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28/03/2024 | LUXEMBOURG | N°51/24

Luxembourg | Luxembourg, Cour de cassation, 28 mars 2024, 51/24


N° 51 / 2024 du 28.03.2024 Numéro CAS-2023-00128 du registre Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, vingt-huit mars deux mille vingt-quatre.

Composition:

Thierry HOSCHEIT, président de la Cour, Agnès ZAGO, conseiller à la Cour de cassation, Marie-Laure MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Carine FLAMMANG, conseiller à la Cour de cassation, Martine DISIVISCOUR, conseiller à la Cour d’appel, Daniel SCHROEDER, greffier à la Cour.

Entre la société à responsabilité limitée SOCIETE1.), établie et ayant son siège s

ocial à L-ADRESSE1.), représentée par le gérant, inscrite au registre de commerce et...

N° 51 / 2024 du 28.03.2024 Numéro CAS-2023-00128 du registre Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, vingt-huit mars deux mille vingt-quatre.

Composition:

Thierry HOSCHEIT, président de la Cour, Agnès ZAGO, conseiller à la Cour de cassation, Marie-Laure MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Carine FLAMMANG, conseiller à la Cour de cassation, Martine DISIVISCOUR, conseiller à la Cour d’appel, Daniel SCHROEDER, greffier à la Cour.

Entre la société à responsabilité limitée SOCIETE1.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le gérant, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO1.), demanderesse en cassation, comparant par la société à responsabilité limitée MOLITOR Avocats à la Cour, inscrite à la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, en l’étude de laquelle domicile est élu, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Michel MOLITOR, avocat à la Cour, et 1) la société anonyme SOCIETE2.), établie et ayant son siège social à L-

ADRESSE2.), représentée par le conseil d’administration, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO2.), 2) la société à responsabilité limitée SOCIETE3.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE3.), représentée par le gérant, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO3.), défenderesses en cassation, comparant par Maître Lydie LORANG, avocat à la Cour, en l’étude de laquelle domicile est élu.

___________________________________________________________________

Vu l’arrêt attaqué, numéro 53/23-IX-COM, rendu le 4 mai 2023 sous le numéro CAL-2020-00826 du rôle par la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg, neuvième chambre, siégeant en matière commerciale ;

Vu le mémoire en cassation signifié le 18 juillet 2023 par la société à responsabilité limitée SOCIETE1.) (ci-après « la société SOCIETE1.) ») à la société anonyme SOCIETE2.) (ci-après « la société SOCIETE2.) ») et à la société à responsabilité limitée SOCIETE3.) (ci-après « la société SOCIETE3.) »), déposé le 20 juillet 2023 au greffe de la Cour supérieure de Justice ;

Vu le mémoire en réponse signifié le 11 septembre 2023 par les sociétés SOCIETE2.) et SOCIETE3.) à la société SOCIETE1.), déposé le 14 septembre 2023 au greffe de la Cour ;

Sur les conclusions de l’avocat général Nathalie HILGERT.

Sur les faits Selon l’arrêt attaqué, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière commerciale, avait déclaré fondée la demande des sociétés SOCIETE2.) et SOCIETE3.) dirigée contre la société SOCIETE1.) en paiement d’un certain montant en contrepartie de prestations d’architecte basée sur le principe de la facture acceptée découlant de l’article 109 du Code de commerce. La Cour d’appel a confirmé ce jugement.

Sur l’unique moyen de cassation Enoncé du moyen « Tiré de la violation, sinon du refus d’application, sinon de la mauvaise application, sinon de la mauvaise interprétation de la loi, en l’espèce de l’article 109 du Code de Commerce qui dispose que :

2 Les achats et ventes se constatent - (…) - par une facture acceptée (…). » en ce que la Cour d’Appel a retenu que, nonobstant le fait que SOCIETE1.) n’était apparemment pas la société destinataire des factures litigieuses, il lui aurait néanmoins appartenu, en qualité de commerçant avisé, d’émettre des protestations à réception desdites factures, ce qu’elle aurait manqué de faire, de sorte que le constat susvisé ne serait pas de nature à remettre en cause la présomption de l'existence de la créance engendrée par l'acceptation des deux factures litigieuses édictée à l’article 109 du Code de Commerce ;

alors que la présomption de l'existence de la créance tirée de l’absence de contestation d’une facture au sens de l’article 109 du Code de Commerce ne peut valoir à l’encontre d’un commerçant que pour autant qu’il soit le destinataire clairement identifié de la facture émise ; qu’en jugeant que tout commerçant avisé se devait de vérifier la facture reçue et d’émettre des protestations à son égard, sous peine de se voir opposer une présomption d’acceptation, alors même qu’il n’en serait pas le destinataire apparent, la Cour d’Appel a violé l’article 109 du Code de Commerce, dont l’application devait être écartée en l’espèce. ».

Réponse de la Cour Vu l’article 109 du Code de commerce ;

La présomption d’acceptation tirée d’une facture non contestée ne trouve à s’appliquer qu’à l’encontre du destinataire de la facture.

En appliquant l’article 109 du Code de commerce à la demanderesse en cassation sans avoir vérifié au préalable si elle était la destinataire des factures litigieuses, les juges d’appel ont violé la disposition visée au moyen.

Il s’ensuit que l’arrêt encourt la cassation.

Sur la demande en allocation d’une indemnité de procédure Les défenderesses en cassation étant à condamner aux dépens de l’instance en cassation, leur demande en allocation d’une indemnité de procédure est à rejeter.

3PAR CES MOTIFS, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt attaqué, numéro 53/23-IX-COM, rendu le 4 mai 2023 sous le numéro CAL-2020-00826 du rôle par la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg, neuvième chambre, siégeant en matière commerciale ;

déclare nuls et de nul effet ladite décision judiciaire et les actes qui s’en sont suivis, remet les parties dans l’état où elles se sont trouvées avant l’arrêt cassé et pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg, autrement composée ;

rejette la demande des défenderesses en cassation en allocation d’une indemnité de procédure ;

les condamne aux frais et dépens de l’instance en cassation avec distraction au profit de la société à responsabilité limitée MOLITOR Avocats à la Cour, sur ses affirmations de droit ;

ordonne qu’à la diligence du procureur général d’Etat, le présent arrêt soit transcrit sur le registre de la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg et qu’une mention renvoyant à la transcription de l’arrêt soit consignée en marge de la minute de l’arrêt annulé.

La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Thierry HOSCHEIT en présence du premier avocat général Marc HARPES et du greffier Daniel SCHROEDER.

4Conclusions du Parquet Général dans l’affaire de cassation Société à responsabilité limitée SOCIETE1.) c/ société anonyme SOCIETE2.) société à responsabilité limitée SOCIETE3.) (affaire n° CAS-2023-00128 du registre) Le pourvoi de la demanderesse en cassation, par dépôt au greffe de la Cour en date du 20 juillet 2023 d’un mémoire en cassation, signifié le 18 juillet 2023 aux parties défenderesses en cassation, est dirigé contre un arrêt n° 53/23-IX-COM rendu contradictoirement en date du 4 mai 2023 par la Cour d’appel, neuvième chambre, siégeant en matière commerciale, dans la cause inscrite sous le numéro CAL-2020-

00826 du rôle.

Le pourvoi est recevable en ce qui concerne la forme1, le délai2 et en ce qu’il attaque un arrêt rendu en dernier ressort qui a tranché tout le principal.

Le mémoire en réponse des défenderesses en cassation, signifié à la demanderesse en cassation en son domicile élu le 11 septembre 2023 et déposé au greffe de la Cour le 14 septembre 2023 peut être pris en considération pour avoir été signifié dans le délai et déposé conformément aux prescriptions de la loi.

Les faits et les antécédents procéduraux :

Au cours de l’année 2015, les défenderesses en cassation, réunies en association momentanée, ont été chargées de réaliser des prestations d’architecte en vue de la transformation et de l’extension du Château de Schengen dans le cadre d’un projet dénommé « Regus World Academy », sans qu’un contrat écrit ne soit signé.

Le 4 février 2016, les défenderesses en cassation ont émis une facture ayant comme objet « Projet

______ in

____ » pour un montant total de 175.500 euros TTC. Cette facture a été adressée à « SOCIETE1.), c / o M. PERSONNE1.), L-

ADRESSE4.) ».

Deux acomptes, de chaque fois 58.500 euros, ont été réglés par virement, le donneur d’ordre étant SOCIETE1.) GROUP, 6, ADRESSE5.).

1 La partie demanderesse en cassation a déposé au greffe de la Cour supérieure de justice un mémoire signé par un avocat à la Cour et signifié aux parties adverses antérieurement à son dépôt, de sorte que les formalités, prévues par l’article 10, alinéa 1, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, ont été respectées.

2 Il ne résulte pas du dossier soumis à Votre Cour que l’arrêt du 4 mai 2023 ait été signifié à la partie demanderesse en cassation.

5 Le solde de 58.500 euros de la facture du 4 février 2016 est resté impayé malgré rappels.

Le 9 août 2016, les défenderesses en cassation ont émis une deuxième facture d’un montant total de 340.424,55 euros TTC, adressée à « SOCIETE1.) Sàrl, c / o M.

PERSONNE2.), L-ADRESSE4.) ». Cette seconde facture est restée intégralement impayée.

Par jugement du 12 février 2020, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a condamné la demanderesse en cassation à payer aux défenderesses en cassation le montant de 398.924,55 euros avec intérêts de retard après avoir fait application du principe de la facture acceptée.

La Cour d’appel a confirmé ce jugement par arrêt du 4 mai 2023.

Pour statuer ainsi, la Cour d’appel a considéré que les deux documents litigieux valaient factures au sens de l’article 109 du Code de commerce en ce qu’ils contiennent tous les éléments permettant à la demanderesse en cassation d’en vérifier le bien-fondé.

Après avoir noté que la demanderesse en cassation n’a pas contesté avoir réceptionné les factures, la Cour d’appel a constaté que celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une quelconque contestation précise et circonstanciée endéans un bref délai. Elle a partant retenu que les factures litigieuses ont été tacitement acceptées au sens de l’article 109 du Code de commerce.

Etant donné que les parties sont liées par un contrat d’entreprise, les magistrats d’appel ont précisé que les factures acceptées engendrent une présomption simple de l’existence de la créance et qu’il appartient à la demanderesse en cassation de renverser cette présomption.

Ils précisent dans ce cadre que :

« Le défaut de signature d’un contrat sur base desquelles les factures sont émises n’est partant pas, à lui seul, suffisant pour renverser la présomption de l’existence de la créance engendrée par l’acceptation des factures litigieuses, telle que retenue ci-avant.

Il en va de même du moyen de l’appelante soulevé en appel suivant lequel elle ne serait destinataire d’aucune des deux factures litigieuses.

Il aurait en effet appartenu à l’appelante, en tant que commerçante avisée, de vérifier avec le plus grand soin les factures, qui ne lui étaient apparemment pas destinées comme elle le soutient actuellement, lorsqu’elle les a reçues et d’émettre des protestations à cet égard, ou du moins de contester toutes les mentions qu’elle estime inexactes ou erronées, ce qu’elle n’a fait ni après la réception desdites factures, ni même lors des plaidoiries de première instance.

6L’ensemble de ces éléments invalident la thèse actuellement défendue par SOCIETE1.) qui prétend ne pas être débitrice des notes d’honoraires litigieuses.

Dans ces circonstances, la Cour retient que les contestations actuelles de SOCIETE1.), qui soutient ne pas être le cocontractant de PERSONNE3.) et de SOCIETE3.) et ne pas être le maître de l’ouvrage, ne sont pas de nature à renverser la présomption de l’existence de la créance engendrée par l’acceptation des deux factures litigieuses ».

Le pourvoi est dirigé contre cet arrêt du 4 mai 2023.

Sur l’unique moyen de cassation :

L’unique moyen de cassation est tiré de la violation, sinon du refus d’application, sinon de la mauvaise application, sinon de la mauvaise interprétation de la loi, en l’espèce de l’article 109 du Code de commerce, en ce que la Cour d’appel a retenu que, nonobstant le fait que la demanderesse en cassation n’était apparemment pas la société destinataire des factures litigieuses, il lui aurait néanmoins appartenu, en qualité de commerçant avisé, d’émettre des protestations à réception desdites factures, ce qu’elle aurait manqué de faire, de sorte que le constat susvisé ne serait pas de nature à remettre en cause la présomption de l’existence de la créance engendré par l’acceptation des deux factures litigieuses, alors que la présomption de l’existence de la créance tirée de l’absence de contestation d’une facture au sens de l’article 109 du Code de commerce ne peut valoir à l’encontre d’un commerçant que pour autant qu’il soit le destinataire clairement identifié de la facture émise ; qu’en jugeant que tout commerçant avisé se devait de vérifier la facture reçue et d’émettre des protestations à son égard, sous peine de se voir opposer une présomption d’acceptation, alors même qu’il n’en serait pas le destinataire apparent, la Cour d’appel a violé l’article 109 du Code de commerce dont l’application devait être écartée en l’espèce.

Le moyen critique les magistrats d’appel pour avoir fait application du principe de la facture acceptée par rapport à une société commerciale qui n’était pas le destinataire apparent des factures litigieuses. Or, selon la demanderesse en cassation, la théorie de la facture acceptée ne saurait sortir ses effets que vis-à-vis du destinataire de la facture.

Aux termes de l’article 109 du Code de commerce, « les achats et les ventes se constatent (…) par une facture acceptée ».

A l’origine, les articles 109 des Codes de commerce luxembourgeois et belge étaient identiques. Par la suite, la substance de l’article 109 du Code de commerce belge avait été transféré dans un article 25, alinéa 2, du Code de commerce belge, qui disposait que « les achats et les ventes pourront se prouver au moyen d’une facture acceptée, sans préjudice des autres modes de preuve admis par la loi commerciale ». Au vu de la 7similitude des textes légaux, la jurisprudence luxembourgeoise s’inspirait largement de la jurisprudence et doctrine belges en cette matière.

Depuis la loi du 15 avril 2008 portant réforme du droit des entreprises, l’article 25 du Code de commerce belge a été abrogé et remplacé par un article 1348bis nouveau du Code civil belge, dont le paragraphe 4 disposait que « une facture acceptée par une entreprise a force probante à l’égard de cette entreprise ». La présomption de facture acceptée, initialement limitée aux seules ventes commerciales, a donc été étendue à tous les types de contrats et notamment aux contrats de service3. Cette disposition a finalement été reprise par une loi du 13 avril 2019 portant création d’un nouveau Code civil en y insérant un livre consacré à la preuve4, comportant un article 8.11, disposant dans son paragraphe 4 que « sauf preuve contraire, une facture acceptée par une entreprise ou non contestée dans un délai raisonnable fait preuve contre l’entreprise de l’acte juridique allégué ».

Il en découle que « la force probante particulière d’une facture de vente acceptée ou non contestée est étendue à tous les types de factures, quel que soit le contrat sous-

jacent (transport, services divers…). Une telle facture fournit contre l’entreprise la preuve de l’acte juridique allégué. Une preuve contraire est toutefois possible.

L’acceptation d’une facture par une personne qui n’est pas une entreprise ne constitue qu’une présomption de fait ».5 Le droit belge a pris une évolution différente du droit et de la jurisprudence luxembourgeois.

Pour un aperçu de Votre jurisprudence en relation avec l’article 109 du Code de commerce, référence peut être faite aux conclusions de Madame le Premier avocat général Simone FLAMMANG concernant le pourvoi n°CAS-2020-00088 du registre :

« Cette disposition légale (l’article 109 du Code de commerce), concernant la preuve en matière commerciale, avait reçu par la jurisprudence luxembourgeoise une interprétation qui l’étendait bien au-delà du contrat de vente. Les juridictions lui avaient en effet attribué une portée générale, en l’appliquant non seulement aux ventes commerciales, mais encore à tous les autres contrats à caractère commercial6.

Selon la théorie de la facture acceptée, une facture est acceptée tacitement par le silence gardé par le client, lorsque celui-ci, l’ayant reçue, ne proteste pas dans un délai normal.

Le commerçant qui n’est pas d’accord au sujet de la facture de son cocontractant, doit 3 Cf. Conclusions de Monsieur le Procureur général d’Etat adjoint dans l’affaire de cassation n° CAS-2020-00092 du registre et les citations y reprises : F. GEORGE, Le nouveau droit de la preuve – Quand le huitième wagon devient locomotive, Journal des tribunaux, 2019, pages 637 à 657, voir n° 42, page 647, et la référence y faite aux travaux préparatoires.

4 Loi du 13 avril 2019 portant création d’un Code civil et y insérant un livre 8 « La preuve ».

5 « De nouvelles règles de preuve dans le droit civil à partir du 1er novembre 2020 », MEDIA1.).

6 Cass. 9 janvier 1985, Pas.26, p. 316.

8prendre l’initiative d’émettre des protestations précises valant négation de la dette affirmée dans un bref délai à partir de la réception de la facture. Un silence prolongé au-delà du temps nécessaire pour prendre connaissance de la facture, pour contrôler ses mentions et les fournitures ou services auxquels elle se rapporte, constitue une acceptation tacite de cette facture. Il incombe au client de prouver qu’il a protesté, voire que son silence s’explique autrement que par son acceptation. Les protestations contre la facture doivent être précises, des protestations vagues sont sans incidence, ne sauraient contredire la présomption d’acceptation et la priver d’effet7.

L’absence de protestation dans un bref délai à partir du moment de réception d’une facture fait donc présumer l’acceptation tacite de la facture en cause. Cette présomption peut être contrecarrée, soit par la preuve, à rapporter par le réceptionnaire de la facture, de la protestation précise et en temps utile de la facture litigieuse, soit de ce que son silence s’expliquait autrement que par son acceptation.

Si une telle preuve n’est pas rapportée, l’acceptation de la facture fait présumer l’existence de la créance.

Selon Votre arrêt du 24 janvier 2019, il s’agit en l’occurrence d’une présomption irréfragable, mais uniquement si l’on se trouve en présence d’un contrat de vente commerciale.

En effet, Votre Cour a décidé :

« Vu l’article 109 du Code de commerce ;

Attendu qu’aux termes de cet article, les achats et ventes se constatent par une facture acceptée ;

Attendu que ce texte instaure une présomption légale, irréfragable, de l’existence de la créance affirmée dans la facture acceptée pour le seul contrat de vente ; que pour les autres contrats commerciaux, la facture acceptée n’engendre qu’une présomption simple de l’existence de la créance, le juge étant libre d’admettre ou de refuser l’acceptation de la facture comme présomption suffisante de l’existence de la créance affirmée ;

Attendu qu’en appliquant l’article 109 du Code de commerce au contrat d’entreprise, la Cour d’appel a partant violé la disposition visée au moyen ».

Dans l’hypothèse d’un contrat commercial autre qu’une vente, et notamment d’un contrat d’entreprise comme en l’espèce, le silence gardé par le réceptionnaire de la facture n’engendre donc, conformément à Votre arrêt, qu’une présomption simple, laissée à la libre appréciation du juge.

7 Cour d’appel 29 mai 2013, Pas.36, p. 353.

9Il s’agit plus particulièrement d’une présomption de l’homme, régie par l’article 1353 du Code civil qui dispose que « les présomptions qui ne sont point établies par la loi, sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat, qui ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l’acte ne soit attaqué pour cause de fraude ou de dol » ».

Les juridictions du fond ont suivi l’enseignement de Votre arrêt précité de 2019 et elles retiennent ainsi que « pour les engagements commerciaux autres que les ventes, pour lesquels il est habituel d'émettre des factures, l'acceptation constitue une présomption de l'homme de conformité de la facture par rapport aux conditions du contrat. La facture acceptée en cette matière pourra donc faire preuve de la réalité du contrat, mais cette question sera toujours soumise à l'appréciation du juge. Pour de tels engagements, le débiteur peut donc non seulement contester l'existence de l'acceptation, mais aussi, si l'acceptation est établie, il peut encore rapporter la preuve contraire du contenu de la facture.

Pour ce genre de contrats, il est admis que le fait de ne pas émettre de contestations endéans un bref délai à partir de la réception de la facture contre celle-ci permet de présumer que le client commerçant marque son accord sur la facture et ses mentions. Il appartient au débiteur de renverser cette présomption simple.

Cette présomption de l’homme ne s’impose donc pas au juge et il lui appartient d’apprécier souverainement la pertinence des faits invoqués et de mesurer la portée des éléments soumis à son appréciation »8.

En l’espèce, le contrat en cause n’est pas un contrat de vente, de telle manière que l’acceptation des factures ne constitue tout au plus qu’une présomption de conformité des factures par rapport aux conditions du contrat.

Il reste cependant à décider si le moyen avancé par la demanderesse en cassation, à savoir ne pas être le destinataire apparent9 des factures réclamées, empêche le principe de la facture acceptée de trouver application ou, au contraire, s’il est à analyser dans le contexte du renversement de la présomption de l’homme découlant de l’acceptation desdites factures, tel que cela a été fait par l’arrêt attaqué.

En l’absence d’une définition légale, la facture peut être définie comme un écrit dressé par un commerçant, dans lequel sont mentionnés l’espèce et le prix des marchandises ou des services, le nom du client et l’affirmation de la dette de ce dernier et qui est destiné à être remis au client afin de l’inviter à payer la somme indiquée.

8 Voir à titre d’exemples : Cour d’appel, 15 décembre 2020, n° CAL-2019-01158 du rôle ; Cour d’appel, 11 mai 2022, n° CAL-2018-00460 du rôle ; Cour d’appel, 12 janvier 2023, n° CAL-2021-00307 du rôle ; Cour d’appel, 16 novembre 2023, n° CAL-2018-00759 du rôle.

9 C’est-à-dire, selon la soussignée, ne pas figurer comme client destinataire sur la facture.

10La facture doit contenir la spécification d’une dette et constitue une invitation au paiement de celle-ci, elle doit mentionner le nom du fournisseur, le nom du client, la description des fournitures ou des services rendus et leur prix. La description des biens livrés ou des prestations doit être suffisamment précise pour permettre à l’autre partie de vérifier si ce que lui a été facturé correspond à ce qu’elle a commandé et à ce qui lui a été fourni. En ce qui concerne les services, il faut mentionner la nature et l’objet de la prestation10.

Le rôle essentiel de la facture est d'affirmer une dette de son destinataire, le client, au profit de son expéditeur, le fournisseur11.

Pour déterminer s’il y a facture acceptée, le comportement du « destinataire » de la facture est analysé pour en conclure à une protestation ou à une acceptation tacite.

Comme relevé ci-dessus, une facture doit mentionner le client/destinataire et faire état d’une créance à son égard. En toute logique, une présomption tirée d’une quelconque action ou abstention ne devrait avoir des conséquences que pour le destinataire de la facture.

Il a ainsi pu être retenu que « dans la mesure où la facture litigieuse, dont SOCIETE4.) réclame actuellement le paiement, a été adressée à SOCIETE5.), c’est uniquement par rapport à cette dernière, et non pas par rapport à SOCIETE6.), que le principe de la facture acceptée peut avoir vocation à s’appliquer »12.

Par ailleurs, aux termes d’un arrêt de la Cour d’appel, « la facture du 1er octobre 2012 a été adressée à la « Société SOCIETE4.), p.a. société SOCIETE5.), B.P. (…), Luxembourg ». Le destinataire de cette facture était partant la Société SOCIETE4.), même si l’adresse était celle de l‘appelante SOCIETE5.). La facture n’ayant pas été adressée à l’appelante SOCIETE5.), la société SOCIETE6.) ne saurait se prévaloir de la théorie de la facture acceptée à l’encontre de cette partie pour lui en réclamer paiement »13.

En d’autres termes, si le commerçant indiqué comme débiteur reçoit la facture et considère qu’il n’est pas le cocontractant de l’émetteur, il lui incombe d’émettre des contestations dans ce sens afin d’éviter que son silence puisse s’interpréter comme acceptation des mentions de la facture. « Au destinataire incombe l’obligation de spécifier la protestation »14.

Il en découle qu’un éventuel silence ne peut engendrer des conséquences juridiques qu’à l’égard du commerçant mentionné dans la facture comme destinataire/client.

10 E. DIRIX et G.-L. BALLON, La facture, Kluwer, 1996, n°48 et n°70.

11 A. CLOQUET, La facture, n°33.

12 TAL, 8 mars 2023, n° 2023TALCH15/00397, n° TAL-2021-09343 du rôle.

13 Cour d’appel, 8 juin 2016, n° 103/16 IV-COM, n° 41194 du rôle.

14 E. DIRIX et G.-L. BALLON, La facture, Kluwer, 1996, p. 151, n°215.

11Le comportement d’un tiers, auquel la facture n’est pas adressée, ne saurait a priori avoir une influence sur le caractère accepté ou non de cette facture.

Ceci étant exposé, il convient d’analyser plus en détail l’arrêt attaqué. Dans le cadre de son acte d’appel15 et de ses conclusions récapitulatives16, la demanderesse en cassation faisait valoir ne pas être le destinataire des deux factures litigieuses, adressées à « SOCIETE1.) » respectivement à « SOCIETE1.) S.à r.l. » à l’adresse ADRESSE1.).

Elle a argué dans ses conclusions récapitulatives qu’elle n’aurait aucune obligation d’émettre des contestations concernant un document qui ne lui serait pas formellement adressé en se référant à l’arrêt précité du 8 juin 2016 de la Cour d’appel17.

Comme ce moyen a été soulevé pour la première fois en instance d’appel, le jugement ne s’est pas prononcé à cet égard.

Les parties pertinentes de l’arrêt attaqué sont les suivantes :

« La Cour note tout d’abord que tant en première instance qu’en instance d’appel, l’appelante ne conteste pas avoir réceptionné les documents litigieux.

(…) C’est encore à juste titre que le tribunal a considéré qu’il ne résulte cependant pas des éléments du dossier que les deux factures, dont PERSONNE3.) et PERSONNE4.) demandent le paiement, aient fait l’objet d’une quelconque contestation précise et circonstanciée endéans un bref délai de la part de SOCIETE1.).

En effet, la Cour note, à l’instar du tribunal, que dans le courriel du 30 mars 2016 l’appelante n’a à aucun moment contesté le quantum du montant réclamé par les intimées suivant la facture d’acompte du 4 février 2016. Elle n’indique pas non plus pour quelles raisons la créance affirmée dans ladite facture litigieuse ne serait ni exigible, ni certaine.

La Cour approuve également le tribunal d’avoir considéré que ces « contestations » n’ont en tout état de cause pas été maintenues au vu des virements sans réserves de 58.500.- euros chacun opérés postérieurement audit courriel et portant la communication « SUK 16024 ». Le fait que ces acomptes aient été débités du compte de «

___/

____ Group, 6, ADRESSE5.) » est à cet égard sans pertinence, puisqu’ils se rapportent nécessairement à la facture d’acompte du 4 février 2016.

15 Pièce n°11 : Aux termes de l’acte d’appel de la demanderesse en cassation : « il suffit de constater que SOCIETE1.) n’est pas le destinataire des documents que les intimées qualifient de factures. (…) Partant, les « factures » qui ne font pas référence à la société SOCIETE1.), ne peuvent venir étayer qu’une relation contractuelle existait entre les Architectes et l’Appelante, alors que manque l’identification de cette dernière en tant que « client » visé par les documents litigieux. La demande fondée sur l’article 109 du Code de commerce doit dès lors être rejetée » (page 9/18) et « L’appelante n’était donc nullement tenue d’apporter la moindre contestation aux documents litigieux, qu’elle a pu valablement ignorer sans se voir exposer à une quelconque obligation découlant du principe de la facture acceptée » (page13/18).

16 Pièce n°15, p. 11/36, 15/36 et 22/36.

17 Pièce n°15, p. 22/36.

12(…) c’est donc à juste titre que le tribunal a retenu que les factures litigieuses des 4 février et 9 août 2016 sont à considérer comme ayant été tacitement acceptées au sens de l’article 109 du Code de commerce.

Etant donné que les parties sont liées par un contrat d’entreprise, les factures acceptées engendrent une présomption simple de l’existence de la créance. Il appartient dès lors à SOCIETE1.) de renverser cette présomption.

Pour s’opposer à la présomption d’acceptation des factures, SOCIETE1.) réitère ses moyens développés devant les juges de première instance lesquels portent essentiellement sur l’absence de contrat écrit et sur l’existence de désaccords (ayant prétendument donné lieu à de nombreuses discussions) entre parties quant au budget, respectivement quant au taux de pourcentage ou au taux horaire à appliquer.

Tel que la Cour l’a relevé ci-avant, afin de renverser la présomption de l’existence de la créance découlant du contrat d’architecte, il appartient à SOCIETE1.) de rapporter la preuve qu’elle n’est pas débitrice de cette créance.

A cet égard, il convient de rappeler que l’acceptation des factures constitue, outre une manifestation d’accord sur la créance affirmée dans les factures, également une manifestation d’accord au sujet de l’existence et des modalités du contrat sous-

jacent aux factures émises en exécution de ce contrat.

Le défaut de signature d’un contrat sur base desquelles les factures sont émises n’est partant pas, à lui seul, suffisant pour renverser la présomption de l’existence de la créance engendrée par l’acceptation des factures litigieuses, telle que retenue ci-avant.

Il en va de même du moyen de l’appelante soulevé en appel suivant lequel elle ne serait destinataire d’aucune des deux factures litigieuses.

Il aurait en effet appartenu à l’appelante, en tant que commerçante avisée, de vérifier avec le plus grand soin les factures, qui ne lui étaient apparemment pas destinées comme elle le soutient actuellement, lorsqu’elle les a reçues et d’émettre des protestations à cet égard, ou du moins de contester toutes les mentions qu’elle estime inexactes ou erronées, ce qu’elle n’a fait ni après la réception desdites factures, ni même lors des plaidoiries de première instance.

L’ensemble de ces éléments invalident la thèse actuellement défendue par SOCIETE1.) qui prétend ne pas être débitrice des notes d’honoraires litigieuses.

Dans ces circonstances, la Cour retient que les contestations actuelles de SOCIETE1.), qui soutient ne pas être le cocontractant de PERSONNE3.) et de SOCIETE3.) et ne pas être le maître de l’ouvrage, ne sont pas de nature à renverser la présomption de l’existence de la créance engendrée par l’acceptation des deux factures litigieuses ».

A la lecture de l’arrêt, il apparaît que les magistrats d’appel ont, certes, implicitement mais nécessairement déduit des éléments de preuve leur versés (dont notamment le 13courriel du 30 mars 2016 et le courrier du 23 septembre 2016, mentionnés dans l’arrêt18) que la demanderesse en cassation était et se considérait comme le destinataire des factures litigieuses en ce qu’elle a réagi à la réception de la première facture et à la mise en demeure lui adressée le 15 septembre 201619. Cette déduction est corroborée par le fait que la deuxième facture du 9 août 2016 était adressée à « SOCIETE1.) Sàrl » au siège social de la demanderesse en cassation.

A cela s’ajoute que le moyen selon lequel la demanderesse en cassation n’est pas le destinataire apparent des factures datant de février et août 2016 n’a été formulé pour la première fois que dans le cadre de l’acte d’appel du 28 août 2020.

Comme le moyen de cassation n’est pas tiré du défaut de réponse à conclusions, le fait que les magistrats d’appel n’ont pas expressément pris position quant au moyen selon lequel l’article 109 du Code de commerce ne peut jouer que par rapport au destinataire apparent d’une facture, ne devrait pas porter à conséquence.

On peut déduire des termes de l’arrêt attaqué que les magistrats d’appel ont considéré que « celui qui accepte une facture peut être considéré comme reconnaissant qu'il est le client »20.

Ce faisant, ils ont souverainement apprécié les circonstances factuelles pour en déduire que les factures ont été adressées à et acceptées par la demanderesse en cassation, appréciation qui relève de leur pouvoir souverain, de telle manière que le moyen ne saurait être accueilli.

A titre subsidiaire, une lecture plus stricte de l’arrêt attaqué mène à la conclusion que le moyen avancé en appel selon lequel la demanderesse en cassation ne serait pas le destinataire des factures litigieuses n’a été abordé que dans le cadre du renversement de la présomption d’acceptation de la créance résultant de l’acceptation desdites factures et non pas comme condition préalable à l’application de la théorie de la facture acceptée.

En cela, les magistrats d’appel ont fait application de l’article 109 du Code de commerce sans avoir expressément et préalablement vérifié, face aux contestations émises, si la demanderesse en cassation était effectivement le destinataire des factures. Or, un éventuel silence ou un autre comportement ne peut avoir des conséquences juridiques que pour le destinataire d’une facture. Dès lors, la vérification que la facture a bien été adressée à la personne contre laquelle la présomption tirée de l’acceptation d’une facture est invoquée constitue un préalable à l’application même de la théorie de la facture acceptée.

Il en découle que, sur base d’une lecture stricte de l’arrêt attaqué, le moyen serait fondé.

18 Voir arrêt attaqué, pages 8 et 12.

19 Voir arrêt attaqué, pages 7 et 12 (la mise en demeure daterait du 14 septembre 2016).

20 A. CLOQUET, La facture, n° 211, p. 103.

14Conclusion :

Le pourvoi est recevable ;

A titre principal, le moyen ne saurait être accueilli ;

A titre subsidiaire, le moyen est fondé.

Pour le Procureur général d’Etat l’avocat général Nathalie HILGERT 15


Synthèse
Numéro d'arrêt : 51/24
Date de la décision : 28/03/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 29/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.cassation;arret;2024-03-28;51.24 ?

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