Tribunal administratif N° 40775 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 février 2018 Audience publique du 15 février 2018 Requête en institution d’une mesure provisoire introduite par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art.35 (3), L. 18.12.2015)
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ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 40775 du rôle et déposée le 13 février 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Soudan), de nationalité soudanaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à voir ordonner une mesure provisoire, consistant en l’institution d’un sursis à exécution, par rapport à la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 24 janvier 2018 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale, un recours en annulation dirigé contre la décision ministérielle du 24 janvier 2018, inscrit sous le numéro 40771, introduit le 12 février 2018, étant pendant devant le tribunal administratif ;
Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée au fond ;
Maître Assignon Kokouda Akakpo en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi et Madame le délégué du gouvernement Christiane Martin entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.
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Le 7 septembre 2017, Monsieur …, de nationalité soudanaise, introduisit auprès des autorités luxembourgeoises une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Le même jour, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ». Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … était entré irrégulièrement sur le territoire italien le 9 mai 2017 et qu’il avait déposé des demandes de protection internationale le 29 mai 2017 à Chiasso en Suisse, respectivement, le 23 août 2017 à Heidelberg en Allemagne.
Par décision du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », notifia à Monsieur … un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.
Par arrêté du 4 décembre 2017, l’assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg de Monsieur … fut prorogée pour une nouvelle durée de trois mois.
Par décision du 24 janvier 2018, notifiée par courrier recommandé envoyé le 25 janvier 2018, le ministre informa l’intéressé que le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« J’accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée le 7 septembre 2017.
L’Italie a accepté tacitement en date du 21 novembre 2017 de prendre/reprendre en charge l’examen de votre demande de protection internationale.
Au vu de ce qui précède, je tiens à vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 22§7 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de vous transférer dans les meilleurs délais vers l'Italie, qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
(…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 février 2018, inscrite sous le numéro 40771 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 24 janvier 2018. Par requête séparée déposée en date du 13 février 2018, inscrite sous le numéro 40775 du rôle, il a encore introduit une demande en institution d’une mesure provisoire tendant en substance à voir surseoir à l’exécution de son transfert vers l’Italie.
Monsieur … expose être originaire de la région du Darfour et d’avoir quitté le Soudan en 2013 en raison « [d]es guerres, [d]es problèmes et [de] la perte de sécurité ». Il expose être issu de l'ethnie Kamalab et du village Belgoua, village dont la situation géographique serait de nature à entrainer des persécutions dans la mesure où à l’ouest de celui-ci se trouveraient des milices et à l’est des forces gouvernementales, ainsi que leurs opposants. Ces deux protagonistes, au milieu desquels se trouverait le village en question, enverraient systématiquement des « éclaireurs alentours », ces derniers n’hésiteraient pas à tuer les civils sans raisons particulières.
Au début de l’année 2015, alors que le demandeur se serait encore trouvé dans son village, son voisin issu de la même ethnie que lui, aurait été emprisonné et torturé, son fils tué et son commerce saccagé. Suite à cette violence aveugle, une angoisse des plus extrêmes aurait marqué le demandeur par peur d’être la prochaine victime.
Il expose que vers la fin de l’année 2015, il serait parti pour la Lybie, mais que désireux de fuir la Lybie face à la situation des réfugiés y régnant, il se serait rendu à Palerme, en Sicile. Il déclare que n’ayant introduit aucune demande de protection internationale auprès des autorités italiennes, il se serait ensuite rendu en Suisse au début du mois de mai 2017 où les forces de l’ordre l’auraient intercepté suite à un ordre de quitter le territoire, afférant au refus des autorités Suisses de faire droit à sa demande de protection internationale. Le demandeur soutient que deux mois et demi après cette arrestation, il se serait rendu en Allemagne où il serait resté pendant une période d’environ trois semaines et où il aurait également déposé une demande de protection internationale à laquelle il aurait finalement renoncé suite à un incident au cours duquel il aurait été victime d’actes de maltraitances de la part d’un autre soudanais, incident face auquel les autorités allemandes n’auraient pas réagi.
Il soutient ensuite qu’il ne résulterait d’aucun élément de son dossier administratif que les autorités luxembourgeoises auraient entrepris des investigations en ce qui concerne la garantie de ses conditions matérielles d’accueil et d’accès adéquat aux soins de santé en Italie, alors qu’il aurait sommairement relevé des défaillances systémiques du système d’asile en Italie pouvant entraîner des traitements inhumains et dégradants à son encontre tel que cela ressortirait de son rapport d’entretien Dublin III. Il déclare que le ministre ne lui aurait, d’ailleurs, communiqué aucun document de la part des autorités italiennes lui garantissant une prise en considération quelconque de son état de vulnérabilité caractérisé par un stress post traumatique avéré suite aux actes de tortures dont il aurait été victime au Soudan, et aussi plus tard en Lybie.
Il estime que le ministre - qui aurait récemment fait une application correcte de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, en ayant tenu compte de l’état de vulnérabilité des demandeurs de protection internationale qui auraient fui le Soudan ou la Lybie et qui auraient fait l’objet d'actes de tortures, situation étant identique à la sienne -
devrait aboutir à la même conclusion dans son cas d’espèce. Il en conclut que sans examen préalable par le ministre de la situation en Italie quant à une garantie des conditions de vie digne et humaine, il ne saurait accepter son transfert vers l’Italie et soutient que ladite décision constituerait une menace grave et réelle pour sa vie, sa dignité, ainsi que pour son intégrité physique et morale.
En droit, le demandeur fait tout d’abord valoir que la requête tendant au sursis à exécution serait recevable étant donné que parallèlement un recours au fond tendant à l’annulation de la décision critiquée du 24 janvier 2018 aurait été déposé.
Il estime ensuite que l’affaire ne serait pas en état d’être plaidée ou décidée à brève échéance puisque le recours au fond aurait été introduit le 12 février 2018 et qu’aucun délai pour échanger les mémoires n’aurait expiré, tout comme aucun mémoire n’aurait été déposé.
Le demandeur soutient que l’exécution de la décision attaquée risquerait de lui causer un préjudice grave et définitif et que les moyens invoqués à l’appui de son recours au fond seraient sérieux.
Au titre du préjudice grave et définitif, il fait valoir que la décision attaquée le priverait non seulement de son droit de voir sa demande de protection internationale traitée par le Grand-
Duché de Luxembourg, mais constituerait également une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953, désignée ci-après par « la CEDH », ainsi que de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000, désignée ci-après par « la Charte ». Il soutient que toute violation, ou risque réel de violation, de l’article 3 de la CEDH, ainsi que de l’article 4 de la Charte serait à elle seule constitutive d'un préjudice grave qui « dépasse par sa nature ou par son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société ».
Il précise qu’il ne ressortirait d’aucun élément du dossier administratif que le ministre aurait procédé à une vérification préalable à la prise de la décision attaquée, qu’il ne courrait aucun risque d’être exposé à des conditions matérielles d’accueil contraires aux exigences de la directive 2013/33/UE du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, désignée ci-
après par « la directive 2013/33/UE », de sorte que ce défaut de vérification l’exposerait, en cas d’exécution de la décision déférée, au risque d’être soumis à des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la CEDH.
En ce qui concerne le caractère sérieux des moyens invoqués à l’appui de son recours, le demandeur invoque les mêmes motifs que ceux invoqués dans le cadre du volet de son recours relatif au préjudice grave et définitif et qui auraient pour conséquence une violation de l’article 3 de la CEDH, de l’article 4 de la Charte, de plusieurs dispositions du règlement Dublin III, ainsi que du principe de légalité.
Quant à la violation de l’article 3 de la CEDH, le demandeur fait valoir qu’il aurait quitté l’Italie en raison des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale y regnant, qui seraient contraires aux exigences de la directive 2013/33/UE et qui ne lui garantiraient pas une vie digne et humaine tout en se basant sur des rapports d’ONG, ainsi que sur la jurisprudence des juridictions européennes qui auraient annulé le transfert des demandeurs de protection internationale vers l’Italie. Le demandeur invoque également un rapport de 20161 de l’Organisation Suisse d’aides aux réfugiés, désignée ci-après par « l’OSAR », intitulé : « Conditions d’accueil en Italie », pour en conclure que son transfert vers l’Italie serait contraire à l’article 3 de la CEDH et à l’article 4 de la Charte.
Dans ce même contexte, le demandeur se réfère à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme pour affirmer2 que l’Union européenne s’opposerait à l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle l’Etat membre, que le règlement Dublin III désignerait comme responsable, respecte les droits fondamentaux de l’Union européenne et que l’Italie ne disposerait ni d’hébergements, ni de soins adéquats conformément à la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d'asile dans les États 1 OSAR, « Conditions d’accueil en Italie, A propos de la situation actuelle des requérant-e-s d’asile et des bénéficiaires d’une protection, en particulier de celles et ceux de retour en Italie dans le cadre de Dublin », août 2016.
2 CEDH, Grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, requête n° 30696/09 ; CJUE, 21 décembre 2011, N. S., n° C-411/10 ; CJUE, 10 décembre 2013, n° C-394/12 ; CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 ; Décision du « Verwaltungsgericht Hannover », 4 août 2015, n° 10B3555/15 ; Décision du « Verwaltungsgericht Schwerin », 24 février 2015, n° 3B 1023/14 AS.
membre, désignée ci-après par « la directive 2003/9/CE ». Il en conclut que son transfert ne pourrait être opéré que sous la seule condition qu’il dispose de la garantie que ce transfert n’entraîne aucun risque réel que ses droits, tel que garantis par la Charte et la CEDH, ne soient compromis.
Quant à la violation de l’article 4 de la Charte, le demandeur rappelle la jurisprudence précitée afin de souligner que la décision de le transférer vers l’Italie l’exposerait aux actes prohibés par l’article 4 de la Charte, ainsi que par l’article 3 de la CEDH, de sorte qu’elle constituerait en soi une violation desdits articles. Il précise que la décision attaquée provoquerait chez lui un sentiment d’insécurité qui aggraverait incontestablement son état d’extrême vulnérabilité dont il souffrirait déjà suite aux tortures, mauvais traitements et humiliations qu’il aurait subis dans son pays d'origine, le Soudan, puis en Lybie et que l’hypothèse même d'être transféré vers l’Italie, où il risquerait de se retrouver à la rue dans des conditions assimilables à des traitements inhumains et dégradants, conduirait de manière irréversible à une aggravation de son état de santé psychique déjà fortement atteint en raison des tortures répétées dont il aurait été victime.
Dans ce même ordre d’idées, le demandeur estime que la direction de l’Immigration ne saurait outrepasser la présomption légale de sa vulnérabilité, présomption qui serait à déduire de l’article 15 de la loi du 18 décembre 2015, et il soutient que le respect de l’article 4 de la Charte par les Etats membres constituerait une obligation de résultat dans leur chef. Il souligne à ce titre, qu’il ne résulterait d’aucun élément de son dossier administratif que les autorités luxembourgeoises auraient obtenu des garanties de la part de l’Italie qu’il aurait droit à un hébergement et à des soins de santé adaptés à son état de vulnérabilité en se prévalant de l’obligation qui pèserait sur un Etat membre, et son laquelle ce dernier devrait éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé et de vulnérabilité d’un demandeur de protection internationale, obligation dont le respect permettrait de lui garantir le respect de l’article 4 de la Charte, ainsi que de l’article 3 de la CEDH.
Quant à la violation des dispositions du règlement Dublin III, le demandeur soutient plus précisément que la décision attaquée violerait l’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 dudit règlement en soulignant qu’il existerait des défaillances systémiques dans la procédure d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie, de sorte qu’il ne pourrait être procédé à son transfert vers ce pays. Il conclut encore à une violation de l’article 17, paragraphe (1), du règlement en question en faisant valoir que le Luxembourg serait responsable du choix de l’Etat membre vers lequel le demandeur serait transféré et que le Luxembourg ne saurait pas se prévaloir du principe de la confiance mutuelle existant entre Etat membres pour se défaire de sa responsabilité qu’il aurait face au demandeur, en rappelant l’obligation de résultat du Luxembourg quant au respect de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Le demandeur conclut encore à une violation du principe de non refoulement, tel qu’il serait prévu par l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi qu’à une violation de l’article 19 de la Charte en déclarant qu’un transfert vers l’Italie aurait comme conséquence son expulsion forcée vers le Soudan, pays où l’ethnie dont il serait issu serait considérée par les autorités comme des opposants. Il affirme qu’il existerait un « contrat », voir un « accord », controversé quant à sa légalité et légitimité, entre la police italienne et la police soudanaise qui aurait abouti au rapatriement des personne soudanaises ou présumées soudanaises, de sorte que la décision attaquée l’exposerait au risque réel de se voir renvoyer vers son pays d’origine.
Finalement, le demandeur estime que la décision déférée violerait le principe de l’égalité de traitement en se basant sur les articles 4 et 20 de la Charte et sur l’article 14 de la CEDH, sur la jurisprudence luxembourgeoise, ainsi que sur les dossiers3 de deux autres demandeurs de protection internationale dans le cadre desquels la direction de l’Immigration aurait indirectement reconnu l’existence de défaillances systémiques dans le système d’asile italien. Il fait valoir qu’en décidant de le transférer vers l’Italie, l’Etat luxembourgeois violerait non seulement les dispositions légales précitées, mais également sa propre application du règlement Dublin III et se rendrait de ce fait coupable d’une discrimination non objectivement justifiable.
Le délégué du gouvernement pour sa part, conclut au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause.
En vertu de l’article 12 de la loi du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le président du tribunal administratif ou le magistrat le remplaçant peut au provisoire ordonner toutes les mesures nécessaires afin de sauvegarder les intérêts des parties ou des personnes qui ont intérêt à la solution de l’affaire, à l’exclusion des mesures ayant pour objet des droits civils.
Sous peine de vider de sa substance l’article 11 de la même loi, qui prévoit que le sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux, il y a lieu d’admettre que l’institution d’une mesure de sauvegarde est soumise aux mêmes conditions concernant les caractères du préjudice et des moyens invoqués à l’appui du recours. Admettre le contraire reviendrait en effet à autoriser le sursis à exécution d’une décision administrative alors même que les conditions posées par l’article 11 ne seraient pas remplies, le libellé de l’article 12 n’excluant pas, a priori, un tel sursis qui peut à son tour être compris comme mesure de sauvegarde. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.
En l’espèce, l’affaire au fond relative à la décision déférée ayant été introduite le 12 février 2012, elle devra être prononcée conformément à l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015, endéans 2 mois de l’introduction de la requête et est d’ailleurs fixée pour plaidoiries à l’audience du 28 mars 2018, de sorte qu’elle doit être considérée comme pouvant être plaidée à relativement brève échéance, le demandeur n’ayant fourni aucun élément susceptible d’énerver cette première conclusion.
Au-delà de cette première considération et à titre liminaire, il y a lieu de constater que le délégué du gouvernement a relevé à l’audience des plaidoiries que le demandeur, nonobstant son assignation à domicile, avait disparu depuis le 11 février 2018 de la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg, de sorte - indépendamment de la question du mandat du litismandataire impliquée par cette considération - à introduire certains doutes quant à la persistance de l’intérêt à agir dans son chef dans le cadre de sa requête au fond déposée à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 24 janvier 2018, élément qui est de nature à 3 Références n° R-15694 et n° R-15549.
avoir une incidence sur la qualification du caractère sérieux des moyens invoqués par le demandeur à l’appui de la requête en institution d’un sursis à exécution sous examen.
Le litismandataire du demandeur a affirmé avoir ignoré cet état de fait et s’est rapporté à la prudence de la soussignée tandis que le délégué du gouvernement en a conclu aux moyens peu sérieux invoqués par le demandeur à l’appui du présent recours de nature à entraîner son rejet.
S’il est manifeste que l’absence de présentation d’un demandeur d’asile assigné à résidence dans une structure d’hébergement d’urgence - qui constitue une mesure moins coercitive qu’une mesure de placement au Centre de rétention au sens de l’article 22, (3), point b) de la loi du 18 décembre 2015 - pendant plusieurs jours consécutifs, amène la soussignée à s’interroger sur la question de savoir si ce dernier se serait éventuellement désintéressé de la procédure introduite au fond à l’encontre de la décision ministérielle du 24 janvier 2018 et, aurait, par le seul fait de son comportement tendant à refuser de se présenter à ladite structure d’hébergement d’urgence, implicitement renoncé à ce recours, de sorte à entraîner son irrecevabilité, il y a néanmoins lieu de relever nonobstant le fait (i) que les raisons de la disparition du demandeur sont inconnues et (ii) qu’il peut se présenter à nouveau à tout moment à la structure d’hébergement d’urgence, que cette question relève à l’évidence de l’appréciation du caractère sérieux des moyens avancés par le demandeur dans le cadre de son recours au fond constituant la deuxième condition visée à l’article 11 de la loi du 21 juin 1999 que la soussignée sera éventuellement amenée à examiner par la suite dans le cadre du présent recours.
Force est ensuite à la soussignée de constater que la décision déférée du 24 janvier 2018, prise en application de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III, a a priori un double objet, conformément à la même disposition, à savoir celle, d’une part, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre compétent - en l’espèce l’Italie-, et, d’autre part, de ne pas examiner sa demande de protection internationale, ce dernier volet étant la conséquence du premier volet de la décision.
Or, à cet égard, le demandeur reste en défaut de prouver à suffisance en quoi la décision d’incompétence, respectivement de transfert, risquerait de lui causer un préjudice grave et définitif. En effet, la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le demandeur donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice.
En effet - la condition de l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif étant en la présente matière étroitement liée à celle du caractère sérieux des moyens avancés au fond - si le demandeur, en substance, repose son argumentation sur l’affirmation de l’existence d’un risque de mauvais traitements en Italie, force est de constater qu’en l’état actuel d’instruction du dossier, les éléments du dossier ne permettent pas effectivement de dégager des défaillances systémiques au sens du règlement Dublin III.
Il convient à cet égard de relever qu’il résulte de la jurisprudence des juges du fond que comme le système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
La soussignée relève encore qu’il résulte d’une jurisprudence récente des juges du fond5, reposant elle-même sur un arrêt de la Cour de l’Union européenne6, que des défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte. Tel est également la conclusion à laquelle arrive la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la Cour EDH », dans l’arrêt du 16 février 2017, cité en cause par le demandeur, arrêt dont la solution, soit dit en passant, n’est pas transposable au cas d’espèce, étant donné qu’elle portait sur un demandeur d’asile « gravement malade », hypothèse non vérifiée en l’espèce, à défaut d’éléments concrets en ce sens soumis à la soussignée par le demandeur.
Il résulte encore d’une jurisprudence récente des juges du fond, spécifique à la situation de l’Italie, et traitant d’un cas similaire, voire même identique, à celui de Monsieur …, que « s’il ressort des pièces versées relatives à l’Italie que ce pays a déjà été condamné à quelques reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour avoir violé le principe de non-refoulement par le fait d’avoir intercepté des migrants en haute mer, respectivement détenus des migrants en Italie pour les rediriger vers les côtes de l’Afrique du Nord, il ne saurait en être conclu que l’Italie connaisse actuellement des défaillances systémiques dans le cadre de ses procédures d’asile et de protection internationale7 », les juges du fond ayant encore retenu que l’Italie respecte a priori en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la CEDH et des libertés fondamentales, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que le respect du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.
La soussignée constate encore que dans son arrêt du 4 novembre 20148, la Cour européenne des droits de l’homme, contrairement au cas de la Grèce9, n’a pas constaté de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, et ce malgré des « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système », doutes reposant à première vue sur les mêmes constats que ceux faits par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés dans son rapport cité par le demandeur, à savoir notamment un manque crucial d’hébergement et des conditions de vie inadéquates dans les structures disponibles, de sorte à ne pas suspendre les renvois vers ce pays. Procédant par étape, la CourEDH a dans cet arrêt constaté dans un premier temps que la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie entraîneraient un risque pour un nombre significatif de demandeurs d’asile d’être privés d’hébergement ou d’être hébergés dans des structures surpeuplées impliquant promiscuité, insalubrité et violence, pour ensuite retenir toutefois que le système ne présenterait pas pour 4 Voir par exemple trib. adm. 1er juillet 2015, n° 36439 ; trib. adm. 1er juillet 2015, n° 36441 ; trib. adm. 14 octobre 2015, n° 36966 ; trib. adm. 21 octobre 2015, n° 36996 ; trib. adm. 28 octobre 2015, n° 37015 ; trib.
adm. 9 octobre 2017, n° 40111 du rôle ; trib. adm. 9 novembre 2017, n° 40169 du rôle, disponibles sur :
www.jurad.etat.lu.
5 trib. adm. 26 avril 2016, n° 37591.
6 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
7 Trib. adm. 15 juillet 2016, n° 37969, 37970 et 37973.
8 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12.
9 CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
autant, aux yeux de la Cour, de défaillances systémiques et ne saurait en soi constituer un obstacle au renvoi de tout demandeur d’asile vers ce pays.
Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme10 a eu de nouveau à se prononcer sur la situation en Italie, mais cette fois-ci dans le cas d’un demandeur d’asile masculin, seul et bien portant, pour retenir que la situation de l’Italie n’aurait rien à voir avec la situation de la Grèce en 2011 et rejeter la demande du demandeur d’asile qui souhaitait voir condamnée la décision de l’expulser en Italie.
En ce qui concerne plus particulièrement les conditions d’accueil matérielles des réfugiés en Italie, conditions explicitement critiquées par le demandeur, le rapport versé en cause ne permet pas non plus à la soussignée, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, de dégager de défaillances systémiques, au sens de la Charte.
Par ailleurs, il ressort d’une ordonnance du président du tribunal administratif du 22 décembre 2016, inscrite sous le numéro 38889 du rôle, portant sur un litige contentieux dans le cadre duquel le demandeur a, à l’instar de Monsieur …, versé à l’appui de ses moyens le rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés d’août 2016, que le tribunal administratif fédéral suisse, à son tour confronté au prédit rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, n’a pas non plus retenu de défaillances systémiques en Italie.
Enfin, tel que précisé ci-avant, la jurisprudence des juges du fond relève que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard11. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants12 13. Il suit de ces considérations, et plus précisément du principe de confiance mutuelle, que contrairement aux affirmations du demandeur, il n’appartenait pas aux autorités luxembourgeoises de procéder à un « examen préalable » au transfert du demandeur de la situation en Italie, voire des « conditions de vie digne et humaine », mais qu’il appartient par contre au demandeur de rapporter la preuve de défaillances systémiques, ce qu’il est resté en défaut de faire tel que la soussignée vient de le constater.
Si le demandeur met encore en avant le risque d’être expulsé vers son pays d’origine - risque non étayé en l’état actuel du dossier - il convient de rappeler qu’un sursis à exécution, respectivement une mesure de sauvegarde, ne saurait être ordonné que si le préjudice invoqué par le demandeur résulte de l’exécution immédiate de l’acte attaqué, la condition légale 10 CEDH, 5 février 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, n° 51428/10.
11 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
12 Ibidem, point. 79.
13 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle.
n’étant en effet pas remplie si le préjudice ne trouve pas sa cause dans l’exécution de l’acte attaqué14, le risque dénoncé devant en effet découler de la mise en œuvre de l’acte attaqué et non d’autres actes étrangers au recours15 : or, il appert en l’espèce que la situation de fait ainsi concrètement critiquée se situe dans l’éloignement redouté du demandeur vers son pays d’origine, retour qui ne fait toutefois pas l’objet de la décision présentement déférée, laquelle ne porte que sur le transfert du demandeur vers l’Italie, pays responsable du traitement de sa demande de protection internationale.
Le demandeur est partant à débouter de sa demande en institution d’une mesure provisoire sans qu’il y ait lieu d’examiner davantage la question de l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.
Par ces motifs, la soussignée, vice-président du tribunal administratif, siégeant en remplacement des président et magistrats plus anciens en rang, tous légitimement empêchés, statuant contradictoirement et en audience publique, rejette le recours en obtention d’un sursis à exécution ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 15 février 2018 par Françoise Eberhard, vice-président du tribunal administratif, en présence de Arny Schmit, greffier en chef.
Arny Schmit Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 15 février 2018 Le greffier du tribunal administratif 14 J.-P. Lagasse, Le référé administratif, 1992, n° 46, p.60.
15 Ph. Coenraets, Le contentieux de la suspension devant le Conseil d’Etat, synthèses de jurisprudence, 1998, n° 92, p.41.