Tribunal administratif N° 50999 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50999 Inscrit le 28 août 2024 Audience publique du 29 août 2024 Requête en institution de mesures de sauvegarde introduite par Madame … et consorts, …, contre deux actes du directeur de l’Office national d’accueil (ONA)
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ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 50999 du rôle et déposée le 28 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Karima HAMMOUCHE, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Kosovo), et de Monsieur …, né le … à … (Kosovo), agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour le compte de leurs enfants communs mineurs …, née le … à … (Kosovo), …, née le … à …, et …, né le … à …, tous de nationalité kosovare, demeurant ensemble à L-…, tendant à voir prononcer des mesures de sauvegarde par rapport à un courrier du 23 juillet 2024 et un courrier du 1er août 2024 du directeur de l’Office national d’accueil (ONA), valant interdiction d’accès à toute structure d’hébergement de l’ONA, ces courriers étant encore attaqués au fond par une requête en réformation, sinon en annulation introduite le 27 août 2024, portant le numéro 50995 du rôle ;
Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les actes attaqués ;
Maître Karima HAMMOUCHE et Madame le délégué du gouvernement Linda MANIEWSKI entendues en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 29 août 2024.
Le 30 mai 2024, Madame … et Monsieur …, accompagnés de leurs enfants mineurs …, … et …, ci-après désignés par « les consorts … », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, des demandes de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Par décision du 13 juin 2024, ayant entretemps acquis autorité de chose décidée, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », rejeta les demandes de protection internationale des consorts … et leur ordonna de quitter le territoire dans un délai de trente jours, à compter du jour où ladite décision sera devenue définitive.
1 Par courrier du 23 juillet 2024, le directeur de l’Office national d’accueil, désigné ci-
après par « le directeur », respectivement par « l’ONA », s’adressa aux consorts … en les termes suivants :
« […] Actuellement, vous occupez un logement mis à votre disposition par l’Office national de l’accueil (ONA) dans la structure d’hébergement sise à L-….
Par la présente, je me permets de vous rappeler que suite à une décision de la Direction générale de l’immigration du Ministère des Affaires intérieures du 13 juin 2024 devenue définitive vous avez été définitivement déboutés de votre demande de protection internationale.
Il s’en suit que vous êtes tenus de coopérer avec la Direction générale de l’immigration pour organiser votre retour volontaire.
Par ailleurs, vous n’avez plus droit aux conditions matérielles d’accueil accordées par l’ONA sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire.
Au vu de ce qui précède, je vous informe que vous devez impérativement quitter la structure d’hébergement sise à L-…, avec tous ceux qui l’occupent de votre chef, au plus tard le mardi 30 juillet 2024. À défaut de quitter les lieux dans les délais impartis, l’accès à la structure vous sera refusé ainsi qu’à l’ensemble des structures d’hébergement de l’ONA.
[…] ».
Par courrier électronique du 31 juillet 2024, les consorts … demandèrent, par l’intermédiaire de leur litismandataire, à l’ONA de les « rétablir […] dans leur hébergement ».
Par courrier du 1er août 2024, le directeur de l’ONA s’adressa au litismandataire des consorts … dans les termes suivants :
« […] Par la présente, je me permets de vous informer que suite aux divers échanges tenus et sur base des pièces justificatives que vous nous avez transmises ce jour, notamment la demande d’un sursis à l’éloignement au profit de la famille …, un délai d’hébergement supplémentaire d’un mois est accordé à titre exceptionnel à vos mandants.
Partant, la famille … devra impérativement avoir quitté le Centre de primo-accueil Kirchberg sis à L-…, au plus tard le lundi 2 septembre 2024. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 27 août 2024, inscrite sous le numéro 50995 du rôle, les consorts … ont fait introduire un recours contentieux tendant à la réformation, sinon à l’annulation des deux courriers précités du directeur de l’ONA du 23 juillet 2024, respectivement du 1er août 2024, tandis que par requête déposée le 28 août 2024, inscrite sous le numéro 50999 du rôle, ils ont demandé à voir instaurer des mesures de sauvegarde par rapport aux actes déférés en attendant la solution de leur recours au fond.
Les consorts …, après avoir rappelé qu’ils ont introduit en date du 30 mai 2024 des demandes de protection internationale, rejetées par décision du ministre en date du 13 juin 2024, notifiée le 19 juin 2024, non entreprise par eux, indiquent qu’ils seraient certes disposés à retourner volontairement au Kosovo, mais qu’en cas de retour dans leur pays d’origine, 2 l’enfant … n’aurait pas accès aux soins spécifiques dont il aurait besoin en raison de son épilepsie.
Ils ajoutent encore qu’ils auraient été expulsés manu militari de la structure d’hébergement, de sorte à s’être retrouvés la nuit « orageuse et pluvieuse » du 31 juillet 2024 à dormir dans « un parc de la ville », avant d’avoir pu réintégrer la structure d’hébergement en date du 1er août 2024, et ce, jusqu’au 2 septembre 2024.
Les consorts … précisent que comme l’ONA aurait, non seulement mis fin à leurs conditions d’accueil matériel, mais également aux conditions d’accueil en termes de soin de santé et l’allocation mensuelle minimale dont ils auraient bénéficié, ils n’auraient pas disposé d’un bon médical pour acheter le traitement médicamenteux « crucial » préconisé pour l’enfant … et lequel ne lui aurait, dès lors, pas pu être administré.
Les requérants soutiennent que le retrait des conditions d’accueil risquerait de leur causer un préjudice grave et définitif au regard de l’état de santé de l’enfant …, lequel serait sujet à des graves crises de convulsions si la mesure de sauvegarde sollicitée n’était pas accordée.
Ils estiment encore que les moyens invoqués à l’appui de leur recours au fond seraient sérieux.
Dans ce contexte, ils se prévalent devant les juges du fond d’un défaut de motivation et de fondement « de la décision de retrait » et plus particulièrement d’une violation des articles 6 et 7 du règlement grand-ducal du 8 juin 2012 fixant les conditions et les modalités d’octroi d’une aide sociale aux demandeurs de protection internationale, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 2012 », d’une violation de l’article 5 du règlement grand-ducal du 8 juin 2012 et des articles 22 et 24 de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que d’une violation de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte).
En vertu de l’article 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après « la loi du 21 juin 1999 », le président du tribunal administratif ou le magistrat le remplaçant peut au provisoire ordonner toutes les mesures nécessaires afin de sauvegarder les intérêts des parties ou des personnes qui ont intérêt à la solution de l’affaire, à l’exclusion des mesures ayant pour objet des droits civils.
Sous peine de vider de sa substance l’article 11 de la loi du 21 juin 1999, qui prévoit que le sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux, il y a lieu d’admettre que l’institution d’une mesure de sauvegarde est soumise aux mêmes conditions concernant les caractères du préjudice et des moyens invoqués à l’appui du recours. Admettre le contraire reviendrait en effet à autoriser le sursis à exécution d’une décision administrative alors même que les conditions posées par l’article 11 ne seraient pas remplies, le libellé de l’article 12 n’excluant pas, a priori, un tel sursis qui peut à son tour être compris comme mesure de sauvegarde.
Or, en vertu de l’article 11 (2) de la loi du 21 juin 1999, un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque 3 de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux.
En ce qui concerne l’examen de la deuxième condition énoncée par l’article 11 de la loi du 21 juin 1999 pour justifier une mesure provisoire, à savoir que les moyens présentés à l’appui du recours au fond soient suffisamment sérieux est remplie en cause, il y a lieu de rappeler que concernant les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision, le juge appelé à en apprécier le caractère sérieux ne saurait les analyser et discuter à fond, sous peine de porter préjudice au principal et de se retrouver, à tort, dans le rôle du juge du fond. Il doit se borner à se livrer à un examen sommaire du mérite des moyens présentés, et accorder le sursis, respectivement la mesure de sauvegarde lorsqu’il paraît, en l’état de l’instruction, de nature à pouvoir entraîner l’annulation ou la réformation de la décision critiquée, étant rappelé que comme le sursis d’exécution, respectivement l’institution d’une mesure de sauvegarde doit rester une procédure exceptionnelle, puisque qu’ils constituent une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.
L’exigence tirée du caractère sérieux des moyens invoqués appelle le juge administratif à examiner et à apprécier, au vu des pièces du dossier et compte tenu du stade de l’instruction, les chances de succès du recours au fond. Pour que la condition soit respectée, le juge doit arriver à la conclusion que le recours au fond présente de sérieuses chances de succès.
Or, à cet égard, la recevabilité même du recours au fond, sinon la compétence du juge administratif, eu égard au caractère décisionnel des courriers déférés du directeur, est sujette à de forts doutes, cette question ayant été discutée contradictoirement à l’audience après avoir été plus particulièrement soulevée conformément à l’article 30 de la loi du 21 juin 1999.
Ainsi, tel qu’exposé par le délégué du gouvernement et confirmé par le mandataire des requérants, il est constant en cause que les requérants ont été déboutés de leurs demandes de protection internationale par décision ministérielle du 13 juin 2024, contre laquelle ils n’ont pas introduit de recours contentieux, de sorte à être coulée en force de chose décidée. Les consorts … ne remplissent dès lors plus, en tant que demandeurs définitivement déboutés de leurs demandes de protection internationale, les conditions pour pouvoir prétendre aux aides matérielles, et en particulier à l’hébergement, telles qu’offertes par l’ONA, dont les missions sont exclusivement limitées à l’accueil et l’encadrement des demandeurs de protection internationale, conformément à la loi du 18 décembre 2015, ainsi qu’à l’article 2 de la loi du 4 décembre 2019 portant création de l’Office National de l’Accueil1.
Il se pose dès lors la question de savoir si par ses courriers déférés du 23 juillet 2024, respectivement du 1er août 2024, le directeur a pris la décision d’interdire aux requérants l’accès à l’ensemble des structures d’hébergement gérées par l’ONA ou s’il n’a pas plutôt agi en exécution de la décision du 13 juin 2024 ayant rejeté les demandes de protection internationale des consorts … pour être non fondées, en les informant qu’en tant que demandeurs de protection 1 « (1) L’ONA a pour mission :
1° d’organiser l’accueil des demandeurs de protection internationale tels que définis par la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire ;
2° de gérer des structures d’hébergement réservées au logement provisoire de demandeurs de protection internationale, de réfugiés et de personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire tels que définis par la loi précitée du 18 décembre 2015 […] ».
4 internationale déboutés, ils n’avaient plus le droit d’être hébergés dans les structures de l’ONA, de sorte qu’ils étaient interdits d’accès à toute structure de l’ONA.
A cet égard, il ressort de la jurisprudence constante des juges du fond, basée sur l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, ci-après désignée par « la loi du 7 novembre 1996 », en vertu duquel un recours est ouvert « contre toutes les décisions administratives à l’égard desquelles aucun autre recours n’est admissible », que « Cette disposition limite l’ouverture d’un recours devant les juridictions administratives notamment aux conditions cumulatives que l’acte litigieux doit constituer une décision administrative, c’est-à-dire émaner d’une autorité administrative légalement habilitée à prendre des décisions unilatérales obligatoires pour les administrés et qu’il doit s’agir d’une véritable décision, affectant les droits et intérêts de la personne qui la conteste »2.
L’acte émanant d’une autorité administrative, pour être sujet à un recours contentieux, doit dès lors constituer, dans l’intention de l’autorité qui l’émet, une véritable décision, à qualifier d’acte de nature à faire grief, c’est-à-dire un acte de nature à produire par lui-même des effets juridiques affectant la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui réclame3.
Plus particulièrement, n’ont pas cette qualité de décision faisant grief, comme n’étant pas destinées à produire, par elles-mêmes, des effets juridiques, les simples mesures d’exécution d’une décision administrative puisqu’elles ne sont pas susceptibles de produire un effet de droit indépendamment de la décision dont elles constituent l’exécution, la modification apportée à l’ordonnancement juridique étant l’œuvre de la décision exécutée4.
En l’espèce, le courrier du 23 juillet 2024 du directeur, informant les requérants de leur interdiction d’accéder aux structures d’hébergement de l’ONA, ainsi que le courrier du 1er août 2024 leur accordant, à titre exceptionnel, un délai d’hébergement supplémentaire, tout en leur indiquant qu’ils doivent avoir quitté le Centre de primo-accueil au Kirchberg, sis à L-… au plus tard le 2 septembre 2024, ne paraissent a priori pas produire par eux-mêmes des effets sur la situation des requérants au-delà de ceux d’ores et déjà produits par la décision ministérielle du 13 juin 2024, dont ils ne paraissent partant constituer que l’exécution.
Cette conclusion provisoire s’impose d’autant plus que la Cour administrative, dans un arrêt du 29 mars 20225, confirmant l’analyse du tribunal administratif6 par rapport à une situation similaire, voire identique à celle sous analyse, a retenu qu’après le rejet définitif de sa demande de protection internationale, un étranger n’est plus à considérer comme demandeur de protection internationale et que, par la force des choses, il n’a pas acquis le statut de bénéficiaire de la protection internationale, de sorte qu’il perd ses droits corrélatifs d’hébergement et d’assistance sociale, de sorte que « la fin du bénéfice des conditions matérielles d’accueil est la suite logique et automatique de la décision ministérielle de rejet de sa demande de protection internationale et aucune décision à proprement parler afférente ne se situe au niveau de l’acte entrepris du directeur de l’ONA ».
2 F. Schockweiler, Le contentieux administratif et la procédure administrative non contentieuse en droit luxembourgeois, n° 46, p. 28.
3 Trib. adm., 18 juin 1998, n° 10617 et 10618, Pas. adm. 2023, V° Actes administratifs, n° 45, et les autres références y citées.
4 4 Jacques Falys, La recevabilité des recours en annulation des actes administratifs, 1975, nos 55 et 106.
5 Cour adm., 29 mars 2022, n° 46802C du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
6 Trib. adm., 9 novembre 2021, n° 44157 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
5 Il résulte des considérations qui précèdent que compte tenu des doutes sérieux relatifs en l’espèce au caractère décisionnel des courriers déférés du 23 juillet 2024 et du 1er août 2024, le recours tendant à l’instauration de mesures de sauvegarde manque au stade actuel du dossier globalement du sérieux nécessaire pour justifier la mesure provisoire sollicitée.
Les requérants sont partant à débouter de leur demande en institution d’une mesure provisoire, sans examiner davantage la question du risque d’un préjudice grave et définitif dans leur chef, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une des conditions entraîne l’échec de la demande.
Par ces motifs, la soussignée, premier juge au tribunal administratif, siégeant en remplacement des président et magistrats plus anciens en rang, légitiment empêchés, statuant contradictoirement et en audience publique ;
rejette le recours tendant à l’instauration de mesures de sauvegarde ;
condamne les requérants aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 29 août 2024 par Annemarie THEIS, premier juge au tribunal administratif, en présence du greffier Marc WARKEN.
s.Marc WARKEN s.Annemarie THEIS Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 29 août 2024 Le greffier du tribunal administratif 6