Tribunal administratif N° 22180 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 21 novembre 2006 Audience publique du 5 décembre 2006
==============================
Requête en sursis à exécution, sinon en institution d'une mesure de sauvegarde introduite par Monsieur …. ….., …..
contre une décision du directeur régional de la Police grand-ducale et une décision du ministre de la Justice en matière disciplinaire
--------------------------------------
ORDONNANCE
Vu la requête déposée le 21 novembre 2006 au greffe du tribunal administratif par Maître …Fernand ENTRINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …. ….., ….. de police, demeurant à L-…..
….., tendant à voir rapporter la décision du directeur régional de la police, circonscription ….. ….. , du 7 novembre 2006, ordonnant la suspension de l'exercice de son emploi avec effet immédiat, ainsi que d'une décision confirmative du ministre de la Justice du 13 novembre 2006, sinon les voir suspendre, lesdites décisions étant par ailleurs attaquées au fond par une requête en annulation introduite le même jour, portant le numéro 22179 du rôle;
Vu les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives;
Vu les pièces versées et notamment les décisions critiquées;
Maître Benoît ENTRINGER, en remplacement de Maître Fernand ENTRINGER, pour le demandeur, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER entendus en leurs plaidoiries respectives.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Le 7 novembre 2006, le directeur régional de la circonscription de police ….. …..
informa Monsieur …. ….., ….. de police, de qu'il faisait l'objet d'une instruction disciplinaire du chef de violences illégitimes envers un collègue de travail dans l'exercice de ses fonctions ainsi que de manquements graves répétés durant l'exercice de son travail.
Le même jour, le directeur régional ordonna la suspension de l'exercice de son emploi de Monsieur ….. avec effet immédiat. Cette décision fut confirmée le 13 novembre 2006 par le ministre de la Justice au motif que les faits reprochés à Monsieur ….. seraient de nature à entraîner une sanction disciplinaire grave.
Par requête déposée le 21 novembre 2006, inscrite sous le numéro 22179 du rôle, Monsieur ….. a introduit un recours en annulation contre ce qu'il estime être deux décisions du directeur régional de la police du 7 novembre 2006 ainsi que contre la décision du ministre de la Justice du 13 novembre suivant et par requête du même jour, inscrite sous le numéro 22180 du rôle, il a introduit une demande tendant à voir "rapporter la suspension de la décision notifiée au requérant et entreprise par le recours devant le tribunal administratif, sinon la suspendre." La demande est basée sur les articles 11 et 12 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
Il estime que l'exécution des décisions attaquées risque de lui causer un préjudice grave et définitif et que les moyens invoqués à l'appui du recours au fond sont suffisamment sérieux pour justifier la mesure sollicitée.
Il fait exposer, dans ce contexte, que s'il est vrai qu'étant donné qu'en attendant le jugement au fond, il ne subira pas de dommage matériel en ce qu'il continuera à toucher son traitement durant l'instance disciplinaire, il risque en revanche de subir un dommage moral en ce que sa continuelle présence à son domicile est de nature à accréditer, dans son voisinage, le fait qu'il a été sanctionné et qu'il a perdu son travail et que cette présence au foyer conjugal constitue une épreuve pour la cohésion de son mariage.
Quant au sérieux des moyens, il fait expliquer que la procédure disciplinaire applicable dans la force publique, à laquelle il appartient, ne prévoit pas, à la différence de la procédure disciplinaire applicable aux autres fonctionnaires de l'Etat et des communes, que l'agent doit être entendu avant qu'une décision de suspension soit prise à son égard. De plus, alors que le statut général du fonctionnaire prévoit en la matière un recours en réformation devant le tribunal administratif, la discipline dans la force publique ne contient pas de disposition similaire, de sorte que seul un recours en annulation peut être dirigé contre une telle décision dès lors qu'elle est prise à l'encontre d'un agent relevant de la force publique.
Il estime qu'il n'existe pas de raison objective justifiant cette différence du régime disciplinaire applicable à l'égard des fonctionnaires relevant de la force publique et les autres fonctionnaires étatiques et communaux, de sorte que l'article 10bis de la Constitution, qui garantit l'égalité de tous devant la loi, serait violé. Pareillement, l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome, le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953, qui garantit le droit à un procès équitable, interdirait une telle procédure qui ne prévoit l'information du fonctionnaire des charges retenues à son égard avant sa suspension et ne lui confère pas la possibilité de s'expliquer avant une telle mesure.
Le délégué du gouvernement estime que le préjudice subi par le demandeur par l'exécution de la mesure de suspension ne cause à celui-ci ni un dommage grave en ce que la suspension ne constitue pas une mesure disciplinaire, mais seulement une mesure conservatoire commandée par l'urgence, ni un dommage définitif en ce que la mesure est essentiellement provisoire et a vocation à cesser ses effets dès que la décision définitive est prise à l'aboutissement de la procédure disciplinaire.
Il est par ailleurs d'avis que les moyens invoqués à l'appui du recours au fond ne sont pas sérieux en ce que la loi a expressément prévu, en matière de discipline dans la force publique, un régime s'écartant de celui applicable à l'égard des fonctionnaires relevant du droit commun. Le statut de militaire présenterait d'autres avantages et, comme corollaire, d'autres contraintes, de sorte que la différenciation de traitement au niveau disciplinaire serait justifiée. En réalité une grande rapidité des mesures relevant du droit disciplinaire serait de mise en la matière.
Le délégué du gouvernement s'oppose en toute hypothèse à ce que le juge du provisoire rapporte la mesure, au motif qu'une telle mesure serait définitive et ne relèverait pas de sa compétence.
En vertu de l'article 11, (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le sursis à exécution ne peut être décrété qu'à la double condition que, d'une part, l'exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d'autre part, les moyens invoqués à l'appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l'affaire est en état d'être plaidée et décidée à brève échéance.
En vertu de l'article 12 de la même loi, le président du tribunal administratif peut au provisoire ordonner toutes les mesures nécessaires afin de sauvegarder les intérêts des parties ou des personnes qui ont intérêt à la solution d'une affaire dont est saisi le tribunal administratif, à l'exclusion des mesures ayant pour objet des droits civils.
Sous peine de vider de sa substance l'article 11 de la même loi, qui prévoit que le sursis à exécution ne peut être décrété qu'à la double condition que, d'une part, l'exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d'autre part, les moyens invoqués à l'appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux, il y a lieu d'admettre que l'institution d'une mesure de sauvegarde est soumise aux mêmes conditions concernant les caractères du préjudice et des moyens invoqués à l'appui du recours. Admettre le contraire reviendrait en effet à autoriser le sursis à exécution d'une décision administrative alors même que les conditions posées par l'article 11 ne seraient pas remplies, le libellé de l'article 12 n'excluant pas, a priori, un tel sursis qui peut à son tour être compris comme mesure de sauvegarde.
Il se dégage de ces deux textes que même en instituant une mesure de sauvegarde, le président du tribunal administratif ne saurait en aucune manière prendre une mesure définitive qui épuiserait la juridiction du tribunal appelé à statuer au fond.
Or, la demande tendant à voir rapporter la mesure reviendrait à la priver définitivement d'effets. Une telle mesure ne saurait pas être qualifiée de mesure de sauvegarde, de sorte que la demande est à rejeter en tant qu'elle y tend.
Il reste partant à examiner si la mesure peut être suspendue dans ses effets jusqu'à ce que le tribunal administratif se soit prononcé sur la justification du recours introduit au fond.
Concernant la condition du préjudice grave et définitif, il est vrai qu'en principe une mesure de suspension d'un fonctionnaire pendant l'instruction disciplinaire ne cause à celui-ci aucun préjudice matériel en ce qu'il continue à toucher son traitement durant l'intervalle. Il doit par ailleurs pouvoir affronter, pendant un temps essentiellement court, le fait qu'il n'est provisoirement privé du droit d'exercer ses fonctions, sans qu'un tel état de choses soit de nature à lui causer un préjudice moral grave et définitif. En effet, eu égard aux délais d'instruction légalement prévus, un délai d'environ six mois s'écoule entre l'instruction de la demande et le jugement du tribunal administratif au fond qui confirme ou annule la décision relative à la suspension du fonctionnaire. Il en serait cependant autrement si l'instance au fond devait se prolonger pendant une période beaucoup plus longue. En effet, une suspension qui se prolonge dans le temps, le fonctionnaire n'étant fixé sur son sort que longtemps après avoir été suspendu de ses fonctions, est de nature à entamer son équilibre psychique et à lui causer un préjudice moral grave et définitif, quelle que soit l'issue du litige au fond.
Concernant le sérieux des moyens invoqués au fond, ceux-ci sont tirés essentiellement d'une différenciation non justifiée et non justifiable entre le régime de la discipline dans la force publique et celle applicable aux fonctionnaires relevant du statut général dans la fonction publique.
En vertu de l'article 31, paragraphe 1er de la loi modifiée du 16 avril 1979 ayant pour objet la discipline dans la Force Publique, l'instruction disciplinaire appartient au chef hiérarchique de l'agent. Le paragraphe 3 du même article dispose dans son alinéa 1er que le chef hiérarchique notifie au militaire présumé fautif les faits qui lui sont reprochés.
L'alinéa 3 prévoit que si le militaire est suspecté d'avoir commis une faute susceptible d'entraîner une sanction disciplinaire grave, le chef hiérarchique peut le suspendre conformément à l'article 20, 1. La disposition ainsi visée dispose que la suspension de l'exercice de son emploi peut être ordonnée à l'égard du militaire poursuivi judiciairement, pendant tout le cours de la procédure jusqu'à la décision définitive.
L'article 56, paragraphe 3, alinéa 1er de la loi modifiée du 16 avril 1979 fixant le statut général des fonctionnaires de l'Etat prévoit que le commissaire du Gouvernement compétent en matière d'instruction disciplinaire informe le fonctionnaire présumé fautif des faits qui lui sont reprochés avec indication qu'une instruction disciplinaire est ordonnée, l'alinéa 3 disposant que si le fonctionnaire est suspecté d'avoir commis une faute susceptible d'entraîner une sanction disciplinaire grave, le commissaire du Gouvernement peut le suspendre conformément au paragraphe 1er de l'article 48. La disposition en question prévoit que la suspension de l'exercice de ses fonctions peut être ordonnée à l'égard du fonctionnaire poursuivi judiciairement ou administrativement, pendant tout le cours de la procédure jusqu'à la décision définitive.
En vertu de l'article 51, alinéa 1er de la même loi, la suspension du fonctionnaire prévue au paragraphe 1er de l'article 48 ne peut être prononcée qu'après qu'il a été entendu en ses explications.
L'article 54, paragraphe 2 de la loi prévoit qu'en cas de suspension du fonctionnaire, celui-ci peut prendre recours au tribunal administratif qui statue comme juge du fond.
Il peut se poser, tant à l'égard de l'absence de possibilité pour l'agent de la force publique de faire valoir son point de vue avant la mesure de suspension qu'à l'égard de l'absence de possibilité d'exercer un recours en réformation à l'encontre d'une mesure de suspension, une question de compatibilité des dispositions en question avec l'exigence constitutionnelle d'égalité devant la loi telle qu'elle se dégage de l'article 10bis de la Constitution.
Il est vrai que le délégué du gouvernement a souligné la nécessité d'un traitement différent, au plan disciplinaire, entre les agents relevant de la discipline dans la force publique et les agents relevant du statut général de la fonction publique. Il se peut que le tribunal, statuant au fond, estime qu'il se pose un problème d'égalité de traitement entre l'une et l'autre catégorie de fonctionnaires, notamment en ce qui concerne la justification de l'absence d'une procédure contradictoire à l'égard du fonctionnaire relevant de la discipline dans la force publique, avant une mesure de suspension et de l'absence d'un recours au fond devant un juge contre une mesure disciplinaire aussi grave que la révocation.
Si le tribunal administratif, statuant au fond, estime qu'il y a lieu de poser une ou plusieurs questions de compatibilité des dispositions afférentes de la loi modifiée du 16 avril 1979 ayant pour objet la discipline dans la Force Publique, la procédure contentieuse risque de prendre une durée inhabituelle par rapport aux délais normaux d'évacuation des litiges en matière administrative. S'il est vrai qu'une mesure de suspension qui dure le temps de cette procédure ordinaire n'est pas de nature à causer à un fonctionnaire un préjudice moral grave et définitif, il en est autrement lorsque la procédure risque de se prolonger au-delà de cette durée.
Il se peut également que le tribunal soit amené à ne pas poser de question préjudicielle à la Cour constitutionnelle et se décide à résoudre le litige sur base des règles de la procédure administrative non contentieuse et l'éventuelle applicabilité de ces règles à la procédure prévue en matière de discipline militaire, de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome, le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953 qui garantit le droit à un procès équitable ou d'autres dispositions légales ou réglementaires ne nécessitant pas le recours à une question préjudicielle. Dans une telle éventualité, le procès au fond aura une durée normale qui n'est pas de nature à causer à Monsieur ….. un préjudice moral grave et définitif.
Il suit des considérations qui précèdent qu'en l'espèce, alors que la condition légale de moyens suffisamment sérieux est remplie, celle tenant au risque d'un préjudice grave et définitif dépend de l'éventuelle saisine, par le tribunal saisi du fond, de la Cour constitutionnelle.
Il y a partant lieu de déclarer la demande non fondée en l'état, tout en réservant l'hypothèse dans laquelle le tribunal saisira la Cour constitutionnelle sans trancher une partie du principal, auquel cas le demandeur pourra saisir à nouveau le soussigné en vue de faire ordonner, le cas échéant, une mesure provisoire en sa faveur.
Par ces motifs, le soussigné président du tribunal administratif, statuant contradictoirement et en audience publique, reçoit le recours en sursis à exécution en la forme, au fond, le déclare non justifié en tant qu'il tend à voir rapporter la mesure de suspension critiquée, le déclare non justifié en l'état pour le surplus, condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l'audience publique du 5 décembre 2006 par M.
Ravarani, président du tribunal administratif, en présence de M. Rassel, greffier.
s. Rassel s. Ravarani 6