La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/04/2021 | LUXEMBOURG | N°45861

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 26 avril 2021, 45861


Tribunal administratif N° 45861 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 6 avril 2021 Audience publique du 26 avril 2021 Requête en institution d’un sursis à exécution introduite par Monsieur …, …, contre une décision du bourgmestre de la Ville de Luxembourg en présence de Monsieur … et de Madame …, …, en matière de permis de construire

___________________________________________________________________________


ORDONNANCE

Vu la requête inscrite sous le numéro 45861 du rôle et déposée le 6 avril 2021 au greffe du tribunal administratif

par Maître Thibault CHEVRIER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats de L...

Tribunal administratif N° 45861 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 6 avril 2021 Audience publique du 26 avril 2021 Requête en institution d’un sursis à exécution introduite par Monsieur …, …, contre une décision du bourgmestre de la Ville de Luxembourg en présence de Monsieur … et de Madame …, …, en matière de permis de construire

___________________________________________________________________________

ORDONNANCE

Vu la requête inscrite sous le numéro 45861 du rôle et déposée le 6 avril 2021 au greffe du tribunal administratif par Maître Thibault CHEVRIER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, au nom de Monsieur … et de son épouse, Madame …, demeurant tous deux à …, ainsi que de Monsieur …, demeurant à …, tendant à voir ordonner qu’il soit sursis à l’exécution de la décision du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 6 juillet 2020, référencée sous le n° …, émise au profit de Monsieur … et de Madame …, demeurant ensemble à …, pour la transformation et l’agrandissement du côté latéral droit de l’immeuble sis sur la parcelle inscrite au cadastre de la Ville de Luxembourg sous le n° … de la section HoF de Merl-Nord à Luxembourg, …, rue Jean Bertholet, cette autorisation étant encore attaquée au fond par une requête en annulation introduite le même jour, portant le numéro 45860 du rôle ;

Vu les exploits de l’huissier de justice suppléant Michèle BAUSTERT, en remplacement de l’huissier de justice Cathérine NILLES, demeurant à Luxembourg, du 9 avril 2021, portant signification desdites requêtes en annulation, respectivement en institution d’une mesure provisoire, à l’administration communale de la Ville de Luxembourg ainsi qu’à Monsieur … et à Madame … ;

Vu l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Maître Thibault CHEVRIER, pour les requérants, ainsi que Maître Gilles DAUPHIN, en qualité de représentant de la société anonyme ARENDT & MEDERNACH, inscrite sur la liste V de l’Ordre des avocats de Luxembourg, pour la Ville de Luxembourg, et Maître Nicky STOFFEL, pour Monsieur … et Madame …, entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 22 avril 2021.

___________________________________________________________________________

Le bourgmestre de la Ville de Luxembourg, ci-après « le bourgmestre », délivra en date du 6 juillet 2020 au profit de Monsieur … et de Madame …, une autorisation de construire, référencée sous le n° …, pour la transformation et l’agrandissement du côté latéral droit de leur 1immeuble sis sur la parcelle inscrite au cadastre de la Ville de Luxembourg sous le n° … de la section HoF de Merl-Nord à Luxembourg, …, rue Jean Bertholet.

En date du 8 octobre 2020, Monsieur … et son épouse, Madame …, voisins postérieurs du projet immobilier et demeurant dans l’immeuble jouxtant la parcelle n° … en son côté postérieur, sis à …, introduisirent un recours gracieux contre l’autorisation de construire décernée le 6 juillet 2020 ; le 12 octobre, leur propre voisin, Monsieur …, demeurant à …, adressa également un recours gracieux au bourgmestre.

Par courriers du 5 janvier 2021, le bourgmestre rejeta les deux recours gracieux.

Dès lors, par requête déposée le 6 avril 2021 et inscrite sous le numéro 45860 du rôle, Monsieur … et son épouse, Madame … ainsi que Monsieur …, ci-après les « consorts … » respectivement « les requérants » ont fait introduire un recours en annulation contre l’autorisation de construire délivrée en date du 6 juillet 2020 sous la référence n° … ainsi que contre les décisions du bourgmestre datant du 5 janvier 2021 rejetant leurs recours gracieux respectifs.

Les consorts … ont encore par requête séparée déposée le même jour, inscrite sous le numéro 45861 du rôle, demandé à voir prononcer un sursis à exécution de l’autorisation de construire déférée en attendant la solution de leur recours au fond.

A l’appui de leur recours, les consorts … exposent d’abord les particularités de l’immeuble existant sis rue Jean Bertholet et faisant l’objet de l’autorisation de construire litigieuse, à savoir, d’une part, le fait que l’immeuble représente une architecture classique et ce tant au niveau de sa structure architecturale, de ses volumes et des éléments de façade et de toitures à la Mansart, s’intégrant de la sorte dans son environnement bâti, et, d’autre part, qu’il se situe conformément au plan d’aménagement particulier « Quartier existant » (« PAP QE ») de la Ville de Luxembourg, dans le « Secteur Protégé des ensembles sensibles ».

Ils expliquent ensuite l’introduction de leur recours au fond par le fait que la nouvelle construction, annexée latéralement à l’immeuble existant sis rue Jean Bertholet, réduirait la vue dégagée depuis leurs jardins, tout en relevant que comme la construction projetée comprendrait une cage d’escalier servant d’axe de communication réalisé sous la forme d’une tour en verre entre l’ancien bâtiment et le nouveau immeuble, l’illumination de cette cage d’escalier créerait nécessairement un préjudice dans leur chef, tant du fait de la pollution lumineuse qui en découlera, que de la perte d’intimité. Les requérants estiment partant qu’en leurs qualités de voisins directs, subissant une aggravation de leurs situations personnelles au niveau de la perte de vue, des troubles additionnels inhérents à ce projet immobilier, d’une perte au niveau de la valeur économique de leur immeubles et ce au vu de l’emplacement de cette « annexe » et de l’escalier de communication, ils justifieraient d’un intérêt personnel, direct, actuel et certain qui leur permettent de solliciter l’annulation de la décision visée par le recours en annulation.

Dans le cadre de ce recours au fond, les requérants exposent en effet que la parcelle bénéficiant de l’autorisation de construire litigieuse serait située selon le plan d’aménagement général de la Ville de Luxembourg (« PAG ») en zone HAB2 - Secteur protégé d’intérêt communal « environnement construit », et serait plus précisément régie par le PAP-QE par les dispositions relatives au « Secteur Protégé des ensembles sensibles », dispositions imposant en substance l’intégration harmonieuse dans l’ensemble des constructions voisines ou des constructions de l’îlot, cette obligation exigeant notamment que tous les travaux entrepris aux 2parties extérieures des immeubles doivent se faire dans le respect du style de l’immeuble, afin de garantir le maintien du patrimoine et une intégration harmonieuse et esthétiquement valable des édifices dans l’ensemble des immeubles voisins respectivement des constructions de la rue, les travaux projetés devant ainsi respecter les proportions, les matériaux, le caractère et la qualité architecturale des immeubles voisins, ainsi que les alignements et rechercher une harmonie de conception des toitures.

Or, le projet litigieux, lequel aurait été qualifié de manière inapproprié par l’administration communale de la Ville de Luxembourg comme une simple transformation et agrandissement du côté latéral droit de l’immeuble existant, alors qu’il s’agirait bien d’une nouvelle construction en principe non admissible en cet endroit, alors que si l’article D.10.2.1.2 de la partie écrite du PAP-QE prévoit que : « Les immeubles pour lesquels une démolition et de nouvelles constructions principales sont admises sont marqués dans « le plan de repérage des PAP QE » par la surimpression d’un triangle », la parcelle n° … ne contiendrait pas de tel marquage, encore que le même article admette que « Les places à bâtir existantes non construites et les parties de terrain non construites peuvent être couvertes par une ou plusieurs nouvelles constructions principales » à condition de respecter une intégration harmonieuse.

Or, le projet immobilier litigieux serait en rupture avec tous les codes des immeubles environnants l’îlot de l’ensemble sensible sur lequel il est projeté.

Ainsi, en ce qui concerne le respect des proportions, les requérants estiment que les éléments architecturaux de la nouvelle construction, tels que par exemple au niveau de la taille des fenêtres ou des ouvertures, ne seraient absolument pas en adéquation avec la construction principale existante, les grandes ouvertures du nouvel immeuble s’inscrivant dans une horizontalité, là où l’intégralité des ouvertures du bâtiment existant seraient verticales.

En ce qui concerne les matériaux, les requérants critiquent l’autorisation litigieuse pour ne pas indiquer les matériaux mis en œuvre, le choix des matériaux devant seulement être avalisé par le bourgmestre ultérieurement, lors de l’exécution de l’autorisation de construire, ce qui violerait l’article D.10.2.1.2 précité dans la mesure où cette disposition viserait à s’assurer que toute nouvelle construction doit s’intégrer harmonieusement, ce qui impliquerait qu’elle viserait également à permettre aux tiers de s’assurer que cet objectif a bien été pris en compte, en amont, assurant ainsi une légalité à l’autorisation délivrée.

Les requérants critiquent ensuite le caractère et la qualité architecturale, alors que la nouvelle construction, comprenant la cage d’escalier de communication telle qu’autorisée, seraient en rupture totale avec les constructions environnantes. En effet, si l’immeuble existant révèleraient une construction de type classique de type « maison de maître », avec un socle, un corps de façade et une partie toiture avec un toit à la Mansart venant couronner l’immeuble, conception d’ailleurs reprise par les autres immeubles sis dans le Secteur Protégé Ensemble Sensible, l’immeuble projeté présenterait quant à lui une façade non verticale pour créer artificiellement un angle de corniche et de brisis, de sorte à présenter un caractère architectural radicalement différent, dont la qualité architecturale ne correspondrait absolument pas aux immeubles environnants.

Ainsi, l’immeuble projeté présenterait une toiture atypique composée de « six pans », ne comportant ni lucarne, ni revêtement en ardoise, ni de toit à la Mansart avec une pointe, ni de rupture avec le corps de façade par la conception d’un toit, couronnement d’un immeuble classique.

3 Ils critiquent encore la cage d’escalier entièrement vitrée qui fera la jonction entre les deux immeubles, celle-ci étant aussi, au niveau du style, du caractère, des matériaux mis en œuvre, en complète disharmonie tant avec l’existant qu’avec l’environnant et constituerait un élément totalement étranger par rapport aux éléments de l’îlot.

Les requérants critiquent également le respect des alignements par l’immeuble projeté, comme la construction ne serait pas « droite » dans la mesure où les murs seraient inclinés vers l’extérieur pour créer artificiellement un angle de corniche et de brisis, alors que l’article D.10.2.3 poserait comme principe une conservation de la verticalité et du rythme des façades dans le secteur protégé ensemble sensible. Les requérants donnent à cet égard à considérer que la configuration retenue ne respecterait pas les alignements. Ainsi, si au plan du rez-de-

chaussée, l’on pourrait considérer que l’alignement du nouveau bâtiment s’inscrit dans le gabarit règlementaire, il n’en irait pas à partir du 1er étage, puisque du fait de la non-verticalité de la façade, qui présenterait un profil convexe, dans le sens d’un léger arrondi vers l’extérieur, les alignements des autres immeubles ne seraient pas respectés.

Les requérants contestent aussi l’alignement des niveaux de corniche, alors que le projet immobilier ne présenterait pas, à proprement parler, de corniches.

A titre supplémentaire, les requérants critiquent également la cage d’escalier en verre qui servira de jonction entre les deux immeubles, cage d’escalier qu’ils estiment être la source de troubles de jouissance, alors que comme elle desservirait six nouveaux appartements, générant des passages nombreux, elle s’éclairerait à chaque passage, ce qui serait de nature à créer une pollution lumineuse importante, juste en face de leurs chambres à coucher.

Les requérants enfin reprochent également à la cage d’escalier vitrée de ne pas respecter l’alignement existant, alors qu’elle présente côté rue un pan de verre vertical d’une hauteur de trois étages, pan qui ne serait absolument pas aligné avec les éléments de construction (corniche), ni ceux existants, ni ceux de la nouvelle construction, tandis que la cage d’escalier ne serait pas non plus en harmonie avec les autres immeubles de l’îlot du secteur protégé ensemble sensible.

Les requérants estiment que ces moyens, développés à l’appui du recours au fond, seraient suffisamment sérieux, dans la mesure où ils seraient manifestement de nature à entraîner l’annulation de l’autorisation litigieuse.

En ce qui concerne le risque de préjudice grave et définitif, les requérants rappellent d’abord disposer d’une vue directe sur la future construction sise sur la parcelle du … rue Jean Bertholet, du fait de leurs qualités de voisins directs. Ils estiment que cette qualité, et les préjudices, que ce soit au niveau de la réduction de leur vue, mais aussi par rapport à un préjudice économique du fait de la dévalorisation de leur propriété, ainsi que des troubles au niveau visuel du fait de l’illumination de la cage d’escalier projetée, ne pourraient pas être résolus lorsque l’autorisation sera annulée par les juges du fond, ce qui caractériserait par conséquent un risque de préjudice grave et définitif, les requérants rappelant encore que les juridictions civiles et pénales seraient réticentes à ordonner la démolition d’une construction achevée sous couvert d’une autorisation de construire annulée par la suite.

L’administration communale de la Ville de Luxembourg, rejointe en son argumentation par Monsieur … et de Madame … conclut au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions 4légales ne serait remplie en cause, le litismandataire de la Ville de Luxembourg contestant tant le sérieux des moyens que l’existence d’un préjudice grave et grave.

En vertu de l’article 11 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.

L’affaire au fond ayant été introduite le 6 avril 2021 et compte tenu des délais légaux d’instruction fixés par la loi modifiée du 21 juin 1999 précitée, l’affaire ne saurait être considérée comme pouvant être plaidée à brève échéance.

En ce qui concerne la condition d’un préjudice grave et définitif, il convient de rappeler qu’un préjudice est grave au sens de l’article 11 de la loi prévisée du 21 juin 1999 lorsqu’il dépasse par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société et doit dès lors être considéré comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.

Toutefois, la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice1.

Il convient ensuite de rappeler que la demande en obtention d’une mesure provisoire a pour objet d’empêcher, temporairement, la survenance d’un préjudice grave et définitif ; les effets de la suspension étant d’interdire à l’auteur de l’acte de poursuivre l’exécution de la décision suspendue. Par ailleurs, comme la procédure en obtention d’une mesure provisoire doit rester une procédure exceptionnelle, puisqu’elle constitue une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.

Il en résulte qu’une mesure provisoire ne saurait être ordonnée que si le préjudice invoqué par le requérant résulte de l’exécution immédiate de l’acte attaqué, la condition légale n’étant en effet pas remplie si le préjudice ne trouve pas sa cause dans l’exécution de l’acte attaqué : en d’autres termes, la décision contestée doit porter préjudice ou atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, aux intérêts du requérant.

Plus particulièrement, lorsque la mesure sollicitée, telle qu’en l’espèce l’arrêt des travaux du projet immobilier litigieux, le projet litigieux ayant non seulement déjà été entamé, mais qu’il se trouve en partie réalisé, puisque le gros-œuvre du sous-sol et du rez-de-chaussée semble achevé, constitue une mesure grave, susceptible d’avoir des conséquences financières et économiques importantes pour le bénéficiaire de l’autorisation querellée et d’engager, le cas échéant, la responsabilité du magistrat appelé à prendre une telle mesure, ce dernier est en droit d’attendre que le requérant convainque le juge du provisoire de la nécessité d’ordonner la mesure sollicitée afin d’empêcher précisément la survenance d’un dommage grave et irréversible dans son chef.

1 Trib. adm. (prés.) 10 juillet 2013, n° 32820, Pas. adm. 2020, V° Procédure contentieuse, n° 626.

5Il suit partant de ce qui précède que le préjudice grave et définitif est à apprécier par rapport aux travaux envisagés, en ce que ceux-ci sont de nature à nuire au requérant. En effet, dans ce contexte, il importe de vérifier en quoi la situation de voisin se trouve aggravée par un quelconque élément de l’autorisation de construire critiquée de sorte à l’exposer à un risque de préjudice grave, c’est-à-dire dépassant par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société ni comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, et plus particulièrement dans quelle mesure le projet litigieux porterait une atteinte grave et définitive, ou du moins difficilement réparable, aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de la propre propriété du requérant.

En l’espèce, les requérants exposent d’abord les raisons justifiant dans leur chef un intérêt à agir à l’encontre de l’autorisation de construire querellée, en raison notamment de leurs qualités respectives de voisins directs, propriétaires des terrains jouxtant longeant celui devant accueillir une construction projetée et ayant une vue immédiate sur celle-ci, ainsi que de l’aggravation en résultant de leurs situations personnelles au niveau de la perte de vue, des troubles additionnels inhérents à ce projet immobilier et d’une perte au niveau de la valeur économique de leur immeubles, pour ensuite, compte tenu des illégalités alléguées, en déduire dans leur chef un risque de préjudice grave et définitif, les requérants se prévalant également à cet égard de jurisprudences reposant à nouveau de la situation de voisins directs d’immeubles ne respectant pas la réglementation applicable.

Cette argumentation est toutefois à nuancer à un double titre.

Il convient ainsi de relever qu’aux termes de la jurisprudence des juges du fond2, l’intérêt à agir s’apprécie non pas de manière abstraite, mais concrètement au regard de la situation de fait invoquée : le juge doit ainsi rechercher si la construction est susceptible d’avoir une incidence sur la situation du demandeur compte tenu de sa proximité par rapport à son domicile ou des caractéristiques mêmes de la commune : un administré ne peut valablement recourir contre une décision individuelle qu’à condition que celle-ci lui fasse grief, c’est-à-dire qu’elle aggrave effectivement et réellement, à la date de l’introduction du recours, sa situation.

D’après la jurisprudence récente3, la seule et simple qualité de voisin ne suffit pas à établir l’intérêt pour agir contre un permis de construire ; alors que c’est au regard de l’incidence concrète du projet sur la situation du demandeur que l’intérêt pour agir de ce demandeur devant le juge de l’excès de pouvoir doit être apprécié. En effet, le juge tiendra compte pour apprécier la qualité de voisins d’une construction autorisée par le permis de construire querellé, à la fois, de la distance entre le projet et leurs domiciles respectifs, de la nature et de l’importance du projet, ainsi que de la configuration des lieux.

Ce durcissement de la jurisprudence relative à l’intérêt à agir en matière d’urbanisme a, de manière évidente, une incidence sur l’appréciation du préjudice grave et définitif, la seule situation de voisin, même direct, n’implique dès lors nécessairement pas, ipso facto, automatiquement, l’existence d’un préjudice grave et définitif4.

En effet, si la reconnaissance d’un risque de préjudice grave et définitif dans le chef d’un requérant implique nécessairement l’existence dans son chef d’un intérêt à agir, l’inverse 2 Voir notamment trib. adm. 19 octobre 2015, n° 34271 du rôle.

3 Cour adm. 12 octobre 2017, n° 39490C ainsi que 17 octobre 2017, n° 39527C et 39542C.

4 Voir trib. adm. (prés.), 18 mars 2019, n° 42408.

6n’est pas vrai puisqu’un administré peut disposer d’un intérêt à agir à voir contrôler la légalité d’un acte administratif lui faisant grief, sans toutefois que ce grief ne soit grave et irréversible.

La reconnaissance d’un risque de préjudice grave et définitif nécessite par conséquent la démonstration d’un grief d’une intensité supérieure à celui requis pour justifier d’un intérêt à agir.

Il est certes vrai que l’appréciation du degré de gravité d’un tel préjudice comporte toujours, essentiellement, une large part de subjectivité ; il est encore vrai que faire preuve d’une sévérité excessive dans l’appréciation de cette condition aboutirait in fine à exclure toute possibilité de recourir en la matière de l’urbanisme à une mesure de suspension et de vider la possibilité ouverte par l’article 11 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives de tout sens5. Néanmoins, même si traditionnellement le juge des référés ne procède pas une mise en balance des intérêts, il ne saurait toutefois ignorer que le contentieux administratif de l’urbanisme se traduit également par la recherche d’un équilibre entre le développement de la construction, sur la toile de fond spécifiquement luxembourgeoise d’une pression foncière importante, et le droit au recours.

Enfin, il convient encore de rappeler que l’appréciation d’un préjudice invoqué ne s’effectue pas théoriquement ou abstraitement, mais toujours in concreto, ce qui se traduit par une appréciation du préjudice au vu non seulement des plans, mais encore de la situation concrète du projet litigieux et de son environnement, ainsi que de la situation concrète du requérant.

A cet égard, les requérants, voisins directs de la parcelle devant accueillir la construction litigieuse, dans la mesure où le fond de leurs jardins touche l’arrière de la parcelle concernée, font essentiellement valoir une perte de vue, dans la mesure où le projet litigieux serait réalisé dans le recul latéral actuellement libre de la parcelle visée, d’une perte d’intimité résultant de la réalisation d’une cage d’escalier en verre, projetée entre le bâtiment existant et la construction litigieuse, et corrélativement, de troubles de jouissance résultant de la pollution lumineuse provoquée par l’illumination intérieure de ladite cage d’escalier ainsi que manifestement, encore que non formellement indiqué au niveau du risque de préjudice grave et définitif, d’un préjudice esthétique, l’essence du recours au fond consistant à critiquer l’intégration harmonieuse dans le quartier et la qualité architecturale du bâtiment projeté.

Il n’appert toutefois pas, compte tenu de la configuration des lieux, dans quelle mesure la réalisation du projet litigieux serait effectivement de nature à engendrer dans le chef des requérants un préjudice grave, c’est-à-dire dépassant par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société ni comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, la réalisation de ce projet pouvant tout au plus être considérée comme engendrant des désagréments, résultant de l’implantation d’un nouveau bâtiment à l’arrière de leurs propriétés respectives dans un quartier densément urbanisé, le principe même de la réalisation d’un bâtiment annexé au bâtiment existant au n° … de la rue Jean Bertholet n’étant d’ailleurs pas contesté, les moyens au fond ne visant que le projet déterminé au niveau de son intégration et de sa qualité architecturale à l’aune des différentes dispositions règlementaires applicables, les requérants ne niant pas le caractère de principe constructible de la partie actuellement libre de la parcelle n° ….

5 Trib. adm. (prés.), 15 juin 2020, n° 42292.

7Il appert ainsi en ce qui concerne la perte de vue dégagée revendiquée par les requérants qu’en tout état de cause la vue et l’ensoleillement ne sauraient constituer des droits acquis, sauf à rendre impossible toute évolution du tissu construit, même s’il n’est pas urbain6. Par ailleurs, si Monsieur … et son épouse, Madame …, dont la propriété se situe en partie derrière le recul latéral demeurant actuellement dégagé, profitent actuellement d’une vue partiellement dégagée sur les immeubles bordant le côté opposé de la rue Jean Bertholet, il n’en va en tout état de cause pas de même en ce qui concerne Monsieur …, dont le fond de propriété fait immédiatement face au bâtiment existant, de sorte que ce dernier ne profite actuellement que d’une vue oblique très partiellement dégagée.

En ce qui concerne la perte d’intimité alléguée, résultant de l’édification d’une cage d’escalier transparente, le soussigné se doit de constater que selon les plans versés en cause, ladite cage d’escalier doit être réalisée à une distance de 9 mètres par rapport à la limite cadastrale postérieure, de sorte qu’une éventuelle vue, directe ou oblique, à partir de ladite cage d’escalier vers les propriétés respectives des requérants, serait conforme aux prescriptions afférentes du Code civil, à savoir des articles 675 et suivants.

Il résulte ensuite des explications du mandataire des maîtres d’ouvrage que la cage d’escalier ne constitue pas la desserte principale du bâtiment projeté, celui-ci disposant d’un ascenseur intérieur, mais qu’elle n’accueille qu’un escalier de secours secondaire, desservant les deux bâtiments, le bâtiment existant disposant d’ores et déjà de sa propre cage d’escalier interne, de sorte que le passage par cette cage d’escalier ne devrait en tout état de cause être qu’épisodique.

Quant au fait que la cage d’escalier soit éclairée de manière intermittente, lors du passage des futurs résidents du bâtiment projeté, il n’appert là encore pas qu’une illumination épisodique, temporaire et indirecte du jardin des requérants en résultant - le soussigné présupposant raisonnablement que ladite cage d’escalier ne comportera pas des projecteurs braqués directement sur les propriétés des requérants, le mandataire de Monsieur … et de Madame … ayant d’ailleurs expliqué qu’il ne s’agirait que d’un éclairage interne de secours -

puisse être considérée comme alléguée comme « pollution lumineuse importante », les requérants disposant d’ailleurs eux-mêmes de moyens matériels simples afin de garantir l’occultation de leurs chambres à coucher : en tout état de cause, un éclairage excessif, risque ne transparaissant pas en l’état du dossier, constituerait un trouble de voisinage susceptible de trouver aisément remède devant le juge judiciaire.

Quant à l’éventuel préjudice esthétique, si le bâtiment projeté fait certes preuve d’un modernisme hardi ne correspondant certainement pas aux critères esthétiques de tout un chacun, le seul fait, éminemment subjectif, de ne pas partager les choix architecturaux du maître d’ouvrage - sous la réserve évidente de leur légalité - ne saurait constituer un préjudice grave susceptible de justifier la suspension de l’autorisation de bâtir querellée.

Ainsi, il n’appert pas que le projet litigieux porte une atteinte grave aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance des propres propriétés des requérants, dans le sens que la réalisation du projet litigieux voisin n’a pour effet ni de priver les requérants de la propriété de leurs biens, ni de porter à ces propriétés une atteinte d’une gravité telle que le sens et la portée de ce droit s’en trouvent dénaturés, sinon considérablement amoindris.

6 Cour d’appel de Toulouse, 1ère chambre, 17 septembre 1991, n°2330/89 ; trib. adm. (prés.) 7 décembre 2020, n° 45232.

8En d’autres termes, le soussigné retient que le projet de construction litigieux n’est pas de nature à entraîner une atteinte démesurée, inacceptable, aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance des propriétés des requérants, n’ayant pas une incidence directe, concrète et significative sur les conditions de vie personnelle des requérants7.

Il convient par ailleurs de relever qu’une construction, même conforme aux règles d’urbanisme ou à un permis de construire effectivement délivré par l’autorité, est toujours délivrée sous réserve des droits des tiers, et notamment le droit de propriété des voisins, en application de l’article 544 du Code civil : par ailleurs, la jurisprudence judiciaire admet que le principe des troubles anormaux de voisinage trouve également à s’appliquer au domaine de la construction immobilière, tandis que le juge judiciaire peut en tout état de cause réparer l’indemnisation de deux types de préjudices, à savoir la perte de valeur pour le propriétaire et le trouble de jouissance du bien pour ses occupants8.

Les requérants sont partant à débouter de leur demande en institution d’une mesure provisoire sans qu’il y ait nécessairement lieu d’examiner davantage la question de l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.

Il convient toutefois de souligner que la solution ci-avant retenue, encore qu’à première vue favorable à la Ville de Luxembourg et aux maîtres de l’ouvrage, est la conséquence du fait que l’une des conditions devant être cumulativement remplies pour prétendre à l’obtention d’une mesure provisoire n’est pas donnée en l’espèce, et ne préjudicie dès lors pas de l’issue future du recours au fond, ni ne signifie, à ce stade, que les moyens des requérants ne seraient pas suffisamment sérieux. Le préjudice grave et définitif ainsi que la démonstration de moyens sérieux sont en effet deux conditions distinctes du recours au référé administratif : en d’autres termes, la démonstration d’un moyen sérieux, même de manière manifeste, ne crée pas en tant que telle une situation de risque de préjudice grave et définitif, tandis que l’absence de préjudice grave et définitif, inversement, ne signifie pas l’absence de moyens sérieux.

Dans le seul but de conférer une réelle utilité au présent recours, alors que le fait de ne fournir aucune indication utile sur le sort probable des moyens est de nature à prolonger, éventuellement longuement, une incertitude juridique qui pouvait s’avérer finalement très préjudiciable en cas d’annulation, le soussigné relève qu’au terme d’une analyse nécessairement superficielle, l’un des moyens des requérants est de nature à mettre très sérieusement en doute la légalité de l’autorisation de construire telle que déférée.

En effet, si les requérants avancent essentiellement des moyens tournant autour de l’intégration harmonieuse et de la qualité architecturale du bâtiment projeté, question qui outre de relever pour une bonne part d’une question d’appréciation subjective - la question se résumant in fine à trancher si une intégration harmonieuse exige en l’espèce un pastiche architectural du bâtiment existant ou admet au contraire une réinterprétation moderne osée -, est soumise, au fond, au juge administratif statuant en tant que juge de l’annulation, lequel ne saurait que de manière restreinte se placer tout simplement en lieu et place de l’administration et substituer son appréciation à celle de l’administration, sous peine de méconnaître le pouvoir d’appréciation de l’auteur de la décision attaquée en ce qu’il dispose d’une marge 7 Voir C.E. belge, 5 novembre 2014, X, n° 229.076 ; C.E. belge, 16 septembre 2014, Leboeuf, n° 228.382.

8 Cass. fr. 19 janvier 2017, req. n°15-28591.

9d’appréciation, ils ont également soulevé la question de la légalité de l’autorisation de construire déférée, dans la mesure où celle-ci, sur la toile de fond d’une nécessaire intégration harmonieuse du bâtiment projeté, ne comporte toutefois aucune mention au niveau des matériaux qui seront mis en œuvre, à défaut de pouvoir être décelé des plans et de l’autorisation, de sorte à violer les dispositions règlementaires applicables qui imposent également un choix des matériaux de nature à garantir l’intégration harmonieuse de l’immeuble projeté dans l’ensemble des constructions voisines existantes, les requérants estimant que la seule vérification post festum par les services communaux du respect de cette condition lors de l’exécution de l’autorisation de bâtir serait incompatible avec l’appréciation stricte des règles urbanistiques et empêcherait les tiers de s’assurer que l’objectif d’intégration harmonieuse aurait bien été pris en compte, en amont, assurant ainsi une légalité à l’autorisation délivrée.

Si la Ville de Luxembourg, de son côté, estime que conformément à la condition n° 10 de l’autorisation de bâtir litigieuse, le maître d’ouvrage doit, avant le commencement des travaux, fournir des échantillons de matériaux prévus pour l’extérieur de l’immeuble, de sorte qu’on ne saurait, à l’heure actuelle, à défaut notamment de choix arrêté des matériaux, affirmer que le projet ne s’intègrerait pas de ce point de vue dans son environnement construit, le soussigné se doit toutefois de souligner que les juges du fond9 ont, dans un cas similaire, retenu que dans la mesure où certains éléments faisant partie intégrante de la construction projetée ne seraient pas susceptibles, de par leur nature, de faire l’objet d’une autorisation postérieure le bourgmestre devrait être mis en mesure de vérifier leur conformité par rapport aux dispositions urbanistiques applicables. Or, en l’absence d’indications relatives à ces éléments de la construction dans les plans actuellement litigieux, le bourgmestre serait mis dans l’impossibilité d’opérer ce contrôle et a fortiori d’autoriser lesdits éléments. Les juges du fond ont à cet égard explicitement retenu qu’« admettre le contraire et permettre au bourgmestre de se contenter, pour ce qui est des éléments extérieurs faisant partie intégrante de la construction projetée, de renvoyer dans son autorisation aux prescriptions urbanistiques à respecter aurait pour résultat que le bourgmestre ne délivre plus d’autorisations concrètes sur base de plans conformes aux dispositions urbanistiques mais plus que des autorisations théoriques et standards, sans tenir compte du projet spécifique lui soumis, et que le contrôle de la conformité du projet de construction se limite dorénavant au niveau de l’exécution de l’autorisation de construire, ce qui serait contraire à la ratio legis de la loi du 19 juillet 2004 » et ont partant annulé l’autorisation de bâtir a quo.

Cette conclusion devrait ainsi amener la Ville de Luxembourg, nonobstant l’absence de mesure provisoire, à reconsidérer sa décision, étant souligné qu’une annulation possible, voire probable, de l’autorisation de bâtir litigieuse n’est pas seulement de nature à entrainer la responsabilité civile de l’autorité ayant délivré l’autorisation en question, mais encore sa responsabilité pénale, la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain précisant encore dans son article 107.3 que la violation des procédures prévues aux articles 35, 36 et 37 constitue une faute grave au sens des articles 41 et 63 de la loi communale modifiée du 13 décembre 1988.

La demande en allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 2.500 euros formulée par les requérants laisse d’être fondée, les conditions légales afférentes n’étant pas remplies en cause.

Par ces motifs, 9 Trib. adm. 29 mars 2017, n° 37995.

10 le soussigné, président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique ;

rejette la demande en obtention d’un sursis à exécution ;

rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure telle que formulée par les requérants ;

condamne les requérants aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 26 avril 2021 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 avril 2021 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Numéro d'arrêt : 45861
Date de la décision : 26/04/2021

Origine de la décision
Date de l'import : 01/05/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2021-04-26;45861 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award