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08/12/1995 | SUISSE | N°6S.483/1995

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 08 décembre 1995, 6S.483/1995


122 IV 1

1. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 8 décembre
1995 dans la cause R. contre Ministère public du canton du Valais
(pourvoi en nullité)
A.- R., née en 1953, originaire du Kosovo, a épousé en 1974 un
compatriote, J. Cinq enfants sont nés de cette union, de 1974 à 1985.
En 1989, la famille s'est installée en Valais. La mésentente des
époux s'est aggravée. L'épouse vivait recluse au domicile conjugal.
Les disputes étaient fréquentes. Le mari se montrait brutal et
exerçait des sévices sur la personne d

e sa femme. Au mois d'octobre
1992, un médecin a constaté que celle-ci présentait un amaigriss...

122 IV 1

1. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 8 décembre
1995 dans la cause R. contre Ministère public du canton du Valais
(pourvoi en nullité)
A.- R., née en 1953, originaire du Kosovo, a épousé en 1974 un
compatriote, J. Cinq enfants sont nés de cette union, de 1974 à 1985.
En 1989, la famille s'est installée en Valais. La mésentente des
époux s'est aggravée. L'épouse vivait recluse au domicile conjugal.
Les disputes étaient fréquentes. Le mari se montrait brutal et
exerçait des sévices sur la personne de sa femme. Au mois d'octobre
1992, un médecin a constaté que celle-ci présentait un amaigrissement
important; elle ne pesait plus que 42,5 kg et souffrait d'anémie.
Dès le début de l'année 1993, l'époux s'est mis à frapper chaque
semaine sa femme au moyen du cordon électrique de l'aspirateur; il la
boxait et lui interdisait de sortir lorsque ses coups laissaient des
traces. Au cours du mois de janvier, le mari a dit à leur fille aînée
que sa mère mourrait dans l'année.
Le 24 janvier 1993, l'époux a derechef battu sa femme. Il a déchiré
son passeport en menaçant de la renvoyer au Kosovo où elle serait
tuée. Devant la violence de cette scène, la fille aînée a téléphoné
par deux fois à sa tante pour lui signaler les exactions de son père,
qui la terrifiait et dont elle n'osait parler à la police, par
crainte de celui-ci.
Le 30 janvier 1993, le mari s'en est pris violemment à son épouse.
Il lui a lancé un couteau de boucher qui l'a atteinte à la cuisse;
elle fut hospitalisée du 31 janvier au 8 février 1993 à la suite de
l'intervention du frère de la blessée qui avait alerté la police. La
patiente présentait un état de malnutrition et de multiples
hématomes, d'âge variable, sur tout le corps.
Après cette hospitalisation, l'épouse a encore été frappée par son
mari, au moins deux fois; elle a été insultée et menacée de mort.
Le 15 mars 1993, l'époux est rentré énervé de son travail,
proférant des méchancetés envers sa femme. En fin de soirée, il l'a
approchée, muni d'un revolver, lui expliquant qu'il l'avait acheté
pour elle. Lorsque les époux se furent couchés, elle s'aperçut que
l'arme était placée sous l'oreiller du mari. Celui-ci lui avait
indiqué que, si les enfants n'avaient pas crié auparavant lorsqu'il
lui avait montré le revolver, il l'aurait déjà tuée. Dès lors, elle
était persuadée qu'il allait mettre ses menaces à exécution. En
réfléchissant elle était parvenue à la conclusion qu'il était
préférable, pour ses enfants, que ce soit lui qui disparaisse et
qu'elle ne l'aimait de toute façon plus.
Ayant constaté que son mari s'était endormi, tournant le dos à son
épouse, celle-ci a encore médité son projet une vingtaine de minutes.
Vers une heure du matin elle s'est saisie de l'arme, s'est levée et,
debout à la tête du lit, a tiré d'une distance de 40 à 50 cm, l'arme
dirigée contre la
Considérant en droit:
1.- (Recevabilité).
2.- a) Avec raison, l'autorité cantonale n'a pas retenu que
l'accusée avait agi en état de légitime défense. En effet, au moment
où elle a tiré, son
3.- a) La légitime défense est voisine de l'état de nécessité; ce
dernier existe dans une situation où un bien juridique, exposé à un
danger actuel ou imminent, ne peut être sauvegardé qu'au prix d'une
infraction (voir PH. GRAVEN, op.cit. p. 136 no 80).
L'un des éléments constitutifs de l'état de nécessité du droit
suisse (art. 34 ch. 1 al. 1 CP) est celui du danger imminent. A la
différence de l'art. 33 CP, il n'y est pas question d'une attaque -
Angriff, aggressione - imminente mais d'un danger (Gefahr, pericolo)
imminent. Cette différence, entre la notion d'attaque et celle de
danger, suggère que l'atteinte au bien que l'auteur veut protéger,
est plus proche dans le temps en cas d'attaque qu'en cas de danger.
En d'autres termes, l'imminence de cette atteinte est plus grande
dans l'hypothèse d'une attaque que dans celle d'un danger. Une
attaque est une agression, un danger est un risque d'agression.
Selon la jurisprudence, est imminent au sens de l'art. 34 CP un
danger qui n'est ni passé ni futur, c'est-à-dire un danger actuel
mais aussi concret (ATF 109 IV 156 consid. 3, 108 IV 120 consid. 5,
75 IV 49 consid. 2; SJ 1995 p. 737; HAUSER/REHBERG, Schweizerisches
Strafgesetzbuch, Zurich 1992, art. 34 p. 52).
b) Faute de précédents dont on puisse tirer des critères en matière
d'imminence du danger, il est possible d'illustrer le problème par
des exemples tirés de la pratique allemande sur ce point. Certes, le
code pénal allemand ne définit pas l'état de nécessité de la même
manière que notre code. Il distingue expressément l'état de nécessité
licite et l'état de nécessité excusable (rechtfertigender Notstand et
entschuldigender Notstand). Cette distinction n'a pas d'influence
ici, car l'élément du danger y est le même dans les deux cas. Les
paragraphes 34 et 35 du code pénal allemand prévoient tous deux que
le danger doit être actuel ou présent (gegenwärtige Gefahr).
Selon la doctrine allemande, ce danger est actuel lorsque l'on
n'est pas encore véritablement confronté à une atteinte immédiate
mais qu'il ne serait plus possible de se défendre plus tard ou
seulement en prenant des risques beaucoup plus importants. En
situation dite de "légitime défense préventive" (Präventiv-Notwehr),
semblable à celle de la recourante, il suffit que l'attaque illicite
ne soit pas encore actuelle mais il faut qu'elle se prépare, que son
exécution soit proche. Cette proximité de l'atteinte doit être
distinguée de celle de l'attaque exigée pour la légitime défense, où
il faut que l'agresseur potentiel soit pratiquement
4.- En l'espèce, la Cour cantonale a examiné cette cause,
particulière et extrême, sous l'angle de la légitime défense mais non
pas sous celui de l'état de nécessité de l'art. 34 CP. En cela elle a
violé le droit fédéral car, selon les constatations de fait qui lient
la Cour de céans, il n'est pas exclu que l'accusée ait agi en état de
nécessité, éventuellement putatif.
Sur le plan du danger imminent en effet, il est constaté que la
mésentente entre époux durait depuis longtemps, qu'elle s'était
accrue dès l'arrivée de l'accusée en Suisse soit en 1989, qu'en
octobre 1992 celle-ci souffrait d'anémie et d'amaigrissement et
qu'elle avait enduré des sévices, que dès le début de 1993 elle était
frappée chaque semaine avec le cordon électrique de l'aspirateur,
qu'elle présentait des traces de coups après avoir été boxée, que son
époux avait affirmé en janvier qu'elle mourrait durant cette année
1993, que le 24 janvier 1993 il l'a battue puis a déchiré son
passeport, que le 30 janvier 1993 il l'a blessée avec un couteau de
boucher ce qui a nécessité une hospitalisation, qu'après il l'a
encore battue insultée et menacée de mort, que le soir du drame il
lui avait dit des méchancetés puis lui avait montré le revolver en
lui expliquant l'avoir acheté pour elle, qu'il avait précisé que si
les enfants n'avaient pas crié auparavant, lorsqu'il avait montré
l'arme, il l'aurait déjà tuée. Selon ces faits, un danger (non pas
une attaque) durable et imminent entre en considération.
Quant à la possibilité de détourner d'une autre manière ce danger,
auquel la recourante et ses enfants étaient exposés, il a été
constaté qu'elle a été acculée à agir comme elle l'a fait. Cependant,
d'après l'autorité cantonale, elle n'était plus directement menacée
de mort. Elle pouvait aussi utiliser le revolver dont elle s'était
emparée pour se défendre en cas d'attaque, le cacher, ou l'apporter à
la police. D'autres solutions auraient été à portée de main comme la
demande d'intervention d'un juge ou du service social, au besoin par
l'intermédiaire d'un parent. Or, ces constatations sont
contradictoires. D'une part la situation paraissait - à juste titre,
selon les termes de l'autorité cantonale - sans issue à l'accusée;
d'autre part des solutions sont évoquées. La Cour cantonale n'a pas
examiné si ces mesures préconisées n'auraient pas été plutôt de nature
5.- Ainsi, la Cour cantonale n'a pas vu que, d'après les faits
constatés, un état de nécessité, peut-être putatif, entrait en
considération. En cela, elle a violé le droit fédéral, ce qui
entraîne l'annulation de l'arrêt attaqué et le renvoi à l'autorité
cantonale pour nouvelle décision. Celle-ci devra examiner
l'éventualité de l'existence d'un état de nécessité excusable (excuse
absolutoire).
Il doit cependant rester clair que le droit suisse ne permet pas de
laisser impuni un homicide qui aurait pour but de mettre fin à des
querelles entre époux ou de se substituer à un divorce. Les actes de
justice propres sont prohibés, nul n'a le droit de s'ériger en juge
prononçant une condamnation à mort, encore moins de se faire bourreau
et d'exécuter cette sentence. Mais le Code pénal permet, le cas
échéant en présence d'excuse absolutoire, de disculper celui qui tue
pour mettre fin à un martyre.
6.- (Suite de frais).


Synthèse
Numéro d'arrêt : 6S.483/1995
Date de la décision : 08/12/1995
Cour de cassation pénale

Analyses

Art. 33 al. 1 et 34 ch. 1 CP. Etat de nécessité par opposition à la légitime défense. Tyran domestique tué par son épouse. L'acte nécessaire est licite si le bien protégé est plus précieux que le bien lésé; il est illicite mais absolument excusé ou impunissable lorsque les biens en conflit sont de valeur comparable (consid. 2b). Danger imminent (consid. 3a et b). Danger impossible à détourner autrement (consid. 3). L'état de nécessité, sous forme d'excuse absolutoire, peut entrer en considération dans le cas d'une personne qui tue pour mettre fin au véritable martyre qu'elle subit (consid. 4 et 5).


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;1995-12-08;6s.483.1995 ?
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