Tribunal administratif N° 52198a du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52198a 5e chambre Inscrit le 7 janvier 2025 Audience publique du 28 mars 2025 Recours formé par Monsieur (A1), …, contre trois décisions du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 27, L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52198a du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 7 janvier 2025 par la société à responsabilité limitée WH AVOCATS SARL, établie à L-1630 Luxembourg, 46, rue Glesener, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B 265326, représentée aux fins des présentes par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A1), déclarant être né le … à … (Albanie) et être de nationalité albanaise, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation 1) d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 décembre 2024 de statuer sur le bien-fondé de sa demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, 2) de la décision ministérielle du même jour portant refus de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et 3) de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 15 janvier 2025 ;
Vu le jugement du 31 janvier 2025, inscrit sous le numéro 52198 du rôle, rendu par le juge du tribunal administratif, siégeant en remplacement du président de la cinquième chambre du tribunal administratif ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, Maître Frank WIES, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Brice CLOOS en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 12 mars 2025.
Il ressort d’un rapport établi par la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, en date du 15 février 2023, que Monsieur (A1) se présenta au ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, le 24 octobre 2022.
En tant que mineur non accompagné, Monsieur (A1) se vit attribuer un administrateur ad hoc par ordonnance du 23 décembre 2022 du juge aux affaires familiales près le tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg.
Le 15 février 2023, Monsieur (A1), mineur, représenté par son administrateur ad hoc, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-
après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A1) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Le 4 septembre 2023, il fut entendu par un agent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
Le 26 septembre 2024, le ministre saisit la commission consultative d’évaluation de l’intérêt supérieur des mineurs non accompagnés, ci-après désignée par « la Commission consultative », afin d’apprécier s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant, en l’occurrence de Monsieur (A1), de retourner ou non dans son pays d’origine.
En sa séance du 25 octobre 2024, la Commission consultative arriva à la conclusion qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Monsieur (A1) de retourner en Albanie.
Par décision du 19 décembre 2024, notifiée à l’intéressé ainsi qu’à son administrateur ad hoc le 23 décembre 2024, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur (A1) que sa demande de protection internationale avait été rejetée comme étant non fondée, tout en lui enjoignant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 janvier 2025, Monsieur (A1) a fait introduire un recours tendant à la réformation (i) de la décision du ministre du 19 décembre 2024 de statuer sur le bien-fondé de sa demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, (ii) de la décision ministérielle du même jour portant refus de faire droit à sa demande de protection internationale, et (iii) de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
1) Quant à la compétence du tribunal et à la recevabilité du recours En application de l’article 35, paragraphe (2) de la loi du 18 décembre 2015, le juge, siégeant en remplacement du président de la cinquième chambre du tribunal administratif, a, par jugement rendu en date du 31 janvier 2025, portant le numéro 52198 du rôle, déclaré le recours, pris en son triple volet, recevable en la forme et a jugé que le recours est manifestement infondé en ce qui concerne la décision de statuer sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et celle déboutant le demandeur de sa demande de protection internationale, et a renvoyé l’affaire en chambre collégiale du tribunal administratif pour statuer sur le recours relatif à l’ordre de quitter le territoire.
A titre liminaire, le tribunal tient à relever que tout jugement non susceptible d’appel est frappé de l’autorité de la chose jugée et que cette dernière s’attache tant au dispositif d’un jugement, qu’aux motifs qui en sont le soutien nécessaire.
En vertu de ce principe, le tribunal ne tranchera plus ce qui a d’ores et déjà été jugé par le juge siégeant comme juge unique, en remplacement du président de la cinquième chambre du tribunal administratif, dans son jugement du 31 janvier 2025.
De même, le tribunal relève que la recevabilité des recours a été tranchée par le jugement précité du 31 janvier 2025.
2) Quant au fond Arguments et moyens des parties S’agissant du volet du recours dirigé contre la décision du ministre portant ordre de quitter le territoire, seul recours n’ayant pas été déclaré manifestement infondé par le juge siégeant comme juge unique, en remplacement du président de la cinquième chambre du tribunal administratif, dans le jugement du 31 janvier 2025, le tribunal rappelle que le demandeur, tout en se référant à l’article 103 de la loi modifiée du 29 août 2008 relative la libre circulation des personnes et à l’immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », estime que contrairement à la conclusion à laquelle a abouti le ministre, il ne serait pas dans son intérêt supérieur d’être contraint de retourner en Albanie.
A l’appui de son argumentation, il soutient que l’article 34, paragraphe (2), alinéa 3 de la loi du 18 décembre 2015 rendrait explicitement applicable l’article 103 de la loi du 29 août 2008 à l’ordre de quitter le territoire.
A cet égard, le demandeur fait valoir que son frère aîné, Monsieur (A2), aurait introduit une demande de protection internationale en qualité de mineur non accompagné pour les mêmes motifs. Bien que cette demande ait été rejetée, le demandeur soutient que la Commission consultative aurait néanmoins estimé que l’intérêt supérieur de l’enfant justifiait son maintien sur le territoire luxembourgeois jusqu’à sa majorité, de sorte qu’aucun ordre de quitter le territoire n’aurait été pris à l’encontre de Monsieur (A2). Le demandeur reproche, dès lors, au ministre un « volte-face » « incompréhensible » dans le traitement différencié réservé à sa situation par rapport à celle de son frère aîné. Il invoque le principe de confiance légitime et soutient que l’administration n’aurait pas démontré l’existence d’une différence substantielle dans leurs situations familiales ou dans leurs conditions matérielles qui pourrait justifier une différence de traitement.
Il soutient que l’avis de la Commission consultative serait fondé sur une appréciation subjective et « parcellaire » des éléments du dossier. Il souligne que la Commission consultative aurait conclu à l’absence de danger concret le concernant, alors qu’il ne lui incomberait en aucune manière de procéder à une telle appréciation, laquelle préjugerait de la décision du ministre, d’une part, et contredirait, d’autre part, les informations recueillies par l’Organisation internationale pour les migrations, ci-après désignée « l’OIM ».
Le demandeur en déduit que l’ordre de quitter le territoire pris à son encontre serait contraire à son intérêt supérieur. En conséquence, il conclut que la décision déférée du 19 décembre 2024 devrait être réformée en ce qui concerne l’ordre de quitter le territoire.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours en réformation s’agissant de la décision ministérielle portant ordre de quitter le territoire.
A l’appui de son argumentation, il rappelle tout d’abord, en se référant à l’article 103 de la loi du 29 août 2008, qu’une décision de retour ne pourrait être prise à l’encontre d’un mineur non accompagné que si cet éloignement était nécessaire dans son intérêt.
Ensuite, il expose que le ministre aurait saisi la Commission consultative, laquelle se serait réunie en date du 25 octobre 2024 et aurait estimé, dans un avis du même jour, qu’il n’existerait pas de danger concret pour le demandeur dans son pays d’origine et qu’il y bénéficierait d’un environnement familial aimant, de sorte qu’elle aurait été amenée à conclure qu’il serait dans son intérêt supérieur de retourner en Albanie, pays dans quel il disposerait d’une certaine stabilité.
Le délégué du gouvernement soutient que le simple fait que la Commission consultative aurait émis un avis différent en 2021 concernant le frère du demandeur ne saurait automatiquement impliquer que le demandeur devrait se voir émettre un avis identique en 2024. Il affirme que chaque dossier serait analysé de manière individuelle par ladite Commission consultative au regard de la situation personnelle du mineur non accompagné au moment où elle rendrait son avis. Il précise qu’il en irait de même pour le ministre qui procéderait, lui aussi, à sa propre analyse individuelle de chaque dossier et qui déciderait, dans ce contexte, de suivre ou non l’avis de la Commission consultative. Le délégué du gouvernement soutient que la décision du ministre de suivre l’avis de la Commission consultative dans le cadre du recours sous examen conforterait le constat suivant lequel la décision de retour du demandeur dans son pays d’origine serait justifiée.
Enfin, le délégué du gouvernement affirme que le demandeur serait resté en défaut d’apporter des éléments qui permettraient de conclure qu’un retour dans son pays, auprès de sa mère et de ses grands-parents maternels, ne serait pas dans son intérêt.
Il en conclut que ce serait à bon droit que le ministre aurait décidé de se rallier à l’avis de la Commission consultative en estimant qu’il serait dans l’intérêt supérieur du demandeur de retourner dans son pays d’origine.
Lors de l’audience publique des plaidoiries, le délégué du gouvernement a soutenu que la situation du demandeur serait plus stable en Albanie, auprès de sa mère et de ses grands-
parents sans y ajouter d’autres précisions.
Appréciation du tribunal Aux termes de l’article 103 de la loi du 29 août 2008 « […] Aucune décision d’éloignement du territoire, à l’exception de celle qui se fonde sur des motifs graves de sécurité publique, ne peut être prise à l’encontre d’un mineur non accompagné d’un représentant légal, sauf si l’éloignement est nécessaire dans son intérêt ».
Il ressort des travaux parlementaires relatifs à la loi du 29 août 2008 que cet article a été introduit dans le but « d’accorder aux mineurs une protection accrue contre l’éloignement du territoire, conformément à la Convention internationale des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant d[u 20 novembre] 1989 » en précisant que « Cette protection prévue par la directive 2004/38 pour les mineurs citoyens de l’Union, est étendue à tous les mineurs quelle que soit leur nationalité »1.
Force est au tribunal de constater qu’il n’est ni allégué ni a fortiori établi que Monsieur (A1) constituerait une menace pour la sécurité publique, de sorte qu’il y a seulement lieu d’examiner si l’éloignement vers l’Albanie est nécessaire dans son intérêt.
A cet égard, force est au tribunal de relever qu’il ressort en premier lieu d’un rapport établi par la Fondation Maison de la Porte Ouverte en date du 21 janvier 2025 que « […] Orges prend ses études très à cœur. Durant son parcours scolaire, ses professeurs au … en 2022-
2023, puis au Lycée … en 2023-2024, ont exprimé leur satisfaction de l’avoir comme élève. Il fait preuve de respect envers le corps professoral, ses camarades de classe et les règles de vie des différents lycées qu’il a fréquentés. Ses résultats scolaires sont excellents.
Cette année, il est inscrit au Lycée Technique …, où il a débuté un apprentissage initial en DAP « Coiffure » le 10 septembre 2024. Son employeur, le salon « … » au …, est très satisfait de lui. La responsable du salon le décrit comme un jeune homme investi et respectueux, qui n'hésite pas à poser des questions pour améliorer ses compétences.
Orges témoigne d’une profonde reconnaissance pour l’aide et le soutien qu’il reçoit au Saint Martin Jeunes Centre d’Accueil Eich. Vivre au Luxembourg, dans un cadre soigné et sécurisé, lui inspire confiance et lui offre la sérénité nécessaire pour envisager l’avenir avec optimisme. Orges mesure pleinement la chance d’être dans ce pays et aspire à y bâtir son avenir.
Ce jeune se distingue par son attention aux autres, son respect, son engagement et son fidélité envers ses valeurs. Doté d’un grand potentiel, il s’investit avec sérieux dans ses projets et exprime fréquemment sa détermination à construire sa vie au Luxembourg. […] ».
En deuxième lieu, Monsieur (B), professeur de français au lycée …, affirme dans son attestation en date du 16 octobre 2024 que : « […] [Monsieur (A1)] a montré une résilience remarquable, poursuivant ses efforts scolaires avec persévérance et détermination. Cette attitude exemplaire témoigne d’une volonté sincère de se construire un avenir stable et épanouissant. ». Il conclut en soulignant que : « […] [Monsieur (A1)] a démontré un potentiel significatif qui, dans un cadre sécurisé, pourra se développer pleinement et contribuer à son intégration réussie dans la société. […] ».
Il ressort en troisième lieu de l’attestation datée du 23 octobre 2024, établie par Madame (C), manager du salon de coiffure … dans lequel Monsieur (A1) effectue son apprentissage, que : « […] [Monsieur (A1)] fait preuve de sérieux, d’assiduité et de ponctualité. Nous constatons une évolution prometteuse dans ses compétences professionnelles. […] ».
En quatrième lieu, Madame (D), régente de la classe du demandeur précise dans son attestation datée du 8 janvier 2025 que : « […] En tant que professeure et régente, même si je ne vois Monsieur (A1) que deux heures par semaine, je peux vous assurer que son comportement est exemplaire. Quant à ses compétences académiques, je pense qu’il devrait réussir son semestre. […] ».
1 Projet de loi portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration n° 5802, Commentaire des articles, ad. Art. 103 Il s’ensuit que l’ensemble des pièces versées en cause par le demandeur corrobore de manière claire et concordante que celui-ci présente un parcours exemplaire, marqué par son sérieux, son engagement et sa bonne intégration dans la société luxembourgeoise et son investissement constant dans des projets tant sur le plan académique que professionnel.
Dès lors, au vu de la situation particulière du demandeur, c’est à tort que ministre s’est borné à affirmer qu’il serait dans son intérêt de retourner dans son pays d’origine en se fondant exclusivement sur l’existence d’un lien affectif avec son pays d’origine, sans démontrer en quoi un retour dans son pays serait véritablement dans son intérêt eu égard à ses projets tant académiques que professionnels en cours au Luxembourg. Dans les circonstances spécifiques de l’espèce, il n’est pas établi que l’éloignement du demandeur serait dans son intérêt, qu’il répondrait à une nécessité impérieuse ou qu’il constituerait une mesure proportionnée au regard de son parcours et de son niveau d’intégration au Luxembourg.
S’il est vrai que le demandeur ne remplit pas les conditions requises pour prétendre au statut conféré par la protection internationale, il ne saurait, compte tenu de sa minorité et de son intégration avérée au Luxembourg tant sur le plan académique que professionnel, faire l’objet d’un ordre de quitter le territoire.
Il s’ensuit que le recours en réformation contre l’ordre de quitter le territoire est justifié.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties et sur renvoi par le jugement du 31 janvier 2025, inscrit sous le numéro 52198 du rôle, rendu par le juge, siégeant en remplacement du premier vice-président de la cinquième chambre du tribunal administratif, statuant contradictoirement ;
vidant le jugement précité du 31 janvier 2025 ;
déclare justifié le recours en réformation introduit contre l’ordre de quitter le territoire et dit qu’il n’y a pas lieu d’ordonner à Monsieur (A1) de quitter le territoire tant qu’il n’a pas atteint l’âge de la majorité ;
condamne l’Etat aux frais et dépens y compris ceux résultant de l’instance ayant donné lieu au jugement du 31 janvier 2025.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 28 mars 2025 par :
Françoise EBERHARD, premier vice-président, Carine REINESCH, premier juge Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, en présence du greffier Shania HAMES.
s. Shania HAMES s. Françoise EBERHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 28 mars 2025 Le greffier du tribunal administratif 6