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14/12/1994 | SUISSE | N°1P.740/1993

Suisse | Suisse, Tribunal fédéral suisse, 14 décembre 1994, 1P.740/1993


120 Ib 512

65. Arrêt de la Ie Cour de droit public du 14 décembre 1994 dans la
cause canton du Valais contre canton de Berne (réclamation de droit
public)
A.- D'après la carte nationale de la Suisse et les plans de la
mensuration officielle du sol, le glacier de la Plaine-Morte
appartient aux territoires du canton de Berne et de la commune de La
Lenk. Depuis le Weisshorn jusqu'au Wildstrubel, la frontière du
canton du Valais contourne le glacier par le sud et l'est, soit par
la pointe de la Plaine-Morte, le Sex Mort, la crête des Faverge

s et
le Schneehorn. Le gouvernement valaisan considère que ce tracé ne
correspo...

120 Ib 512

65. Arrêt de la Ie Cour de droit public du 14 décembre 1994 dans la
cause canton du Valais contre canton de Berne (réclamation de droit
public)
A.- D'après la carte nationale de la Suisse et les plans de la
mensuration officielle du sol, le glacier de la Plaine-Morte
appartient aux territoires du canton de Berne et de la commune de La
Lenk. Depuis le Weisshorn jusqu'au Wildstrubel, la frontière du
canton du Valais contourne le glacier par le sud et l'est, soit par
la pointe de la Plaine-Morte, le Sex Mort, la crête des Faverges et
le Schneehorn. Le gouvernement valaisan considère que ce tracé ne
correspond pas à la situation juridique effective; à son avis, du
Weisshorn au Wildstrubel, la frontière borde le nord-ouest du glacier
Considérant en droit:
1.- Le Tribunal fédéral statue sur les différends de droit public
entre cantons, tels que les contestations relatives aux frontières
(art. 83 let. b OJ; ATF 106 Ib 154), lorsqu'un gouvernement cantonal
le saisit de l'affaire. Il est lié par les conclusions des parties;
en revanche, il constate les faits et applique le droit d'office (ATF
106 Ib 154 p. 158 consid. 1b).
2.- La constitution fédérale garantit l'intégrité territoriale des
cantons (art. 5 Cst.) mais elle ne contient aucune règle applicable à
la détermination des frontières litigieuses. Appelé à statuer sur des
différends territoriaux, le Tribunal fédéral s'est parfois référé aux
frontières issues de la tradition historique ou consacrées par des
traités ou des conventions (ATF 18 p. 673, 683/684; voir aussi ATF 23
p. 1405, 33 p. 537). Dans d'autres cas, il s'est référé aux actes de
souveraineté accomplis par l'un ou l'autre des cantons sur le
territoire litigieux, de même qu'aux actes par lesquels l'un d'eux
avait reconnu unilatéralement, soit de façon explicite, soit par
actes concluants, la souveraineté de
3.- Le Tribunal fédéral doit d'abord examiner la portée de la
convention de 1871 invoquée par le canton du Valais.
Celle-ci a mis fin à un litige qui opposait les deux cantons depuis
le XVIIe siècle déjà au sujet du tracé de la frontière aux cols du
Sanetsch et de la Gemmi. Les premières discussions remontent à 1656.
Un compromis proposé par le canton de Berne fut rejeté en 1686. Un
tribunal arbitral constitué en 1688 ne parvint qu'à une solution
provisoire. Par la suite, les deux cantons rivalisèrent dans
l'accomplissement d'actes de souveraineté (remplacements de bornes,
perceptions de taxes, poursuites pénales, etc.), chacun d'eux
protestant contre les interventions de l'autre. Le canton de Berne
demanda de nouvelles négociations dès 1816 puis, faute de résultat,
il saisit l'Assemblée fédérale en 1861, sur la base de l'art. 74 ch.
16 de la constitution fédérale de 1848. Un double échange de mémoires
s'étendit sur dix ans, après quoi l'Assemblée fédérale chargea le
Conseiller aux Etats Eugène Borel de procéder à une inspection des
lieux. Avec les délégués des deux cantons, le Commissaire fédéral
Borel se rendit le 7 août 1871 au col de la Gemmi et le 10 suivant au
col du Sanetsch; ayant convaincu les délégués qu'une entente pouvait
être trouvée sur la base de concessions réciproques, il rédigea une
convention qui fut signée par eux le 11 août 1871 (RS 132.212). Cette
convention a été approuvée le 30 novembre 1871 par le Grand Conseil
du canton du Valais, puis le 19 novembre 1872 par celui du canton de
Berne. Le tracé de la
4.- Le canton du Valais fait valoir qu'à cette époque et déjà
auparavant, nul ne contestait que le glacier de la Plaine-Morte
appartînt au territoire valaisan, conformément à la carte Dufour de
1863 et à d'autres cartes plus anciennes; il en déduit que le canton
de Berne a admis cette situation comme conforme au droit et que cette
reconnaissance demeure valable actuellement.
a) La reconnaissance est un acte unilatéral d'un Etat ayant pour
objet de constater et d'accepter une certaine situation; elle a pour
effet d'empêcher celui qui l'a émise de contester ultérieurement la
validité de cette situation. La reconnaissance n'est pas subordonnée
à l'accomplissement d'une forme particulière; elle peut être
effectuée par déclaration explicite ou résulter du comportement des
organes de l'Etat concerné. Elle peut notamment résulter d'un
comportement passif: l'absence de protestation d'un gouvernement ou
de ses représentants face à l'apparition d'une situation propre à
léser ses intérêts est, selon les circonstances, considérée comme un
acquiescement à la validité et à l'opposabilité de cette situation à
son égard, sur lequel il ne saurait revenir (ATF 106 Ib 154 p. 167;
DUPUY, op.cit. ch. 338 p. 251; IGNAZ SEIDL-HOHENVELDERN, Völkerrecht,
8e éd., Cologne 1994, ch. 180 p. 53, 183 p. 54; JÖRG-PAUL MÜLLER,
Vertrauensschutz im Völkerrecht, Cologne 1971, p. 35 et ss).
Les représentations cartographiques des frontières se trouvent
éventuellement à l'origine d'une reconnaissance ultérieure de leur
tracé, mais, à moins d'être annexées à un traité de délimitation de
manière à constituer une partie intégrante de cet acte, elles n'ont
pas d'effet juridique immédiat (IGNAZ SEIDL-HOHENVELDERN, Landkarten
im Völkerrecht, Herbert-Miehsler-Gedächtnisvorlesungen an der
Universität Salzburg, no 3/1989, notamment p. 3, 6 et 8 à 10; DUPUY,
op.cit. p. 30 in fine).
b) La feuille no XVII de la carte Dufour, à l'échelle 1:100'000,
fut éditée pour la première fois en 1845, puis mise à jour en 1848.
Sur ces deux versions, les frontières cantonales ne sont représentées
que de façon lacunaire et, en particulier, aucun tracé n'est indiqué
dans le secteur de la Plaine-Morte. D'après les experts qui se sont
prononcés, cela est dû au fait qu'en dépit des demandes du Général
Dufour, les gouvernements cantonaux n'ont pas fourni d'indications
sûres à ce propos.
5.- Le canton de Berne prétend avoir exercé une souveraineté
prolongée et incontestée sur le glacier de la Plaine-Morte; il
soutient qu'en tolérant cette situation, le canton voisin a reconnu
le tracé de la frontière représenté sur les cartes et les plans
actuels.
a) Celui-ci est apparu semble-t-il pour la première fois sur
l'édition 1875/1882 de la carte Dufour, à la suite de relevés
topographiques exécutés en 1879 par R. Guébhard et en 1881 par F.
Becker. Ces travaux ont révélé que la ligne de partage des eaux est
constituée par la crête des Faverges,
6.- a) En droit international, il est admis qu'un Etat puisse
éventuellement acquérir une portion du territoire d'un autre Etat par
l'effet d'une reconnaissance explicite ou tacite du transfert
territorial par ce dernier Etat (DUPUY, op.cit. ch. 41 p. 28;
SEIDL-HOHENVELDERN, Landkarten im Völkerrecht, p. 8 à 10). La cas de
l'acquisition par l'effet d'un comportement passif de l'Etat cédant,
constitutif d'une reconnaissance tacite, ne se distingue guère de
celui de l'acquisition par prescription acquisitive ou usucapion
(JÖRG-PAUL MÜLLER, loc.cit. p. 54 et ss): l'absence d'un titre
d'acquisition originel, tel qu'un traité, ou le vice de ce titre est
suppléé par l'exercice exclusif, prolongé et incontesté de la
souveraineté sur le territoire concerné (NGUYEN QUOC DINH, PATRICK
DAILLER, ALAIN PELLET, Droit international public, 4e éd., Paris
1992, p. 508; MICHEL VIRALLY, Cours général de droit international
public, in Recueil des cours de l'Académie de droit international,
tome 183/1983, vol. V, p. 147/148; SEIDL-HOHENVELDERN, Völkerrecht,
ch. 1157 p. 250; GEORG DAHM, JOST DELBRÜCK, RÜDIGER WOLFRUM,
Völkerrecht, 2e éd., Berlin 1989, vol. I/1, p. 365/366).
b) En droit interne, l'existence et l'intégrité territoriale des
cantons sont garanties par les art. 1er et 5 Cst. Ces dispositions
tendent notamment à protéger chaque canton contre d'éventuelles
tentatives de sécession fomentées sur son territoire ou d'annexion
entreprises de l'extérieur. Avec l'art. 7 al. 1 Cst. qui interdit les
traités de nature politique entre cantons, les dispositions précitées
tendent aussi à préserver l'équilibre intérieur de la Confédération
et elles s'opposent donc à des modifications territoriales qui
compromettraient cet équilibre. C'est pourquoi les cessions de
territoire entre cantons doivent en principe, à l'instar des
révisions de la constitution fédérale, être soumises au double vote
du peuple et des cantons (ATF 118 Ia 195 p. 205 in
7.- En l'espèce, la mensuration officielle du sol exécutée par le
canton du Valais exerce à cet égard une influence déterminante.
Dans le secteur de la Plaine-Morte, ce travail est antérieur à
l'adoption de l'ordonnance sur la mensuration officielle actuellement
en vigueur (OMO; RS 211.432.2). L'ordonnance du 5 janvier 1934 sur
les mensurations cadastrales (ord. 1934; RS 1848-1947 2 p. 543),
l'instruction du Conseil fédéral du 10 juin 1919 pour l'abornement et
la mensuration parcellaire (instr. 1919; RS 1848-1947 2 p. 575) et
l'instruction du Département fédéral de justice et police du 24
décembre 1927 pour l'établissement des
8.- La reconnaissance ainsi mise en évidence par la mensuration
officielle est corroborée par le fait que le canton du Valais a
laissé le canton de Berne exercer diverses fonctions étatiques sur la
glacier de la Plaine-Morte, sans protester et sans exercer lui-même
de telles fonctions, hormis les premiers actes d'enquête lors de
l'accident du 7 février 1990. La mensuration officielle est toutefois
concluante à elle seule; il n'est donc pas nécessaire d'examiner si
ces interventions des autorités bernoises constituent, compte tenu de
la situation retirée et de la nature inhospitalière des lieux, un
exercice de la souveraineté suffisamment continu et prolongé pour que
le canton de Berne soit autorisé à invoquer, au surplus, la
prescription acquisitive ou l'acquiescement du canton du Valais.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral:

Rejette la demande formée par le canton du Valais;

Dit que depuis le Weisshorn (point fixe cote 2947,9) jusqu'au
Wildstrubel (point fixe cote 3243,5), la frontière entre les cantons
de Berne et du Valais est située selon le tracé figurant sur le plan
d'ensemble des mensurations cadastrales du canton du Valais, feuille
no 5'277 "Wildstrubel", échelle 1:10'000, état à fin 1964.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1P.740/1993
Date de la décision : 14/12/1994
1re cour de droit public

Analyses

Frontière intercantonale dans le secteur de la Plaine-Morte. Jurisprudence relative aux frontières intercantonales (consid. 2). Le tracé dans le secteur de la Plaine-Morte n'est pas déterminé par la convention du 11 août 1871 entre les cantons de Berne et du Valais concernant la délimitation de la frontière sur la Gemmi et le Sanetsch (consid. 3). Le canton de Berne a reconnu le tracé représenté sur la feuille no XVII de la carte Dufour datée de 1863; le glacier de la Plaine-Morte appartenait donc, à cette époque, au territoire valaisan (consid. 4). Les cartes fédérales postérieures présentent un tracé modifié en raison de l'amélioration des connaissances topographiques relatives à la ligne de partage des eaux (consid. 5a). Ce tracé figure sur le plan d'ensemble des mensurations cadastrales établi par le canton du Valais (consid. 5b). La reconnaissance tacite d'une rectification de frontière est opposable au canton qui se prévaut du tracé antérieur (consid. 6). En l'occurrence, l'établissement du plan d'ensemble des mensurations cadastrales constitue une reconnaissance du tracé qui y est représenté; par conséquent, le glacier de la Plaine-Morte appartient actuellement au territoire du canton de Berne (consid. 7). Le canton de Berne peut-il, en outre, se prévaloir d'un exercice exclusif, incontesté et prolongé de la souveraineté sur le glacier de la Plaine-Morte (consid. 5c et d, 8)?


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ch;tribunal.federal.suisse;arret;1994-12-14;1p.740.1993 ?
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