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24/09/2020 | LUXEMBOURG | N°44973

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 24 septembre 2020, 44973


Tribunal administratif N° 44973 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 septembre 2020 Audience publique du 24 septembre 2020 Requête en institution d’un sursis à exécution, sinon en instauration d’une mesure de sauvegarde introduite par Monsieur …, …, ainsi Monsieur …, …, contre une décision du conseil communal de la commune de Betzdorf en présence de la société …, en matière de préemption

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ORDONNANCE

Vu la requête inscrite sous le numéro 44973 du rôle e

t déposée le 10 septembre 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Cathy ARENDT, avoca...

Tribunal administratif N° 44973 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 septembre 2020 Audience publique du 24 septembre 2020 Requête en institution d’un sursis à exécution, sinon en instauration d’une mesure de sauvegarde introduite par Monsieur …, …, ainsi Monsieur …, …, contre une décision du conseil communal de la commune de Betzdorf en présence de la société …, en matière de préemption

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ORDONNANCE

Vu la requête inscrite sous le numéro 44973 du rôle et déposée le 10 septembre 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Cathy ARENDT, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, demeurant à …, et de Monsieur …, demeurant à …, tendant à voir ordonner qu’il soit sursis à l’exécution de la décision du conseil communal de la commune de Betzdorf du 17 juillet 2020, notifiée par courrier du 21 juillet 2020, portant exercice du droit de préemption par rapport aux parcelles sises à …, au lieu-dit « … », inscrites au cadastre de la commune de Betzdorf, section … de …., sous les numéros …, avec une contenance totale de 71,80 ares, cette décision ayant encore été attaquée au fond par une requête en annulation introduite le 20 août 2020, portant le numéro 44864 du rôle ;

Vu l’exploit de l’huissier de justice Pierre BIEL, demeurant à Luxembourg, du 27 août 2020, portant signification de ladite requête à la commune de Betzdorf ;

Vu l’exploit de l’huissier de justice Gilbert RUKAVINA, demeurant à Diekirch, du 2 septembre 2020, portant signification de ladite requête à la société …, établie et ayant son siège social à …, inscrite au RCSL sous le numéro …, représentée par son gérant actuellement en fonctions, venderesse des parcelles concernées ;

Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Maître Mimouna LARBI, en remplacement de Maître Cathy ARENDT, pour les parties requérantes, ainsi que Maître Adrien KARIGER, en remplacement de Maître Steve HELMINGER, pour la commune de Betzdorf, entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 22 septembre 2020.

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1 En date du 14 mai 2020, Monsieur … et Monsieur … se portèrent acquéreurs de terrains sis à …, lieu-dit « … », Section … de …, inscrits au cadastre de la commune de Betzdorf sous les numéros …, d’une contenance totale de 71,80 ares pour un montant de 120.000 euros.

Par courrier daté du 21 juillet 2020, le notaire instrumentant fut informé de la délibération du conseil communal de la commune de Betzdorf du 17 juillet 2020 d’exercer son droit de préemption concernant les parcelles précitées, ladite délibération étant motivée comme suit :

« Le conseil communal, Vu la loi communale modifiée du 13 décembre 1988 ;

Considérant qu’au début de la séance et suite à la demande de M. le bourgmestre Jean-

François Wirtz, pour pouvoir inscrire d’urgence le présent point à l’ordre du jour, ceci conformément à l’article 13 de la loi communale modifiée du 13 décembre 1988, tous les membres du conseil communal ont été d’accord à inscrire le point à l’ordre du jour;

Vu la loi du 22 octobre 2008 portant promotion de l’habitat et création d’un pacte logement avec les communes, tel que modifié par la loi dite « Omnibus » du 3 mars 2017 ;

Vu la circulaire n° 3778 du 5 mars 2020, concernant la loi relative au pacte logement et l’exercice du droit de préemption ;

Vu le courrier de l’Etude de Maître … du 13 juillet 2020, concernant la vente de terrains sis à …, lieu-dit « … », inscrits au cadastre de la commune de Betzdorf, section … de …, sous les numéros …, avec une contenance totale de 71,80 ares ;

Considérant que les terrains seront acquis dans un but de réalisation de logements visés par les dispositions relatives aux aides à la construction d’ensembles prévues par la loi modifiée du 25 février 1979, concernant l’aide au logement et en vue de réalisation de travaux de voirie et d’équipements publics, ainsi que de travaux visant à ériger des équipements collectifs ;

Considérant que les parcelles en question sont vendues au prix de 120.000 € ;

Entendu les explications du collège des bourgmestre et échevins ;

Après avoir délibéré conformément à la loi, décide, à l’unanimité des voix des membres présents, de se prononcer en faveur de l’exercice du droit de préemption pour les parcelles énumérées ci-dessus ».

Par requête déposée le 20 août 2020 et inscrite sous le numéro 44864 du rôle, Monsieur … et Monsieur … ont introduit un recours en annulation contre la délibération. Par requête séparée déposée le 10 septembre 2020, inscrite sous le numéro 44973, Monsieur … et Monsieur … ont demandé à voir prononcer un sursis à exécution, sinon à voir instituer une mesure de sauvegarde par rapport à la décision déférée en attendant la solution de leur recours au fond.

2 La partie venderesse, à savoir la société …, principale intéressée à l’issue de la présente affaire, quoique valablement informée par acte d’huissier de la requête en obtention d’une mesure provisoire et du recours en annulation, ne s’est pas fait représenter. Nonobstant ce fait, le soussigné statue à l’égard de toutes les parties, en vertu de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.

Monsieur … et Monsieur …, ci-après « les consorts … », exposent d’abord s’être portés acquéreurs « par vente parfaite » des parcelles concernées en date du 14 mai 2020, encore qu’il n’y ait pas eu de signature d’un compromis de vente alors que la vente aurait été conclue avec la société … par téléphone, respectivement par échanges de courriels, en raison du confinement.

Ils exposent encore, dans le cadre de leur recours au fond, que les parcelles concernées se seraient trouvées dans le patrimoine familial pendant plus de 250 années, lesdites parcelles, au gré de différentes successions, s’étant retrouvées finalement par un acte de donation entre vifs du 9 juin 2015, pour moitié dans le patrimoine de Madame …, mère des requérants actuels.

L’autre moitié ayant fait l’objet d’une indivision, une vente forcée aurait eu lieu en date du 30 octobre 2018 afin de permettre la sortie de cette indivision, vente au cours de laquelle la mère des requérants aurait pu racheter deux des parcelles, les autres parcelles ayant été acquises par la société ….

Les requérants en concluent que leur propre acquisition, mise à néant par la décision communale de préemption, serait partant intervenue pour acheter ce qui aurait été vendu dans le cadre d’une indivision forcée, les requérants affirmant n’avoir d’autre objectif que de reconstituer leur patrimoine familial.

De ce point de vue, ils concluent d’abord à l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, dans la mesure où les parcelles litigieuses auraient été dans le patrimoine familial depuis plus de 250 années et qu’eux-mêmes n’auraient pour autre objectif que de reconstituer leur patrimoine familial, objectif d’ores et déjà poursuivi par leur propre mère qui avait racheté lors de la vente aux enchères du 30 octobre 2018 deux parcelles. Ils donnent à considérer qu’outre le préjudice pécuniaire qu’ils subiraient si les décisions litigieuses étaient exécutées, à savoir devoir exposer des sommes d’argent afin d’obtenir réparation du préjudice subi, les requérants se trouveraient dépossédés de terrains faisant partie du patrimoine familial depuis 250 années, préjudice grave difficilement réparable, voire irréparable.

Les parties requérantes estiment encore que leur recours au fond aurait de sérieuses chances de succès de voir annuler la décision querellée et elles se prévalent des moyens d’annulation suivants :

Elles invoquent ainsi en premier lieu une violation de l’article 9 du règlement grand-

ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes dans la mesure où la commune ne les aurait jamais informés de sa décision d’exercer son droit de préemption, décision qui aurait été notifiée au notaire, de sorte qu’ils n’auraient pas pu faire valoir leurs observations avant l’exercice du droit de préemption, et ce nonobstant l’arrêt de la Cour administrative du 21 janvier 2020, n° 43240 du rôle, et d’une circulaire du ministre de l’Intérieur du 5 mars 2020 imposant tous deux le respect du prédit article 9.

3 Elles s’emparent ensuite d’une violation du principe général de confiance légitime, dans la mesure où les parcelles concernées constituaient des terrains agricoles dans le cadre du plan d’aménagement général approuvé en 2019, de sorte que la décision de la commune de préempter ces terrains aurait été totalement imprévisible.

Les requérants considèrent encore que la délibération querellée violerait l’article 3 de la loi du 22 octobre 2008 portant promotion de l’habitat et création d’un pacte logement avec les communes, tel que modifié par la loi dite « Omnibus » du 3 mars 2017, lequel limiterait l’exercice du droit de préemption à un but précis, à savoir la réalisation de logements visés par les dispositions relatives aux aides à la construction d’ensembles prévues par la loi modifiée du 25 février 1979 concernant l’aide au logement, ou encore la réalisation de travaux de voirie et d’équipements publics ainsi que de travaux visant à ériger des équipements collectifs conformément aux articles 23 et 24, paragraphe 2 de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain, de sorte que le pouvoir préemptant devrait énoncer les finalités poursuivies, finalités qui devraient être réelles et non abstraites : or, en l’espèce, la décision ne ferait état d’aucune indication quant à la justification concrète de l’exercice du droit de préemption, tandis que la commune ne disposerait pas de projet concret ou en voie de concrétisation pour la réalisation de logements subventionnés ni pour la réalisation d’infrastructures publiques ; quant à la volonté de réintégrer les terrains litigieux, actuellement de nature agricole, dans le périmètre constructible, contrairement à ce qui serait indiqué dans le plan d’aménagement général actuel, les requérants estiment qu’aucun projet concret et réalisable n’existerait actuellement, de sorte que la commune souhaiterait vraisemblablement acquérir des terrains à des fins de thésaurisation, ce qui conduirait incontestablement à attiser la spéculation sur les terrains agricoles sis dans la commune.

Ils se prévalent d’une violation de l’article 16 de la Constitution et de l’article 1er du 1er Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), en affirmant que le droit de préemption tel qu’exercé par la commune constituerait une atteinte à leur droit de propriété, alors que les parcelles litigieuses auraient été dans le patrimoine familial pendant plus de 250 années.

Ils invoquent encore l’erreur de fait, sinon l’erreur de droit, sinon encore l’erreur d’appréciation manifeste alors que la décision en cause reposerait sur une méconnaissance des faits, sinon encore sur une méconnaissance du droit applicable, sinon encore sur une erreur d’appréciation de la situation, au motif que la commune ne disposerait pas de droit de préemption sur les parcelles litigieuses, situées en zone non constructible, et qu’elle n’aurait en outre aucun projet concret ou en voie de concrétisation.

Enfin, ils considèrent qu’en décidant arbitrairement et sans motivation aucune d’exercer son droit de préemption, la commune aurait agi en dehors de ses pouvoirs, de sorte que la décision prise par la commune serait excessive compte tenu de cette situation spécifique.

En vertu de l’article 11 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux.

4 La commune de Betzdorf a d’abord soulevé l’incompétence du juge du provisoire pour connaître du recours en obtention d’une mesure provisoire, et ce au motif, en substance, que du fait de la rencontre des volontés respectivement du vendeur et du pouvoir préemptant, une vente aurait été conclue, de sorte que l’office du juge administratif statuant au provisoire serait épuisé.

Il est constant en cause que la décision de préemption n’a, en l’espèce, pas seulement été émise par le conseil communal de Betzdorf, mais qu’elle a encore été dûment notifiée au notaire instrumentant, de sorte qu’il y a lieu de considérer, tel que confirmé par la Cour administrative1, qu’en vertu de l’article 1583 du Code civil, ensemble l’article 1134 du même Code, il y a accord sur la chose et sur le prix et partant vente, à savoir une convention légalement formée qui vaut loi entre parties en droit civil général.

Il appert en effet tout particulièrement que l’exercice du droit de préemption légal par la commune de Betzdorf aux prix et conditions telles que mentionnés dans le dossier de notification et correspondant en fait, aux prix et conditions exigés par la société …, et en vertu de l’article 1583 du Code civil selon lequel une vente est parfaite et la propriété acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur dès qu’il y a accord sur la chose et le prix, a opéré transfert de propriété de plein droit au profit de la commune, la vente, tel qu’argumenté par la commune, devant seulement être formalisée par acte authentique devant notaire.

L’invocation par le mandataire des parties requérantes de l’existence d’une décision administrative distincte, susceptible de recours, à l’instar de la solution dégagée par la Cour administrative, est, si elle a des conséquences directes sur la question de la compétence générale des juridictions administratives, demeure toutefois sans incidence sur la compétence du juge du provisoire, lequel ne saurait ordonner le sursis à exécution du contrat. Il ne saurait qu’ordonner le sursis par rapport à la décision de préemption et, de ce fait, factuellement, empêcher le pouvoir préemptant de conclure un contrat sur base de ladite décision de préemption. En revanche, le président du tribunal administratif ne saurait ordonner le sursis à exécution de la décision de préemption dès lors que le contrat civil est conclu. En effet, une telle mesure ne serait pas de nature à empêcher l’exécution du contrat2. Même l’annulation de la décision administrative de préemption servant de base à la conclusion du contrat est dépourvue d’effet direct sur le contrat qui continue à exister, serait-ce de manière précaire puisque sa survie dépend de la décision du juge du contrat, c’est-à-dire du juge judiciaire qui doit cependant être saisi par une partie au contrat, sinon par l’acquéreur évincé, pour décider du sort de celui-ci. Alors que le juge administratif est en effet compétent pour annuler l’acte administratif servant de base à la conclusion du contrat, il appartient au seul juge civil, en vertu de l’article 84 de la Constitution, de décider du sort du contrat ainsi vicié quant à sa formation.

En toute hypothèse, il n’appartient pas au juge administratif de constater, de manière incidente, comme suite à l’annulation de l’acte administratif préalable à la formation du contrat, l’absence de validité du contrat et d’en suspendre l’exécution. Le juge administratif ne saurait que prononcer l’annulation de l’acte administratif détachable et le président du tribunal administratif ne saurait ordonner le sursis à exécution que dudit acte administratif, mais non pas du contrat formé sur sa base3.

1 Cour adm. 21 janvier 2020, n° 43240C.

2 Voir trib. adm. prés. 22 août 2006, n° 21820.

3 Idem.

5 Il est vrai qu’en dépit du constat par la jurisprudence de la Cour administrative de l’existence d’un acte administratif détachable, un acheteur évincé ne saurait, dans les faits, que très difficilement se pourvoir devant le juge administratif du provisoire à l’encontre de cet acte détachable avant la conclusion du contrat de vente entre le vendeur et le pouvoir préemptant, alors que la loi « Pacte Logement », contrairement à la loi du 10 novembre 2010 instituant les recours en matière de marchés publics, ne prévoit pas de distinction temporelle entre la décision de préemption et la conclusion du contrat, respectivement ne prévoit pas de période de stand-

still entre la notification de la décision de préemption au notaire instrumentant et la conclusion, même implicite, du contrat de vente : il s’agit-là manifestement d’une lacune à laquelle le pouvoir législatif devrait remédier, et ce tant dans l’intérêt de l’acquéreur évincé que du pouvoir préemptant, l’acquéreur évincé disposant en effet toujours de la possibilité de demander l’annulation de la décision de préemption au juge administratif et de demander ensuite au juge civil, sur base de cette décision d’annulation, l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice lui causé par la décision illégale.

L’administration communale de Betzdorf conclut encore au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause, son litismandataire contestant tant le sérieux des moyens que l’existence d’un préjudice grave et définitif.

En ce qui concerne cette seconde condition d’un préjudice grave et définitif, il convient de rappeler qu’un préjudice est grave au sens de l’article 11 de la loi prévisée du 21 juin 1999 lorsqu’il dépasse par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société et doit dès lors être considéré comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. En effet, la demande de suspension a pour objet d’empêcher, temporairement, la survenance d’un préjudice grave et définitif, les effets de la suspension étant d’interdire à l’auteur de l’acte de poursuivre l’exécution de la décision suspendue. Par ailleurs, comme le sursis à exécution doit rester une procédure exceptionnelle, puisqu’il constitue une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.

Dès lors, la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice4.

Il convient à cet égard encore de souligner tout particulièrement que si, en ce qui concerne la seconde condition, à savoir l’existence de moyens sérieux, le juge du provisoire est appelé à se référer aux moyens invoqués au fond, même si ceux-ci ne sont pas explicitement développés dans la requête en obtention d’une mesure provisoire, il en va différemment de la condition tendant à l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, s’agissant d’un élément propre et spécifique au référé, conditionnant l’office du juge statuant au provisoire : la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice, étant relevé que dans un souci de garantir le caractère contradictoire des débats, le juge du provisoire ne peut de surcroît avoir égard qu’aux arguments contenus dans la requête et doit écarter les éléments développés par le conseil de la partie requérante, pour la première fois, à l’audience.

4 Trib. adm. prés. 10 juillet 2013, n° 32820, Pas. adm. 2019, V° Procédure contentieuse, n° 595.

6 Ainsi, la seule allégation d’un préjudice, non autrement précisé et étayé, est insuffisante, l’exposé du préjudice grave et définitif ne pouvant se limiter à un exposé théorique, se cantonner à la seule évocation de précédents ou encore consister en des considérations générales.

Or, en l’espèce, le seul préjudice mis en avant par les requérants consiste dans l’impossibilité alléguée de reconstituer leur patrimoine familial, en l’occurrence de rassembler des terrains qui auraient appartenu à leur famille pendant 250 ans, les requérants relevant encore le risque d’un préjudice pécuniaire engendré par la nécessité d’exposer des sommes d’argent afin d’obtenir réparation du préjudice subi si la décision de préemption devait être exécutée.

Si l’intérêt à agir des requérants en tant qu’acquéreurs évincés ne semble pas contestable, le seul fait tel qu’allégué de ne pas pouvoir reconstituer un patrimoine immobilier familial ne constitue en revanche pas un préjudice grave, c’est-à-dire dépassant par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société ni comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. En effet, le fait de ne pas pouvoir reconstituer un patrimoine familial, sans indication d’un quelconque projet concret ou d’une quelconque impérieuse nécessité, peut certes constituer un désagrément, dans le sens que les requérants sont contrariés dans la réalisation de leur projet, mais ne constitue en aucun cas un préjudice particulièrement inique.

Le soussigné relève à ce sujet - sur la toile de fond de l’accusation d’une atteinte à leur droit de propriété - que les requérants n’ont jamais été propriétaires des parcelles concernées, tandis que la vente, telle que conclue selon eux, l’a été, nécessairement, conformément à l’article 7 de la loi modifiée du 22 octobre 2008, « sous condition suspensive de la renonciation à l’exercice du droit de préemption » ; ils n’affirment par ailleurs pas avoir besoin desdites parcelles pour une quelconque exploitation, ou encore envisager concrètement d’y réaliser un projet concret et, objectivement ou subjectivement, important voire indispensable.

Le soussigné relève plus particulièrement qu’il est constant en cause que les terrains sont actuellement exploités agricolement et ne sont pas actuellement, selon la règlementation urbanistique applicable, constructibles, tandis qu’il est encore constant en cause que les requérants, respectivement … et …, ne poursuivent pas d’exploitation agricole ou apparentée, de sorte qu’aucune utilité voire nécessité imposant cette acquisition n’apparaît ; a fortiori, la non-réalisation de cette acquisition par les requérants, si elle peut subjectivement être considérée comme contrariante, n’entraîne pas dans leur chef un préjudice grave.

Partant, le seul objectif poursuivi, à savoir la reconstitution d’un ancien patrimoine immobilier familial, doit, compte tenu de la situation des biens immobiliers, être considéré comme tendant précisément à ce que les requérants reprochent à la commune, à savoir à des fins de thésaurisation, et vraisemblablement de spéculation, les terrains visés jouxtant en effet l’actuel périmètre d’agglomération, le soussignant rappelant que si les terrains se situent certes actuellement en zone agricole, l’exercice du droit de préemption par la commune s’exerce toutefois manifestement dans le cadre précis de l’article 3, premier alinéa, dernier tiret, de la loi modifiée du 22 octobre 2008, c’est-à-dire par rapport à des terrains situés « entièrement ou partiellement dans une bande de cent mètres longeant la limite de la zone urbanisée ou destinée à être urbanisée et située à l’extérieur de ces zones », constat par ailleurs de nature à dénier tout sérieux aux moyens des requérants reposant sur l’affirmation que la commune ne pourrait 7 pas y exercer de droit de préemption comme les parcelles seraient situées en zone non constructible.

Il convient encore de relever que l’exercice du droit de préemption a, en l’espèce, été institué comme mode d’acquisition d’un bien immobilier par priorité d’une personne publique, et ce dans un objectif de créations supplémentaires de logements s’inscrivant dans un contexte de pénurie de logements, résultant notamment d’un solde migratoire positif récurrent de haut niveau, impliquant une volonté des autorités publiques d’intervenir pour drainer dans le patrimoine d’entités publiques des terrains à bâtir voire des terrains pouvant à l’avenir suffire à cette fin5 : un tel objectif - indépendamment de la question du bien-fondé effectif et concret du recours par la commune en l’espèce au droit de préemption - ne saurait être entravé par la seule volonté de particuliers de vouloir reconstituer, sans indication d’autre utilité ou nécessité, un patrimoine immobilier ayant jadis appartenu à leur famille.

Quant à l’invocation d’un hypothétique préjudice résultant éventuellement des dépenses nécessaires en vue de se faire indemniser - encore que toute perte financière doit en l’espèce être considérée actuellement comme non donnée, à moins que les requérants visent un éventuel manque à gagner résultant d’une future opération de spéculation -, il convient de relever qu’un préjudice de nature essentiellement pécuniaire n’est pas, en soi, grave et difficilement réparable, pour être, en principe, compensable par l’allocation de dommages et intérêts.

En tout état de cause, le seul fait de devoir, à défaut de mesure de sauvegarde, poursuivre ensuite l’annulation de l’acte de vente conclu avec le pouvoir préemptant devant le juge civil ne saurait être considéré comme de nature à entraîner automatiquement un risque de préjudice grave et définitif, sous peine de devoir considérer qu’en matière de préemption la condition de l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif serait automatiquement et généralement donnée, de sorte à dénaturer le mécanisme exceptionnel des mesures provisoires en contentieux administratif.

En sus de l’incompétence du juge au provisoire, telle que retenue ci-avant, il convient encore de conclure à ce qu’à défaut de tout effet grave et immédiat, notamment sur leur situation économique6, de la décision de préemption, les requérants sont à débouter de leur demande en institution d’une mesure provisoire sans qu’il y ait lieu d’examiner davantage la question de l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.

Par ces motifs, le soussigné, président du tribunal administratif, statuant à l’égard de toutes les parties et en audience publique ;

rejette la demande en obtention d’un sursis à exécution, sinon en instauration d’une mesure de sauvegarde ;

5 Cour adm. 21 janvier 2020, n° 43240.

6 Voir Conseil d’Etat fr., 1ère et 6ème sous-sections réunies, 27 avril 2011, 342329.

8 condamne les parties requérantes aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 24 septembre 2020 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 24 septembre 2020 Le greffier du tribunal administratif 9


Synthèse
Numéro d'arrêt : 44973
Date de la décision : 24/09/2020

Origine de la décision
Date de l'import : 13/10/2020
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2020-09-24;44973 ?

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