Tribunal administratif N° 42437 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 1er mars 2019 Audience publique du 6 mars 2019 Requête en institution d’une mesure provisoire introduite par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art.35 (3), L. 18.12.2015)
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ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 42437 du rôle et déposée le 1er mars 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Aurore GIGOT, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à voir ordonner une mesure provisoire par rapport à une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 15 février 2019 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale, un recours en annulation dirigé contre la prédite décision ministérielle 15 février 2019, inscrit sous le numéro 42436, introduit le même jour, étant pendant devant le tribunal administratif ;
Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée au fond ;
Maître Aurore GIGOT, pour le requérant, et Madame le délégué du gouvernement Elisabeth PESCH entendues en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.
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Le 15 février 2019, Monsieur …, de nationalité guinéenne, introduisit auprès des autorités luxembourgeoises une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-
après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section de la criminalité organisée et de la police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait précédemment introduit deux demandes de protection internationale en Italie en date des 20 novembre 2015 et 21 février 2017.
Le 10 janvier 2019, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », notifia ensuite encore à Monsieur … un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.
Par décision datée du 15 février 2019, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer vers l’Italie sur base des dispositions de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire et à celles de l’article 25, paragraphe 2), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« J'accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection Internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée en date du 10 janvier 2019.
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 25§2 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
Selon vos déclarations vous auriez quitté votre pays d'origine en 2014 et vous seriez arrivé sur le territoire de l'Union Européenne avec le bateau en Italie. Vous y avez introduit une demande de protection internationale à deux occasions et vous seriez resté au pays pour une durée de trois ans. Par la suite vous seriez parti au Luxembourg en traversant la France et la Belgique et vous seriez arrivé en date du 8 janvier 2019.
Il résulte par ailleurs des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données EURODAC, que vous avez précédemment introduit deux demandes de protection internationale en Italie en date des 20 novembre 2015 et 21 février 2017.
Sur base des informations à disposition, le Grand-Duché de Luxembourg a adressé une demande de reprise en charge aux autorités italiennes qui ont tacitement accepté en date du 30 janvier 2019 de vous reprendre en charge en vertu de l'article 25§2 du règlement UE Nr 604/2013 susmentionné.
Lors de votre audition en date du 10 janvier 2019, vous avez mentionné avoir mal au genou. Cependant vous n'avez pas fourni des éléments concrets sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie, qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement UE Nr 604/2013 ;
Vous n'avez par ailleurs pas fait valoir des raisons particulières ou humanitaires qui auraient da amener l'Etat luxembourgeois à faire application de l'article 17(1) du règlement UE Nr 604/2013.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées ;
La présente décision est susceptible d'un recours en annulation devant le Tribunal administratif en application de l’article 35(3) de la loi du 18 décembre 2015. Ce recours doit être Introduit par requête signée d'un avocat à la Cour dans un délai de 15 fours à partir de la notification de la présente. La décision du Tribunal administratif ne sera susceptible d'aucun appel.
Une procédure de référé en vue de l'obtention d'un sursis à l'exécution ou d'une mesure de sauvegarde peut être introduite auprès du Président du Tribunal administratif par requête signée d'un avocat à la Cour. (…) » Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 1er mars 2019, inscrite sous le numéro 42436 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 15 février 2019.
Par requête séparée déposée en date du même jour, inscrite sous le numéro 42437 du rôle, il a encore introduit une demande en institution d’une mesure provisoire tendant en substance à voir surseoir à l’exécution de son transfert vers l’Italie jusqu’au jour où le tribunal administratif aura statué sur le mérite de son recours au fond.
A l’appui de son recours en obtention d’une mesure provisoire, Monsieur … expose que son transfert vers l'Italie entraînerait un préjudice grave dans la mesure où son maintien sur le territoire luxembourgeois serait fort compromis et qu’il se verrait contraint en vertu de la décision attaquée de le quitter sans que sa demande de protection internationale ne puisse être examinée, ce qui établirait le caractère grave de son préjudice. Quant au caractère définitif du préjudice, « il est parfaitement établi en l'espèce au regard de la nature de la décision ».
Il insiste encore sur le fait et que les moyens exposés dans son recours en annulation seraient suffisamment sérieux pour justifier la mesure de sauvegarde sollicitée.
Le délégué du gouvernement pour sa part conclut au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause.
En vertu de l’article 12 de la loi du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le président du tribunal administratif ou le magistrat le remplaçant peut au provisoire ordonner toutes les mesures nécessaires afin de sauvegarder les intérêts des parties ou des personnes qui ont intérêt à la solution de l’affaire, à l’exclusion des mesures ayant pour objet des droits civils.
Sous peine de vider de sa substance l’article 11 de la même loi, qui prévoit que le sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux, il y a lieu d’admettre que l’institution d’une mesure de sauvegarde est soumise aux mêmes conditions concernant les caractères du préjudice et des moyens invoqués à l’appui du recours.
Admettre le contraire reviendrait en effet à autoriser le sursis à exécution d’une décision administrative alors même que les conditions posées par l’article 11 ne seraient pas remplies, le libellé de l’article 12 n’excluant pas, a priori, un tel sursis qui peut à son tour être compris comme mesure de sauvegarde. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.
Or, en l’espèce, la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire prévoit en la matière à travers son article 35 (3) une procédure relativement rapide, l’affaire devant être plaidée et le jugement rendu, par la formation collégiale du tribunal administratif, dans les deux mois de l’introduction de la requête, les plaidoiries étant d’ailleurs fixées au 25 mars 2019, de sorte qu’elle doit a priori être considérée comme pouvant être plaidée à relativement brève échéance, le requérant n’ayant fourni aucun élément susceptible d’énerver cette première conclusion.
Force est ensuite et à titre superfétatoire au soussigné de constater que la décision déférée du 15 février 2019, prise en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, a a priori pour seul objet de transférer la personne concernée vers l’Etat membre compétent - en l’espèce l’Italie - pour connaître des suites à réserver à sa demande de protection internationale, Etat membre qui a accepté sa reprise en vertu de l’article 25, paragraphe 2), du règlement Dublin III.
Il est apparu lors de l’audience publique de ce jour que Monsieur … a disparu du SHUK depuis le 20 février 2019 sans y être réapparu depuis lors et sans que son avocat n’ait pu informer le soussigné de sa localisation actuelle, le requérant faisant d’ailleurs depuis le 25 février 2019 d’une procédure de signalement et son transfert ayant été officiellement suspendu le même jour.
Il s’ensuit qu’en l’état actuel du dossier, Monsieur …, en dépit de la décision d’assignation à résidence lui imposée par le ministre, lui imposant de se présenter quotidiennement au plus tard à 23 heures du soir ainsi qu’à 8 heures du matin au personnel du SHUK, n’est plus à disposition du gouvernement en vue de l’exécution de son transfert vers l’Italie.
Il convient à cet égard de rappeler qu’en tant que dérogation à l’action d’office de l’administration, toute mesure provisoire doit rester exceptionnelle et ses conditions doivent être appliquées de manière stricte.
A cet égard, pour constituer un risque de préjudice grave et définitif, le risque de préjudice invoqué par le demandeur ne doit pas être aléatoire, mais réel et se dégager des circonstances concrètes de fait exposées par lui ; s’il n’est pas exigé que le préjudice invoqué soit certain, il faut toutefois qu’il soit plausible. Or, les décisions qui ne sont pas, concrètement, susceptibles d’être exécutées dans un avenir prévisible ne sont pas de nature à causer un préjudice grave et définitif au sens de l’article 11 de la loi du 21 juin 19991 .
Aussi, s’étant soustrait au gouvernement en disparaissant, le requérant ne saurait actuellement être transféré : le risque allégué ne saurait dès lors plus actuellement et en l’état du dossier être considéré comme justifiant la mesure provisoire sollicitée2.
1 Trib. adm. (prés.) 6 janvier 2005, n° 19005, Pas. adm. 2018, V° Procédure contentieuse, n° 599.
2 Trib. adm. (prés.) 23 octobre 2018, n° 41833.
Il convient par ailleurs, et à titre tout à fait superfétatoire, de relever que le requérant est resté en défaut de prouver en quoi la décision de transfert vers l’Italie risquerait de lui causer un préjudice définitif.
Il convient à cet égard de souligner tout particulièrement que si, en ce qui concerne la seconde condition, à savoir l’existence de moyens sérieux, le juge du provisoire est appelé à se référer aux moyens invoqués au fond, même si ceux-ci ne sont pas explicitement développés dans la requête en obtention d’une mesure provisoire, il en va différemment de la condition tendant à l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, s’agissant d’un élément propre et spécifique au référé, conditionnant l’office du juge statuant au provisoire : la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice, étant relevé que dans un souci de garantir le caractère contradictoire des débats, le juge du provisoire ne peut de surcroît avoir égard qu’aux arguments contenus dans la requête et doit écarter les éléments développés par le conseil de la partie requérante, pour la première fois, à l’audience.
Or, à cet égard, le requérant reste en défaut de prouver en quoi la décision de transfert vers l’Italie risquerait de lui causer un préjudice définitif, alors que pour l’appréciation du caractère définitif du dommage, il n’y a pas lieu de prendre en considération le dommage subi pendant l’application de l’acte illégal et avant son annulation ou sa réformation. Admettre le contraire reviendrait en effet à remettre en question le principe du caractère immédiatement exécutoire des actes administratifs, car avant l’intervention du juge administratif, tout acte administratif illégal cause en principe un préjudice qui, en règle, peut être réparé ex post par l’allocation de dommages et intérêts. Ce n’est que si l’illégalité présumée cause un dommage irréversible dans le sens qu’une réparation en nature, pour l’avenir, ou qu’un rétablissement de la situation antérieure, ne seront pas possibles, que le préjudice revêt le caractère définitif tel que prévu par l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999.
Or, en cas d’annulation éventuelle de la décision déférée par les juges du fond suite à l’audience prévue le 25 mars 2019, la présence du requérant en Italie aura duré moins de trois semaines, de sorte à ne pouvoir être considérée per se comme ayant entraîné ni des conséquences graves ni surtout des conséquences irréversibles, l’intéressé pouvant en effet, en cas d’annulation de la décision ministérielle par le jugement définitif à intervenir, revenir au Luxembourg - le Luxembourg étant dans ce cas de figure obligé conformément à l’article 30 du règlement Dublin III de le reprendre -, de sorte que son absence ne devrait pas dépasser quelques semaines et qu’elle ne saurait être considérée comme insurmontable, le requérant ayant pour seul impératif de rester en contact avec son avocat luxembourgeois, ce qui, compte tenu des moyens actuels de communication, ne devrait pas représenter un obstacle incommensurable.
Quant à la question de l’efficacité du recours, le fait de ne plus être physiquement sur le territoire luxembourgeois pour suivre son recours pendant devant les juges du fond ne constitue ni un préjudice définitif, ni un préjudice grave, puisque la procédure devant les juges du fond est une procédure écrite dans laquelle la partie requérante est représentée par un avocat et qui a d’ores et déjà déposé le seul mémoire recevable, ledit avocat devant encore être considéré comme à même de tenir son mandant au courant des suites y réservées par les juges du fond, de sorte que la présence physique de la partie requérante n’est ni indispensable, ni même utile.
En ce qui concerne le préjudice que le requérant semble situer dans le fait, per se, qu’il soit obligé de quitter le territoire luxembourgeois sans que les autorités luxembourgeoises n’aient pu statuer sur sa demande de protection internationale, il convient de rappeler comme indiqué ci-avant que le but poursuivi par le règlement Dublin III est précisément de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping »: les conséquences d’une application a priori régulière du règlement Dublin III ne sauraient être considérées à elles seules comme justifiant l’instauration d’une mesure provisoire.
Enfin, et à titre tout à fait subsidiaire, force est encore de constater que le recours au fond ne présente, globalement, pas le sérieux nécessaire pour justifier la mesure provisoire sollicitée.
En effet, comme constaté ci-avant, Monsieur … a disparu du SHUK depuis le 20 février 2019.
Or, conformément à l’article 23 (2) b) de la loi du 18 décembre 2015, il est présumé que le demandeur de protection internationale a implicitement retiré sa demande de protection internationale ou y a implicitement renoncé, notamment lorsqu’il est établi « qu’il a fui ou quitté sans autorisation le lieu où il était assigné à résider ou était placé en rétention, sans contacter le ministre endéans les vingt-quatre heures ou qu’il n’a pas, endéans le délai d’un mois, respecté l’obligation de se présenter auprès du ministre, à moins qu’il ne démontre que cela était dû à des circonstances qui ne lui sont pas imputables ».
Le recours au fond tendant à voir le Grand-Duché de Luxembourg déclarer être l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, il n’est pas improbable que les juges du fond décident, au vu du retrait implicite par le requérant de sa demande de protection internationale formulée au Grand-Duché de Luxembourg, sinon au vu du comportement manifestement incohérent du requérant, et ce conformément au principe suivant lequel une partie ne peut se contredire au détriment d’autrui (théorie de l’estoppel), rattachable encore à l’article 1134, alinéa 3, du Code civil, suivant lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui, et tromper ainsi l’attente légitime de son cocontractant, de rejeter le recours au fond du requérant.
Le requérant est partant à débouter de sa demande en institution d’une mesure provisoire, aucune des conditions n’étant en l’espèce remplie.
Par ces motifs, le soussigné, président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique, rejette la demande en obtention d’une mesure provisoire, condamne le requérant aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 mars 2019 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier Xavier Drebenstedt.
s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 mars 2019 Le greffier du tribunal administratif 7