Tribunal administratif N° 39887 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 17 juillet 2017 Audience publique du 21 juillet 2017 Requête en institution d’un sursis à exécution, sinon d’une mesure de sauvegarde introduite par la société … S.à r.l., … par rapport à une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière d’échange de renseignements
___________________________________________________________________________
ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 39887 du rôle et déposée le 17 juillet 2017 au greffe du tribunal administratif par la société LOYENS & LOEFF LUXEMBOURG S.à rl., avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, ayant son siège social au L-2540 Luxembourg, 18-20, rue Edward Steichen et immatriculée au Registre de Commerce et des Sociétés de Luxembourg sous le numéro B.174.248, agissant par son gérant actuellement en fonction, représentée par Maître Cécile HENLE, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, au nom de la société … S.à r.l., société à responsabilité de droit luxembourgeois au capital de EUR …, établie et ayant son siège social au L-… et immatriculée au Registre de Commerce et des Sociétés de Luxembourg sous le numéro …, représentée par ses gérants actuellement en fonction, tendant à voir instituer un sursis à exécution, sinon une mesure de sauvegarde par rapport à une décision du directeur de l’administration des Contributions directes datée du 16 juin 2017 lui enjoignant de lui fournir, pour le 21 juillet 2017 au plus tard, certains renseignements concernant Madame …, et ce en vertu de l’article 3, paragraphe 3 de la loi du 25 novembre 2014 applicable à l’échange de renseignements sur demande en matière fiscale, un recours en réformation, sinon en annulation, inscrit sous le numéro 39886 du rôle, dirigé contre la même décision ayant été déposé au greffe du tribunal administratif en date du même jour ;
Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision directoriale critiquée au fond ;
Maître Cécile HENLE, en représentation de la société LOYENS & LOEFF LUXEMBOURG S.à rl., pour la requérante, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Caroline PEFFER entendues en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 juillet 2017.
___________________________________________________________________________
Par courrier du 16 juin 2017, le directeur de l’administration des Contributions directes, ci-après désigné par le « directeur », enjoignit à la société … S.à r.l. de lui fournir pour le 21 juillet 2017 au plus tard, certains renseignements concernant Madame …, ladite injonction étant libellée comme suit :
« En date du 18 octobre 2016, l'autorité compétente de l'administration fiscale espagnole nous a transmis une demande de renseignements en vertu de la convention fiscale entre le Luxembourg et l'Espagne du 3 juin 1986, modifiée par la loi du 31 mars 2010 portant approbation de l'Avenant et de l'échange de lettres y relatif à ladite convention, ainsi que de la directive 2011/16/UE du Conseil du 15 février 2011, transposée en droit interne par la loi du 29 mars 2013.
L'autorité compétente luxembourgeoise a vérifié la régularité formelle de ladite demande de renseignements.
La personne physique concernée par la demande est Madame …, née le … …, demeurant à …, Espagne. La personne morale concernée par la demande est la société de droit luxembourgeois … s.à r.l. ayant son siège social au ….
Je vous prie de bien vouloir nous fournir, pour la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2014, les renseignements et documents suivants pour le 21 juillet 2017 au plus tard.
- Veuillez fournir copie des contrats conclus par la société … s.à r.l. avec les sociétés … et … au sujet des droits de l'artiste Madame ….
- Veuillez fournir copie de tout autre contrat au cours des exercices 2011 à 2014 et tout autre contrat conclu préalablement ou postérieurement, prenant effet au cours des exercices mentionnés relatifs à l'artiste Madame ….
- Veuillez fournir copie de toutes les factures émises ou reçues en rapport avec ces contrats ainsi que leur mode de recouvrement et leur paiement.
- Veuillez fournir le détail des comptes bancaires et des établissements financiers dans lesquels est déposée la trésorerie comptabilisée au bilan.
Je tiens à vous rendre attentif que, conformément à l’article 2 (2) de la loi du 25 novembre 2014 précitée, le détenteur des renseignements est obligé de fournir les renseignements demandés ainsi que les pièces sur lesquelles ces renseignements sont fondés en totalité, de manière précise et sans altération.
Conformément à l’article 6 de la loi du 25 novembre 2014 précitée, aucun recours ne peut être introduit à l’encontre de la présente décision d’injonction. » Par requête déposée 17 juillet 2017 au greffe du tribunal administratif et enrôlée sous le n° 39886, la société … S.à r.l. a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de l’injonction précitée du 16 juin 2017.
Par requête déposée en date du même jour, inscrite sous le numéro 39887 du rôle, elle a encore fait introduire une demande tendant à voir prononcer que le recours au fond produise un effet suspensif quant à l’exécution de l’injonction précitée du 16 juin 2017.
La partie requérante estime que les deux conditions légalement posées par l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après dénommée la « loi du 21 juin 1999 », seraient remplies en cause.
Elle estime ainsi que son recours au fond présenterait de sérieuses chances de succès.
Dans ce contexte, la société … S.à r.l. expose que Madame … est son actionnaire indirecte et bénéficiaire économique ultime.
Elle explique ensuite que Madame … aurait effectué de septembre 2010 à octobre 2011 une tournée mondiale de concerts, donnant ainsi plus de 100 concerts dans le cadre de cette tournée en Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe, Asie et Afrique, dont 62 en 2011 et 4 en Espagne. Les accords avec les promoteurs locaux de cette tournée mondiale auraient prévu que ceux-ci étaient chargés de retenir et payer les impôts locaux dus dans chaque juridiction. La partie requérante affirme que le promoteur espagnol aurait rempli ses obligations en déclarant et payant les impôts, y compris l’impôt sur le revenu, liés aux concerts en Espagne.
Le 29 décembre 2014, les autorités espagnoles auraient accordé à Madame … un permis de résidente en tant que professionnelle hautement qualifiée. Suite à l’obtention de ce permis de séjour, elle aurait demandé en 2015 à bénéficier d’un statut fiscal spécial qui lui aurait été accordé ; ainsi elle serait devenue en 2015 résidente fiscale en Espagne soumise à ce régime spécial, compte tenu entre autres du fait qu’elle n’était pas précédemment résidente en Espagne.
Actuellement, les autorités fiscales espagnoles chercheraient à établir la résidence fiscale espagnole de Madame … durant les années 2011 à 2014, ce que celle-ci conteste : elles auraient ainsi initié le 1er juin 2016 une procédure de vérification du respect des obligations fiscales par Madame … en matière d’impôt sur le revenu des personnes physiques et d’impôt sur la fortune pour les années 2011 à 2014, procédure dans laquelle s’inscrivent une première demande de renseignements du 18 octobre 2016 et une seconde, datée du 16 mars 2017, formulées par l’administration fiscale espagnole à l’adresse du directeur.
En droit et au fond, la société … S.à r.l. estime d’abord devoir pouvoir bénéficier en dépit de l’article 6, paragraphe 1er, de la loi du 25 novembre 2014 prévoyant la procédure applicable à l’échange de renseignements sur demande en matière fiscale, ci-après la « loi du 25 novembre 2014 », d’une voie de recours contre l’injonction, en soutenant que l’absence de recours y inscrite aurait été jugée contraire à l’article 47 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans son arrêt du 16 mai 2017, Berlioz Investment Fund S.A. c.Directeur de l’Administration des Contributions Directes, ci-après « l’arrêt Berlioz »1.
Elle dénie ensuite aux informations sollicitées toute pertinence pour élucider la question de la résidence fiscale de Madame … pendant les exercices 2011 à 2014 en arguant que la demande d’échange de renseignements ne justifierait aucunement la pertinence des informations requises dans l’injonction pour clarifier sa résidence fiscale durant les exercices susmentionnés. En effet, Madame … n’aurait pas été résidente au Grand-Duché de Luxembourg et donc aucun de ses revenus de source luxembourgeoise n’y auraient été imposés. Quant à la société requérante, elle disposerait de la personnalité juridique et d’un 1 CJUE, 16 mai 2017, BERLIOZ INVESTMENT FUND SA c/ directeur de l’administration des Contributions directes, C-682/15.
patrimoine propre et serait résidente fiscale au Grand-Duché de Luxembourg : aussi, dans la mesure où le litige en Espagne porterait sur la résidence de Madame … pendant la période 2011 à 2014, il semblerait plus approprié que les autorités fiscales espagnoles s’adressent aux autorités fiscales des …, juridiction dont elle aurait eu le statut de résidente permanente pendant la période concernée. Enfin, elle donne à considérer que les flux de revenus et les contrats conclus par elle, dont l'artiste concernée serait bénéficiaire ultime, tout en disposant de sa propre personnalité juridique et d'une autonomie patrimoniale, ne seraient manifestement pas pertinents pour déterminer la résidence fiscale ou le statut fiscal de l'artiste en question, ni pour éviter une double imposition en Espagne et aux ….
Dans le même contexte, la société … S.à r.l . expose que si les autorités fiscales espagnoles cherchaient à éviter une hypothétique double imposition impliquant le Grand-
Duché de Luxembourg, elles auraient dû clarifier la nature du risque de double imposition, afin de permettre au fisc luxembourgeois d'évaluer la pertinence des renseignements demandés à cette aune-là ; par ailleurs, pour éviter une double imposition, une concertation mutuelle entre les autorités fiscales des deux Etats dans le cadre d'une procédure amiable, éventuellement à la demande de la partie requérante, aurait été plus appropriée qu'une action unilatérale des autorités fiscales espagnoles. Enfin, si les autorités fiscales espagnoles cherchaient à imposer en Espagne des revenus perçus par la société … S.à r.l., le désaccord concernant la résidence fiscale de l'artiste en question durant la période 2011 à 2014 devrait au préalable être tranché en faveur du fisc espagnol avant que les informations demandées ne deviennent éventuellement pertinentes.
Elle critique dès lors le directeur pour ne pas avoir recherché la pertinence vraisemblable des informations sollicitées, et ce en violation de la directive 2011/16/UE du Conseil du 15 février 2011 relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal et abrogeant la directive 77/99/CEE, ci-après désignée par la « directive 2011/16 », transposée en droit interne par la loi du 29 mars 2013.
La partie requérante soulève ensuite la violation probable de l’article 17, paragraphe 1er, de la directive 2011/16 et ce au motif qu’il ne serait pas concevable que le fisc espagnol ait exploité toutes les sources habituelles d’information en droit espagnol alors que seule serait en cours une procédure administrative de vérification et qu’aucune procédure judiciaire ou extra-judiciaire n’aurait été ouverte à l’heure actuelle.
Elle réitère encore son moyen tiré de l’absence de caractère vraisemblablement pertinent des renseignements demandés, pour conclure cette fois-ci à une violation de l’article 27, paragraphe 1er de la Convention fiscale entre le Luxembourg et l’Espagne du 3 juin 1986, modifiée par la loi du 31 mars 2010 portant approbation des conventions fiscales et prévoyant la procédure y applicables en matière d’échange de renseignements sur demande, qui approuve entre autres le Protocole et l’échange de lettres y relatif à ladite convention.
Réitérant également son moyen selon lequel les autorités fiscales espagnoles n’auraient pas exploité toutes les sources habituelles d’information auxquelles elles pourraient avoir recours, la société … S.à r.l. estime que cette circonstance violerait encore l’échange de lettres entre le Royaume d’Espagne et le Grand-Duché de Luxembourg relatif à l’exécution de l’article 27 de la Convention et publié dans le cadre de la loi du 31 mars 2010 précitée, lequel prévoirait que l’Etat contractant requérant devrait d’abord avoir utilisé pour obtenir les renseignements tous les moyens disponibles sur son propre territoire, hormis ceux qui susciteraient des difficultés disproportionnées.
La partie requérante conclue ensuite à une absence de base légale de la décision d’injonction déférée, dans le sens d’une violation de l’article 2, paragraphe 1er, de la loi du 25 novembre 2014, qui prévoit que « les administrations fiscales sont autorisées à requérir les renseignements de toute nature qui sont demandés pour l’application de l’échange de renseignements tel que prévu par les Conventions et lois auprès du détenteur de ces renseignements » : or, comme les informations sollicitées ne pourraient pas être échangées en vertu de la directive 2011/16, de la loi du 29 mars 2013 précitée, de la Convention fiscale entre le Luxembourg et l’Espagne ou encore de la loi du 31 mars 2010 précitée, l’article 2, paragraphe 1er, de la loi du 25 novembre 2014, précité, ne permettrait pas au directeur de requérir les informations listées dans l’injonction.
Enfin, la partie requérante reproche à l’injonction déférée de violer le droit au respect de la vie privée consacré aux articles 7 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne et 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et la protection des données à caractère personnel garantie par l’article 8 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, et ce dans la mesure où les informations faisant l’objet de l’injonction ne seraient pas publiques et ne feraient pas l’objet d’une collecte systématique par une autorité publique, mais appartiendraient à sa sphère privée, qu’il s’agisse de ses données bancaires, de son patrimoine, ou des transactions qu’elle a opérées entre 2011 et 2014, la partie requérante relevant que ces informations seraient d’ailleurs couvertes par le secret bancaire tel que prévu à l’article 41 de la loi du 5 avril 1993 relative au secteur financier.
Elle estime encore que l’injonction violerait également l’article 47 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, lequel consacre le droit au recours effectif, également garanti par l’article 13 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la partie requérante se prévalant à ce titre à nouveau de l’arrêt Berlioz, lequel aurait écarté l’article 6, paragraphe 1er de la loi du 25 novembre 2014, la partie requérante relevant que de plus, l’injonction ne fournirait pas toutes les informations auxquelles l’administré concerné aurait droit pour pouvoir exercer son droit au recours effectif, l’administré concerné devant ainsi disposer des informations figurant à l’article 20, paragraphe 2 de la directive 2011/16, à savoir l’identité de la personne faisant l’objet d’un contrôle ou d’une enquête et la finalité fiscale des informations demandées.
Au titre de l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, la société … S.à r.l affirme que le préjudice encouru serait définitif, dans la mesure où une fois les informations demandées communiquées, aucun recours ne permettrait d’empêcher les autorités fiscales espagnoles d’utiliser les informations reçues à leur détriment, lui causant ainsi un préjudice grave, tant matériel à travers une imposition erronée, que moral par l’atteinte à la réputation de l’artiste. Par ailleurs, l’absence de sursis à exécution de l’injonction, en attendant qu’il soit statué au fond de l’affaire, rendrait le recours au fond superfétatoire puisqu’une annulation de l’injonction n’interviendrait qu’après l’exécution de l’injonction par la partie requérante sous la menace d’une amende pouvant s'élever jusqu'à EUR 250.000, et la transmission des informations requises par l’administration des Contributions directes aux autorités fiscales espagnoles, de sorte que son droit au recours effectif serait incontestablement bafoué.
Le délégué du gouvernement, après avoir soulevé l’irrecevabilité du recours au vu de l’article 6, alinéa 1er de de la loi du 25 novembre 2014, soutient quant à lui qu’aucune des conditions requises pour l’institution d’une mesure provisoire ne serait remplie en l’espèce.
En vertu de l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999, un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au demandeur un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.
L’institution d’une mesure provisoire devant rester une procédure exceptionnelle, puisque qu’elle constitue une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.
L’affaire au fond ayant été introduite le 17 juillet 2017 et compte tenu des délais légaux d’instruction fixés par la loi du 21 juin 1999, le cas échéant applicable à défaut de toute disposition légale expresse et ce sous réserve évidemment de l’applicabilité de l’article 6, alinéa 1er de la loi du 25 novembre 2014, question relevant du fond, elle ne saurait être considérée comme pouvant être plaidée à brève échéance.
En ce qui concerne les deux autres conditions, à savoir l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond et l’existence d’un risque d’un préjudice grave et définitif dans son chef, il convient de rappeler que ces deux conditions doivent être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.
Comme relevé ci-avant, le sursis à exécution ne peut être décrété que lorsque notamment (mais non exclusivement) l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif, un préjudice étant grave au sens de l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 lorsqu’il dépasse par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société et doit dès lors être considéré comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
En effet, comme l’acte administratif bénéficie du privilège du préalable et d’exécution d’office, le référé a pour objet d’empêcher, temporairement, la survenance d’un préjudice grave et définitif ; les effets de la suspension étant d’interdire à l’auteur de l’acte de poursuivre l’exécution de la décision suspendue.
En l’espèce, tel que figurant dans la requête introductive d’instance et développé à l’audience, la société … S.à r.l. se prévaut d’un préjudice grave et définitif lié, d’une part, à la violation de ses droits fondamentaux, à savoir de son droit au respect de la vie privée et du droit à la protection des données à caractère personnel, en ce qu’une fois les informations demandées communiquées, aucun recours ne permettrait d’empêcher les autorités fiscales espagnoles d’utiliser les informations reçues en sa défaveur, et, d’autre part, à la violation de son droit à un recours effectif, la partie requérante ayant de surcroît mis en avant le risque d’une atteinte à sa réputation.
Le soussigné se doit de prime abord de relever que la question de l’existence d’un recours effectif, qu’elle soit abordée sous l’angle du moyen d’irrecevabilité tel que soulevé par la partie publique, ou sous l’angle d’une violation des droits de la partie requérante, ne vise cependant pas spécifiquement la requête en obtention d’une mesure provisoire, mais le recours introduit au fond contre la décision portant injonction que la partie requérante entend voir réformer ou annuler. Ce moyen touche partant le fond du droit ; il relève plus précisément du caractère sérieux des moyens invoqués à l’appui du recours au fond et il est à examiner sous ce rapport.
Ceci dit, il semble, au stade actuel de l’instruction du litige, et sur base d’une analyse nécessairement sommaire, que ce moyen ne devrait pas être favorablement accueilli par les juges du fond en tant que moyen d’annulation de la décision.
Cette conclusion s’impose en effet au vu de l’arrêt Berlioz, qui a explicitement entériné le droit pour un administré qui s’est vu infliger une sanction pécuniaire pour non-
respect d’une décision administrative lui enjoignant de fournir des informations dans le cadre d’un échange entre administrations fiscales nationales de contester la légalité de cette décision, et ce indirectement dans le cadre d’un recours tel qu’ouvert par l’article 6, alinéa 2 de la loi du 25 novembre 2014 à l’encontre d’une - éventuelle - décision lui imposant une amende administrative en cas de non-respect de la décision d’injonction sous analyse, l’arrêt Berlioz ayant rappelé que tant la décision d’injonction que la sanction administrative doivent pouvoir être contestées devant une juridiction indépendante, la Cour de Justice de l’Union européenne ayant souligné que la protection contre les interventions de la puissance publique dans la sphère privée d’une personne physique ou morale qui seraient arbitraires ou disproportionnées peut être invoquée par un administré, contre un acte lui faisant grief, « telles l’injonction et la sanction en cause au principal » et que le respect du droit à un recours effectif suppose « que la décision d’une autorité administrative ne remplissant pas elle-même les conditions d’indépendance et d’impartialité subisse le contrôle ultérieur d’un organe juridictionnel qui doit, notamment, avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions pertinentes », toute personne ayant ainsi droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial.
En d’autres termes, il est probable que les juges du fond concluent à l’absence de violation du droit à un recours effectif au vu de l’existence d’une possibilité, certes indirecte, de contester la décision d’injonction devant un tribunal indépendant et impartial dans le cadre d’un recours à l’encontre d’une éventuelle décision lui imposant une amende administrative.
Si la partie requérante entend certes dériver de l’arrêt Berlioz un droit direct lui permettant, en dépit de l’article 6, alinéa 1er, de la loi du 25 novembre 2014, de contester directement la décision d’injonction, le soussigné retient que la recevabilité du recours au fond est pour le moins sujette à caution et que la compétence pour en décider ne réside pas entre les mains du soussigné, mais rentre dans la compétence exclusive des juges du fond.
Pareille conclusion peut certes paraître comme de nature à créer une différence de traitements entre, d’une part, des détenteurs d’informations, destinataires de décisions d’injonction, susceptibles de disposer certes indirectement d’un tel recours effectif, puisqu’ils pourront, le cas échéant, discuter la décision d’injonction dans le cadre du recours leur ouvert par l’article 6, alinéa 2 de la loi du 25 novembre 2014 à l’encontre d’une - éventuelle -
décision leur imposant une amende administrative, droit comme retenu ci-avant explicitement consacré par l’arrêt Berlioz, et, d’autre part, des tiers intéressés, concernés par les informations sollicités, mais non destinataires de la décision d’injonction, qui ne pourront toutefois, en l’état actuel de la législation luxembourgeoise, pas contester la légalité de cette décision.
Toutefois, au vu de cet arrêt de principe et de la jurisprudence constante des juridictions administratives, selon laquelle, en application de la doctrine de la primauté du droit communautaire, le juge national a l’obligation d’appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire2, des méconnaissances du droit communautaire constituant en effet des irrégularités d’ordre public3, il semble permis de dégager que les juges du fond seront, le moment venu, plutôt enclins à reconnaître à de tels tiers intéressés le droit au recours - direct - de droit commun contre la décision d’injonction, et ce alors qu’il ne semble pas incohérent d’apporter à la question du droit à un recours effectif une réponse différente selon qu’il s’agisse du contribuable dont l’État requérant cherche à calculer l’impôt ou du tiers à qui est adressée la décision d’injonction consécutive à la demande d’informations4.
En ce qui concerne les autres préjudices allégués, il convient d’une part de rappeler que pour l’appréciation du caractère définitif du dommage, il n’y a pas lieu de prendre en considération le dommage subi pendant l’application de l’acte illégal et avant son annulation ou sa réformation. Admettre le contraire reviendrait à remettre en question le principe du caractère immédiatement exécutoire des actes administratifs, car avant l’intervention du juge administratif, tout acte administratif illégal cause en principe un préjudice qui, en règle, peut être réparé ex post par l’allocation de dommages et intérêts. Ce n’est que si l’illégalité présumée cause un dommage irréversible dans le sens qu’une réparation en nature, pour l’avenir, ou qu’un rétablissement de la situation antérieure, ne seront pas possibles, que le préjudice revêt le caractère définitif tel que prévu par l’article 11 de la loi du 21 juin 19995.
D’autre part, un sursis à exécution, respectivement une mesure de sauvegarde, ne saurait être ordonné que si le préjudice invoqué par le demandeur résulte de l’exécution immédiate de l’acte attaqué, la condition légale n’étant en effet pas remplie si le préjudice ne trouve pas sa cause dans l’exécution de l’acte attaqué6, le risque dénoncé devant en effet découler de la mise en œuvre de l’acte attaqué et non d’autres actes étrangers au recours7.
Le soussigné relève de prime abord que si, comme indiqué ci-avant, l’acte administratif bénéficie en principe du privilège du préalable et d’exécution d’office, dans la mesure où, sauf exception prévue par la loi et sauf ordonnance de suspension ordonnée par le juge du provisoire, l’autorité administrative peut exécuter l’acte administratif qui continue de sortir ses effets tant qu’il n’a pas été annulé ou réformé par une décision définitive, la situation en l’espèce, relative à une injonction, a pour particularité que l’exécution de la décision repose non pas sur la volonté de l’autorité administrative, mais présuppose la collaboration de l’administré visé : en d’autres termes, comme l’exécution matérielle de ladite décision repose uniquement sur la bonne volonté de l’administré, ce dernier est en mesure d’écarter tout préjudice en son chef en décidant de ne pas obtempérer.
2 Arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. P. 629, point 21.
3 Voir p.ex. trib. adm. 14 octobre 2013, n° 27576a du rôle.
4 Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet, 10 janvier 2017, Affaire C-682/15, Berlioz Investment Fund SA contre directeur de l’administration des Contributions directes, pt. 117.
5 Trib. adm. prés. 8 février 2006, n° 20973 du rôle, Pas. adm. 2016, V° Procédure contentieuse, n° 538.
6 J.-P. Lagasse, Le référé administratif, 1992, n° 46, p.60.
7 Ph. Coenraets, Le contentieux de la suspension devant le Conseil d’Etat, synthèses de jurisprudence, 1998, n° 92, p.41.
Au-delà de cette considération, laquelle ne vaut toutefois que pour le seul destinataire de la décision d’injonction, et non pour d’éventuels tiers-intéressés, force est encore au soussigné de constater qu’en l’espèce, le préjudice allégué sous ses différents volets ne résulte, d’une part, pas de l’exécution de la décision d’injonction, mais de la diffusion d’informations dans le public et/ou la presse : or, un tel risque ne résulte pas de la décision déférée, mais du comportement éventuellement répréhensible des autorités luxembourgeoises ou espagnoles, comportement étranger à la seule exécution de la décision d’injonction et la communication ultérieure des informations recueillies par l’administration des Contributions directes à son homologue espagnol ; par ailleurs, le soussigné ne saurait en tout état de cause présumer un tel comportement qui irait à l’encontre de la discrétion dont l’autorité requérante doit normalement faire preuve au stade de la collecte d’informations et qu’elle est en droit d’attendre de l’autorité requise, obligation de discrétion d’ailleurs également rappelée par l’arrêt Berlioz. Quant à l’éventuelle publicité attachée à la présente action en justice et à ses conséquences, il ne s’agit là non plus d’un préjudice causé par l’exécution de la décision déférée, mais par le choix procédural de la partie concernée et en tant que tel inhérent à tout recours à la justice ainsi que, éventuellement, par des indiscrétions de tiers.
D’autre part, en ce qui concerne les répercussions fiscales de la communication des informations en cause - la société … S.à r.l. ayant esquissé le risque d’impositions erronées en Espagne, voire d’une double imposition illégale - il s’agit-là, le cas échéant, de conséquences indirectes et hypothétiques de la communication des informations sollicitées, contre lesquelles la partie concernée doit pouvoir agir en justice : en tout état de cause, il ne résulte d’aucun élément communiqué au soussigné que la partie visée éventuellement par une telle imposition ne pourrait pas bénéficier en Espagne, voire au Luxembourg, de voies de recours suffisantes.
Enfin, en ce qui concerne la violation du droit au respect de la vie privée et du droit à la protection des données à caractère personnel de la société … S.à r.l., un tel préjudice ne saurait être considéré comme grave et définitif que si toute atteinte à de tels droits serait interdite, et ce indépendamment de toute circonstance : or, tel ne semble pas être le cas, la Cour européenne des droits de l’Homme ayant admis la légalité d’une ingérence dans la vie privée et sa proportionnalité au regard du but fiscal poursuivi par les échanges de renseignements8 - question relevant à nouveau du fond ; par ailleurs, force est de constater que la partie requérante, si elle invoque globalement une telle violation, ne précise pas dans quelle mesure les informations précisément demandées constitueraient des données à caractère personnel : or, la preuve de la gravité du préjudice implique en principe que le demandeur donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice9.
Il en va de même en ce qui concerne l’invocation, non autrement précisée, d’une violation du secret bancaire, la jurisprudence des juges du fond ayant retenu que le secret bancaire ne saurait automatiquement tenir en échec les obligations découlant d’une demande d’informations en matière d’échange de renseignements, encore que l’administration des Contributions directes soit limitée dans l’usage des moyens d’investigation à l’égard d’un contribuable soumis à la fois à l’imposition au Luxembourg et à un secret professionnel aux critères de légalité, de nécessité et de proportionnalité auxquels doivent répondre les 8 CEDH, 16 juin 2015, Othymia Investments BV c. Pays-Bas, n° 75292/10.
9 Trib. adm. prés. 10 juillet 2013, n° 32820.
décisions discrétionnaires de l’autorité fiscale et qui imposent également la prise en compte d’un secret professionnel consacré par la loi10.
Le soussigné ne saurait dès lors retenir, à ce stade et en l’état actuel du dossier ainsi qu’au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, que l’exécution de la décision d’injonction risque de causer à la partie requérante un préjudice grave et définitif.
La société … S.à r.l. est partant à débouter de sa demande en institution d’une mesure provisoire sans qu’il y ait lieu d’examiner davantage la question de l’existence éventuelle de moyens sérieux avancés devant les juges du fond, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne à elle seule l’échec de la demande.
Cette conclusion ne saurait toutefois dispenser la partie étatique d’une analyse plus approfondie des enseignements de l’arrêt Berlioz, notamment en ce qui concerne l’analyse à effectuer par le directeur d’une demande d’informations, puisque ledit arrêt a retenu que si l’autorité requise doit en principe faire confiance à l’autorité requérante et présumer que la demande d’informations qui lui est soumise est à la fois conforme au droit national de l’autorité requérante et nécessaire aux besoins de son enquête, son contrôle ne se limite toutefois pas à une vérification sommaire et formelle de la régularité de la demande d’informations au regard desdits éléments, mais doit également permettre à cette autorité de s’assurer que les informations demandées ne sont pas dépourvues de toute pertinence vraisemblable eu égard à l’identité du contribuable concerné et à celle du tiers éventuellement renseigné ainsi qu’aux besoins de l’enquête fiscale en cause : à cette fin, l’autorité requérante doit fournir une motivation adéquate quant à la finalité des informations demandées dans le cadre de la procédure fiscale menée contre le contribuable identifié dans la demande d’informations.
Par ces motifs, le soussigné, président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique ;
rejette la demande en obtention d’une mesure provisoire ;
condamne la partie requérante aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 21 juillet 2017 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier en chef Arny Schmit.
Arny Schmit Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 21.7.2017 Le greffier du tribunal administratif 10 Cour adm. 1er mars 2012, n° 28883C ; Cour adm. 6 août 2014, n° 34772C.