut tenir
compte, partiellement sur l'appréciation juridique des faits
(détermination du cercle des utilisateurs d'oeuvres proté-
gées) que la Cour suprême peut revoir en instance de réforme
(art. 43 al. 4 OJ). Quant à la constatation prétendument omi-
se par mégarde, selon laquelle la demanderesse est habilitée
à gérer les droits sur la musique que pouvaient contenir les
supports audiovisuels produits sur commande par la défende-
resse, elle n'est certes pas sans importance dans le règle-
ment de la querelle. Mais, comme l'autorité cantonale a rete-
nu que la demanderesse était au bénéfice, jusqu'au 30 juin
2001, d'une autorisation fédérale de gérer de tels droits
(art. 40/41 LDA), on ne voit pas où résiderait
l'inadvertance
invoquée.
2.- La recourante soutient que les juges cantonaux
ont mal appliqué l'art. 51 LDA.
a) Cet article constitue la seule disposition du
chapitre 4 du Titre quatrième de la LDA relatif aux sociétés
de gestion, chapitre qui porte l'intitulé "Obligation de ren-
seigner les sociétés de gestion". L'art. 51 LDA en cause a
la
teneur suivante:
"1. Dans la mesure où l'on peut raisonnablement
l'exiger d'eux, les utilisateurs d'oeuvres doivent
fournir aux sociétés de gestion tous les rensei-
gnements dont elles ont besoin pour fixer les ta-
rifs, les appliquer et répartir le produit de leur
gestion.
2. Les sociétés de gestion sont tenues de sauvegar-
der le secret des affaires.".
Les sociétés de gestion ont pour vocation d'assurer
la protection collective des droits d'auteur; elles exercent
pour un cercle déterminé de personnes les droits d'auteur et
les droits voisins dont celles-ci sont titulaires, en concé-
dant aux utilisateurs des oeuvres, par des contrats indivi-
duels ou forfaitaires, des autorisations de les exploiter,
en
fixant dans des tarifs les droits à rémunération prévus par
la loi, en percevant ces droits ainsi que les indemnités sti-
pulées par contrats et en en répartissant le produit entre
les ayants droit (Carlo Govoni, Die Bundesaufsicht über die
kollektive Verwertung von Urheberrechten in: Schweizerisches
Immaterialgüter- und Wettbewerbsrecht (SIWR), Bd. II/1, p.
371 et 385; Ernst Hefti, Die Tätigkeit der schweizerischen
Verwertungsgesellschaften, SIWR, p. 467 et 481; François
Dessemontet, Le droit d'auteur, Publication CEDIDAC no 39,
p.
429 et 444 s.; Denis Barrelet/Willi Egloff, Le nouveau droit
d'auteur: Commentaire de la loi fédérale sur le droit d'au-
teur et les droits voisins, n. 5 ss et 10 ad art. 40 LDA).
Pour le domaine de gestion - limité - qui est sou-
mis à la surveillance de la Confédération et singulièrement
pour l'exercice des droits à rémunération qui leur est ex-
clusivement réservé, les sociétés de gestion sont tenues
d'établir des tarifs (art. 46 LDA; Ernst Hefti, op. cit., p.
499 s.). En ce qui concerne la fixation et l'application des
tarifs, l'obligation de renseigner ancrée à l'art. 51 LDA
garantit que les sociétés de gestion reçoivent les informa-
tions qui leur sont nécessaires pour l'exercice de leur ac-
tivité, au premier plan desquelles figurent celles qui per-
mettent une répartition équitable des recettes (Govoni, op.
cit., p. 433; Barrelet/Egloff, op. cit., n. 2 ss ad art. 51
LDA).
b) La demanderesse requiert prioritairement la re-
mise des noms et adresses des personnes qui ont commandé la
reproduction de vidéogrammes auprès de la défenderesse. Elle
cherche donc à connaître au premier chef l'identité des uti-
lisateurs d'oeuvre, lesquels, selon les chiffres A./4 de son
tarif VI et A./5 de son tarif VN, sont les premiers
débiteurs
des redevances. Elle méconnaît toutefois que l'art. 51 LDA
suppose précisément que l'identité des utilisateurs
d'oeuvres
est connue. Partant, l'apport des informations correspondan-
tes ne peut se déduire de cette disposition.
Au contraire de l'art. 62 al. 1 let. c LDA, l'art.
51 LDA ne tend pas à prévenir, faire cesser ou sanctionner
des violations du droit d'auteur, mais bien à faciliter,
vis-à-vis des utilisateurs d'oeuvres déjà connus, la fixa-
tion, la perception et la répartition des redevances liées
aux utilisations dites massives. Cela résulte non seulement
de la teneur de la disposition, mais encore de la systéma-
tique de la loi et des travaux préparatoires. Ainsi, d'après
le message du Conseil fédéral, l'art. 51 LDA impose aux uti-
lisateurs d'oeuvres, en relation avec les licences légales,
une obligation de coopérer avec les sociétés de gestion, la-
quelle est la contrepartie du droit d'utilisation qui leur a
été accordé; quant aux sociétés qui gèrent des droits soumis
à la surveillance de la Confédération, elles peuvent faire
de
l'obtention desdits renseignements, dans le cadre de la ges-
tion des autorisations d'utilisation exclusives, la condi-
tion, mentionnée dans le contrat, de l'octroi d'une autorisa-
tion d'utilisation [Message du Conseil fédéral, du 19 juin
1989, in: FF 1989 III p. 477 ss, spéc. p. 561 (version alle-
mande) et FF 1989 III p. 465 ss, spéc. p. 545 (version fran-
çaise)]. En revanche, lorsqu'il y a atteinte ou, à tout le
moins, mise en danger d'un droit d'auteur, la personne qui
participe à l'atteinte peut être contrainte, conformément à
l'art. 62 al. 1 let. c LDA, d'indiquer la provenance des ob-
jets confectionnés ou mis en circulation de manière illicite
qui se trouvent en sa possession (Barrelet/Egloff, op. cit.,
n. 5 ss ad art. 62 LDA). Les jugements étrangers cités par
la
demanderesse, auxquels elle renvoie à propos de la
protection
des données qui doit entourer l'utilisation du bien immaté-
riel, se réfèrent à des principes juridiques comparables.
Or,
en l'occurrence, la demanderesse ne soutient pas que les pré-
visions de l'art. 62 al. 1 let. c LDA sont réalisées.
c) C'est à bon droit que la cour cantonale a consi-
déré que la demanderesse ne pouvait pas fonder sur l'art. 51
LDA sa prétention d'obtenir notamment l'identité des clients
de la défenderesse et, donc, en définitive, celle des utili-
sateurs des droits d'auteur soumis à sa gestion. La recouran-
te se méprend sur le but spécifique de l'obligation de ren-
seigner instaurée par cette norme, lorsque qu'elle cherche,
non pas à se faire délivrer les renseignements d'ordre sta-
tistique qui sont nécessaires aux sociétés de gestion, parti-
culièrement dans le cas des utilisations massives, pour
fixer
les tarifs, les appliquer et répartir le produit des redevan-
ces qu'elles ont encaissées, mais à découvrir qui sont les
utilisateurs d'oeuvre dont les ayants droit lui ont confié
la
gestion. Quand bien même les informations sur lesdits utili-
sateurs rendraient plus facile la mission des sociétés de
gestion, en particulier en ce qui concerne l'élaboration et
l'application des tarifs, cet élément ne saurait justifier,
quoi qu'en pense la demanderesse, une interprétation extensi-
ve de l'obligation de renseigner instituée à l'art. 51 LDA.
L'autorité cantonale a ainsi sainement appliqué le droit fé-
déral en niant que les informations relatives à l'identité
des clients de la défenderesse, lesquels sont utilisateurs
d'oeuvres dont la demanderesse gère les droits des auteurs,
puissent constituer l'objet du devoir de renseigner tel que
l'entend l'art. 51 LDA.
Dans ces circonstances, on peut laisser indécis le
point de savoir si l'obligation de renseigner en cause -
laquelle relève du droit privé - vise seulement les utilisa-
teurs d'oeuvres dont l'auteur ne dispose
que d'un droit à
rémunération de par la loi (licence légale; cf. art. 40 al.
1
let. b LDA), ou si elle a également trait à l'utilisation
d'oeuvres sur laquelle l'auteur a un droit exclusif (art. 10
LDA), dont la gestion est soumise à la surveillance de la
Confédération (art. 40 al. 1 let. a LDA). A cet égard, on
peut d'ailleurs relever qu'il serait loisible à la demande-
resse de contraindre, par contrat, les utilisateurs du der-
nier type d'oeuvre à lui fournir les renseignements
litigieux
(cf. Message du Conseil fédéral, ibidem).
d) Au vu de ce qui précède, les renseignements que
la demanderesse cherche à se faire délivrer sur l'identité
des producteurs de supports audiovisuels astreints au paie-
ment de redevances ne sont pas nécessaires pour assurer le
fonctionnement de la gestion collective soumise à surveillan-
ce administrative; le devoir de renseigner mis à la charge
des utilisateurs par l'art. 51 LDA ne saurait porter sur de
telles informations. Partant, savoir dans ce contexte si
l'obtention et la transmission des renseignements requis par
la recourante auraient occasionné à la défenderesse des tra-
vaux de recherche disproportionnés, auraient porté atteinte
sans nécessité aux secrets d'affaires de cette dernière ou
auraient encore violé la personnalité des clients sur les-
quels l'intimée détient des données, sont des questions qui
n'ont plus aucun intérêt. Du reste, s'agissant des limites
de
ce qui peut être raisonnablement demandé aux utilisateurs
d'oeuvres au sens de l'art. 51 al. 1 LDA, il y aurait lieu
de
tenir compte, en dépit de l'opinion contraire de la demande-
resse, que l'intimée n'est qu'une entreprise spécialisée
dans
les techniques de communication, si bien qu'à la différence
des producteurs des supports audiovisuels, elle ne serait
pas
aisément en mesure de déterminer si ces supports contiennent
des séquences de musique protégées, dont la Suisa gère les
droits.
3.- En définitive, le recours doit être rejeté et
l'arrêt cantonal confirmé. Les frais judiciaires seront mis
à
la charge de la recourante qui succombe (art. 156 al. 1 OJ).
L'intimée, qui n'est pas représentée par un avocat et n'a
pas
justifié avoir supporté des dépenses particulières, n'a pas
droit à des dépens (ATF 125 II 518 consid. 5b; 113 Ib 353
consid. 6b).
Par ces motifs,
l e T r i b u n a l f é d é r a l :
1. Rejette le recours et confirme l'arrêt attaqué;
2. Met un émolument judiciaire de 3000 fr. à la
charge de la recourante;
3. Communique le présent arrêt en copie aux parties
et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de
Genève.
_____________
Lausanne, le 15 mars 2000
ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,