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27/06/2023 | LUXEMBOURG | N°48995

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 27 juin 2023, 48995


Tribunal administratif N° 48995 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48995 3e chambre Inscrit le 31 mai 2023 Audience publique du 27 juin 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48995 du rôle et déposée le 31 mai 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Pascale PETOUD, avo

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Tribunal administratif N° 48995 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48995 3e chambre Inscrit le 31 mai 2023 Audience publique du 27 juin 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48995 du rôle et déposée le 31 mai 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Pascale PETOUD, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 16 mai 2023 de le transférer vers l’Italie, comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 juin 2023 ;

Vu la prise de position adressée contradictoirement par le délégué du gouvernement au tribunal administratif en date du 20 juin 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport ainsi que Maître Kamilla LADKA, en remplacement de Maître Pascale PETOUD, et Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 20 juin 2023.

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Le 31 janvier 2023, Monsieur …, de nationalité érythréenne, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, sur base du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC, que l’intéressé avait irrégulièrement franchi la frontière italienne en date du 2 janvier 2023.

Le 2 février 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de 1protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 7 février 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues italiens une demande de prise en charge de Monsieur …, sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Par courrier de son conseil du 17 mars 2023, Monsieur … demanda l’application à son bénéfice de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Le 11 avril 2023, les autorités luxembourgeoises informèrent leurs homologues italiens qu’à défaut de réponse de leur part, elles considéraient l’Italie comme ayant tacitement accepté la prise en charge de Monsieur … en date du 8 avril 2023, en application de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III.

Par décision du 16 mai 2023, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le 17 mai 2023, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions des articles 13, paragraphe (1) et 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 31 janvier 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 13(1) et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Italie qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 31 janvier 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 2 février 2023. En mains également la télécopie de votre mandataire du 17 mars 2023, par laquelle elle sollicite pour votre compte l’application de l’article 17(1) du règlement DIII.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 31 janvier 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 2 janvier 2023.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 2 février 2023.

2Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 7 février 2023 une demande de prise en charge aux autorités italiennes sur base de l’article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités italiennes en date du 8 avril 2023, conformément à l’article 22(7) du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, conformément à l’article 13(1) du règlement DIII.

La responsabilité de l’Italie est acquise suivant l’article 22(7) du règlement DIII en ce que l’absence de réponse à l’expiration d’un délai de deux mois équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée.

En application de l’article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d’analyser s’il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d’entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n’est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 31 janvier 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 2 janvier 2023.

3Selon vos déclarations, vous auriez quitté l’Erythrée en mars 2018 et vous seriez resté dans un foyer pour réfugiés à Addis-Abeba/Ethiopie pendant deux ans. Vous seriez ensuite parti en Libye en passant par le Soudan et vous seriez resté chez un passeur pendant un an. Vous auriez quitté la Libye dans une traversée illégale vers l’Italie et vous seriez arrivé en Sicile. Vous seriez resté dans un foyer en Italie pendant deux semaines sans introduire une demande de protection internationale avant de traverser l’Autriche et l’Allemagne afin de vous rendre au Luxembourg. Vous déclarez être arrivé en train en date du 30 janvier 2023.

Lors de votre entretien Dublin III, vous avez indiqué que vous auriez un gonflement sur votre côté droit. Vous mentionnez également des problèmes d’estomac et de peau. Cependant, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Italie qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous déclarez avoir quitté l’Italie sans introduire une demande de protection internationale parce que votre but aurait été de rejoindre le Luxembourg.

Rappelons à cet égard que l’Italie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Italie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Italie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. S’il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui peuvent être confrontés à d’importantes difficultés sur le plan de l’hébergement et des conditions de vie, il n’y a toutefois aucune sérieuse raison de croire qu’il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte UE.

Notons dans ce contexte que l’Italie a adopté en date du 21 octobre 2020 le décret n° 130/2020 qui remplace la loi n° 132/2018 du 1er décembre 2018 et met en place le SAI (Sistema di accoglienza e integrazione). Ce nouveau système en matière d’accueil et d’intégration a réformé le système établi en 2018 et permet depuis lors d’améliorer l’accueil pour les demandeurs de protection internationale.

Par conséquent, en l’absence d’une pratique actuelle avérée en Italie de violation systématique de ces normes minimales de l’Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d’accueil fixées dans la directive Accueil.

4 Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Italie sur base du règlement (UE) n° 504/2013.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Italie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Italie, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités italiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes italiennes, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l’application de l’article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Italie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Italie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela devait s’avérer nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Italie en informant les autorités italiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

5D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 31 mai 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 16 mai 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre la décision ministérielle litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation dirigé contre celle-ci, lequel recours est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, Monsieur … rappelle d’abord et en substance les faits et rétroactes tels que retranscrits ci-avant, pour ensuite soutenir que son transfert en Italie entraînerait un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000, désignée ci-après par « la Charte », compte tenu de la législation applicable aux demandeurs de protection internationale en Italie.

Il expose à cet égard que le Conseil d’Etat néerlandais, dans un arrêt du 26 avril 2023, aurait procédé à l’analyse de la situation actuelle de l’accueil en Italie sur base d’une lettre circulaire des autorités italiennes du 5 décembre 2022 informant les autres Etats membres de leur décision de suspendre les transferts Dublin vers l’Italie en raison de « défaillances techniques », et plus particulièrement le manque de structures d’hébergement disponibles pour accueillir les demandeur de protection internationale, pour en conclure que cette lettre circulaire constituerait l’aveu des autorités italiennes de leur défaillance systémique, situation qui serait d’ailleurs corroborée par les conclusions de diverses organisations non gouvernementales.

Le demandeur relève encore que les autorités italiennes n’auraient donné aucune garantie individuelle à leurs homologues luxembourgeois quant à sa prise en charge adaptée : or, son renvoi en Italie sans obtention par les autorités luxembourgeoises de garanties individuelles quant à une prise en charge adaptée à sa situation serait à assimiler à une violation des articles 4 de la Charte et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») justifiant l’annulation de la décision de transfert.

Enfin, et à titre encore plus subsidiaire, le demandeur reproche au ministre une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III dans la mesure où il serait une personne vulnérable au sens de l’article 15 de la loi du 18 décembre 2015 ; à cet égard, il souligne qu’aucune question ne lui aurait été posée quant aux conditions dans lesquelles il aurait donné ses empreintes en Italie, mais que de son côté il aurait mentionné avoir des problèmes de santé, à savoir des problèmes d’estomac et des problèmes de peau, en raison des mauvaises conditions sanitaires en Libye. Toujours dans le même contexte, il estime encore qu’afin de déterminer son état de vulnérabilité, il aurait été aussi utile de prendre en considération les traitements inhumains et dégradants subis au cours de son voyage, notamment en Libye où il aurait été régulièrement battu, ainsi que les conditions de sa traversée de la Méditerranée qui auraient assurément causé des traumatismes qui nécessiteraient le cas échéant une prise en charge.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé en réitérant, en substance, les motifs figurant dans la décision déférée.

6A cet égard, il justifie d’abord la compétence de principe de l’Italie sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III et au vu du fait que Monsieur … aurait franchi la frontière italienne le 2 janvier 2023 et que les autorités italiennes auraient tacitement accepté la prise en charge de l’intéressé, pour ensuite contester l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs de protection internationale vers l’Italie.

Dans ce contexte, après avoir rappelé le principe de confiance mutuelle entre Etats membres, il soutient qu’il aurait incombé au demandeur de fournir des éléments concrets permettant de retenir l’existence de défaillances systémiques en Italie au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, défaillances qui devraient par ailleurs atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité.

A cet égard, il écarte d’abord les rapports d’organisations non gouvernementales invoqués par le demandeur, pour ensuite donner à considérer que celui-ci n’aurait jamais introduit de demande de protection internationale en Italie et qu’il aurait indiqué avoir quitté l’Italie non pas en raison de prétendues défaillances systémiques, mais plutôt parce que son but aurait été de rejoindre le Grand-Duché de Luxembourg.

Quant à la circulaire italienne datée au 5 décembre 2022, également invoquée par le demandeur, la partie étatique explique que si la suspension des transferts ainsi décrétée constitue certes un obstacle aux transferts en Italie, elle ne laisserait toutefois pas conclure à l’existence de défaillances systémiques dans ce même pays, ni ne remettrait en cause le mécanisme du règlement Dublin III, qui resterait pleinement applicable à l’égard des autorités italiennes, le délégué du gouvernement ajoutant que ces dernières continueraient d’ailleurs à accepter les demandes de prise ou de reprise en charge envoyées par le Grand-Duché de Luxembourg lorsque leur responsabilité est acquise, respectivement à refuser les requêtes leur adressées lorsqu’elles contestent leur responsabilité.

Ce ne serait que la mise en œuvre concrète des décisions de transfert vers l’Italie qui serait suspendue depuis l’émission des prédites circulaires de décembre 2022, la partie étatique soulignant encore qu’en tout état de cause il ne s’agirait que d’un obstacle simplement temporaire, à savoir d’un obstacle à l’exécution du transfert limité dans le temps, motivé par le fait que les structures d’accueil en Italie seraient sous pression. Or, le constat selon lequel les autorités italiennes auraient connu et connaitraient toujours de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile ne serait pas nouveau, et ne devrait pas entraîner l’illégalité de la décision litigieuse.

L’Etat explique encore qu’en tout état de cause la Commission européenne, de concert avec les Etats membres, serait en contact étroit avec l’Etat italien en vue d’infléchir sa position en la matière, de sorte qu’une reprise des transferts par les autorités italiennes dans les mois à venir resterait une perspective réaliste.

L’Etat soutient encore, en substance, qu’il ne saurait être conclu à l’existence de défaillances systémiques en Italie, et ce parce que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie ne seraient pas caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires.

7Quant à l’invocation par le demandeur de l’article 4 de la Charte, le délégué du gouvernement, procédant à une analyse autonome de cette disposition appliquée au cas d’espèce, soutient que le demandeur n’aurait produit aucun élément concret et individuel susceptible de démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert.

S’agissant enfin du moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, la partie étatique rejette le reproche que le ministre, en ne faisant pas usage de la simple faculté lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aurait commis une quelconque erreur susceptible d’être sanctionnée par l’annulation ou la réformation de sa décision, en ce qu’il aurait fait un mauvais usage d’un pouvoir discrétionnaire lui offert au regard notamment de la situation individuelle du demandeur, étant donné que ce dernier n’aurait pas fait état d’un élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement Dublin III et qui aurait dû amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables du traitement de la demande de protection internationale de l’intéressé.

Ainsi, si le demandeur a certes invoqué sa vulnérabilité au vu de son voyage au cours duquel il aurait subi des traumatismes qui nécessiteraient une prise en charge, il n’aurait toutefois versé aucune pièce établissant un problème stomacal ou dermatologique.

Le délégué du gouvernement conclut dès lors au rejet du recours sous analyse.

Le tribunal relève en premier lieu que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire -

indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer - ex nunc -, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés1.

Force est ensuite de constater qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre 1 Trib. adm. 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

8notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités italiennes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n°603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.

Enfin, l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois [à compter de la date de réception de la requête de prise en charge] et du délai d’un mois [lorsque l’Etat membre requérant a invoqué l’urgence] équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».

Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, de l’article 13, paragraphe (1) et de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, mais l’Italie, qui a, à première vue, accepté tacitement de le prendre en charge en date du 8 avril 2023, en raison de l’absence de réponse à la demande luxembourgeoise envoyée le 7 février 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg, le Luxembourg ayant toutefois, aux termes de l’article 29, paragraphe (1) du règlement Dublin III, l’obligation de réaliser le transfert au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre Etat membre de la requête aux fins de prise en charge, respectivement à compter du jugement à intervenir sur recours, faute de quoi l’Etat membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’Etat membre requérant.

Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas cette compétence de principe de l’Italie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais invoque, en substance, l’existence, en Italie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, telles qu’elles se dégageraient des rapport et jurisprudence versés en cause, le demandeur invoquant encore une 9violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que son état de vulnérabilité n’aurait pas été pris en compte à suffisance de droit.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :

« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs de protection internationale vers un Etat membre déterminé.2 A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder 2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 92.

10une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE »), a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20197 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause.

Le demandeur remettant en question la présomption du respect par l’Italie des droits fondamentaux, puisqu’il affirme y risquer des traitements inhumains et dégradants du fait de la saturation des capacités d’accueil italiennes, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En l’espèce, le demandeur se prévaut à cet égard, outre des conclusions d’une organisation non gouvernementale suisse, d’un arrêt du Conseil d’Etat néerlandais du 26 avril 2023 ayant interdit au gouvernement des Pays-Bas les transferts vers l’Italie au motif qu’il existe « un risque réel que les demandeurs d’asile se retrouvent dans une situation de maltraitance matérielle de très grande ampleur lors du transfert vers l’Italie et soient confrontés à un contexte de privation qui les empêche de subvenir à leurs besoins fondamentaux tels que le logement, la nourriture et l’eau courante ».

Il résulte, factuellement, dudit arrêt que les autorités italiennes, sur base d’une circulaire du 5 décembre 2022 du ministre de l’Intérieur italien, également versée en cause, ont invité les autres Etats membres à suspendre temporairement les transferts vers l’Italie, exception faite des transferts opérés dans le cadre de regroupements familiaux et des transferts de mineurs, en faisant valoir la pénurie des places d’accueil pour les personnes devant être transférées.

3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.

4 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.

7 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, pt. 91.

11Il résulte ensuite du même arrêt que dans une lettre circulaire subséquente du 7 décembre 2022, les autorités italiennes ont encore expliqué que la nécessité de suspendre les transferts découlerait de l’afflux important de demandeurs d’asile. Le 4 janvier 2023, les autorités italiennes auraient émis une troisième lettre circulaire annonçant que la pénurie de structures d’accueil persisterait et elles auraient demandé aux Etats membres d’annuler tous les transferts prévus pour janvier 2023 et de programmer ces transferts pour février 2023, en espérant que la situation se serait améliorée d’ici là.

Le 27 janvier 2023, les autorités italiennes auraient demandé aux Etats membres d’annuler les transferts vers l’Italie au cours de la première semaine de février 2023 et le 7 février 2023, elles auraient de nouveau demandé une suspension d’une semaine.

Il est constant en cause que les autorités luxembourgeoises, à l’instar de leurs homologues néerlandais, se sont également vues adresser les lettres circulaires précitées des 5 et 7 décembre 2022.

Il est encore constant en cause que la demande de prise en charge adressée par les autorités luxembourgeoises n’a théoriquement donné lieu qu’à une acceptation implicite de la part des autorités italiennes, encore que le tribunal s’interroge quant à l’applicabilité de la présomption d’acceptation tacite prévue à l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III en présence d’un refus formel et général de prise en charge notifié, certes antérieurement à la demande de prise en charge, par les autorités de l’Etat membre requis, respectivement de l’applicabilité de l’article 5 du règlement (CE) n° 1560/2003 de la Commission du 2 septembre 2003 portant modalités d’application du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissant d’un pays tiers.

Il appert ensuite, tel que discuté à l’audience des plaidoiries, que le 11 avril 2023 le Conseil des ministres italien a déclaré l’Etat d’urgence pour une durée de six mois au vu d’une arrivée massive de migrants depuis le début de l’année.

Enfin, il appert qu’actuellement, et ce depuis le 5 décembre 2022, plus aucun transfert n’est effectivement matériellement réalisé vers l’Italie par les autorités luxembourgeoises, la partie étatique ayant admis que la mise en œuvre concrète des décisions de transfert serait depuis suspendue.

Le tribunal ne saurait à cet égard suivre le raisonnement étatique, consistant, sans nier la réalité de la suspension par les autorités italiennes des transferts, motivée par la saturation de leurs structures d’accueil destinées aux demandeurs d’asile, à estimer qu’il ne s’agirait que d’un obstacle temporaire ne permettant pas de conclure à l’existence de défaillances systémiques, pour parallèlement se prévaloir de la présomption que l’Italie, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne, respecte les normes européennes en matière de respect des droits fondamentaux.

En effet, la circonstance que la suspension des transferts décrétée par les autorités italiennes au vu de la saturation de leurs capacités d’accueil ne serait que temporaire méconnait le fait que tant le ministre que le tribunal administratif, statuant en l’occurrence comme juge de la réformation, sont appelés à prendre en compte la situation existant au moment où ils statuent, sans tenir compte d’une hypothétique amélioration des capacités d’accueil italiennes à l’avenir.

Il convient à cet égard tout particulièrement de souligner que cet examen ex nunc n’est pas à confondre avec celui opéré en particulier en matière de rétention administrative, où tant le 12ministre que le tribunal administratif peuvent se contenter de vérifier que l’éloignement de la personne retenue demeure une perspective raisonnable, alors qu’en matière de transfert, les autorités doivent vérifier qu’il n’existe pas, vraisemblablement, des défaillances systémiques en droit (« dans la procédure d’asile ») ou en fait (« dans les conditions d’accueil ») entrainant un risque - et non nécessairement une certitude - de traitement inhumain ou dégradant.

Il convient par ailleurs de rappeler qu’en tout état de cause, le Luxembourg a, aux termes de l’article 29, paragraphe (1) du règlement Dublin III, l’obligation de réaliser le transfert au plus tard dans un délai de six mois à compter du présent jugement : en toute logique, le ministre n’aurait dès lors pas dû se reposer sur une éventuelle et future amélioration de la situation d’accueil en Italie, mais aurait dû vérifier la situation actuelle en Italie, ou à tout le moins, l’évolution probable et prévisible de cette situation endéans le délai de six mois précité, en se prévalant à cet égard d’éléments probants vérifiables, tels que par exemple des efforts consentis par les autorités italiennes afin d’augmenter leurs capacités d’accueil actuellement manifestement défaillantes.

Il convient en effet de rappeler que la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après « CourEDH ») a rappelé à plusieurs reprises que l’application du règlement Dublin III ne devait pas conduire à exécuter des renvois entre ses membres avec une confiance aveugle, les Etats qui effectuent un transfert vers un autre pays européen restant en effet responsables du fait que les droits fondamentaux des personnes y soient garantis. Il ressort ainsi de la jurisprudence de la CourEDH que dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH ; la présomption selon laquelle les Etats membres respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant pas irréfragable8.

La CJUE, de son côté, a rappelé9 que, dans le cadre du système européen commun d’asile qui repose sur le principe de confiance mutuelle entre les Etats membres, il doit être présumé que le traitement réservé par un Etat membre aux demandeurs d’une protection internationale et aux personnes qui se sont vu accorder une protection subsidiaire est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH. Il ne peut, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs d’une protection internationale soient traités, dans cet Etat, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux, et notamment avec l’interdiction absolue de traitements inhumains ou dégradants.

La CJUE a, à cet égard, retenu que lorsque la situation générale est connue des autorités de l’Etat membre requérant, il n’y a pas lieu de faire peser toute la charge de la preuve sur le demandeur10.

De son côté, la CourEDH11 a fait essentiellement peser la charge de la preuve sur les autorités nationales par l’utilisation de la formule « lorsqu[e les Etats membres] ne peuvent ignorer » concernant la connaissance d’un risque de violation de l’article 4 de la Charte en raison 8 CourEDH, 4 novembre 2014, Tarakhel v. Suisse, n° 29317/12 ; CourEDH 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09.

9CJUE, 19 mars 2019, Jawo, C-163/17 et CJUE, 19 mars 2019, Ibrahim, Sharqawi e.a. et Magamadov, aff. jointes C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-428/17.

10CourEDH 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 352.

11 CJUE 21 décembre 2011, N. S. e.a., C 411/10 et C 493/10.

13des défaillances systémiques, formule répétée dans d’autres arrêts12, la CourEDH ayant plus particulièrement retenu qu’il appartient aux autorités de l’Etat requérant, confrontées à des informations fiables, de ne pas se contenter de présumer que le requérant recevrait un traitement conforme aux exigences de la Convention, mais au contraire de s’enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités de l’Etat requis appliquaient la législation en matière d’asile en pratique13.

En somme, les jurisprudences de la CourEDH et de la CJUE se rejoignent pour exiger qu’un Etat membre ne procède au transfert d’un demandeur d’asile vers l’Etat membre responsable qu’après s’être assuré que l’intéressé y aura accès à une procédure d’asile réellement appropriée et qu’il ne risquera pas de subir, du fait de son transfert ou dans l’Etat responsable, des traitements inhumains ou dégradants. Ainsi, nonobstant le principe de confiance mutuelle entre Etats membres, l’Etat qui transfère ne peut pas simplement et aveuglement présumer que le demandeur de protection internationale, une fois dans le pays tiers de destination, sera traité conformément aux standards conventionnels ; le cas échéant, confronté à des informations fiables en sens contraire, il doit s’enquérir de la manière dont les autorités de ce pays appliquent effectivement la législation en matière d’asile, mais ne peut en principe ignorer les défaillances générales abondamment décrites de manière fiable.

En l’espèce, comme relaté ci-avant, le demandeur produit un arrêt du Conseil d’Etat néerlandais du 26 avril 2023 ayant interdit au gouvernement des Pays-Bas les transferts vers l’Italie, et ce au vu de la suspension par les autorités italiennes des transferts motivée par la saturation de leurs structures d’accueil destinées aux demandeurs de protection internationale, tandis qu’il résulte encore des circulaires émises par le gouvernement italien que les autorités italiennes opposent des refus aux transferts de personnes ayant déposé une demande de protection internationale, dont l’examen relève de la responsabilité de l’Italie, en faisant valoir la pénurie des places d’accueil pour ces personnes ainsi que l’arrivée dans ce pays, en nombre inhabituellement élevé, de nouveaux migrants par voie maritime, la partie étatique ayant encore confirmé que depuis décembre 2022 l’exécution des transferts vers l’Italie est effectivement suspendue, sans qu’elle n’ait été à même de préciser quand le manque de structures d’accueil sera résolu et quand les transferts vers l’Italie pourront reprendre.

Il est encore constant en cause que la demande de prise en charge adressée par les autorités luxembourgeoises n’a théoriquement donné lieu qu’à une acceptation tacite de la part des autorités italiennes, de sorte qu’à défaut d’accord exprès à la prise en charge Monsieur …, il n’existe aucune assurance, au regard de la décision prise par les autorités italiennes et la circulaire évoquées ci-dessus, d’un accueil en Italie dans les conditions requises.

Or, il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, à condition que, suivant la jurisprudence de la CJUE14, ces défaillances systémiques au sens de l’article 3 du règlement Dublin III, constituent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 201715. Toutefois, aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de 12 CJUE 19 mars 2019, Jawo, C-163/17, pt. 85.

13 CourEDH 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 359.

14 CJUE, 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, C-394/12, pt 62.

15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.

14gravité est atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un Etat de dégradation incompatible avec la dignité humaine16.

En l’espèce, il appert, à première vue, précisément que du fait de la saturation des capacités d’accueil italiennes, le demandeur risque en cas de transfert d’être exposé à une telle situation de dénuement matériel extrême : il convient dès lors de retenir que le demandeur a fourni des informations objectives qui donnent à craindre, à ce stade, que l’Italie connaît des déficiences systémiques en ce qui concerne ses capacités d’accueil, de sorte que le ministre ne pouvait plus, en l’état, supposer en vertu du principe de confiance légitime que l’Italie respectera ses obligations internationales, mais qu’il lui aurait appartenu, tel que développé ci-dessus, de s’enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités italiennes appliqueront concrètement la législation en matière d’asile à l’égard du demandeur.

Ainsi, le tribunal arrive à la conclusion que le ministre a, à tort, estimé, sans enquête ou examen plus approfondi de la situation d’accueil en Italie, à l’absence de défaillances systémiques des conditions d’accueil et que l’Italie devrait profiter à cet égard de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Il y a, en conséquence, lieu, dans le cadre du recours en réformation, d’annuler la décision déférée et de renvoyer l’affaire devant le ministre en vue d’un examen plus approfondi de la situation d’accueil en Italie au vu des informations discutées ci-avant.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare justifié ;

partant, dans le cadre du recours en réformation, annule la décision ministérielle du 16 mai 2023 et renvoie l’affaire en prosécution de cause au ministre de l’Immigration et de l’Asile ;

condamne l’Etat aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 27 juin 2023 par :

Marc Sünnen, président, Thessy Kuborn, vice-président, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, 16 Ibid., pt. 92.

15en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 27 juin 2023 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Numéro d'arrêt : 48995
Date de la décision : 27/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 01/07/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-06-27;48995 ?

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