Abstract
Conflit de lois - Loi française applicable - Casinos - Fourniture d'une prestation - Domicile en France
Contrats et obligations - Prestation de service - Casino - Chèques sans provision - Moyen de paiement (oui) - Prêt (non) - bien-fondé de l'action en paiement (oui)
Résumé
En l'espèce, la SAS L demanderesse est un établissement de jeux et de hasard qui fournit donc une prestation à ses clients. Par suite, la loi française est applicable à raison de son domicile situé en France.
Dès lors qu'ils bénéficient d'une autorisation administrative, les casinos ne peuvent être considérés comme exerçant une activité illicite et ils peuvent exercer une action en paiement notamment pour un chèque sans provision. Le chèque que le casino fait souscrire est considéré comme un moyen de paiement, et non comme un prêt permettant au joueur de s'adonner au jeu. Le défendeur ne prouve pas que les chèques litigieux ont été remis antérieurement aux dates de jeux et signés en blanc. Le fait que les numéros se suivent ne signifie pas qu'ils ont été remis à titre de garantie. Par ailleurs, le défendeur reconnait devoir la somme de 480 000 euros. Enfin, il n'est pas prescrit à peine de nullité des chèques que les mentions doivent être manuscrites, ni que le lieu de signature du chèque doive être indiqué. Il est fait droit à la demande en paiement.
TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
N° 2023/000348 (assignation du 5 avril 2023)
JUGEMENT DU 17 OCTOBRE 2024
En la cause de :
* La L (L.), société de droit français par actions simplifiée, dont le siège social se trouve x1 à Beaulieu sur Mer (06310), prise en la personne de son Président en exercice, demeurant en cette qualité audit siège ;
DEMANDERESSE, ayant élu domicile en l'étude de Maître Patricia REY avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par Maître Clyde BILLAUD, avocat près la même Cour et Maître François BERTHOD, avocat au Barreau de Paris
d'une part ;
Contre :
* r.H, né le jma à Carignano (Italie), de nationalité italienne, ayant demeuré x2 à Monaco et demeurant actuellement x3 à Monaco ;
Bénéficiaire de l'assistance judiciaire par décision du bureau d'Assistance judiciaire n° 447 BAJ 23 du 12 juin 2023
DÉFENDEUR, ayant élu domicile en l'étude de Maître
Sarah FILIPPI, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
d'autre part ;
Visa
LE TRIBUNAL,
Vu l'exploit d'assignation du ministère de Maître Claire NOTARI, huissier, en date du 5 avril 2023, enregistré (n° 2023/000348) ;
Vu les conclusions récapitulatives de Maître Sarah FILIPPI, avocat-défenseur, au nom de r.H, en date du 15 mars 2024 ;
Vu les conclusions récapitulatives de Maître Patricia REY avocat-défenseur, au nom de la L (L.) en date du 27 mai 2024 ;
Vu l'ordonnance de clôture en date du 14 juin 2024 ;
À l'audience publique du 20 juin 2024, les conseils des parties ont déposé leurs dossiers et le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé le 17 octobre 2024, par mise à disposition au Greffe.
Motifs
EXPOSÉ DU LITIGE
La L (ci-après L.) est une SAS de droit français qui organise dans son établissement des jeux d'argent et de hasard.
Le 5 avril 2023, elle a fait délivrer à r.H, citoyen italien résident à Monaco, une assignation aux fins d'obtenir sa condamnation à lui payer, en principal, la somme de 480.000 euros.
Aux termes de ses dernières conclusions, elle demande au Tribunal de :
* • JUGER recevable son action ;
* • CONDAMNER Monsieur r.H à lui payer la somme de 480.000 euros avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 5 avril 2023 ;
* • ORDONNER l'exécution provisoire du jugement à intervenir ;
* • CONDAMNER Monsieur r.H à lui payer la somme de 15.000 euros sur le fondement de l'article 238-l du Code de procédure civile ;
* • DÉBOUTER Monsieur r.H de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
* • CONDAMNER Monsieur r.H aux entiers dépens, comprenant les frais et accessoires, frais d'huissiers, d'expertise et traductions éventuels, distraits au profit de Maître Patricia REY, avocat-défenseur, sous sa due affirmation.
Dans ses dernières conclusions, r.H demande au Tribunal de :
* • Dire et Juger que le droit français est applicable au litige ;
* • Dire et Juger que les chèques litigieux n'ont pas été émis à titre d'instrument de paiement ;
* • Dire et Juger que les douze chèques litigieux ont été remis à titre de garantie et se rapportent à des prêts consentis par le L pour alimenter le jeu ;
* • Dire et Juger qu'en application de l'article 1353 du Code Civil français, les demandes de la L sont irrecevables, avec toutes conséquences de droit ;
* • Dire et Juger que la L ne justifie pas que la remise des chèques pour un montant total de 480.000 euros correspond à des achats de jetons ce, en violation de ses obligations réglementaires ;
En tout état de cause
* • Débouter la L de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
* • Condamner la L à verser à r.H une somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts ;
* • Statuer ce que de droit sur les dépens comme en matière d'assistance judiciaire.
L'instruction de l'affaire a été clôturée à l'audience du 14 juin 2024.
À l'audience du 20 juin 2024, les parties ont déposé leur dossier et l'affaire a été mise en délibéré au 17 octobre 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
* Sur la loi applicable
Les parties s'accordent pour considérer que la loi applicable au présent litige est la loi française.
Sur ce,
L'article 69 du Code de droit international privé dispose que dans le cadre d'obligations contractuelles, à défaut de choix opéré par les parties au moment de la conclusion du contrat, celui-ci « est régi par le droit de l'État sur le territoire duquel la partie qui doit fournir la prestation caractéristique à son domicile.
La partie qui doit fournir la prestation caractéristique est :
* 1- dans le contrat de vente, le vendeur ;
* 2-dans le contrat de prestation de services, le prestataire ;
(…)
Lorsque la prestation caractéristique ne peut être déterminée, le contrat est régi par le droit de l'État avec lequel il présente les liens les plus étroits ».
En l'espèce, la SAS L est un établissement de jeux et de hasard qui fournit donc une prestation à ses clients. Par suite, la loi française est applicable à raison du domicile de la L située sur la commune de Beaulieu-Sur-Mer en France.
Sur la demande principale en paiement
La SAS L expose qu'entre le 4 mars et le 12 avril 2022, r.H a acquis auprès du casino des jetons de jeux qu'il a payés, pour la période du 4 mars au 9 avril, à hauteur de 320.000 euros au moyen de chèques tirés sur le A et pour les 11 et 12 avril, à hauteur de 160.000 euros au moyen de chèques tirés sur la B. Elle ajoute s'être finalement engagée, contre la promesse de r.H d'effectuer un virement en sa faveur de 320.000 euros, à ne pas encaisser les chèques tirés sur le A mais que finalement, le défendeur a souhaité, le 26 avril 2022, remplacer ces derniers par quatre chèques de 80.000 euros chacun tiré sur la B avant de s'engager une nouvelle fois à payer sa dette par virement bancaire étant précisé qu'il a parallèlement fait opposition aux douze chèques tirés sur la B au motif de la perte de son chéquier. La SAS L. poursuit en exposant que r.H a finalement transmis le 6 mai 2022 un avis de virement provenant de la banque C en Suisse qui n'a jamais été honoré de sorte que le défendeur reste bien lui devoir la somme totale de 480.000 euros.
Elle conteste l'argument selon lequel ces chèques auraient été remis, signés en blanc, en garantie pour des jeux ultérieurs et qu'ils constitueraient en réalité un prêt dont elle ne pourrait donc se prévaloir conformément aux dispositions de l'article 1965 du Code civil français et rappelle à cet égard que r.H lui avait, le 22 juillet 2022, transmis un projet de protocole d'accord valant reconnaissance de dette ce qui permet de confirmer la réalité de sa créance.
Le défendeur soutient pour sa part que les chèques litigieux ont été émis à titre de garantie et qu'il était prévu qu'il payerait le Casino par virement au fur et à mesure de ses jeux de sorte qu'ils étaient bien destinés à un crédit de jeu comme le casino avait l'habitude de procéder avec ses clients importants. Il soutient avoir été surpris de constater que la SAS L avait tenté d'encaisser ces chèques, ce alors qu'il ne jouait plus depuis plusieurs mois et l'avait informée avoir fait opposition en avril 2022, par suite de la perte de son chéquier. Il considère que ces chèques remis en garantie tombent sous le coup des dispositions de l'article 1965 du Code civil et ajoute qu'en tout état de cause, ces chèques, dont la somme, le bénéficiaire et la date ont été imprimés et dont le lieu de signature n'est pas précisé, ne peuvent valoir mandat de paiement ou constituer un moyen de paiement immédiat. Il considère en définitive que la SAS L sur laquelle pèse la charge de la preuve, ne justifie pas de la réalité de sa créance.
Sur ce,
Aux termes de l'article L. 321-1 du Code français de la sécurité intérieure, les casinos sont des établissements qui bénéficient d'une autorisation temporaire accordée sous certaines conditions, d'ouvrir au public des locaux spéciaux, distincts et séparés, où sont pratiqués certains jeux de hasard. Ce dispositif déroge lui-même aux articles L. 320-1 et suivants du même Code, qui prohibent de manière générale les jeux de hasard et ne les autorisent qu'à titre d'exceptions.
Par ailleurs, l'article L. 320-17 du même Code précise que
« Le jeu à crédit est interdit ».
« Il est interdit à tout opérateur de jeux d'argent ou de hasard ainsi qu'à tout dirigeant, mandataire social ou employé d'un tel opérateur ainsi qu'aux personnes que ces opérateurs autorisent à exploiter des postes d'enregistrement de jeux, de consentir des prêts d'argent aux joueurs ou de mettre en place directement ou indirectement des dispositifs permettant aux joueurs de s'accorder des prêts entre eux ».
Si l'article 1965 du Code civil dispose que « la loi n'accorde aucune action pour une dette du jeu ou pour le paiement d'un pari » la cour de cassation considère que les casinos, dès lors qu'ils bénéficient d'une autorisation administrative, ne peuvent être considérés comme exerçant une activité illicite et donc tomber sous le coup de cet article 1965. Par suite, la demande en paiement notamment d'un chèque remis par un joueur et qui s'est révélé sans provision, ne peut être rejetée au motif que la dette du tireur était une dette de jeu pour laquelle la loi n'accorde aucune action en justice (Cass. ch. mixte, 14 mars 1980, n° 79-90.154).
Il résulte également de cette décision de justice que le chèque que le casino fait souscrire est considéré comme un moyen de paiement, et non comme un prêt permettant au joueur de s'adonner au jeu.
Dans ces conditions, l'argument du défendeur consistant à soutenir que les chèques remis au casino ne constituaient pas un paiement mais une garantie et pouvaient donc être assimilés à un crédit que lui avait octroyé la SAS L est inopérant dès lors qu'il ne démontre pas que ces chèques ont effectivement été remis antérieurement aux dates de jeu et signés en blanc.
Le litige porte d'une part sur les deux chèques n°xxx, n° xxx datés du 11 avril 2022 et les six chèques n° xxx, n° xxx, n° xxx, n° xxx, n° xxx, n° xxx datés du 12 avril 2022 tirés sur la B et d'autre part sur les chèques que r.H a émis en remplacement de ceux qu'il avait précédemment émis depuis son compte ouvert auprès du A soit les quatre chèques n° xxx n° xxx n° xxx et n° xxx tous datés du 26 avril 2022.
Or, l'examen des extraits des registres de change tenus par la SAS L conformément à l'article 36 de l'arrêté du 14 mai 2007 relatif à la réglementation des jeux dans les casinos et des relevés de caisse qu'elle produits aux débats permet d'établir que durant la période litigieuse, r.H a bien remis au casino huit chèques les 11 et 12 avril 2022 et contrairement à ce que ce dernier soutient, le fait que les numéros se suivent ne signifie pas nécessairement qu'ils ont été remis antérieurement à titre de garantie mais seulement qu'ils ont été émis au fur et à mesure des besoins et donc des pertes qu'il a accusées durant ces deux soirées de jeux qu'il ne conteste d'ailleurs pas.
S'agissant des chèques émis le 26 avril 2022, la version de la L selon laquelle ils ont été remis par le défendeur en remplacement des chèques émis précédemment par r.H pour payer ses jeux, est corroborée par l'examen des registres de change et des relevés de caisse qui permettent d'établir que sur la période considérée, des chèques avaient été émis pour 320.000 euros mais également par le fait que les quatre chèques litigieux portent tous sur la même somme (80.000 euros) largement supérieure aux montants habituellement portés sur les chèques remis par l'intéressé au casino, en moyenne de 15.000 à 20.000 euros et correspondent au même montant de 320.000 euros. Par ailleurs, il résulte des échanges des parties sur le réseau WhatsApp que r.H, le 22 juillet 2022 à la faveur de discussions relatives à la signature d'un protocole d'accord, reconnaît devoir la somme totale de 480.000 euros.
Il ne ressort enfin pas du Code monétaire et financier français que les mentions portées sur un chèque doivent à peine de nullité, être manuscrites et son article L 131-3 précise que « Le chèque sans indication du lieu de sa création est considéré comme souscrit dans le lieu désigné à côté du nom du tireur » de sorte que l'argument tenant à l'absence de mention du lieu de signature des chèques litigieux est tout aussi inopérant.
Dans ces conditions, il convient de faire droit à la demande en paiement à hauteur de la somme de 480.000 euros.
* Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive
Compte tenu de la solution du litige, la demande de dommages et intérêts présentée par le défendeur au motif que la procédure initiée par la L serait abusive ne peut qu'être rejetée.
* Sur les demandes accessoires
Compte tenu de l'ancienneté de la créance, la demande d'exécution provisoire de la présente décision sera ordonnée.
r.H qui succombe, sera condamné aux dépens de l'instance.
L'article 238-1 du Code de procédure civile dispose que :
« Le juge condamnera la partie tenue aux dépens ou qui perdra son procès à payer :
* 1° à l'autre partie la somme qu'il déterminera, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
* 2° (...)
Dans tous les cas, le juge tiendra compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il pourra, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. (…) ».
En l'espèce, la L a été contrainte d'exposer des frais non compris dans les dépens pour faire assurer sa défense, notamment en honorant un avocat. Il serait inéquitable que ceux-ci demeurent intégralement à sa charge. En conséquence, r.H sera condamné à lui verser la somme de 2.000 euros par application de l'article 238-1 précité.
Dispositif
PAR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL,
Statuant par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire, et en premier ressort,
Dit que le droit applicable est le droit français ;
Condamne r.H à payer à la société d'exploitation du L-Sur-Mer la somme de 480.000 euros avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 5 avril 2023 ;
Rejette la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
Condamne r.H à payer à la société d'exploitation du L-Sur-Mer la somme de 2.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 238-1 du Code de procédure civile ;
Condamne r.H aux dépens avec distraction au profit de Maître Patricia REY, avocat-défenseur, sous sa due affirmation ;
Ordonne que les dépens distraits seront provisoirement liquidés sur état par le greffier en chef, au vu du tarif applicable ;
Ordonne l'exécution provisoire ;
Composition
Après débats en audience du Tribunal de Première Instance de la Principauté de Monaco, et qu'il en ait été délibéré et jugé par la formation de jugement,
Ainsi jugé et rendu au Palais de Justice, à Monaco, le 17 OCTOBRE 2024, par Madame Evelyne HUSSON, Vice-Président, Madame Catherine OSTENGO, Juge, Monsieur Patrice FEY Juge, assistés, de Madame Sophie LIOTARD, Greffier, en présence du Ministère public.
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