GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 44934C du rôle Inscrit le 28 août 2020 Audience publique du 14 janvier 2021 Appel formé par la société à responsabilité limitée … s. à r.l., …, contre un jugement du tribunal administratif du 22 juillet 2020 (nos 39639a et 41071 du rôle) ayant statué sur ses recours contre un arrêté du ministre de la Culture et un arrêté du Gouvernement en conseil en matière de protection des sites et monuments nationaux Vu la requête d'appel inscrite sous le numéro 44934C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 28 août 2020 par Maître Jean-Paul NOESEN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société à responsabilité limitée … s. à r.l., établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro …, représentée par son gérant en fonctions, dirigée contre un jugement du tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg du 22 juillet 2020 (recours joints nos 39639a et 41071 du rôle) à travers lequel le tribunal s’est déclaré compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre l’arrêté du Gouvernement en conseil du 30 mars 2018 ayant classé monument national les immeubles sis aux numéros … et … … à … pour, au fond, déclarer ce recours non fondé et en débouter la demanderesse, dire qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur son recours subsidiaire en annulation dirigé contre le même arrêté, se déclarer incompétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre l’arrêté ministériel du 30 mars 2017 proposant au classement comme monument national les immeubles précités, tout en déclarant irrecevable le recours subsidiaire en annulation dirigé contre le même arrêté ministériel et en condamnant la société demanderesse aux frais et dépens des deux instances ;
Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 6 octobre 2020 par Monsieur le délégué du gouvernement Yves HUBERTY;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 5 novembre 2020 par Maître Jean-Paul NOESEN au nom de l’appelante ;
Vu le mémoire en duplique déposé au greffe de la Cour administrative le 26 novembre 2020 par Monsieur le délégué du gouvernement Yves HUBERTY ;
Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement dont appel ;
1Le rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Jean-Paul NOESEN et Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 7 janvier 2021.
Par acte notarié du 18 décembre 2014, la société à responsabilité limitée … s. à r.l., ci-après « la société … », acquit les immeubles sis à …, aux numéros … et …, ….
Par courrier recommandé du 30 mars 2017, le ministre de la Culture, ci-après « le ministre », informa la société … qu’une procédure de classement comme monument national des immeubles sis … et …, … à … avait été engagée d’urgence, tout en annexant audit courrier son arrêté du même jour proposant le classement comme monument national des immeubles en question en raison de leur intérêt historique, architectural et esthétique.
Cet arrêté ministériel du 30 mars 2017 est libellé comme suit :
« Vu la loi du 18 juillet 1983 concernant la conservation et la protection des sites et monuments nationaux ;
Vu l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes ;
Considérant que dans le cadre de l’inventaire du patrimoine bâti de la commune de …, faisant partie de l’étude préparatoire du nouveau plan d’aménagement général (PAG) de la commune, réalisée en avril 2012, les immeubles sis … et …, … à …, ont été retenus comme bâtiments dignes de protection ;
Considérant cependant que ces immeubles ne bénéficient actuellement d’aucune protection juridique ;
Considérant qu’ils possèdent un intérêt historique, architectural et esthétique indéniable ;
Considérant qu’une autorisation de démolir les immeubles en question a été délivrée par le bourgmestre de la commune de … ;
Considérant que, partant, il y a urgence ;
Arrête :
Art. 1.- Sont proposés au classement comme monument national en raison de leur intérêt historique, architectural et esthétique, les immeubles sis … et …, …, inscrits au cadastre de la commune de …, section … de …, sous le numéro … appartenant à la société ….
Art. 2.- L'intérêt historique, architectural et esthétique est motivé comme suit :
Les immeubles sis … et …, … à … forment un bel ensemble implanté en perpendiculaire par rapport à la rue et devancé par une grande cour. L’ensemble se compose de deux maisons d’habitation et d’une annexe agricole au centre faisant partie de la maison de gauche. En effet, les bâtisses sont implantées dans un même alignement et sous un même toit de façon à former un 2imposant gabarit, y compris la toiture à croupettes, qui est tout à fait caractéristique de l’architecture traditionnelle rurale.
L’ensemble est déjà inscrit sur la carte de Ferraris datant 1771 à 1777. En outre, il est reconnaissable sur le « Urkadaster » de 1824. La maison de droite (n°4) porte le millésime 1792, mais ses caractéristiques architecturales laissent présumer qu’elle est plus ancienne, au moins en ce qui concerne ses bases. La maison de gauche remonte à la fin du XVIIIe siècle, même si divers éléments décoratifs datent plutôt d’un remaniement du milieu du XIXe siècle. Il est probable que cette bâtisse ait également des bases plus vieilles.
La maison n°4 s’élève sur deux niveaux sur caves voûtées. La façade sur cour se divise en quatre travées, dont celle de droite est beaucoup plus à l’écart. Sur l’ « Urkadaster » cette partie était apparemment une parcelle cadastrale séparée ; il s’agissait vraisemblablement d’une maison séparée à l’époque. Les encadrements en arcs surbaissés sont, par leurs formes et tailles, caractéristiques pour l’architecture du XVIIIe siècle. L’entrée est surmontée d’une baie d’imposte, également en arc surbaissé. Le linteau porte la date de 1792. L’énorme pignon est divisé en trois travées, dont les baies avec leurs encadrements ressemblent à celles de la façade principale. Les ouvertures de la façade postérieure sont également dans le même style.
La maison n°6 s’élève sur deux niveaux surmontés par un demi-niveau d’ouvertures d’aération de forme circulaire. La façade est divisée en trois travées, dont la travée centrale comporte l’entrée. Les encadrements sont simples, en arc surbaissé avec une clé de voûte centrale, ce qui est caractéristique pour l’architecture du XVIIIe siècle. Les parties chanfreinées, de même que le bandeau sous les appuis de fenêtre, le socle et les chaînages décoratifs sont probablement des ajouts ultérieurs. Malheureusement, la saillie de l’avant-toit est trop prononcée depuis le dernier renouvellement de la toiture. L’annexe agricole présente vers la cour des ouvertures typiques pour ce genre de bâtiment, telles que porte et fenêtres d’étable. De surcroît, la façade postérieure de cet immeuble se distingue par un élément de l’architecture rurale traditionnelle de l’Oesling, qui devient de plus en plus rare, à savoir une grange d’étage ou grange surélevée (Héichscheier), accessible par une rampe (Scheierbreck).
A l’intérieur, les deux maisons présentent encore diverses structures bâties historiques de même que certains éléments décoratifs de l’époque.
En général, les bâtiments se distinguent par leur imposant volume qui est simple mais bien proportionné et qui s’intègre parfaitement dans le tissu urbain. Les façades présentent des agencements harmonieux et biens rythmés. Car, même si les divisions ne sont pas régulières, les façades sont bien proportionnées, c’est-à-dire que les rapports entre les pleins et les vides, entre les hauteurs et les largeurs des différents éléments de l’élévation se respectent.
Situés dans le noyau historique du village, les bâtiments sont des témoins très importants pour l’histoire de la localité. En effet, dans toute la localité ces maisons (notamment celle de droite) font partie des plus anciennes constructions encore conservées. Surtout elles sont les plus grandes et les plus authentiques parmi les constructions historiques de …. Mais également au niveau national les immeubles présentent une valeur patrimoniale, puisqu’elles forment des éléments exemplaires de l’architecture rurale, traditionnelle (de l’Oesling). Ainsi, l’ensemble remplit les critères d’authenticité, de rareté, de genre, de type de bâti, de typicité du paysage et en outre il est caractéristique pour sa période de construction. Par conséquent, les immeubles présentent du point de vue historique, esthétique et architectural un intérêt public à être conservés.
3Art. 3.- Tous les effets du classement visés aux articles 9 à 16 de la loi du 18 juillet 1983, énumérés ci-après, s'appliquent de plein droit aux immeubles concernés à compter du jour de la notification du présent arrêté et suivent les immeubles classés en quelques mains qu'ils passent.
Art. 4.- Les effets légaux du classement sont les suivants :
- Quiconque aliène un immeuble classé est tenu de faire connaître à l'acquéreur l'existence du classement.
- Toute aliénation d'un immeuble classé doit, dans les quinze jours de sa date, être notifiée au Ministère de la Culture, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (ci-après appelé 'Ministère') par celui qui l'a consentie.
- L'immeuble classé ne peut être détruit ou déplacé, même en partie, ni changer d'affectation, ni être l'objet d'un travail de restauration, de réparation ou de modification quelconque, que si le Ministère y a donné son autorisation. La décision du Ministère doit parvenir à l'intéressé dans les six mois de la demande ; passé ce délai, la demande est censée être agréée.
- Les travaux autorisés s'exécutent sous la surveillance du Service des Sites et Monuments nationaux.
- Le Ministère peut toujours faire exécuter par les soins de ce service et aux frais de l'Etat, avec le concours éventuel des intéressés, les travaux de réparation ou d'entretien jugés indispensables à la conservation des monuments classés n'appartenant pas à l'Etat.
- Pour pouvoir constater la nécessité des travaux visés à l'alinéa qui précède, le Ministère peut faire procéder à des visites des lieux périodiques des immeubles classés. Les particuliers en sont informés, au moins quinze jours à l'avance, par lettre recommandée à la poste. Les agents désignés pour procéder à ces visites des lieux doivent justifier de leur qualité à toute demande.
- Lorsque la conservation d'un immeuble classé est gravement compromise par l'inexécution de travaux de réparation ou d'entretien, le Ministère peut mettre en demeure le propriétaire de faire procéder auxdits travaux, en lui indiquant le délai dans lequel ceux-ci doivent être entrepris. Une part appropriée de la dépense doit être supportée par l'Etat. Cette mise en demeure doit être motivée et doit préciser aussi bien les travaux à effectuer par le propriétaire que les taux de participation à supporter par l'Etat. Les contestations relatives à la participation financière de l'Etat ou aux autres conditions et modalités d'exécution sont jugées en premier ressort par le tribunal d'arrondissement dans le ressort duquel se trouve l'immeuble classé.
- Pour assurer l'exécution des travaux urgents de consolidation dans les immeubles classés, le Ministère, à défaut d'accord amiable avec les propriétaires, peut faire procéder à l'occupation temporaire de ces immeubles ou des immeubles voisins. Cette occupation, dont la durée ne peut en aucun cas excéder six mois, est ordonnée par un arrêté du Gouvernement en conseil préalablement notifié au propriétaire. En cas de préjudice causé, elle donne lieu à une indemnité qui est réglée conformément aux dispositions de la loi du 15 mars 1979 sur l'expropriation.
- Aucune construction nouvelle ne peut être adossée à un immeuble classé sans une autorisation spéciale du Ministère, qui doit intervenir dans les six mois de la demande ; passé ce délai, la demande est censée être agréée.
- Nul ne peut acquérir, par voie de prescription, de droit sur un immeuble classé.
- Ne sont pas applicables aux immeubles classés les servitudes légales qui peuvent causer leur dégradation. Aucune servitude ne peut être établie par convention sur un immeuble classé qu'avec l'agrément du Ministère.
Art. 5.- Les servitudes ou obligations du classement donnent droit au paiement éventuel d'une indemnité représentative du préjudice pouvant en résulter pour le propriétaire. La demande éventuelle en indemnisation doit parvenir au Ministère dans les six mois à dater de la notification du présent arrêté. A défaut d'accord entre le Gouvernement et le propriétaire sur l'indemnité à 4payer, la contestation y relative est jugée en premier ressort par le tribunal d'arrondissement dans le ressort duquel se trouve l'immeuble classé.
Le Gouvernement peut ne pas donner suite à la proposition de classement dans les conditions d'indemnisation fixées par le tribunal et doit alors abroger le classement dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement.
Art. 6.- En cas de consentement du propriétaire sur le principe et les conditions du classement, celui-ci est décidé par arrêté du Gouvernement en conseil. Les effets du classement cessent de s'appliquer si la décision de classement par le Gouvernement n'intervient pas dans les douze mois de la notification du présent arrêté.
Art. 7.- A défaut de consentement du propriétaire sur le principe du classement, celui-ci peut être prononcé par le Gouvernement en conseil. Les effets du classement restent applicables jusqu'au moment où le Gouvernement en conseil aura pris une décision qui doit intervenir dans un délai de douze mois de la notification de la décision du propriétaire.
Art. 8.- La présente décision est susceptible d'un recours en annulation devant le tribunal administratif de et à Luxembourg. Ce recours doit être intenté par ministère d'avocat dans les trois mois de la notification du présent arrêté, au moyen d'une requête à déposer au secrétariat du tribunal administratif.
Art. 9.- Le présent arrêté est transmis au propriétaire concerné. Copie en est transmise à la Ville de Luxembourg. ».
Par courrier recommandé du 6 avril 2017, la société … s’adressa par le biais de son mandataire au ministre pour l’informer qu’elle contestait l’existence de tout intérêt architectural, historique ou esthétique dans le chef des immeubles litigieux, tout en sollicitant principalement qu’il soit rapidement mis fin sans suite à la procédure de classement et qu’il n’y ait pas non plus d’inscription des immeubles à l’inventaire supplémentaire des sites et monuments nationaux et en formulant à titre subsidiaire une demande d’indemnisation à hauteur de …- euros sous réserve expresse de majoration en raison des coûts d’ores et déjà exposés dans le projet et du bénéfice lui échappant.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 26 mai 2017, la société … fit introduire un recours en réformation sinon en annulation à l’encontre de l’arrêté du ministre du 30 mars 2017 proposant le classement comme monument national des immeubles sis … et …, … à ….
Par jugement du 11 juin 2018, inscrit sous le numéro 39639 du rôle, le tribunal se déclara incompétent pour connaître du recours en réformation tout en déclarant le recours subsidiaire en annulation à l’encontre de l’arrêté ministériel prévisé irrecevable pour ne pas avoir été dirigé contre un acte administratif individuel susceptible de faire l’objet d’un recours.
Par requête déposée le 25 juin 2018 au greffe de la Cour administrative, la société … releva appel du jugement précité du 11 juin 2018.
Par arrêt du 6 novembre 2018, inscrit sous le numéro 41339C du rôle, la Cour retint que c’était à tort que le tribunal était venu à la conclusion que le recours de la société requérante était irrecevable au motif que la proposition ministérielle de classement, telle que prévue par les articles 4 et 5 de la loi modifiée du 18 juillet 1983 concernant la conservation et la protection des sites et 5monuments nationaux, ci-après « la loi du 18 juillet 1983 », devait s’analyser comme un simple acte préparatoire contre lequel aucun recours administratif n’était ouvert, tout en qualifiant l’arrêté ministériel de proposition de classement de décision administrative individuelle susceptible de faire grief et donc susceptible d’un recours contentieux, en déclarant le recours recevable et en renvoyant le dossier en conséquence devant le tribunal en prosécution de cause.
Entretemps, le Gouvernement en conseil avait procédé, par arrêté du 30 mars 2018, notifié à la société propriétaire par courrier recommandé du 10 avril 2018, au classement des immeubles litigieux.
Cet arrêté a la teneur suivante :
« Vu la loi modifiée du 18 juillet 1983 concernant la conservation et la protection des sites et monuments nationaux ;
Vu l’avis de la Commission des sites et monuments nationaux du 26 avril 2017 ;
Considéré l’intérêt public de protection et de conservation des immeubles sis … et …, … à …, notamment aux points de vue historique et architectural ;
Vu l’arrêté ministériel d’urgence proposant le classement du 30 mars 2017 ;
Vu la lettre du 6 avril 2017 de Maître Jean-Paul Noesen, défendant les intérêts de la société …, propriétaire des immeubles à protéger ;
Vu l’avis du Conseil communal de la Commune de … du 28 avril 2017 ;
Sur proposition du Ministre de la Culture et après délibération ;
Arrête :
Art. 1er. Sont classés monuments national les immeubles sis … et …, …, inscrits au cadastre de la Commune de …, section … de …, sous le numéro …, appartenant à la société ….
Art. 2. La présente décision est susceptible d’un recours au fond devant le Tribunal administratif de et à Luxembourg. Ce recours doit être intenté par ministère d’avocat à la Cour dans les trois mois de la notification du présent arrêté au moyen d’une requête à déposer au secrétariat du Tribunal administratif.
Art. 3. Le présent arrêté est transmis au Ministre de la Culture aux fins d’exécution. Copie en est notifiée au propriétaire concerné et à la Commune de …, pour information et gouverne.
(…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 24 avril 2018 (n° 41071 du rôle), la société … fit déposer un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de l’arrêté du Gouvernement en conseil, précité.
Par jugement du 22 juillet 2020 (nos 39639a et 41071 du rôle), le tribunal joignit les deux recours et se déclara incompétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre l’arrêté ministériel précité du 30 mars 2017 proposant au classement comme monument national 6les deux immeubles litigieux, tout en déclarant irrecevable le recours subsidiaire en annulation dirigé contre le même arrêté ministériel, tandis qu’il se déclara compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre l’arrêté du Gouvernement en conseil précité du 30 mars 2018 ayant classé comme monument national les immeubles sis aux numéros … et …, … à …, pour, quant au fond, dire ce recours non justifié et en débouter la société … tout en disant qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur son recours subsidiaire en annulation dirigé contre le même arrêté du Gouvernement en conseil et en condamnant ladite société aux frais et dépens des deux instances.
Pour arriver à cette conclusion, le tribunal, sur visite des lieux, après une étude détaillée des éléments lui soumis, vint à la conclusion qu’en leur qualité de témoins rares de l’architecture rurale traditionnelle du 18ième siècle, les deux immeubles litigieux présentent un intérêt public suffisant à être protégés par les effets d’un classement en tant que monument national au sens de la loi du 18 juillet 1983, de même qu’il était constant qu’en avril 2013, le Service des sites et monuments nationaux, ci-après « le SSMN », avait transmis au bureau d’études chargé par la commune fusionnée de …, dont dépend la localité de …, d’établir un nouveau PAG, des plans sur desquels les immeubles litigieux ont été clairement identifiés comme bâtiments à sauvegarder et que de manière incontestée, en date du 26 mars 2016, une version consolidée de ces plans, établie sur base du rapport du SSMN et portant la date du 1er juillet 2014, a été transmise au SSMN par la commune de ….
Le tribunal estima que ces faits suffisaient à contredire les allégations de la partie demanderesse suivant lesquelles le classement intervenu était sous-tendu par de pures raisons politiques et notamment certaines interventions politiques épinglées ayant eu lieu au mois de mars 2017.
Par requête d’appel déposée au greffe de la Cour administrative le 28 août 2020, la société … a fait régulièrement entreprendre le jugement précité, dont elle sollicite la réformation dans le sens de voir déclarer fondé à la fois le recours en annulation portant le numéro 39639a du rôle et dirigé contre la proposition ministérielle de classement et le recours en réformation portant le numéro 41071 du rôle dirigé contre l’arrêté de classement du Gouvernement en conseil, querellés, pour voir réformer, sinon annuler la décision de classement provisoire du ministre de la Culture du 30 mars 2017, de même que de voir réformer sinon annuler la décision de classement attaquée du Conseil de gouvernement du 30 mars 2018 et de voir dire en conséquence que ne sont pas à classer comme monument national les immeubles sis … et …, … à …, inscrits au cadastre de la commune de …, section … de …, sous le numéro cadastral …, appartenant à l’appelante.
L’appelante demande encore acte qu’elle se réserve le droit d’introduire en temps et lieu utile une action en indemnisation basée notamment sur l’article 4 de la loi du 18 juillet 1983 et que le présent recours ne peut en aucun cas être considéré comme une renonciation implicite à pareille action, de même qu’elle sollicite la condamnation de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg à tous les frais et dépens des deux instances.
L’appelante critique en premier lieu le fait pour les premiers juges de s’être appuyés sur des expertises unilatérales et d’avoir reproché à elle-même de ne pas avoir produit une expertise mettant en cause l’appréciation du SSMN. Elle estime que le classement n’aurait pu utilement intervenir que sur base d’expertise contradictoire ou judiciaire préalable et qu’il ne lui appartenait pas, à elle, de rapporter la preuve négative que ses immeubles ne constituaient pas un monument national.
7En second lieu, l’appelante estime que la manière dont les décisions de classement provisoire et définitif de ses immeubles auraient été prises montrerait que sa propriété serait devenue un gadget de campagne électorale. Suivant l’appelante, malgré l’intervention du SSMN, la commune de … n’aurait pas entendu classer les immeubles litigieux en tant qu’immeubles dignes de protection suivant une servitude environnement construit dans son nouveau PAG, pourtant approuvé par le ministre de l’Intérieur sous cet aspect. Ce ne serait qu’après que deux questions parlementaires de députés du parti des Verts seraient apparues, que le secrétaire d’Etat au ministère de la Culture aurait hâté, à travers la procédure d’urgence, le classement provisoire actuellement querellé. Par la suite, deux expertises auraient été commandées en vue de légitimer ex post la démarche entreprise.
L’appelante voit dans cette façon de faire un détournement de pouvoir dans un but de tactique électorale et entend en faire un moyen de réformation, sinon d’annulation des décisions querellées.
En troisième lieu, l’appelante critique le jugement dont appel en ce que l’analyse de son recours en annulation de la décision ministérielle de classement provisoire serait devenue superfétatoire au triple motif qu’entre-temps, les immeubles litigieux avaient été classés définitivement, que seul ce classement définitif faisait grief et que le tribunal avait retenu le caractère justifié du classement définitif, de sorte que la demanderesse ne pouvait plus tirer aucune satisfaction dudit recours contre le classement provisoire.
L’appelante estime que le tribunal a tenu à esquiver les conclusions de l’arrêt précité du 6 novembre 2018 ayant réformé le jugement dont appel en déclarant précisément le recours en annulation recevable et en renvoyant en prosécution de cause le dossier devant les premiers juges.
En conséquence, l’appelante déclare maintenir ses moyens d’annulation soulevés contre l’arrêté ministériel de classement provisoire tirés de la violation de la loi, les critères de la procédure d’urgence n’ayant pas été remplis et le classement provisoire ne s’étant pas trouvé motivé à suffisance de droit ; de détournement voire d’excès de pouvoir compte tenu du contexte précité dans lequel ils sont intervenus. L’appelante invoque les mêmes moyens en tant que moyens de réformation dirigés contre la décision de classement définitif du Gouvernement en conseil également querellée.
En tant qu’arguments devant justifier la réformation de l’arrêté de classement définitif, l’appelante critique différents passages du jugement dont appel concernant certains passages dudit arrêté qualifiés de pures allégations des éléments mis en avant en relation avec la statique peu rassurante et une absence de stabilité des immeubles en question.
En second lieu et quant au fond proprement dit, l’appelante estime que la décision a qua du tribunal, aux termes d’une motivation longue et tortueuse, n’arriverait cependant pas vraiment à réfuter sa thèse selon laquelle les conditions de classement telles que prévues par la loi n’étaient pas remplies, au motif que le bâtiment querellé ne présenterait aucun intérêt au regard des différents critères posés par la loi.
L’appelante résume la situation en ce qu’à travers la décision critiquée l’on aurait classé monument national une ruine qui ne le méritait pas.
Enfin, les décisions de classement ne correspondraient pas à une politique cohérente, objective et proportionnée à des buts clairement énoncés, étant donné qu’au contraire, elles 8refléteraient une politique « à la tête du client » opérant de façon arbitraire et aléatoire, classant tel bâtiment provisoirement par pure opportunité politique, mais ne classant pas un bâtiment dans une situation comparable, tout en classant définitivement les bâtiments de ceux qui font la tête et s’opposent. Tous ces éléments dénoteraient clairement une erreur manifeste d’appréciation dans le présent dossier.
L’Etat demande en substance la confirmation du jugement dont appel sur base des motifs et arguments le sous-tendant.
Au titre de la même problématique de classement d’immeubles en tant que monument national au sens de la loi du 18 juillet 1983, le jugement dont appel a joint à bon escient et toisé deux recours à impacts différents, à savoir tout d’abord le recours en annulation dirigé contre l’arrêté ministériel de classement provisoire et le recours en réformation dirigé contre l’arrêté du Gouvernement en conseil en emportant le classement définitif.
L’appel étant dirigé contre le jugement dans sa globalité, la Cour épouse le caractère bicéphale dénoté et sera, elle aussi, amenée à statuer à la date d’aujourd’hui, compte tenu de tous les éléments recueillis en cause et valablement produits devant elle, par rapport au recours en réformation de l’arrêté du Gouvernement en conseil de classement définitif des immeubles litigieux, tandis que dans le cadre du recours en annulation dirigé contre l’arrêté ministériel de classement provisoire, son analyse est portée à la situation telle qu’elle s’est présentée à la date du 30 mars 2017, étant entendu que, suivant une jurisprudence constante de la Cour administrative rejointe par le tribunal administratif, dans le cadre du recours en annulation également les faits révélés postérieurement à la décision prise, pourvu qu’ils aient existé au moment de la prise de celle-ci, sont à prendre en considération par le juge, statuant par la force des choses postérieurement.
Ainsi, il convient de souligner qu’intrinsèquement, les intérêts d’ordre essentiellement historique, architectural et esthétique, vérifiés dans le chef des deux immeubles litigieux n’ont point changé depuis la date de prise de l’arrêté ministériel de classement provisoire en ce que, en grande partie, ils remontent à plus de deux siècles, sauf que, eu égard au fait que les immeubles sont restés vides et non habités depuis au moins cinq années, ces qualités ont, tout naturellement, eu tendance plutôt à se détériorer qu’à s’améliorer.
Si ce facteur de non-occupation, généralement peu bénéfique pour un immeuble, a pu engendrer des problématiques de stabilité et de statique, tel qu’avancé par l’appelante, ces considérations ne sont cependant pas de nature à toucher directement aux valeurs historique, architecturale et esthétique à la base du classement opéré, lesquelles, étant intrinsèques aux bâtiments en question, n’ont dès lors guère pu être altérées de la sorte dans leur substance.
Statuant suivant un recours en réformation par rapport au classement définitif des immeubles querellés en tant que monument national au sens de la loi du 18 juillet 1983, la Cour voudrait tirer au clair, dès ce stade, sur base de l’ensemble des éléments produits au dossier, y compris la vérification personnelle faite par les premiers juges lors de la visite des lieux, auxquels la Cour se réfère expressément, qu’il n’y a aucun doute raisonnable possible qu’en l’occurrence, la conclusion valablement tirée par les premiers juges suivant laquelle les immeubles en question, en leur qualité de témoins rares de l’architecture rurale et traditionnelle du 18ième siècle, présentent un intérêt public suffisant à être protégés par les effets d’un classement en tant que monument national, est à confirmer.
9Cette conclusion se justifie précisément par les intérêts historique, architectural et esthétique valablement mis en avant par les premiers juges sur base de l’ensemble des éléments à leur disposition qui correspondent grosso modo à ceux également soumis à la Cour qui est amenée à confirmer en conséquence à la fois de manière globale et individuellement au regard de chacun des critères ainsi vérifiés, l’analyse afférente des premiers juges.
La Cour voudrait dans ce contexte insister à titre complémentaire que c’est également le caractère essentiellement naturel des matériaux employés et leur durabilité intrinsèque qui sont des caractéristiques difficilement reproductibles par des constructions nouvelles et qui constituent de la sorte une valeur en soi justifiant à la base bon nombre de classements à l’heure actuelle et qui pèsent d’autant plus lourd de manière positive dans la balance à opérer au niveau de l’analyse d’un classement en application de la loi du 18 juillet 1983 (cf. Cour adm. 24 décembre 2020, n° 44927C du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu).
Ainsi, sur base de l’ensemble des éléments produits au dossier, la Cour a pu se rendre compte de la manière massive et typique du milieu rural ardennais de la construction des murs en pierre de schiste local, de même que des éléments de charpente traditionnelle encore en place, outre des détails subsistants, notamment en pierres de taille pour les éléments architecturaux extérieurs ensemble le gabarit et les proportions typiques et esthétiquement dignes de conservation des bâtiments concernés.
Si l’appelante fait plaider que les immeubles querellés seraient le dernier témoin de cette ancienne génération à l’endroit, après que l’offensive de Rundstedt et les nouvelles constructions des années 50 et 60 y eurent fait leurs ravages, de manière à retracer la position de la commune de … qui aurait préféré voir ériger à l’endroit une résidence nouvelle par elle projetée, cet argumentaire n’est cependant pas de nature à énerver le bien-fondé du classement intervenu.
Au contraire, la rareté d’immeubles typiques de la tradition rurale ardennaise du 18ième siècle à l’endroit milite en faveur du classement, ne fût-ce que pour des raisons historiques, au-delà des qualités architecturales et esthétiques, ce d’autant plus que rien que le tissu naturel des matériaux employés rend ces immeubles uniques en leur genre, sous cet aspect, même si, de manière avérée, leur remise en état complète demande un potentiel financier consistant.
La Cour est amenée à réfuter catégoriquement la qualification de vieille ruine ne méritant aucun classement, encore que – le temps aidant – il puisse y avoir un certain péril en la demeure dans l’hypothèse retraçable où, la propriétaire actuelle, ne pouvant pas réaliser l’objectif de promotion immobilière par elle escompté lors de l’acquisition des immeubles en question en 2014, les laisserait à l’abandon. Ici les parties publiques ont un rôle d’autant plus important à jouer, en ce que la situation aurait pu aisément être évitée, si soit les instances nationales, soit les instances communales avaient pris les devants, étant entendu que les qualités intrinsèques des immeubles en question existent depuis plus de deux siècles et que du moins la protection nationale afférente aurait pu avoir joué bien antérieurement à l’année de transfert de propriété 2014 dans le chef des immeubles en question.
Dès lors, sur la question du bien-fondé du classement intervenu à titre définitif en tant que monument national, la Cour est amenée à confirmer purement et simplement le jugement dont appel ayant rejeté le recours en réformation afférent de la société … et à rejeter comme non pertinents tous autres arguments proposés par ailleurs y relativement.
10Pour ce qui est des autres moyens soulevés, il est vrai que déjà au moment où la Cour a eu l’occasion de statuer sur le recours porté contre l’arrêté ministériel de classement provisoire du 30 mars 2017 (arrêt précité du 6 novembre 2018), ce classement provisoire avait perdu son impact direct, eu égard au classement définitif intervenu le 30 mars 2018, dernier jour utile, suivant un procédé peu approprié compte tenu des tensions ayant existé à l’époque et connues par la partie publique, encore que non illégal. Déjà antérieurement le jugement du tribunal rendu le 11 juin 2018 était intervenu de la sorte post festum.
Il n’en reste pas moins que le recours en annulation dirigé contre la décision de classement provisoire n’était pas entièrement devenu sans objet, étant donné que les vices épinglés par l’appelante actuelle, s’il se trouvaient vérifiés, auraient pour conséquence de voir tomber l’arrêté ministériel de classement provisoire et partant, le cas échéant, toute la procédure subséquente.
Il convient dès lors d’analyser les moyens d’annulation réitérés par la partie appelante par rapport au recours en annulation initial en question.
Le moyen en annulation tiré d’une motivation insuffisante de l’arrêté ministériel de classement provisoire, outre le fait que suivant une jurisprudence constante il est permis à la partie étatique de livrer encore en phase contentieuse les éléments de motivation pourvu qu’ils aient existé au moment de la prise de la décision litigieuse, tombe à faux, outre encore toutes allégations faites sur le contenu du dossier consulté par le mandataire de l’appelante au SSMN, au regard des éléments de motivation produits dès le 30 mars 2017 dans le cadre de l’arrêté ministériel actuellement querellé.
Ces éléments de motivation se trouvent reproduits en tête d’arrêt et l’article 2 dudit arrêté, intitulé « l’intérêt historique, architectural et esthétique est motivé comme suit » énonce sur plus d’une page les caractéristiques essentielles des bâtiments en question justifiant leur classement provisoire. Ces éléments, d’ordre essentiellement intrinsèque aux immeubles en question, d’ailleurs repris par la suite et confirmés ci-après par la Cour s’expliquent par eux-mêmes et sont de nature à réfuter dès ce stade la thèse du dossier vide ou du classement à la hâte non documenté.
Cette motivation est également de nature à réfuter le bien-fondé des moyens de détournement de pouvoir voire d’excès de pouvoir soulevés par l’appelante.
Le fait pour un membre du Gouvernement de réagir à deux questions parlementaires n’est en dernière analyse qu’une réaction normale et valable dans le cadre de l’interaction des pouvoirs législatif et exécutif.
Considérant qu’en application de l’article 51, paragraphe 1er, de la Constitution, le Grand-Duché de Luxembourg est placé sous le régime de la démocratie parlementaire, il est du devoir permanent d’un député, élu de la Nation au suffrage universel, d’exercer un contrôle sur l’action et, implicitement mais nécessairement l’inaction des membres du gouvernement. Ce contrôle est la base même de la vie démocratique et se trouve être d’autant plus nécessaire que dans un régime de démocratie parlementaire, il appartient aux députés de donner et, le cas échéant, de refuser, voire de renouveler au jour le jour, leur confiance au gouvernement, notamment compte tenu du contrôle par eux exercé sur l’action voire l’inaction des représentants de l’exécutif.
Dans une situation où un immeuble, suivant toute apparence digne de protection, allait être rasé et que les mécanismes normaux de classement n’avaient pas fonctionné jusque lors à la mesure de l’intérêt public justifiant pareil classement, aucun reproche ne saurait être fait à un 11représentant élu de la Nation, d’avoir agi tel que les députés, auteurs de questions parlementaires, l’ont fait en l’occurrence.
Dans la mesure où, de manière patente, les immeubles en question étaient et restent dignes de protection, la réaction afférente du membre du gouvernement ne saurait non plus encourir de critiques sous l’aspect de l’initiative d’une proposition de classement d’urgence. Le moyen tiré d’un cas de figure d’urgence non vérifié est dès lors également à écarter.
Dès lors, les moyens invoqués en appel par l’appelante à l’encontre du classement provisoire tirés de la violation de la loi, du détournement de pouvoir voire de l’excès de pouvoir sont à écarter.
Par voie de conséquence, ils sont également à rejeter en tant que moyens en réformation dirigés contre le classement définitif.
De manière formelle, la Cour est certes amenée à réformer le jugement dont appel en ce qu’il a retenu que l’analyse du recours en annulation dirigé contre la décision ministérielle de classement provisoire était devenue superfétatoire.
Sur l’analyse ci-avant faite, la Cour aboutit à la conclusion que ce recours en annulation n’est pas justifié.
Il résulte de l’ensemble des développements qui précèdent que concernant le classement définitif, c’est à juste titre que les premiers juges ont déclaré le recours en réformation afférent non fondé.
Leur jugement étant à confirmer sous cet aspect, l’appel afférent est à déclarer non justifié.
Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause ;
déclare l’appel recevable ;
au fond, le dit partiellement justifié ;
réformant, déclare le recours en annulation dirigé contre la décision ministérielle de classement provisoire du 30 mars 2017 non fondé ;
pour le surplus, déclare l’appel non justifié, partant le rejette ;
confirme le jugement dont appel dans cette mesure ;
condamne la partie appelante aux dépens de l’instance d’appel.
Ainsi délibéré et jugé par:
Francis DELAPORTE, président, Henri CAMPILL, vice-président, Serge SCHROEDER, premier conseiller, 12 et lu par le président, en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Jean-Nicolas SCHINTGEN.
s. SCHINTGEN s. DELAPORTE Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 14 janvier 2021 Le greffier de la Cour administrative 13