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24/11/2023 | LUXEMBOURG | N°49692

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 24 novembre 2023, 49692


Tribunal administratif N° 49692 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49692 Inscrit le 10 novembre 2023 Audience publique du 24 novembre 2023 Requête en sursis à exécution introduite par l’association sans but lucratif A, Luxembourg, l’association sans but lucratif B, Luxembourg, et l’association sans but lucratif C, Luxembourg, en présence de l’association sans but lucratif D, Esch-sur-Alzette, contre un acte du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière d’accueil de demandeurs de protection internationale

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ORDONNANCE

Vu la requête ins...

Tribunal administratif N° 49692 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49692 Inscrit le 10 novembre 2023 Audience publique du 24 novembre 2023 Requête en sursis à exécution introduite par l’association sans but lucratif A, Luxembourg, l’association sans but lucratif B, Luxembourg, et l’association sans but lucratif C, Luxembourg, en présence de l’association sans but lucratif D, Esch-sur-Alzette, contre un acte du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière d’accueil de demandeurs de protection internationale

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ORDONNANCE

Vu la requête inscrite sous le numéro 49692 du rôle et déposée le 10 novembre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Catherine WARIN, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de 1) l’association sans but lucratif A, établie et ayant son siège à …, immatriculée au registre de commerce et des sociétés sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions ;

2) l’association sans but lucratif B, établie et ayant son siège à …, immatriculée au registre de commerce et des sociétés sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions ;

3) l’association sans but lucratif C, établie et ayant son siège à …, immatriculée au registre de commerce et des sociétés sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions ;

tendant à voir prononcer le sursis à exécution par rapport à une décision à caractère règlementaire non formellement matérialisée du ministre de l’Immigration et de l’Asile, ayant décidé que soient exclus de l’accueil prévu par la loi du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale, les hommes seuls présentant leur demande de protection internationale au Luxembourg tout en ayant déjà déposé une demande de protection internationale dans un autre Etat membre de l’Union européenne, sinon que l’accès à cet accueil leur soit drastiquement restreint, cet acte étant encore attaqué au fond par une requête en annulation introduite le même jour, portant le numéro 49691 du rôle ;

Vu la requête en intervention volontaire déposée en date du 16 novembre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Catherine WARIN au nom de l’association sans but lucratif D, établie et ayant son siège à …, immatriculée au registre de commerce et des sociétés sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, tendant à intervenir dans l’instance introduite par le recours en obtention d’un sursis à exécution le 10 novembre 2023 et portant le numéro 49692 du rôle, cette requête en intervention volontaire s’inscrivant au fond dans une requête en intervention volontaire tendant à intervenir dans l’instance introduite par la requête en annulation le 10 novembre 2023, portant le numéro 49691 du rôle ;

1 Vu les articles 11 et 18 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;

Vu les pièces versées en cause ;

Maître Catherine WARIN, pour les parties requérantes et intervenante, ainsi que Maître Marc THEWES et Maître Pierre DURAND, pour l’Etat, entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 20 novembre 2023.

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A une date indéterminée, le ministre de l’Immigration et de l’Asile aurait décidé de réserver prioritairement les places d’accueil aux familles avec enfants et de ne plus accueillir temporairement de demandeurs de protection internationale qui sont des hommes seuls.

Cette décision fut annoncée lors d’une conférence de presse en date du 20 octobre 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile y ayant déclaré « À partir de lundi, les hommes voyageant seuls, déjà enregistrés dans un autre pays, seront placés sur une liste d’attente jusqu’à ce que l’Office national de l’accueil (ONA) prenne une décision. ».

Les parties requérantes exposent que les conséquences de cette décision consisteraient dans le fait que des demandeurs de protection internationale introduiraient une demande de protection internationale sans toutefois obtenir l’accès à un hébergement et à d’autres conditions matérielles d’accueil, de sorte que chaque jour, des personnes se verraient privées d’accueil et dans le meilleur des cas, obtiendraient un courrier du directeur de l’Office national de l’accueil (ONA) précisant ce qui suit :

« […] En tant que demandeur de protection internationale, vous pouvez prétendre aux aides de l’ONA. Conformément aux articles 2, lettre g) et 13 de la précitée loi modifiée du 18 décembre 2015, vous bénéficiez des conditions matérielles d’accueil suivantes :

1° Aide alimentaire immédiate et unique de 10€ par jour distribuée sous forme de bons lors de votre passage à la Direction de l’Immigration.

2° Aide pour l’alimentation de 121,84€ distribuée 2 fois par mois sous forme de bons lors de votre passage à I’ONA.

3°Aide vestimentaire de 121,84€ distribuée sur demande 2 fois par an sous forme de bons lors de votre passage à l’ONA.

4°Aide pour l’hygiène de 24,23€ distribuée 2 fois par mois sous forme de bons lors de votre passage à I’ONA.

5°Allocation pécuniaire de 31,22€ distribuée 1 fois par mois à partir de la date d’ouverture du droit aux conditions matérielles d’accueil.

A ces aides s’ajoutent la prise en charge des besoins nutritionnels spécifiques et des soins médicaux de base.

Ces aides sont garanties en tout état de cause.

2 Cependant, le réseau d’hébergement est saturé au point que nous ne sommes actuellement pas en mesure de vous attribuer un logement dans l’une de nos structures d’hébergement. Je tiens toutefois à préciser que vous êtes inscrit sur une liste d’attente en vue de l’attribution d’un logement dans notre réseau. Par conséquent, dès que les capacités d’accueil le permettent, l’ONA vous contactera sans délai.

Soyez convaincu que l’ONA met tout en œuvre pour garantir au mieux votre droit à l’accueil et ce même en situation de saturation du réseau d’hébergement. […] ».

Les parties requérantes relèvent que si les courriers de l’ONA mentionneraient certes le droit à des bons alimentaires, l’accès à ces bons et leur utilisation n’aurait pas été expliquée aux personnes concernées, de sorte que la plupart se seraient retrouvées non seulement à la rue mais sans nourriture, scénario qui se serait répété à de nombreuses reprises.

L’association sans but lucratif A expose ensuite que face à l’afflux de personnes complètement démunies, elle aurait déployé ses modestes ressources en lançant un appel à la solidarité du public, de sorte à avoir commencé à distribuer des tentes et des sacs de couchage pour parer aux urgences vitales, les tentes données ayant été installées, pour la plupart, sous le pont Adolphe. Elle aurait encore multiplié les échanges avec différents partenaires pour chercher des solutions auprès d’autres associations et de structures d’hébergement pour sans-

abris et personnes vulnérables, tout en travaillant à mettre en contact les personnes concernées avec des avocats disposés à effectuer rapidement des démarches en justice.

L’association sans but lucratif B, de son côté, fait également état d’une augmentation significative de personnes laissées à la rue par les autorités, cherchant conseils, orientation et solutions auprès de ses services. En raison de la vulnérabilité de ces individus, l’association affirme ne plus pouvoir assurer leur suivi habituel, faute de conditions d’accueil élémentaires garanties, ce qui entraînerait une mobilisation importante des ressources humaines de l’association, qui se trouverait dépourvue de solutions et incapable de fournir un soutien adéquat dans le cadre de ses projets d’intégration, les parties requérantes relevant encore que tout ce travail se ferait dans des conditions d’immense confusion entretenue, délibérément ou non, par les autorités - avec la prise en charge de certains des demandeurs concernés mais pas d’autres, sans que les raisons des distinctions effectuées ne soient discernables.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 10 novembre 2023, inscrite sous le numéro 49691 du rôle, l’association sans but lucratif A, l’association sans but lucratif B ainsi que l’association sans but lucratif C ont fait introduire un recours contentieux tendant à l’annulation de l’acte réglementaire apparemment pris le 20 octobre 2023 par le ministre de l’Immigration et de l’Asile et ayant décidé que soient exclus de l’accueil prévu par la loi du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale, les hommes seuls présentant leur demande de protection internationale au Luxembourg ayant déjà déposé une demande de protection internationale dans un autre Etat membre de l’Union européenne, sinon que l’accès à cet accueil leur soit drastiquement restreint, tandis que par requête séparée déposée le même jour, inscrite sous le numéro 49692 du rôle, les trois associations sans but lucratif ont demandé à voir suspendre l’acte entrepris en attendant la solution de leur recours au fond.

Les trois associations sans but lucratif font soutenir que l’exécution de cette décision aurait pour conséquence immédiate que des demandeurs de protection internationale se verraient chaque jour refuser le droit à l’accueil et se retrouveraient livrés à eux-mêmes : ils ne 3 disposeraient pas de logement, ni de nourriture, ni de possibilité de se laver ou de faire leur lessive, ni d’accompagnement médical, juridique, psychologique, alors qu’ils logeraient à la rue.

Elles affirment qu’attendre une décision au fond dans cette affaire créerait, pour des centaines de personnes d’ici là, des dommages irréversibles, au péril de leur santé et même de leur vie alors que l’hiver approche, ce qui heurterait frontalement les intérêts collectifs que « la requérante défend en mettant en œuvre son objet social et donc lui causant un préjudice grave et irréparable ».

Les trois associations sans but lucratif exposent qu’elles tenteraient, avec leurs moyens, de faire face à la crise de l’accueil, mais que la perspective de voir des dizaines de personnes supplémentaires privées d’accueil leur donnerait la certitude d’être immédiatement débordées et dans l’incapacité d’accomplir leurs missions auprès de leur public cible. Ainsi, l’association sans but lucratif A, qui accomplirait normalement ces missions en donnant quotidiennement des informations et des conseils sur les procédures, se trouverait actuellement contrainte de consacrer une part non négligeable de ses ressources à la fourniture de sacs de couchage et de tentes, les parties requérantes affirmant que ce préjudice serait aggravé par la violation caractérisée de l’Etat de droit que constituerait l’acte attaqué, avec le préjudice catastrophique que constituerait, notamment pour l’association sans but lucratif A dont l’objet même serait de promouvoir et soutenir l’exercice des droits fondamentaux, l’affirmation publique dans la presse par un ministre que l’acte entrepris serait illégal.

Elles donnent encore à considérer que ce préjudice serait déjà en partie réalisé : pour qu’il ne soit pas complètement irréparable, il faudrait dès lors suspendre au plus vite l’application de l’acte entrepris et ne pas laisser passer des mois voire des années avant qu’une illégalité flagrante et assumée ne soit sinon sanctionnée, au moins constatée et suspendue par un juge, les parties requérantes soulignant que chaque nuit passée par chaque demandeur d’asile, sans abri dans le froid et l’humidité, chaque jour passé sans un repas et sans la possibilité de se laver, constituerait un nouveau préjudice grave et définitif, une atteinte inacceptable à la dignité humaine des demandeurs d’asile mais aussi une atteinte intolérable aux valeurs et aux objectifs poursuivis par l’association sans but lucratif A de par son objet social, ce qui constituerait en soi déjà un préjudice grave et définitif.

Les parties requérantes exposent ensuite que le caractère sérieux du moyen invoqué à titre principal, à savoir celui d’une violation de la loi par l’acte entrepris qui aurait pour objet de ne plus fournir d’accueil à une catégorie d’étrangers présentant une demande de protection internationale, serait manifeste au vu de la longue liste des dispositions violées.

Ainsi, les parties requérantes invoquent à l’appui de leurs prétentions des dispositions :

1) de la Constitution luxembourgeoise, à savoir les articles 12, 13, 15, 18, 33, 37 et 40 ;

2) de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée le 10 décembre 1948, à savoir les articles 1, 7, 8 et 14 ;

3) de la Convention européenne des droits de l’homme, soit les articles 3, 6 (1) et 13 ;

4) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (articles 1er, 4, 18, 20, 21, 23, 47) ;

4) de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale ;

4 5) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride ;

6) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, et plus précisément les articles 2, 8, 10 et 11.

Elles se prévalent encore de différents arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne, du Conseil d’Etat belge et de la Cour européenne des droits de l’homme pour soutenir que rien ne permettrait de faire une distinction entre plusieurs catégories de demandeurs pour refuser l’octroi des conditions matérielles d’accueil à certaines de ces catégories, alors qu’au contraire, soumettre certains demandeurs d’asile à une différence de traitement et leur refuser les conditions matérielles d’accueil en raison de leur appartenance au sexe masculin constituerait non seulement une violation de leur dignité humaine et de leur droit à ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant, mais aussi une discrimination.

A titre subsidiaire, les trois associations sans but lucratif concluent encore à un détournement de pouvoir dans le chef du ministre, alors que l’acte entrepris semblerait être une sorte de mesure de rétorsion à l’encontre de la Commission européenne et/ou d’autres Etats membres comme l’Italie qui ne respecteraient pas le droit de l’Union, de sorte que le ministre n’aurait d’autre choix que de violer aussi ce droit.

Enfin, elles concluent à l’incompétence du ministre pour prendre l’acte déféré, dans la mesure où il s’agirait d’un acte prétendant modifier l’ordonnancement législatif luxembourgeois et européen en modifiant la loi et la directive accueil pour une catégorie de demandeurs de protection internationale, alors que le ministre n’aurait « à l’évidence aucune compétence pour ce faire », puisque même si la décision prise pourrait faire l’objet d’un acte réglementaire d’exécution de la loi, un membre du gouvernement ne disposerait pas individuellement d’une telle compétence normative.

L’Etat, après avoir d’abord salué l’engagement des associations sans but lucratif, conteste l’existence d’un acte règlementaire immatériel ou non formalisé tel que décrit par les parties requérantes, à savoir une exclusion décrétée de l’accueil prévu par la loi du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale au détriment des hommes seuls présentant leur demande de protection internationale au Luxembourg ayant déjà déposé une demande de protection internationale dans un autre Etat membre de l’Union européenne, sinon une restriction drastique de l’accès à cet accueil imposée à cette même catégorie de demandeurs de protection internationale.

S’il admet, le cas échéant, l’existence de décisions individuelles de l’ONA matérialisées par des lettres telles que celle invoquée par les parties requérantes, ou plutôt l’existence de tels courriers, il ne s’agirait en tout état de cause pas de décisions de refus d’accès à l’accueil, mais seulement d’informations adressées aux demandeurs de protection internationale relatives aux problèmes de saturation des structures d’hébergement et les informant de l’existence d’une liste d’attente, ces courriers ne reflétant que la gestion de la pénurie d’infrastructures d’hébergement en accordant la priorité aux personnes particulièrement vulnérables, politique qui aurait été explicitement approuvée par la Cour européenne des droits de l’homme, sans véhiculer un refus ou une exclusion.

5 L’Etat relève encore, dans ce même contexte, que même à admettre l’existence d’un acte règlementaire, un tel acte n’affecterait pas directement les intérêts des associations sans but lucratif, dans la mesure où il n’aurait pas d’effets directs par lui-même mais nécessiterait la prise d’actes individuels pour son exécution, à savoir les courriers de l’ONA, lequel effectuerait avant d’émettre ces courriers une sélection, cas par cas, des demandeurs de protection internationale concernés.

La partie étatique conclut ensuite au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause.

Il conteste d’abord l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif dans le chef des associations sans but lucratif requérantes, le préjudice évoqué étant essentiellement celui des demandeurs de protection internationale. Si le fait que les parties requérantes prennent fait et cause pour les demandeurs de protection internationale serait certes honorable, il ne s’agirait toutefois, dans cette mesure, pas d’un préjudice personnel des parties requérantes.

En ce qui concerne l’existence d’un éventuel préjudice corporatif, propre aux associations sans but lucratif, l’Etat souligne qu’aucun des membres identifiables des parties requérantes, tels que figurant sur les listes publiées - C n’ayant pas produit de telle liste - ne serait touché directement par l’acte litigieux, le seul préjudice mis en avant, à savoir la crainte d’un futur débordement des associations sans but lucratif, ne constituant un dommage ni né, ni actuel, tout comme il ne constituerait pas un préjudice grave au sens de la loi, la crainte ou déception mise en avant par les associations sans but lucratif de ne pas atteindre les objectifs qu’elles se seraient elles-mêmes donnés ne constituant pas un préjudice suffisamment grave, mais éventuellement un préjudice moral, non susceptible de justifier la mesure provisoire sollicitée.

L’Etat relève encore qu’en tout état de cause, seule l’association sans but lucratif A serait concernée par un tel préjudice, et éventuellement l’association sans but lucratif B, encore que son objet social vise les réfugiés, notion différente à proprement parler des demandeurs de protection internationale, l’objet social des autres associations ne portant pas spécifiquement sur la protection des demandeurs de protection international.

L’Etat conteste encore l’existence d’un préjudice définitif, c’est-à-dire irréversible, dans la mesure où l’acte déféré n’aurait aucun lien de causalité avec le préjudice tel que mis en avant, les difficultés rencontrées au quotidien par les associations sans but lucratif résultant de la crise actuelle paneuropéenne de l’asile et de la migration.

La partie étatique conteste ensuite l’existence de moyens sérieux et soulève à ce propos des doutes quant à la compétence des juges du fond pour connaître du recours en annulation et quant à la recevabilité de ce recours au fond.

L’Etat, à cet égard, conteste d’abord principalement l’existence d’un acte règlementaire tel qu’identifié par les parties requérantes, en insistant à nouveau sur l’absence de décision d’exclusion ou de restriction de l’accueil matériel de certains demandeurs de protection internationale, l’ONA continuant à accueillir les demandeurs de protection internationale et à reconnaitre leur droit à l’accueil.

Par ailleurs, même si un tel acte existait, ce que l’Etat conteste, il ne serait pas « self executing » et n’affecterait pas directement les associations sans but lucratif.

6 Or, pour que les associations sans but lucratif puissent attaquer un tel acte règlementaire en justice, il faudrait qu’il fasse directement grief à ces parties requérantes, voire aux demandeurs de protection internationale, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce, l’Etat se référant à la nécessité de prendre encore des décisions au niveau de l’ONA, pour conclure qu’en l’espèce, on serait en présence d’une pratique administrative devant être matérialisée par des décisions individuelles de l’ONA.

L’Etat conteste ensuite l’existence d’un intérêt à agir dans le chef des associations sans but lucratif requérantes, en relevant que l’article 7, paragraphe (2), de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, exigerait la lésion d’un intérêt notamment direct et personnel, de sorte à éviter des actions populaires intentées, notamment, par des associations sans but lucratif non directement concernées, exception faite du régime spécial ouvert sous certaines conditions à des associations d’importance nationale.

En ce qui concerne plus particulièrement l’association sans but lucratif A, les incidences sur son fonctionnement ne constitueraient qu’un intérêt indirect ; quant à la santé psychique de ses employés, ceux-ci ne seraient pas destinataires directs de l’acte déféré et ils n’auraient pas d’intérêt à agir.

Enfin, l’Etat soulève l’irrecevabilité de l’intervention volontaire de l’association sans but lucratif D qui ne ferait en l’espèce pas de sens, alors qu’il lui aurait le cas échéant appartenu de faire valoir ses griefs dans le cadre d’une action principale propre ; cette intervention devrait encore être rejetée dans la mesure où l’association sans but lucratif D entendrait se prévaloir de moyens et développements propres, non contenus dans les requêtes principales.

En tout dernier lieu, l’Etat relève encore l’inutilité de la demande de suspension, une éventuelle suspension ne changeant rien à la gestion de la pénurie d’infrastructures de logement et à la nécessité d’établir un ordre de priorité pour l’attribution des logements disponibles, de sorte que la situation resterait la même pour l’ONA, que l’acte déféré, tel qu’identifié par les parties requérantes, existe ou non, l’Etat estimant qu’un tel acte ne serait par ailleurs même pas nécessaire à l’ONA. L’Etat en conclut que l’action sous analyse des associations sans but lucratif requérantes serait juridiquement inutile, mais viserait vraisemblablement à obtenir une sorte d’injonction forçant l’Etat à réagir ; or, la recherche d’une telle impulsion contribuerait à la judiciarisation inutile du débat.

Quant à la requête en obtention d’un sursis à exécution :

En vertu de l’article 11 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.

Selon l’article 18 de la même loi, le président du tribunal ou le magistrat qui le remplace peut ordonner l’effet suspensif du recours dirigé contre les actes administratifs à caractère réglementaire dans les conditions et selon la procédure de l’article 11.

7 L’affaire au fond ayant été introduite le 10 novembre 2023 et compte tenu des délais légaux d’instruction fixés par la loi du 21 juin 1999, elle ne saurait être considérée comme pouvant être plaidée à brève échéance.

En ce qui concerne les deux autres conditions, à savoir l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond et l’existence d’un risque d’un préjudice grave et définitif dans leur chef, il convient de rappeler que ces deux conditions doivent être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.

Quant aux moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la demande, le juge appelé à en apprécier le caractère sérieux ne saurait les analyser et discuter à fond, sous peine de porter préjudice au principal et de se retrouver, à tort, dans le rôle du juge du fond. Il doit se borner à se livrer à un examen sommaire du mérite des moyens présentés, et accorder le sursis, respectivement la mesure de sauvegarde lorsqu’il paraît, en l’état de l’instruction, de nature à pouvoir entraîner l’annulation ou la réformation de la décision critiquée, étant rappelé que comme le sursis d’exécution, respectivement l’institution d’une mesure de sauvegarde doit rester une procédure exceptionnelle, puisque qu’ils constituent une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.

L’exigence tirée du caractère sérieux des moyens invoqués appelle le juge administratif à examiner et à apprécier, au vu des pièces du dossier et compte tenu du stade de l’instruction, les chances de succès du recours au fond. Pour que la condition soit respectée, le juge doit arriver à la conclusion que le recours au fond présente de sérieuses chances de succès.

Concernant les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la demande, le juge appelé à en apprécier le caractère sérieux ne saurait les analyser et discuter à fond, sous peine de porter préjudice au principal et de se retrouver, à tort, dans le rôle du juge du fond. Il doit se borner à se livrer à un examen sommaire du mérite des moyens présentés et accorder le sursis lorsqu’il paraît, en l’état de l’instruction, de nature à pouvoir entraîner l’annulation ou la réformation de la décision critiquée. Il doit s’abstenir de préjuger les éléments soumis à l’appréciation ultérieure du tribunal statuant au fond, ce qui implique qu’il doit s’abstenir de prendre position de manière péremptoire, non seulement par rapport aux moyens invoqués au fond, mais même concernant les questions de recevabilité du recours au fond, étant donné que ces questions pourraient être appréciées différemment par le tribunal statuant au fond. Il doit donc se borner à apprécier si les chances de voir déclarer recevable le recours au fond paraissent sérieuses, au vu des éléments produits devant lui. Il ne saurait se prononcer définitivement sur des questions de recevabilité que pour autant que celles-ci touchent exclusivement à la demande en sursis à exécution.

Ainsi, le juge des référés est appelé, d’une part, à procéder à une appréciation de l’instant au vu des éléments qui lui ont été soumis par les parties à l’instance, cette appréciation étant susceptible de changer par la suite en fonction de l’instruction de l’affaire et, d’autre part, non pas à se prononcer sur le bien-fondé des moyens, mais à vérifier, après une analyse nécessairement sommaire des moyens et des arguments présentés, si un des moyens soulevés par la partie requérante apparaît comme étant de nature à justifier avec une probabilité suffisante l’annulation de la décision attaquée.

8 L’incompétence du juge administratif tout comme l’irrecevabilité du recours, questions discutées contradictoirement à l’audience après avoir été plus particulièrement soulevées par la partie étatique, ne visent cependant pas spécifiquement la mesure provisoire, mais le recours introduit au fond contre la décision, ainsi qualifiée, que les parties requérantes entendent voir annuler.

Ces moyens touchent partant le fond du droit ; ils relèvent plus précisément du caractère sérieux des moyens invoqués à l’appui du recours au fond et ils sont à examiner sous ce rapport.

Ceci dit, il semble, au stade actuel de l’instruction du litige, et sur base d’une analyse nécessairement sommaire, que ces moyens d’incompétence, sinon d’irrecevabilité, devraient être favorablement accueillis par les juges du fond.

En ce qui concerne d’abord la question de l’existence d’un acte à caractère réglementaire attaquable, il est probable que les juges du fond lui dénient précisément la qualité d’acte attaquable.

Matériellement, le soussigné se doit de constater, d’une part, l’existence de propos publics du ministre de l’Immigration et de l’Asile, tels que relatés par la presse à travers deux extraits de presse versés en cause, selon lesquels « À partir de lundi, les hommes voyageant seuls, déjà enregistrés dans un autre pays, seront placés sur une liste d’attente jusqu’à ce que l’Office national de l’accueil (ONA) prenne une décision » et que « M. Asselborn a déclaré qu’au lieu de continuer jusqu’à ce que le système ne puisse plus faire face, le gouvernement a pris une décision simple. Suivant l’exemple de la Belgique, le Luxembourg n’acceptera plus les hommes célibataires qui arrivent en tant que cas Dublin. « Nous devons fixer des priorités et veiller à conserver une capacité d’accueil pour les familles », a-t-il expliqué », le soussigné ne disposant pas du verbatim précis de ces propos, ni d’ailleurs de la prise de position écrite que le ministre aurait apparemment opposé dans ce contexte aux critiques émises par le LËTZEBUERGER FLÜCHTLINGSROT (LFR).

D’autre part, il est constant en cause que certaines personnes obtiennent à l’occasion de l’introduction de leur demande de protection un courrier du directeur de l’ONA, cité ci-avant in extenso.

Deux conclusions semblent pouvoir s’imposer à ce stade :

Le soussigné n’entrevoit pas à ce stade la preuve d’une pratique institutionnalisée de refus d’accès à l’accueil ou d’exclusion de l’accueil tel que prévu légalement, sinon de restriction drastique de l’accueil des « hommes seuls présentant leur demande de protection internationale », telles que plaidées par les parties requérantes, mais à première vue, une temporisation du bénéfice matériel d’un logement pour certains demandeurs de protection internationale au vu de la saturation du réseau d’hébergement de l’ONA, l’ONA ayant ainsi décidé de mettre certains demandeurs sur une liste d’attente, tout en s’engageant apparemment à les contacter sans délai « dès que les capacités d’accueil le permettent ».

L’acte d’exclusion ou de restriction drastique tel que précisément identifié par les parties requérantes ne semble, tel que soutenu par l’Etat, ainsi pas exister, même s’il appert que l’annonce, éventuellement incomplète ou malhabile, de la pratique administrative de l’ONA telle que circonscrite ensuite par les courriers individuels adressés à certains demandeurs de protection internationale, a bien été faite par le ministre en titre.

9 Au-delà de la question du contenu et de la portée précises de cet acte, se pose la question si une telle communication est constitutive d’un acte administratif susceptible de recours contentieux, ce que l’Etat conteste.

Or, à ce sujet, il résulte de la jurisprudence1 que pour être sujet à un recours contentieux, l’acte doit constituer, dans l’intention de l’autorité qui l’émet, une véritable décision, à qualifier d’acte de nature à faire grief, c’est-à-dire un acte de nature à produire par lui-même des effets juridiques affectant la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui réclame et que tel ne serait pas le cas des informations que donne l’administration aux administrés ou encore de ses déclarations d’intention, lesquelles ne sont pas destinées à produire, par elles-mêmes, des effets juridiques. Aussi, la même jurisprudence a retenu que « la simple fourniture aux administrés d’informations quant à leur situation et les conséquences éventuelles de décisions à intervenir, […], ne saurait être entrevue comme véhiculant des effets juridiques et il n’y a donc pas vérification d’un acte à caractère décisionnel au niveau de la pratique administrative épinglée ».

Il appert de ce qui précède qu’à première vue l’annonce faite par le ministre nécessite pour son implémentation la prise de décisions individuelles par l’ONA, matérialisées par l’émission de courriers individuels, et reposant sur l’examen, au cas par cas, de la situation personnelle des différents demandeurs de protection internationale ; il n’appert dès lors et au contraire, à l’instar de ce que plaide la partie étatique, pas que la seule annonce ministérielle ait véhiculée directement des effets juridiques.

L’existence même de l’acte règlementaire tel que précisément déféré au tribunal administratif par les associations sans but lucratif requérantes est partant sujette à doute.

Il se pose ensuite la question de la recevabilité du recours au fond tel qu’introduit par les parties requérantes en leur qualité d’associations sans but lucratif.

Dans la mesure où les associations sans but lucratif entendent déférer au tribunal administratif, que ce soit à travers la requête en obtention d’un sursis à exécution ou à travers le recours au fond, un acte administratif à caractère réglementaire, et sous la réserve de ce qui précède, il échet de rappeler qu’en ce qui concerne les recours contentieux dirigés contre des actes administratifs à caractère réglementaire, la troisième section de la loi du 7 novembre 1996 qui est intitulée : « Du recours en annulation contre les actes administratifs à caractère réglementaire », dispose sous son article 7 que : « (1) Le tribunal administratif statue encore sur les recours dirigés pour incompétence, excès et détournement de pouvoir, violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés, contre les actes administratifs à caractère réglementaire, quelle que soit l’autorité dont ils émanent.

(2) Ce recours n’est ouvert qu’aux personnes justifiant d’une lésion ou d’un intérêt personnel, direct, actuel et certain.

Par dérogation à l’alinéa qui précède, le recours est encore ouvert aux associations d’importance nationale, dotées de la personnalité morale et agréées au titre d’une loi spéciale à exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits constituant une infraction au sens de cette loi spéciale.

1 Cour adm. 23 février 2023, n° 48104C.

10 Le recours visé ci-avant n’est ouvert dans le chef des associations que pour autant que l’acte administratif à caractère réglementaire attaqué tire sa base légale de la loi spéciale dans le cadre de laquelle l’association requérante a été agréée. (…) ».

En l’espèce, les recours au fond ainsi qu’au provisoire ont été introduits, non pas par des personnes physiques, membres d’une association, mais par trois associations sans but lucratif, à savoir l’association sans but lucratif A, l’association sans but lucratif B ainsi que l’association sans but lucratif C.

Il convient encore de rappeler le contexte général en matière de recours contentieux dirigé contre un acte réglementaire par une association. Ainsi, jusqu’à l’année 1996, aucune voie de recours n’était ouverte contre les actes administratifs à caractère réglementaire. En effet, jusqu’à cette époque, seuls étaient possibles les recours contre des décisions administratives individuelles. Une des majeures innovations de la loi du 7 novembre 1996 a été d’introduire la faculté d’exercer un recours contentieux contre des actes administratifs à caractère réglementaire.

Par la même loi, le législateur a encore franchi un autre pas, en ouvrant la possibilité d’agir contre les actes à caractère réglementaire non seulement aux personnes dotées d’un intérêt personnel, direct, actuel et certain, mais encore aux associations non dotées d’un tel intérêt. L’objectif de cette ouverture supplémentaire du recours contre les actes réglementaires était d’éviter des « plages de non-droit », c’est-à-dire, l’émergence dans un Etat de droit d’actes illégaux contre lesquels aucune personne ne pourrait recourir en justice, faute d’un intérêt personnel et direct2. Dès lors, et même face à l’opposition formelle du Conseil d’Etat3, le législateur a accordé le droit d’agir à des associations pouvant valablement défendre des intérêts collectifs spéciaux. Afin toutefois d’éviter des « actions populaires », les travaux parlementaires ayant abouti à la loi du 7 novembre 1996 renseignent que l’intérêt à agir de telles associations devrait s’identifier à un « intérêt collectif spécifique » et ne devrait pas se confondre avec « l’intérêt général »4.

2 Doc. parl. 3940A2 : Amendements adoptés par la commission des institutions et de la révision constitutionnelle dépêche du président de la Chambre des députes au président du Conseil d’Etat (24.5.1996), V° « Commentaire » p.3 3 Voir à cet égard :

1) Doc. parl. 3940A4 : Deuxième avis complémentaire du Conseil d’Etat sur le projet de loi 3940 (14.6.1996) 2) Doc. parl. 39409 : Dépêche du président du Conseil d’Etat au Premier Ministre (24.9.1996) : « Par ma lettre du 12 juillet 1996 je vous ai communiqué la décision par laquelle le Conseil d’Etat a, en séance publique du même jour, décidé de refuser de dispenser du second vote constitutionnel le projet de loi portant organisation des juridictions de l’ordre administratif tel qu’il a été adopté par la Chambre des députés en date du 10 juillet 1996.

En règle générale, le Conseil d’Etat se borne à faire connaître sa décision négative au sujet des dispenses du second vote constitutionnel sans en indiquer de façon expresse les motifs. Ceux-ci résultant normalement de ses observations critiques - assorties le plus souvent de son opposition formelle - émises dans ses avis antérieurs.

Si à l’occasion du présent projet, tel pourrait encore être le cas, le Conseil croit cependant nécessaire de rappeler encore une fois les raisons à la base de son attitude. (…) ».

4 Doc. parl. 3940A2 : Amendements adoptés par la commission des institutions et de la révision constitutionnelle dépêche du président de la Chambre des députes au président du Conseil d’Etat (24.5.1996), V° « Commentaire » p.3 11 Ainsi, le droit positif luxembourgeois n’admet pas l’action populaire5 : ainsi, les citoyens ne sont pas recevables à se pourvoir dans l’intérêt de la collectivité à seule fin de faire respecter la règle de droit en général et de juger la loi violée ou la morale juridique méconnue6 ;

il appert dès lors que c’est notamment pour cette raison que le législateur a soumis les recours dirigés contre des actes règlementaires à une condition d’intérêt stricte, en exigeant à l’article 7, paragraphe 2 de la loi du 7 novembre 1996, la preuve d’un intérêt personnel, direct, actuel et certain.

En revanche, le droit pour une association ne disposant pas d’un tel intérêt personnel, direct, actuel et certain d’agir en justice contre un acte administratif à caractère réglementaire a été soumis à quatre conditions, à savoir (i) qu’il doit s’agir d’une association d’importance nationale, (ii) qu’il doit s’agir d’une association dotée de la personnalité morale, (iii) que l’association doit être spécialement agréée et enfin, (iv) que le recours doit avoir une spécificité fonctionnelle, c’est-à-dire être limité aux actes réglementaires trouvant leur base légale dans la loi spéciale au titre de laquelle l’association a été agréée7.

Il échet dès lors d’abord de vérifier l’existence, dans le chef des trois associations sans but lucratif, d’un tel « intérêt personnel, direct, actuel et certain », et à défaut, de vérifier si elles répondent au régime spécial dérogatoire instauré à l’article 7, paragraphe 2, alinéas 2 et 3, de la loi du 7 novembre 1996, la doctrine considérant que l’existence d’un lien suffisamment direct entre la décision attaquée et la situation personnelle du requérant est nécessaire, de sorte que la situation de fait ou de droit du requérant doit se trouver améliorée à la suite d’une éventuelle annulation de l’acte administratif querellé8 : un administré a ainsi de toute évidence un intérêt à agir contre un acte qui a directement trait à sa propre situation juridique.

En ce qui concerne plus particulièrement les actes réglementaires, la jurisprudence retient que sont à considérer comme directs, les intérêts que l’acte querellé affecte sans interposition d’un lien de droit ou de fait étranger à la relation entre le requérant et cet acte9 :

en d’autres termes, l’acte règlementaire querellé doit concerner personnellement le requérant.

Plus précisément, en ce qui concerne les groupements régulièrement constitués sous forme de fondation ou d’association sans but lucratif, qui entendent demander en justice la réparation de l’atteinte aux intérêts collectifs qu’ils défendent, sont admis à agir du moment que l’action collective est dictée par un intérêt corporatif caractérisé et que ces actions collectives ont pour objectif de profiter à l’ensemble des associés10 : ils peuvent ainsi agir en vue de la défense de leurs droits ou intérêts propres, ou ceux de leurs membres.

Toutefois, l’intérêt à agir n’est pas à apprécier de manière abstraite, mais concrètement au regard de la décision attaquée et au regard du champ d’intervention des requérantes : en effet, eu égard au principe de spécialité, qui impose que l’action, pour être recevable, relève des statuts de l’association, le recours doit évidemment rester dans les limites de l’objet social explicite des requérantes, non susceptible d’interprétation extensive ou de dépassement11.

5 Trib. adm.18 mai 2015, n° 34275; Cour adm. 17 décembre 2015, n° 36488C ; trib. adm. 18 mai 2015, n° 34724.

6 Trib. adm.18 mai 2015, n° 34275, confirmé par arrêt du 17 décembre 2015, n° 36488C, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 183, et autres références y citées.

7 Voir également trib. adm. 1er juillet 2021, n°43898 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu 8 Michel Leroy, Contentieux administratif, Anthemis, 5e édition, 2011, pp. 462 à 470.

9 Trib. adm., 25 juin 2008, n° 22066 du rôle.

10 Trib. adm. 27 juin 2001, n° 12485, confirmé par Cour adm. 17 janvier 2002, n° 13800C, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 68, et les autres références y citées.

11 Trib. adm. prés. 8 juin 2021, n° 46000.

12 En l’espèce, il ne parait que l’acte tel que déféré concerne directement les parties requérantes, dans le sens qu’il ait directement des effets juridiques sur la situation de ces associations sans but lucratif, les parties requérantes n’étant pas destinataires de cet acte ; il en va de même des membres ou associés de ces associations, une telle incidence juridique directe n’étant ni alléguée, ni décelable.

Par ailleurs, comme exposé par la partie étatique, non seulement l’acte déféré ne semble pas avoir d’effets directement opposables aux parties requérantes, mais il semble n’avoir tout simplement pas d’effets directs, l’annonce faite par le ministre ayant manifestement requis, pour produire des effets, la prise de décisions individuelles par l’ONA, matérialisées par l’émission des courriers individuels au contenu cité ci-avant.

Quant aux effets matériels mis en avant par les seules associations A et B, à savoir des problèmes d’ordre matériel - le fait de devoir mobiliser d’importantes ressources, ce qui porterait atteinte à leur bon fonctionnement, ou à tout le moins à leur fonctionnement habituel -, il s’agit-là à première vue, comme plaidé par l’Etat, d’effets par ricochet et partant indirects.

Il en va de même du préjudice moral ressenti par des employés de l’association A, ne s’agissant là à première vue, par définition, pas d’un intérêt direct et personnel de l’association en question.

Il appert dès lors à première vue que, même si les parties requérantes, ou à tout le moins certaines d’entre elles, font référence à leur intérêt corporatif par référence à leur objet social tel que figurant dans leurs statuts, leur action n’est toutefois ni exercée dans leur intérêt personnel et direct, ni dans l’intérêt corporatif de leurs membres, mais plutôt dans l’intérêt des demandeurs de protection internationale, dans l’intérêt de la défense des droits fondamentaux de ceux-ci, ou encore dans l’intérêt de la défense des droits de l’Homme et du respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, de sorte qu’il paraît encore très probable que les juges du fond retiendront qu’elles agissent ainsi en fait dans l’intérêt général et qu’elles sont, dans cette mesure, dépourvues d’un intérêt personnel et direct pour agir contre l’acte en question au sens de l’article 7 (2), alinéa 1er de la loi du 7 novembre 1996.

Il échet de relever que la doctrine12, par référence à la jurisprudence13, retient précisément à ce propos, que si certaines associations se constituent pour défendre des intérêts « collectifs » comme la lutte contre les atteintes aux droits des réfugiés, les atteintes à l’environnement, ou encore la protection des consommateurs, etc, les recours introduits par ces associations confinent au recours populaire qui dépasse les intérêts directs et individuels des membres ou de ceux de l’association et sont, en principe, irrecevables : dès lors que l’intérêt collectif en défense duquel les associations prétendent agir, même en conformité avec leur objet social, se confond avec l’intérêt général de la collectivité, le droit d’agir leur est en principe refusé, étant donné que par leur action, elles empiètent sur les attributions des autorités étatiques, administratives et répressives, auxquelles est réservée la défense de l’intérêt 12 Rusen Ergec et Francis Delaporte, Le contentieux administratif en droit luxembourgeoise, Pas. adm. 2022, p.

74, n° 122.

13 Trib. adm., 14 juillet 2005 n° 19103 ; trib. adm., 8 novembre 2007, n° 21775.

13 général14 : « ou il s’agit d’un intérêt personnel dont il faut retrouver le titulaire, ou il s’agit de l’intérêt public dont seul l’État est titulaire »15.

Ainsi, s’agissant de substituer des personnes privées à l’autorité publique pour combattre les atteintes à l’intérêt général, l’autorisation du législateur serait requise.

Aussi, tel que précisé ci-avant, en vertu de l’article 7, paragraphe (2), alinéa 2, précité de la loi du 7 novembre 1996, le droit d’agir contre les actes administratifs réglementaires des associations qui ne justifient pas d’une lésion ou d’un intérêt personnel, direct, actuel et certain est soumis à quatre conditions cumulatives à savoir (i) qu’il doit s’agir d’une association d’importance nationale, (ii) qu’il doit s’agir d’une association dotée de la personnalité morale, (iii) que l’association doit être spécialement agréée et enfin, (iv) que le recours doit avoir une spécificité fonctionnelle, c’est-à-dire être limité aux actes réglementaires trouvant leur base légale dans la loi spéciale au titre de laquelle l’association a été agréée. Faute par une association de remplir une de ces quatre conditions le recours dirigé par ses soins contre un acte réglementaire est donc irrecevable.

En ce qui concerne les trois associations requérantes, il ne ressort d’aucun document versé en cause qu’elles seraient agréées spécialement au sens de la loi, ni a fortiori que l’acte tel que déféré trouverait sa base légale dans la loi spéciale sur base de laquelle elles auraient été agréées. Dès lors, faute par les trois associations requérantes de remplir les quatre conditions cumulativement requises par l’article 7, paragraphe (2) de la loi du 7 novembre 1996, il s’avère fort probable que les juges du fond concluront à l’irrecevabilité du recours au fond pour défaut, d’intérêt, sinon de qualité à agir dans le chef des associations sans but lucratif requérantes.

Les moyens d’incompétence et d’irrecevabilité du recours au fond avancés par la partie étatique paraissent, au vu des considérations qui précèdent, partant sérieusement hypothéquer la recevabilité du recours au fond. Le doute existant ainsi sur la recevabilité du recours au fond affecte nécessairement le sérieux des moyens avancés par les parties requérantes, étant donné que le recours au fond, au stade actuel de son instruction et sur base d’une analyse nécessairement sommaire, n’apparaît pas comme ayant des chances suffisamment sérieuses d’aboutir à l’annulation de l’acte litigieux au fond.

Il s’ensuit que les parties requérantes sont à débouter de leur demande en obtention d’un sursis à exécution, sans qu’il y ait lieu d’examiner davantage la question du risque d’un préjudice grave et définitif dans son chef, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.

Quant à la requête en intervention :

Comme relaté ci-avant, l’association sans but lucratif D a introduit en date du 16 novembre 2023 une requête tendant à intervenir dans l’instance introduite par le recours en obtention d’un sursis à exécution en date du 10 novembre 2023 et portant le numéro 49692 du rôle, cette requête en intervention volontaire s’inscrivant au fond dans une requête en 14 Trib. adm. 27 juin 2001, n° 12485, confirmé par arrêt du 17 janvier 2002, n° 13800C, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 68, et autres références y citées.

15 Alphonse Kohl, « Dommage et procédure », J.T., 1981, p. 204 cité par Thierry Moreau, « L’action d’intérêt collectif dans la lutte contre la pauvreté », J.T., 1994, p. 487.

14 intervention volontaire tendant à intervenir dans l’instance introduite par la requête en annulation introduite en date du 10 novembre 2023 et enrôlée sous le numéro 49691.

Une requête en intervention volontaire, lorsqu’elle intervient en appui à une requête, peut toutefois seulement étayer les moyens développés dans la requête principale ; en effet, par une intervention, un intervenant ne peut ni étendre la portée de la requête, ni exposer des moyens nouveaux : en d’autres termes, l’intervenant ne peut que s’associer à l’action principale16.

En l’espèce, dans la mesure où l’association sans but lucratif D se prévaut non seulement d’un intérêt à intervenir propre, mais encore d’un préjudice grave et définitif propre en appui de la requête principale en obtention d’un sursis à exécution, et qu’elle se prévaut de moyens juridiques propres, à savoir le risque de violations des droits de l’enfant, consacrés notamment par l’article 15 de la Constitution, par la Convention des droits de l’enfant ainsi que par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, elle encourt, tel que soulevé par la partie étatique, l’irrecevabilité.

Par ailleurs, comme l’intervention de l’association sans but lucratif D est nécessairement liée au sort de la demande principale, l’extinction de l’instance principale en obtention d’un sursis à exécution par le rejet de la demande afférente, tel que retenu ci-avant, entraîne logiquement le rejet de l’intervention.

Il y a dès lors lieu de rejeter également l’intervention volontaire de l’association sans but lucratif D.

Par ces motifs, le soussigné, président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique ;

rejette le recours tendant à l’obtention d’un sursis à exécution tel qu’introduit par l’association sans but lucratif A, par l’association sans but lucratif B ainsi que par l’association sans but lucratif C;

rejette la requête en intervention de l’association sans but lucratif D ;

condamne les parties requérantes aux frais et dépens de l’instance principale ;

condamne l’association sans but lucratif D aux frais engendrés par sa requête en intervention volontaire.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 24 novembre 2023 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

16 Trib. adm. 11 janvier 2012, n° 27576, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 543.

15 s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 24 novembre 2023 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Numéro d'arrêt : 49692
Date de la décision : 24/11/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 02/12/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-11-24;49692 ?

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