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26/09/2024 | MONACO | N°30683

Monaco | Cour d'appel, 26 septembre 2024, c.A c/ L’établissement public de droit monégasque I


Visa

LA COUR,

Vu le jugement rendu par le Tribunal de première instance, le 16 mars 2023 (R. 3389) ;

Vu l'exploit d'appel et d'assignation du ministère de Maître Frédéric LEFEVRE, huissier, en date du 15 mai 2023 (enrôlé sous le numéro 2023/000105) ;

Vu les conclusions déposées les 11 juillet 2023 et 5 décembre 2023 par Maître Joëlle PASTOR-BENSA, avocat-défenseur, au nom du I ;

Vu les conclusions déposées les 24 octobre 2023 et 21 décembre 2023 par Maître Thomas GIACCARDI, avocat-défenseur, au nom de c.A ;

Vu les conclusions déposÃ

©es le 23 octobre 2023 par le ministère public ;

Vu l'ordonnance de clôture du 9 avril 2024 ;

À l'audi...

Visa

LA COUR,

Vu le jugement rendu par le Tribunal de première instance, le 16 mars 2023 (R. 3389) ;

Vu l'exploit d'appel et d'assignation du ministère de Maître Frédéric LEFEVRE, huissier, en date du 15 mai 2023 (enrôlé sous le numéro 2023/000105) ;

Vu les conclusions déposées les 11 juillet 2023 et 5 décembre 2023 par Maître Joëlle PASTOR-BENSA, avocat-défenseur, au nom du I ;

Vu les conclusions déposées les 24 octobre 2023 et 21 décembre 2023 par Maître Thomas GIACCARDI, avocat-défenseur, au nom de c.A ;

Vu les conclusions déposées le 23 octobre 2023 par le ministère public ;

Vu l'ordonnance de clôture du 9 avril 2024 ;

À l'audience du 16 avril 2024, ouï les conseils des parties en leurs plaidoiries et le ministère public ;

Motifs

Après en avoir délibéré conformément à la loi ;

La Cour statue sur l'appel relevé par c.A à l'encontre d'un jugement du Tribunal de première instance du 16 mars 2023.

Considérant les faits suivants :

Au cours de l'année 2016, c.A, née le jma, s'engageait dans une procédure de fécondation in vitro. Elle subissait pendant plusieurs mois une hyperstimulation ovarienne ainsi qu'une hospitalisation au I (I) entre le 24 et le 28 octobre 2016 afin de stabiliser son diabète.

Le 22 février 2017, une implantation d'embryon était réalisée et suite au succès de cette opération, la grossesse était par la suite suivie dans le service du Professeur b.F, chef du service gynécologie du I.

Dans ce cadre, elle faisait l'objet d'un dépistage prénatal non invasif (DPNI) par prélèvement du 3 mai 2017, dont l'analyse par le laboratoire J, en date du 12 mai 2017 était le suivant :

« Dépistage des trisomies 13, 18 et 21 par analyse de l'ADN foetal circulant : […]

Résultat : négatif.

Conclusion : L'analyse ne montre pas de sur-représentation de séquences ADN dérivées des chromosomes 13, 18 et 21 pouvant faire évoquer une aneuploïdie de l'un de ces chromosomes. Par conséquent, le risque résiduel pour le foetus d'être porteur d'une trisomie 13, 18 ou 21 est extrêmement faible.

En revanche, la clarté nucale chez le foetus étant supérieure au 95ème percentile, il existe un risque accru d'autres types d'anomalies chromosomiques déséquilibrées qui ne sont pas recherchées par ce test. Ce risque résiduel devra être pris en compte lors du conseil génétique […] ».

L'enfant c.A.C est né le jma. Il a fait l'objet d'un diagnostic de trisomie 21, le 3 octobre 2017.

Par acte en date du 20 mai 2019, c.A, en son nom personnel et en qualité de représentante de son fils mineur c.A.C, assignait le I, le Professeur b.F et la K (K) des Alpes-Maritimes devant le Tribunal de première instance de Monaco, en faisant valoir que des fautes auraient été commises lors du suivi de sa grossesse et en sollicitant une indemnisation.

Par jugement avant-dire droit au fond en date du 4 mars 2021, le Tribunal de première instance ordonnait une expertise médicale et désignait pour y procéder le Professeur r.D, gynécologue obstétricien, en vue de voir dire notamment si la prise en charge de c.A, en considération du tableau clinique qu'elle présentait, avait été conforme aux données acquises de la science et si elle avait, au vu de sa situation clinique, reçu au cours de sa prise en charge une information suffisante sur les résultats des examens et des analyses dont elle avait fait l'objet.

Le rapport d'expertise était remis le 6 janvier 2022, après que l'expert se soit adjoint les services du Professeur d.E, généticien, en qualité de sapiteur. Les conclusions étaient les suivantes :

« 1/Nous avons pris connaissance du suivi médical dont Madame c.A a fait l'objet au cours de l'année 2017.

2/Nous estimons que pour être strictement conforme aux recommandations de la Haute Autorité de Santé, il eût été souhaitable qu'au 1er trimestre de la grossesse, Mme c.A bénéficie d'une évaluation du risque de trisomie 21 par la méthode combinée du 1er trimestre, ce qui n'a pas été fait. Mr le Professeur b.F a proposé et conseillé à Mme c.A une autre technique qui est réputée pour être beaucoup plus fiable et précise, le Diagnostic Prénatal Non Invasif (DPNI).

3/Nous estimons que l'information dont a bénéficié Mme c.A tout au long de sa grossesse a été suffisante, notamment en ce qui concerne le résultat des examens et des analyses dont elle a fait l'objet. Puisque le DPNI était négatif, il n'y avait pas lieu d'envisager la réalisation d'autres techniques pour établir un caryotype foetal conventionnel. Les échographies dont elle a bénéficié n'ont pas permis de mettre en évidence de signe justifiant la réalisation d'un caryotype invasif.

4/Globalement la prise en charge de Mme c.A a été consciencieuse, diligente, attentive mais n'a pas été strictement conforme aux recommandations de la Haute Autorité de Santé en vigueur en 2017 et encore en vigueur actuellement pour ce qui concerne le dépistage de la trisomie 21. Il eût notamment été souhaitable, pour être totalement conforme aux recommandations, de réaliser une évaluation du risque de trisomie 21 par la méthode combinée du 1er trimestre.

5/Le fait qu'une évaluation du risque de trisomie 21 par la méthode combinée du 1er trimestre n'ait pas été faite, a entrainé une perte de chance très limitée, évaluée à 20 %, de classer Mme c.A dans la catégorie à haut risque d'anomalies chromosomiques, de justifier la pratique d'un caryotype foetal par méthode invasive (amniocentèse ou choriocentèse) et ainsi d'arriver au diagnostic de trisomie 21. Si le diagnostic de trisomie 21 avait été porté, Mme c.A aurait pu demander à bénéficier d'une interruption médicale de grossesse. Les chefs de préjudices indemnisables sont représentés par les troubles psychologiques correspondant à l'accueil et à l'éducation d'un enfant différent et aux préjudices d'impréparation au prorata de la perte de chance ».

Aux termes de ses dernières conclusions de première instance, c.A sollicitait :

* la condamnation in solidum du I et du Professeur F à réparer le handicap de l'enfant c et sa perte de chance personnelle de procéder à un avortement thérapeutique en fixant cette perte de chance à 100 %,

* la condamnation in solidum du I et du Professeur F à lui payer en sa qualité de représentante légale de l'enfant c les sommes suivantes :

* a) 820.000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent,

* b) 100.000 euros au titre du préjudice esthétique permanent,

* c) 50.000 euros au titre du préjudice sexuel,

* d) 200.000 euros au titre du préjudice d'établissement,

* e) 300.000 euros au titre d'un préjudice permanent exceptionnel,

* la condamnation du I et du Professeur F à prendre en charge l'enfant c tout au long de sa vie pour l'ensemble des soins médicaux que nécessite son handicap,

* la condamnation in solidum du Professeur F et du I à lui payer, en réparation de son préjudice personnel au paiement des sommes suivantes :

* a. 1.000.000 euros au titre de frais divers,

* b. 346.800 euros au titre de la perte de revenus,

* c. 300.000 euros au titre de la perte du montant de sa retraite,

* d. 1.500.000 euros au titre du préjudice d'affection ou moral,

* déclarer le jugement à intervenir commun et opposable à la K des Alpes-Maritimes,

* condamner in solidum le I et le Professeur F à payer à c.A une somme de 50.000 euros au titre des honoraires et frais exposés et non compris dans les dépens.

Le 16 mars 2023, le Tribunal de première instance rendait un jugement réputé contradictoire, dont le dispositif était le suivant :

« Dit que le Professeur b.F a commis une faute engageant la responsabilité du I par manquement au devoir d'information dû à c.A dans le cadre de la prise en charge de sa grossesse ;

Dit que cette faute a été à l'origine d'une perte de chance pour c.A de pouvoir interrompre sa grossesse ;

Fixe le taux de cette perte de chance à 40 % ;

Déboute c.A de ses demandes présentées au nom de son fils mineur c.A.C en sa qualité de représentante légale de celui-ci ;

Déboute c.A de ses demandes dirigées contre le Professeur b.F et dit que ce dernier n'a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité personnelle ;

Condamne le I à payer à c.A la somme de 60.000 euros en réparation du préjudice moral ;

Condamne le I à payer à c.A la somme de 7.000 euros au titre de l'article 238-1 du Code de procédure civile ;

Déboute c.A de sa demande visant à ce que le jugement soit déclaré commun et opposable à la K des Alpes Maritimes ;

Ordonne l'exécution provisoire de la présente décision ;

Condamne le I aux dépens de l'instance avec distraction au profit de Maître Thomas GIACCARDI, avocat-défenseur, sous sa due affirmation ».

Pour statuer ainsi, les premiers juges retenaient en substance les éléments suivants :

* I/Sur les responsabilités :

La responsabilité du I, établissement public régi par les dispositions de la loi n° 918 du 27 décembre 1971, relève de la compétence de la juridiction, appliquant les règles de droit administratif, s'agissant en l'espèce d'une prise en charge médicale réalisée sous le régime hospitalier. Le régime de la faute est celui de la faute de service.

S'agissant du Professeur b.F, le régime de faute est celui de la faute personnelle, définie comme dépourvue de tout lien avec le service ou non dépourvue de tout lien avec le service, mais qui se détache de celui-ci en raison de son anormale gravité, ou de l'intention de nuire ou de l'intérêt personnel dont elle procède.

S'agissant du défaut d'information, les obligations applicables dans le cadre de la prise en charge sont celles en vigueur antérieurement à la loi n° 1.454 du 30 octobre 2017 relative au consentement et à l'information en matière médicale et relèvent en conséquence du régime général de la responsabilité civile.

* II/L'absence d'une faute de diagnostic :

La lecture des conclusions du test du 3 mai 2017 est de nature à induire l'absence d'anomalie de type trisomie 21 affectant l'enfant à naître, tout en faisant état d'un « risque accru » d'autres anomalies chromosomiques.

Le rapport d'expertise permet de saisir l'articulation entre ces deux catégories de tests que sont « la méthode combinée du premier trimestre » et « le test DPNI ». Selon les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS), en première intention, le dépistage prénatal de la trisomie 21 doit être réalisé selon la méthode combinée du 1er semestre (incluant l'âge, la mesure de la clarté nucale et des marqueurs sériques) :

* 1/Si le résultat donne un risque supérieur à 1/50 (risque 1/50) il est proposé un test DNPI (et alors un caryotype si ce DNPI est positif) ou un directement un caryotype foetal par prélèvement invasif (amniocentèse ou choriocentèse) lequel présente un risque de perte du foetus.

* 2/Si le résultat est un risque compris entre 1/51 et 1/1000 ( 1/51 risque 1/1000), il s'agit d'un cas de conseil scientifique et un test DPNI est possible (et s'il est positif, un caryotype foetal peut être pratiqué).

* 3/Si le résultat est un risque 1/1000, le test DPNI n'est pas indiqué.

Ainsi, le recours directement par le Professeur F à un test DPNI, sans préalablement avoir préconisé et fait réaliser une évaluation du risque par la méthode combinée du premier trimestre ne saurait être considéré comme un manquement à l'obligation de recourir à la méthode scientifique la plus adaptée en vue de l'établissement d'un diagnostic, puisque ce test est décrit comme scientifiquement plus sûr et qu'en réalité il n'est pas préconisé en première intention par la HAS pour des questions de coût et non pour des raisons de fiabilité.

Quant au fait que le test DPNI du 3 mai 2017 ait donné un résultat erroné, les experts exposent ne pas pouvoir donner d'explication précise, « la plus probable étant liée au fait qu'il s'agit d'un calcul statistique » (rapport p.17) : il s'agit d'un cas, exceptionnel, mais référencé, de faux négatif.

* III/S'agissant d'un manquement à l'obligation d'information :

Si les choix thérapeutiques adoptés dans le cadre du suivi de la grossesse de c.A ne pouvaient pas être considérés comme constitutifs d'une faute de diagnostic, cependant, il n'est pas démontré par les pièces produites aux débats ou par le rapport d'expertise que les options possibles et notamment l'opportunité de recourir à un des dépistages d'anomalie par des méthodes complémentaires, soit par un recours à la méthode combinée du 1er trimestre, soit par réalisation d'un caryotype aient été évoquées expressément avec c.A.

De plus, les résultats le 12 mai 2017 du test réalisé le 3 mai 2017 n'ont pas donné lieu à une explicitation auprès de la patiente et il n'est pas démontré que le risque résiduel mentionné aurait été évoqué lors d'un conseil génétique.

Le défaut d'information est envisagé sous l'angle de la perte de chance de ne pas avoir pu procéder à un dépistage de la trisomie 21 affectant l'enfant c. Ainsi, appréhendant l'absence d'information délivrée à la suite du test DPNI ou à la décision prise par le Professeur F de ne pas suivre strictement les recommandations de la HAS, il doit être tenu compte du fait que cette omission, bien qu'elle soit corrélée avec un choix thérapeutique qui, en termes de qualité du diagnostic pouvait être qualifié d'opportun, a bien été à l'origine d'une privation pour c.A de la possibilité de décider de recourir à des opérations de dépistage complémentaires.

Il est acquis que le manquement à l'obligation d'information porte à titre principal sur le fait de ne pas avoir évoqué avec c.A le choix de ne pas suivre les recommandations de la HAS. Mais il doit également être tenu compte de ce qu'il n'est pas démontré que l'ensemble des conclusions de ce test DPNI ait bien été soumis et expliqué à c.A alors que ces conclusions, quoi que tempérées ultérieurement par l'analyse des experts, contenaient des informations susceptibles de déterminer c.A à s'orienter vers d'autres formes de dépistage. C'est en conséquence que le Tribunal a fixé la perte de chance à 40 %.

* IV/Sur la responsabilité du Professeur F :

Le Tribunal a considéré qu'aucune faute qualifiable de personnelle ne pouvait être reprochée au Professeur F dans sa prise en charge de c.A. En effet, outre le fait qu'aucune faute de diagnostic n'a été commise, le manquement à l'obligation d'information dans le contexte spécifique rappelé ne revêt aucun des caractères nécessaires pour être considéré comme dépourvu de tout lien avec le service ou se détachant de celui-ci.

* V/Sur l'indemnisation des préjudices :

* A/Concernant les demandes présentées au nom de c.A :

Le Tribunal a considéré qu'il était établi que le handicap dont est victime c est imputable à une anomalie génétique autonome et non pas à des actes médicaux réalisés au sein du I et susceptibles d'engager la responsabilité de l'établissement ou du Professeur F. c.A, en sa qualité de représentante légale de son enfant c n'était donc pas fondée à solliciter la réparation du préjudice lié au handicap de ce dernier.

* B/Concernant les demandes présentées au nom de c.A :

Le Tribunal a considéré que le préjudice patrimonial, les frais divers et la perte de revenus n'étaient pas valablement documentés.

S'agissant du préjudice moral, au regard des circonstances particulières de l'espèce, les premiers juges l'ont fixé à la somme de 150.000 euros et après application du taux de perte de chance de 40 %, ont condamné le I au paiement de la somme de 60.000 euros.

Par acte en date du 15 mai 2023, c.A relevait appel parte in qua du jugement rendu le 16 mars 2023. Aux termes de conclusions récapitulatives en date du 21 décembre 2023, elle sollicite l'infirmation du jugement en ce qu'il a fixé le taux de perte de chance à 40 % et condamné le I à lui payer une somme de 60.000 euros en réparation de son préjudice moral et que la Cour, statuant à nouveau, fixe son taux de perte de chance à 100 % et condamne le I à lui payer une somme de 1.500.000 euros au titre de son préjudice moral, déboute le I de ses demandes et le condamne au paiement d'une somme de 70.000 euros sur le fondement de l'article 238-1 du Code de procédure civile.

Au soutien de ses demandes en cause d'appel, c.A fait valoir les arguments suivants :

* le régime de la faute applicable en l'espèce est bien celui de la faute de service et nullement celui d'une faute lourde ou caractérisée comme tenterait à tort de le soutenir le I, aucune disposition légale monégasque ne faisant en la matière référence à ce type de faute,

* le devoir d'information du médecin n'est pas seulement un devoir déontologique mais un droit fondamental qui se rattache au respect du corps humain, de son intégrité et de sa dignité et au respect de la volonté du patient si bien que la seule constatation du défaut d'information constitue en elle-même un préjudice qui doit donner lieu à réparation intégrale du préjudice,

* en l'espèce, d'une part, en ne communiquant pas les résultats du test génétique dit DPNI édité le 12 mai 2017 et en ne tenant pas compte de son résultat et, d'autre part, en n'informant pas sa patiente sur les différentes investigations possibles afin de détecter la trisomie 21, le Professeur F aurait manqué à son devoir d'information,

* elle indique n'avoir eu connaissance des résultats du test que le 18 octobre 2017, soit presque un mois après la naissance de l'enfant,

* le résultat de ce test fait apparaitre une fraction d'ADN foetal de 5 %, or il serait nécessaire que cette fraction d'ADN soit au moins de 10 % pour éviter toute difficulté ; dès lors, le Professeur F aurait dû demander un nouveau test ou à tout le moins en évoquer la possibilité avec sa patiente,

* le Professeur F aurait manqué à son devoir d'information en n'évoquant pas avec sa patiente les différentes méthodes de dépistage de la trisomie 21 et en n'attirant pas notamment son attention sur les avantages et les inconvénients de chacune d'elles,

* sur le pourcentage de perte de chance, l'appelante estime qu'il ressortirait des pièces produites aux débats qu'elle avait expressément alerté qu'en cas de trisomie dont serait atteint l'enfant à naître, elle aurait souhaité interrompre la grossesse ; en l'espèce, le manquement au devoir d'information a fait perdre à la patiente une chance d'effectuer une amniocentèse, laquelle aurait permis l'établissement d'un caryotype et la détection de la trisomie ; l'appelante estime que privée de ces informations l'ayant empêchée de pratiquer une interruption de sa grossesse (en France ou à Monaco qui connait le régime de l'interruption médicale de grossesse) la perte de chance devrait être évaluée à 100 %,

* le montant de son préjudice moral devrait être fixé à 1.500.000 euros, dans la mesure où elle vit une situation imposée contre sa volonté, lui causant un traumatisme nécessitant un suivi psychologique et psychiatrique et des traitements à base d'anxiolytiques et antidépresseurs affectant sa personnalité et ce d'autant plus qu'elle exerce seule l'autorité parentale.

Par conclusions en date du 11 juillet 2023, le I a relevé appel incident du jugement rendu par le Tribunal de première instance le 16 mars 2023.

Aux termes d'ultimes conclusions en date du 5 décembre 2023, l'établissement public sollicite la réformation du jugement et que la Cour, statuant à nouveau, dise qu'aucune faute lourde quant à l'information de la patiente ne peut être retenue, dise que sa responsabilité n'est pas engagée et rejette l'intégralité des demandes formulées par c.A. À titre subsidiaire, si un défaut d'information devait être retenu, le I sollicite de la Cour qu'elle dise que cette faute n'a pas entrainé de perte de chance. À titre encore plus subsidiaire, si une perte de chance devait être retenue, le I sollicite que la Cour n'évalue pas cette perte de chance à plus de 20 % et l'entier préjudice moral en découlant à une somme n'excédant pas 10.000 euros.

Au soutien de ses prétentions, le I fait valoir les arguments suivants :

* l'information qui a été délivrée à c.A par le Professeur F aurait été parfaitement conforme aux obligations qui étaient les siennes en application des dispositions générales du Code civil, des dispositions particulières du Code de déontologie et même aux dispositions, non encore applicables puisque postérieures, de la loi du 30 octobre 2017. Selon l'intimé, l'information en matière de diagnostic prénatal ne suit pas le même régime que pour les autres prises en charge médicales ; à titre comparatiste, la législation française sur ce point soumet l'indemnisation des parents à l'existence d'une faute caractérisée ; en l'espèce, la démonstration d'une faute lourde serait donc nécessaire,

* factuellement, lors d'une consultation du 31 mars 2017, les bénéfices et les risques des différentes méthodes de dépistage auraient été présentés à c.A, comme cela ressort du rapport d'expertise. Une information claire, loyale et adaptée aurait ainsi été donnée,

* le test DPNI est le plus performant des méthodes sans risque pour le foetus puisqu'il présente la meilleure sensibilité et le plus faible taux de faux négatifs, de l'ordre de 1/10000 ; s'il n'est pas instauré par la HAS comme test de dépistage en première intention, c'est principalement au regard de son coût et non de ses performances,

* les résultats, le 12 mai 2017, du test pratiqué le 3 mai 2017, présentent une erreur en ce qu'ils retiennent que « la clarté nucale chez le foetus étant supérieure au 95ème percentile, il existe un risque accru d'autres types d'anomalies chromosomiques déséquilibrées qui ne sont pas recherchées par ce test » ; en effet selon l'intimé, les publications de référence retiennent le 95ème percentile de la clarté nucale pour une longueur cranio-caudale de 65 mm, de 2,61 à 2,64 ; or, dans le cas de c.A, la clarté nucale étant à 2,6 pour une longueur cranio-caudale de 65 mm, elle représentait donc le 94ème percentile ; il n'avait donc pas été proposé d'amniocentèse dans la mesure où la seule anomalie à envisager était autre qu'une trisomie 21,

* la consultation génétique après les résultats s'est déroulée le 6 juin 2017,

* le préjudice subi ne serait constitué que par l'impréparation.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la Cour se réfère à leurs écritures ci-dessus évoquées auxquelles il est expressément renvoyé.

Par conclusions en date du 23 octobre 2023, le Ministère Public s'en est rapporté à l'appréciation de la Cour d'appel.

SUR CE,

* I/Sur la recevabilité des appels et l'effet dévolutif :

Attendu que les appels, principal et incident, relevés dans les formes et délais prescrits par le Code de procédure civile, doivent être déclarés recevables ;

Attendu que l'appel principal de c.A est limité et que les chefs de jugement relatifs à l'absence de faute détachable du Professeur b.F, au débouté des demandes présentées par c.A en qualité de représentante légale de son fils c, au débouté des demandes d'indemnisations personnelles de c.A autres que son préjudice moral ne sont pas contestés et sont donc définitifs ;

* II/Sur le régime d'éventuelle responsabilité du I :

Attendu que la responsabilité du I, établissement public régi par les dispositions de la loi n° 918 du 27 décembre 1971, doit être appréhendée selon les règles de droit administratif, s'agissant d'une prise en charge hospitalière et au regard en particulier de l'obligation d'information médicale, seule question résiduelle dévolue à la Cour d'appel dans ce contentieux ;

Qu'à cet égard, la grossesse de c.A s'étant déroulée antérieurement au 30 octobre 2017, c'est à raison que les premiers juges ont considéré que les règles en vigueur étaient celles applicables avant l'entrée en vigueur de la loi n° 1.454 du 30 octobre 2017 relative au consentement et à l'information en matière médicale, dont la Cour relève en tout état de cause qu'elle n'instaure pas de régime spécifique de faute lourde ou qualifiée en la matière ;

Que l'article 34 du Code de déontologie médicale dispose :

« le médecin doit à la personne qu'il examine, qu'il soigne ou qu'il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu'il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension » ;

Que c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu qu'il en résultait pour le médecin un devoir d'apporter à son patient tous les renseignements qui lui permettront d'exercer librement son choix, c'est-à-dire d'accepter ou de refuser les soins proposés et que compte tenu de l'importance dans l'exercice du droit des patients, un manquement peut constituer une faute de service susceptible d'engager la responsabilité de l'établissement de soins ;

* III/Sur le manquement à l'obligation d'information de la patiente :

Attendu que la preuve de la délivrance de l'information pèse sur l'établissement de soins ;

* A/Attendu que la Cour note d'emblée que le rapport des experts n'est pas valablement contesté quand il indique que le test du 3 mai 2017 « a été réalisé selon les règles de bonnes pratiques à savoir un terme préconisé […] sans signe d'appel échographique (nuque inférieure ou égale au 95° percentile et inférieure à 3,5 mm) et une fraction foetale à 5 % soit plus de 4 % (valeur seuil retenue en 2017) » ;

Que les éléments développés par l'appelante sur la nécessité d'un prélèvement supérieur à 10 % et une information afférente qui aurait donc dû être donnée ne seront pas retenus ;

* B/Attendu en revanche que le choix de pratiquer, en première intention, un test DPNI, et non pas un test selon la méthode combinée du premier trimestre n'apparait pas avoir été expliqué à suffisance à la patiente et ce alors que tel aurait dû être d'autant plus le cas qu'il s'agissait dès lors de s'écarter des préconisations de la HAS ;

Qu'en l'espèce, le I ne verse pas aux débats de pièces relatives à une telle information, notamment sur l'intérêt que pouvait présenter la mise en œuvre de la méthode combinée du premier trimestre et la privation, en ne la pratiquant pas, de bénéficier d'un dosage des protéines maternelles (ce qui est, selon le rapport d'expertise, une des caractéristiques propres à ce test) ;

Qu'il existe également un second manquement à l'obligation d'information, puisqu'il résulte également des pièces produites aux débats que les résultats du 12 mai 2017 du test du 3 mai 2017 n'ont pas été portés à la connaissance de c.A ;

* IV/Sur la perte de chance de c.A d'éviter un préjudice :

Attendu s'agissant des conséquences de ces manquements, que c'est un régime de perte de chance à plusieurs degrés qui doit permettre de les appréhender : en premier lieu, une perte de chance d'obtenir une information sur un haut risque d'anomalie chromosomique, en second lieu de pratiquer une méthode invasive (et donc risquée pour le foetus) mais permettant avec certitude l'établissement d'un caryotype et en troisième et dernier lieu la possibilité d'interrompre la grossesse ;

* A/Sur la perte de chance d'obtenir une information sur un haut risque d'anomalie chromosomique et de pratiquer une méthode invasive :

* 1/Attendu qu'il convient de considérer la triple option en fonction du résultat d'un test selon la méthode combinée du premier trimestre : (risque supérieur à 1/50 : DPNI ou caryotype / risque entre 1/51 et 1/1000 : DPNI et si DPNI positif : caryotype / risque 1/1000, pas de nouveau test) ;

Attendu que les experts (p.13) indiquent que « Si Madame A avait réalisé un test de dépistage combiné du 1° trimestre de la trisomie 21, elle aurait eu 2,9 % de risque d'être dans le groupe de patientes avec un risque 1/50. Estimation très approximative car elle ne tient pas compte de l'âge et de la mesure de la clarté nucale. De même, il y a une probabilité qu'elle n'ait pas été dans un groupe à risque (risque inférieur à 1/1000). Là aussi, ce risque est très difficile à estimer » ;

Que les experts complètent leur rapport (p.18) de la manière suivante s'agissant de la méthode combinée du premier trimestre :

« cette perte de chance est difficile à appréhender avec certitude. Un certain nombre d'éléments cependant peuvent nous guider :

* le risque de trisomie 21 chez une patiente âgée de xxx, comportant une grossesse unique avec un embryon dont la longueur est égale à 65 mm et la clarté nucale à 2,6 mm, peut être évalué à 1/80, soit un risque entre 1/51 et 1/1000 pour laquelle on aurait proposé un DPNI dont le résultat aurait été identique à celui qui a été fourni par le laboratoire J,

* il aurait fallu que le résultat du dosage des protéines sériques eusse été très anormal pour obtenir un risque intégré supérieur à 1/50 qui aurait conduit à proposer la réalisation d'un caryotype par une technique invasive, laquelle aurait permis le diagnostic de trisomie 21. Au total nous retenons une perte de chance assez faible de diagnostiquer la trisomie 21, perte qui est certainement inférieure à 50 % et nous retiendrons, pour notre part, le taux de 20 % qui nous semble être un maximum » ;

Attendu que la Cour ne trouve pas dans les pièces produites ni dans les écritures des parties d'éléments permettant de s'écarter de cette appréciation des experts à cet égard et retiendra une perte de chance d'obtenir une information sur un haut risque d'anomalie chromosomique et de pratiquer une méthode invasive de 20 % à cet égard ;

* 2/Attendu s'agissant de l'absence d'information quant aux résultats du test du 12 mai 2017 (qui est donc un faux négatif) que si ces résultats avaient été communiqués et expliqués à c.A, avec notamment l'information quant à un faible mais possible taux de faux négatif, elle aurait pu choisir une autre méthode de dépistage et ce d'autant plus si les résultats du conseil scientifique lui avaient été donnés ;

Que toutefois, au regard du très faible taux de faux négatif et risque pour le foetus de pratiquer une méthode invasive (risque évalué entre 0,5 et 1 %) la perte de chance consécutive à ce second manquement apparait très faible et la Cour l'estime de l'ordre de 5 % ;

* B/Sur la perte de chance pour c.A d'interrompre sa grossesse :

Attendu que si l'information issue du caryotype avait été obtenue, il ressort des pièces du dossier (attestation d'une voisine de chambre notamment) qu'il est très vraisemblable que c.A aurait opté pour une interruption médicale de grossesse, sans que la Cour ne puisse consacrer une certitude absolue chez cette patiente, âgée de 37 ans, chez qui une infertilité tubaire avait été diagnostiquée ;

Que la Cour estime que le pourcentage à retenir doit être très élevé dans la mesure notamment où l'implantation de l'embryon issu de la fécondation in vitro avait fonctionné dès la première tentative et où quatre autres embryons avaient été congelés et auraient permis une ou plusieurs autres grossesses ;

Que le pourcentage à cet égard sera fixé à 90 % ;

* C/Attendu en conséquence de ces constatations, que par infirmation du jugement déféré, la perte de chance d'éviter le préjudice moral qui sera appréhendé ci-après sera donc fixée à 25 × 0,9 = 22,5 % ;

* V/Sur le préjudice moral de c.A :

Attendu que les premiers juges ont retenu à raison que ce poste de préjudice a pour objet d'indemniser le choc psychologique résultant de la découverte du handicap (préjudice d'impréparation), ainsi que les souffrances occasionnées par le fait pour l'appelante de devoir vivre avec un enfant en situation de handicap et d'être ainsi confrontée quotidiennement aux difficultés actuelles et futures de celui-ci ;

Que le Tribunal a valablement tenu compte du fait, d'une part, que c.A avait expressément fait état de son inquiétude face à la possibilité d'accoucher d'un enfant atteint de handicap et, d'autre part, que selon un jugement du Tribunal de grande instance de Nice en date du 16 avril 2018, homologuant une convention parentale organisant l'exercice de l'autorité parentale, celle-ci était confiée exclusivement à c.A, aucune contribution à l'entretien et l'éducation de l'enfant n'ayant été mise à la charge du père au vu de la situation financière de celui-ci, cet isolement éducatif et financier de c.A ne faisant qu'accroître son préjudice ;

Que c'est à juste titre que les premiers juges ont donc fixé le montant du préjudice moral de c.A à la somme de 150.000 euros ;

Attendu qu'en application du taux de perte de chance de 22,5 % défini ci-dessus, le I sera donc condamné, par voie d'infirmation du jugement déféré, au paiement d'une somme de 33.750 euros ;

* VI/Sur les autres chefs de demandes :

Attendu que sur le principe, c.A reçoit gain de cause en ses demandes, le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné le I aux dépens de première instance et à une somme de 7.000 euros au titre de l'article 238-1 du Code de procédure civile ;

Qu'en cause d'appel, chacune des parties succombant respectivement de quelque chef, il y a lieu à compensation totale des dépens d'appel ;

Qu'en conséquence, la demande présentée par c.A au titre de l'article 238-1 du Code de procédure civile en cause d'appel sera donc rejetée ;

Dispositif

PAR CES MOTIFS,

LA COUR D'APPEL DE LA PRINCIPAUTÉ DE MONACO,

statuant publiquement et contradictoirement,

par mise à disposition au greffe,

Déclare recevables les appels, principal et incident à l'encontre du jugement rendu par le Tribunal de première instance le 16 mars 2023,

Confirme le jugement en ses dispositions appelées, sauf en ce qu'il a fixé le taux de perte de chance de c.A à 40 % et condamné le I à payer à c.A la somme de 60.000 euros en réparation du préjudice moral,

Statuant à nouveau de ces chefs,

Fixe le taux de perte de chance de c.A à 22,5 %,

Condamne le I à payer à c.A la somme de 33.750 euros en réparation du préjudice moral,

Y ajoutant,

Dit que chacune des parties conservera la charge de ses dépens d'appel,

Déboute c.A de sa demande en paiement au titre de l'article 238-1 du Code de procédure civile en cause d'appel,

Vu les articles 58 et 62 de la loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires,

Composition

Après débats en audience de la Cour d'appel de la Principauté de Monaco, et qu'il en ait été délibéré et jugé par la formation de jugement,

Ainsi jugé et rendu au Palais de Justice, à Monaco, le 26 SEPTEMBRE 2024, par Monsieur Francis JULLEMIER-MILLASSEAU, Premier Président, Madame Claire GHERA, Conseiller, Monsieur Sébastien BIANCHERI, Conseiller, assistés de Monsieur Julien SPOSITO, Greffier en Chef adjoint, en présence de Madame Valérie SAGNÉ, Premier Substitut du Procureur général.

^


Synthèse
Numéro d'arrêt : 30683
Date de la décision : 26/09/2024

Analyses

Établissement de santé ; Responsabilité (Public)


Parties
Demandeurs : c.A
Défendeurs : L’établissement public de droit monégasque I

Références :

Code civil
loi n° 1.454 du 30 octobre 2017
Code de procédure civile
article 238-1 du Code de procédure civile
articles 58 et 62 de la loi n° 1.398 du 24 juin 2013
loi n° 918 du 27 décembre 1971


Origine de la décision
Date de l'import : 04/10/2024
Fonds documentaire ?: tribunal-supreme.mc
Identifiant URN:LEX : urn:lex;mc;cour.appel;arret;2024-09-26;30683 ?

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