Tribunal administratif N° 41855 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 octobre 2018 Audience publique du 26 octobre 2018 Requête en instauration d’un sursis à exécution introduite par Monsieur …, connu sous un autre alias, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)
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ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 41855 du rôle et déposée le 23 octobre 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Sarah Moineaux, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Érythrée), de nationalité érythréenne, connu sous un autre alias, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à voir ordonner une mesure provisoire, consistant en l’institution d’un sursis à exécution par rapport à une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 5 octobre 2018 de le transférer vers la Suisse, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale, un recours en annulation dirigé contre la prédite décision ministérielle du 5 octobre 2018, inscrit sous le numéro 41848 du rôle, introduit le 22 octobre 2018, étant pendant devant le tribunal administratif ;
Vu l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée au fond ;
Maître Sarah Moineaux et Madame le délégué du gouvernement Sarah Ernst entendues en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 26 octobre 2018.
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Le 11 septembre 2018, Monsieur … introduisit une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Par décision du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile notifia encore à l’intéressé un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence au Kirchberg pour une durée de trois mois.
Toujours le 11 septembre 2018, Monsieur … passa un entretien auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après « le règlement Dublin III ». Il s’avéra à cette occasion que l’intéressé avait précédemment déposé sans succès une demande de protection internationale en Suisse en date du 17 août 2015.
Par décision du 5 octobre 2018, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse, sur base des dispositions de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire et à celles de l’article 18, paragraphe 1 d), du règlement Dublin III. Ladite décision est libellée comme suit :
« J'accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée en date du 11 septembre 2018.
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18§1d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
Selon vos déclarations vous auriez quitté votre pays d'origine, l'Érythrée en février 2015 pour vous rendre en Éthiopie. Ensuite vous seriez arrivé au Soudan. Puis vous auriez pris un bateau en Lybie pour vous rendre en Italie. Vous seriez resté en Suisse pendant trois ans puis vous auriez été de passage en France.
Il résulte par ailleurs des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données EURODAC, que vous avez précédemment introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 17 août 2015.
Sur base des informations à disposition, le Grand-Duché de Luxembourg a adressé une demande de reprise en charge aux autorités suisses qui ont accepté en date du 24 septembre 2018 de vous reprendre en charge en vertu de l'article 18§1d du règlement UE Nr 604/2013 susmentionné.
Lors de votre audition en date du 11 septembre, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement UE Nr 604/2013 ;
Vous n'avez par ailleurs pas fait valoir des raisons particulières ou humanitaires qui auraient dû amener l'Etat luxembourgeois de faire application de l'article 17(1) du règlement UE Nr 604/2013.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n'ont pas été constatées ; […] » Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 octobre 2018, inscrite sous le numéro 41848 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 5 octobre 2018. Par requête séparée déposée en date du 23 octobre 2018, inscrite sous le numéro 41855 du rôle, il a encore introduit une demande en institution d’un sursis à exécution tendant en substance à voir surseoir à l’exécution du transfert vers la Suisse jusqu’au jour où le tribunal administratif aura statué sur le mérite de son recours au fond.
A l'appui de sa requête, il déclare avoir quitté son pays d’origine pour fuir le service national obligatoire à durée indéterminée et indéfinie et avoir été définitivement débouté de sa demande de protection internationale en Suisse par le tribunal administratif fédéral et que ce serait sa crainte de faire l'objet d'un renvoi forcé vers son pays d'origine, qui l’aurait poussé à introduire une demande de protection internationale au Luxembourg.
En droit, le requérant estime que les moyens invoqués à l'appui de son recours au fond, auxquels il renvoie, apparaîtraient comme sérieux tout en soulignant que la décision de transfert vers la Suisse aurait pour conséquence de le soumettre, notamment en raison de défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitements inhumains ou dégradants au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (la Charte), au risque sérieux d'un refoulement vers son pays d'origine où il ferait l'objet de nouvelles persécutions et cela en violation du principe de non-refoulement, le demandeur renvoyant à l'article 33 de la Convention de Genève, aux articles 2, 3 et 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH).
L’exécution de la décision de transfert vers la Suisse interviendrait dès lors en violation des dispositions précitées au titre d'un refoulement indirect.
Les moyens invoqués à l'appui du recours en annulation seraient sérieux dans la mesure où la décision litigieuse devrait encourir l'annulation pour violation des articles 2, 3 et 4 de la CEDH et des articles 4 et 19 (2) de la Charte, de l'article 33 de la Convention de Genève, de l’article 54 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 78 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
S'agissant de la condition tenant à l'existence d'un risque de préjudice grave et définitif, le requérant souligne que la réglementation nationale ne prévoyant pas l'effet suspensif du recours en annulation déposé en l'espèce le 22 octobre 2018 contre la décision de le transférer vers la Suisse, il pourrait se voir transférer avant même que le juge n’ait statué sur les mérites de ce recours.
Or, le transfert vers la Suisse aurait pour conséquence d'engendrer dans son chef une série de préjudices graves et définitifs, à savoir qu'en raison des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs suisses, il serait renvoyé de force dans son pays d'origine en violation du principe de non-refoulement, pays dans lequel il serait soumis à de nouvelles persécutions, telles que décrites dans le cadre du recours au fond.
Dans le cadre de son recours en annulation, le requérant fait valoir avoir été définitivement débouté de sa demande de protection internationale par les autorités suisses et avoir fait l'objet d'un ordre de quitter le territoire à destination de l'Érythrée. Cet ordre de quitter le territoire aurait également été soumis, sans succès, à l'exercice des voies de recours légalement offertes par la législation suisse et serait devenu définitif.
Sur base de cette décision, les autorités suisses seraient en mesure de procéder à son renvoi forcé vers l'Érythrée dans l'hypothèse où il se maintenait sur le territoire suisse. Pour le surplus, il se dégagerait des sources produites par lui que les autorités suisses seraient déterminées à le renvoyer de force, le requérant renvoyant à cet égard à un entretien entre Le Temps et le secrétaire d'Etat aux migrations suisses du 10 avril 2018 dont il se dégagerait que les conditions seraient réunies pour des renvois en Érythrée par référence à un arrêt du tribunal administratif fédéral d’août 2017.
Le demandeur poursuit qu'il résulterait de la revue « vivre ensemble » que le revirement jurisprudentiel opéré par les juridictions suisses, auquel le secrétaire d’Etat aux migrations s’est référé pour fonder un changement de la pratique administrative à l'égard des demandeurs de protection internationale d'origine érythréenne serait contestable.
Il fait encore valoir que l’Organisation suisse d'aide aux réfugiés (OSAR) estimerait comme étant problématique cette appréciation de la situation en Érythrée, en se référant à un rapport circonstancié sur le service national publié fin juin 2017 qui critique la jurisprudence récente des juridictions suisses.
A cet égard, le requérant se réfère à l'article 8, paragraphe (2) de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, visant l'obligation pour les Etats membres de veiller à obtenir des informations précises et actualisées auprès de sources pertinentes, telles que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et le Bureau européen d'appui en matière d'asile sur la situation dans le pays d'origine. Le fait par les juridictions suisses de ne pas tenir compte d'informations émises par des sources pertinentes telles que l’UNHCR devrait, d'après le requérant, être analysé en soi comme étant une défaillance systémique dans la procédure d'asile au sens de l'article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
S’agissant de la situation à laquelle il serait confronté en cas de retour dans son pays d'origine, le requérant cite des extraits d'un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme du 8 juin 2016. Concernant plus particulièrement sa propre situation, le requérant souligne avoir fui illégalement son pays d'origine pour échapper au service militaire indéfini, à l'emprisonnement dans des conditions inhumaines, tout en citant le rapport de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l'homme en Érythrée du 24 juillet 2017 dont il se dégagerait que ceux ayant quitté l'Érythrée sans visa de sortie sont considérés comme des insoumis ou des déserteurs respectivement des opposants politiques assimilables à des traîtres risquant des détentions dans des conditions inhumaines en cas de retour.
Le requérant déduit des sources citées par lui qu’au regard du sérieux et de la probabilité de l'exécution par les autorités suisses de son renvoi forcé en Érythrée, pays où il aurait d'ores et déjà été persécuté, il serait, en cas de retour, sans doute possible soumis à de nouvelles persécutions, à la torture, à un emprisonnement illégal et disproportionné, dans des conditions atroces, à l'esclavage et à des travaux forcés, à un enrôlement dans le service national indéfini, voire à une exécution extrajudiciaire.
Dans ces conditions, l'exécution d'un retour forcé en Érythrée serait constitutive d'une violation flagrante des articles 2, 3 et 4 de la CEDH, de même que de l'article 54, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 visant le respect du principe du non-refoulement, consacré également par l'article 33 de la Convention de Genève et l'article 78 TFUE, de même que l'article 19, paragraphe (2) de la Charte et de l'article 3 de la CEDH.
En se référant à une note sur la protection internationale du 13 septembre 2001 du HCR, le requérant souligne que le respect du principe du non refoulement impliquerait également le refoulement indirect, tout en se référant à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 7 mars 2000 dans l'affaire T.I. c/ Royaume-Uni, suivant lequel le refoulement indirect vers un pays intermédiaire n'aurait aucune incidence sur la responsabilité de l'Etat de renvoi qui doit veiller à ne pas exposer l'intéressé à un traitement contraire à l'article 3 de la CEDH, sans que celui-ci puisse s'appuyer d'office sur le système établi par la Convention de Dublin pour attribuer au sein des pays européens la responsabilité de statuer sur les demandes d’asile.
Suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, les Etats parties à la CEDH ne pourraient dès lors se soustraire à leurs obligations en vertu de ces dispositions en se cachant derrière la coopération internationale, ce principe ayant encore été rappelé par la Cour européenne des droits dans l'affaire M.S.S. c/ Belgique et Grèce. Le requérant ajoute que dans l'arrêt du 23 février 2012 dans l'affaire HirsiJamaa et al. c/ Italie, la Cour européenne des droits de l'homme aurait insisté sur le fait qu'il appartiendrait à l'Etat procédant au refoulement de s'assurer que le pays intermédiaire offre des garanties suffisantes permettant d'éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers son pays d'origine sans une évaluation des risques qu'elle encourt, l'article 3 la CEDH instaurant une obligation positive à la charge des Etats membres de protéger les personnes devant être expulsées contre le risque de subir des actes de torture ou de mauvais traitements contraires à cette disposition.
Le requérant se réfère encore à un arrêt de la CJUE du 21 décembre 2011, affaires C-
411/10 et C-493/10, suivant lequel malgré le système européen commun d'asile, il ne pourrait être exclu que ce système rencontre en pratique des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, pour conclure que l'application du règlement Dublin sur base d'une présomption irréfragable que les droits fondamentaux des demandeurs d’asile sont respectés est incompatible avec l’obligation des Etats membres d'interpréter et d'appliquer ledit règlement de manière conforme aux droits fondamentaux. Il appartiendrait dès lors à chaque Etat membre d'évaluer les risques réels encourus par un demandeur de protection internationale en cas de transfert.
Le requérant souligne que sa situation ne relèverait pas du champ d'application de l'article 54, paragraphe (2) de la loi du 18 décembre 2015, puisqu'il ne constituerait pas une menace pour la sécurité nationale, il n’aurait pas fait l'objet d'une condamnation récente en dernier ressort pour un crime particulièrement grave ni constituerait-il une menace pour la société luxembourgeoise.
De plus, lui-même aurait renversé la présomption réfragable, en établissant que ses droits fondamentaux ne seraient pas respectés par les autorités suisses en cas d'exécution de son transfert. Dans ces conditions, le ministre aurait été dans l'obligation de respecter le principe du non-refoulement, y compris le non-refoulement indirect, et il lui aurait appartenu de rechercher si la Suisse a pris toutes les garanties nécessaires, afin qu'il ne soit pas soumis à un traitement contraire à l'article 3 de la CEDH, plus particulièrement qu’elle a tenu compte des risques réels qu'il encourait du fait de sa situation personnelle en cas de retour en Érythrée et n’y soit pas soumis à des traitements contraires à l'article 3 de la CEDH.
Le requérant reproche au ministre de ne pas avoir procédé à une telle vérification, alors que lui-même aurait démontré qu'en cas d'exécution de son transfert vers la Suisse, les autorités suisses procéderaient à son renvoi forcé vers l'Érythrée où il subirait sans aucun doute des traitements contraires à l'article 3 de la CEDH.
Par ailleurs, le requérant estime qu'il y aurait de sérieuses raisons de croire qu'il existe en Suisse des défaillances systémiques dans la procédure d'asile à l'égard des demandeurs de protection internationale d'origine érythréenne, lesquelles entraîneraient dans son chef un risque de traitements inhumains ou dégradants au sens article 4 de la Charte et l'article 3 de la CEDH, de sorte que conformément à l'article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, son transfert vers la Suisse serait illégal.
Enfin, le requérant invoque l'article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III que le ministre aurait dû, d'après lui, appliquer.
Le délégué du gouvernement, pour sa part, conclut au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause.
En vertu de l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après dénommée la « loi du 21 juin 1999 », un sursis à exécution ne peut être décrété par le président du tribunal administratif qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux, tandis que le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance Quant à la question de savoir si l’affaire au fond est en état d’être plaidée à brève échéance, il échet de constater qu’en l’espèce, l’affaire au fond relative à la décision déférée ayant été introduite le 22 octobre 2018, elle devra être prononcée conformément à l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 endéans les deux mois de l’introduction de la requête et est d’ailleurs fixée pour plaidoiries à l’audience publique du 5 décembre 2018, de sorte qu’elle devrait a priori être considérée comme pouvant être plaidée à relativement brève échéance, le requérant n’ayant fourni aucun élément susceptible d’énerver cette première conclusion.
Toutefois le transfert de l’intéressé étant susceptible d’être exécuté à partir du 29 octobre 2018, l’échéance du 11 décembre 2018 doit être considérée comme tardive compte tenu des circonstances particulières.
Au-delà de cette première conclusion, la soussignée constate qu’en l’espèce, la décision litigieuse a été prise par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire et de l’article 18, paragraphe 1d) du règlement Dublin III, au motif que le Luxembourg ne serait pas compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par le requérant, mais la Suisse, Etat dans lequel le requérant avait infructueusement introduit une demande de protection internationale en date du 26 juin 2014, la Suisse ayant en outre accepté en date du 24 septembre 2018 la reprise en charge du requérant. Ladite décision a a priori un double objet, conformément à la disposition, précitée, à savoir celle, d’une part, de transférer les personnes concernées vers l’Etat membre compétent, et, d’autre part, de ne pas examiner leur demande de protection internationale, ce dernier volet étant la conséquence du premier volet de la décision.
Au regard des moyens développés dans le cadre de la requête en institution d’une mesure de sauvegarde, ensemble avec les moyens exposés dans le cadre du recours au fond auxquels le requérant a renvoyé, la soussignée arrive à la conclusion que le demandeur, qui situe son préjudice grave et définitif dans l’affirmation que les autorités luxembourgeoises n’auraient pas reçu de la part des autorités suisses des garanties quant au respect du principe du non-refoulement, le demandeur estimant que son préjudice résiderait dans le fait qu’après avoir été débouté de sa demande de protection internationale en Suisse, il serait renvoyé dans son pays d’origine dans lequel il risquerait des traitements inhumains et dégradants, reste toutefois à ce stade en défaut de prouver en quoi la décision d’incompétence, respectivement de transfert, risquerait de lui causer un préjudice grave et définitif. La preuve de la gravité du préjudice implique, en effet, en principe que le demandeur donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice1 : en effet, le risque de préjudice grave et définitif s’apprécie in concreto et il incombe au demandeur d’en rapporter la preuve2. A cet égard, il convient de souligner qu’en la présente matière la condition de l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif est étroitement liée à celle du caractère sérieux des moyens avancés au fond, étant relevé que le juge du provisoire ne peut avoir égard qu’aux arguments contenus dans la requête.
1 Trib. adm. (prés.) 10 juillet 2013, n° 32820.
2 Trib. adm. (prés.) 25 février 2011, n° 27932.
En ce qui concerne le risque d’un préjudice grave résultant du transfert de l’intéressé vers la Suisse, il convient de relever que, d’une manière générale et à défaut de circonstances particulières, un tel risque n’existe a priori pas en présence d’un transfert vers un Etat membre.
En effet, la jurisprudence des juges du fond relève que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4 5. Il n’appert encore pas que la Suisse ait refusé ou omis de traiter la demande de protection internationale du requérant; au contraire, la soussignée constate que le requérant a bien vu sa demande de protection internationale examinée en Suisse, tel que cela se dégage des explications fournies par le demandeur lui-même, étant relevé d’ailleurs que les autorités suisses ont explicitement accepté de le reprendre en charge sur base de l’article 18, paragraphe 1 d), du règlement Dublin III, disposition qui vise le cas d’un demandeur de protection internationale « dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre » : aussi, le fait que le requérant d’ores et déjà débouté en Suisse d’une demande de protection internationale, ne puisse réitérer cette demande dans un autre Etat membre, ne saurait, à lui seul, être considéré comme un préjudice suffisant, voire comme un préjudice légitime.
En ce qui concerne le risque allégué d’une expulsion en cascade, la soussignée relève que l’acte entrepris n’implique pas un retour au pays d’origine mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile, respectivement de ses suites, soit en l’espèce la Suisse, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé, point n’étant d’ailleurs pas contesté.
Or, un sursis à exécution, respectivement une mesure de sauvegarde, ne saurait être ordonné que si le préjudice invoqué par le demandeur résulte de l’exécution immédiate de l’acte attaqué, la condition légale n’étant en effet pas remplie si le préjudice ne trouve pas sa cause dans l’exécution de l’acte attaqué6, le risque dénoncé devant en effet découler de la mise 3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
4 Ibidem, point. 79.
5 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle.
6 J.-P. Lagasse, Le référé administratif, 1992, n° 46, p.60.
en œuvre de l’acte attaqué et non d’autres actes étrangers au recours7 : or, il appert en l’espèce que la situation de fait critiquée par le requérant se situe dans l’éloignement redouté du requérant vers l’Erythrée, retour qui, comme relevé ci-avant, ne fait pas l’objet de la décision présentement déférée, laquelle ne porte que sur le transfert du requérant vers la Suisse, pays responsable du traitement de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à apporter à celle-ci.
Il est toutefois vrai qu’il ressort, notamment, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 CEDH, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable8.
Toutefois un tel risque n’est actuellement pas concrètement étayé.
En effet, en l’état actuel du dossier, aucun élément n’a par ailleurs été communiqué à la soussignée lui permettant de retenir qu’il existerait en Suisse des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 CEDH ou de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne : en effet, ce pays est signataire de cette Charte, de la CEDH, de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés - comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, en applique les dispositions.
Le requérant n’a pas non plus apporté la preuve que personnellement et concrètement ses droits n’auraient pas été respectés - la partie requérante ayant d’ailleurs apparemment pu exercer les recours internes prévus en Suisse sous l’assistance d’un avocat - ou ne seraient pas garantis en Suisse, que les droits des demandeurs de protection internationale déboutés en Suisse ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale déboutés n’auraient en Suisse aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir.
Enfin, le requérant n’a encore fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe du non-refoulement et faillirait donc à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité corporelle ou sa liberté seraient sérieusement menacées, ou encore qu’il risquerait d’être astreint à se rendre dans un tel pays, sans avoir pu faire valoir ses droits. A cet égard, s’il est vrai que dans l’entretien du 10 avril 2018 du secrétaire d’Etat aux migrations suisses invoqué par le requérant, il est fait référence à des renvois possibles de ressortissants érythréens, il en ressort également que de tels renvois ne sont réalisés que sous certaines conditions et que, par ailleurs, il n’existe pas 7 Ph. Coenraets, Le contentieux de la suspension devant le Conseil d’Etat, synthèses de jurisprudence, 1998, n° 92, p.41.
8 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
d’accord de réadmission avec l’Erythrée circonstance dont le secrétaire d’Etat aux migrations a déduit que si l’Erythrée n’accepte pas des renvois forcés, seuls des retours volontaires sont possibles.
La soussignée ne saurait dès lors admettre, à ce stade de la procédure, la requête sous examen, laquelle consiste, en substance, à voir remettre en question les décisions de justice suisses, le requérant critiquant en effet le jugement du tribunal administratif fédéral lui ayant refusé une protection internationale et de manière générale l’appréciation faite par les juridictions suisses de la situation en Erythrée, une telle façon de procéder relevant, à défaut de toute indication de défaillances soit générales, soit particulières du système d’asile suisse, du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise précisément à éviter, la soussignée n’ayant ainsi pas à substituer sa propre appréciation des faits à celle des autorités nationales.
Enfin, si par impossible les autorités suisses devaient néanmoins décider de rapatrier le requérant en violation des articles 3 et 33 CEDH, à supposer que le requérant soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour en Erythrée, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates9 ;
sinon il pourrait, tous recours épuisés, encore saisir la Cour européenne des droits de l’Homme et lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités suisses de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Il convient enfin de rappeler que le règlement Dublin III ne permet pas à un demandeur d’asile individuel de choisir lui-même par quel pays il souhaite voir traiter sa demande d’asile, le but poursuivi par le règlement Dublin III étant précisément de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping » l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants10 11 : les conséquences d’une application a priori régulière du règlement Dublin III ne sauraient être considérées à elles seules comme justifiant l’instauration d’une mesure provisoire.
Etant donné qu’il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’une des conditions cumulatives pour prononcer un sursis à exécution, en l’occurrence la condition de l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, n’est pas remplie en l’espèce, le recours sous analyse est à rejeter pour ne pas être fondé, sans qu’il n’y ait lieu d’examiner le sérieux des moyens présentés au fond, cet examen devenant surabondant.
Le recours sous examen encourt dès lors le rejet.
9 Voir article 26 de la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
10 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point. 79.
11 Trib. adm. 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle.
Par ces motifs, la soussignée, vice-président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique, rejette la demande en obtention d’une mesure provisoire, condamne le requérant aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 26 octobre 2018 par Annick Braun, vice-président du tribunal administratif, en présence du greffier Xavier Drebenstedt.
s. Xavier Drebenstedt s. Annick Braun Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 octobre 2018 Le greffier du tribunal administratif 11